Chronique de la quinzaine - 31 août 1851
31 août 1851
Les conseils-généraux sont maintenant réunis. La question de la révision a été naturellement le premier point sur lequel aient porté leurs débats. Trente-sept se sont déjà prononcés : un seul, le conseil d’Eure-et-Loir, a décidé qu’il n’émettrait pas de vœu politique ; les trente-six autres demandent que la constitution soit révisée. Il paraît vraisemblable que les manifestations, qui ne pouvaient manquer de sortir de ces assemblées départementales, se classeront à peu près partout dans des proportions analogues. Le conseil-général d’Eure-et-Loire est certainement resté fidèle à la lettre même de la légalité : c’est un scrupule rare dans le temps où nous sommes, c’est du stoïcisme Il serait pourtant difficile de prouver que les trente-six conseils qui ne se sont pas crus aussi étroitement enchaînés par ce respect de la lettre se soient par cela seul écartés de l’esprit de leur mandat et des voies qui s’ouvrent chaque jour davantage à leur institution.
L’âge où nous vivons n’est point favorable à la fondation des établissemens politiques : il y a trop de mobilité dans les situations et dans les circonstances : les choses, les personnes, tout se renouvelle trop souvent et ne dure point assez pour prendre racine. Au milieu de cette instabilité perpétuelle, il est cependant une influence qui s’est faite, qui s’est assise, qui a prévalu contre toutes les révolutions, que les révolutions mêmes ont agrandie, au lieu de l’abattre : L’influence des conseils-généraux. La révolution de juillet leur a donné des bases plus populaires et un rôle plus étendu ; la révolution de février a presque invinciblement attiré sur eux tous les regards du pays, parce qu’à travers les fantasmagories dont elle couvrait la France, c’était encore dans les conseils-généraux qu’on avait la chance de trouver l’expression la plus sincère et la moins artificielle de la pensée nationale. On s’étonne qu’après un coup de main comme celui de février, qui semblait constater victorieusement la suprématie de la capitale sur la province, la province ait reconquis si vite une part si active dans le mouvement public. On ne réfléchit pas qu’il y avait là justement un recours tout prêt contre l’empire de ces fictions au nom desquelles les voulaient commander à la France. Pendant que le scrutin de liste envoyait en masse à l’assemblée constituante les représentans de telle opinion ou de tel compromis qui n’avait qu’une raison d’être éphémère ou factice, les élections cantonales restaient ou devaient bientôt redevenir un moyen précieux pour les populations d’investir d’une confiance personnelle ceux qu’elles estimaient les plus capables de la justifier. Le député du canton, choisi sur les lieux mêmes, nommé par ses voisins, sans cesse en rapport avec eux, s’est vu de la sorte un personnage très différent des représentans du peuple, proclamés plus ou moins à l’aventure par le département tout entier, et délégués par fournées pour venir se perdre dans le tourbillon parisien. L’importance de l’élu cantonal s’est singulièrement accrue par ce contraste, qui était certes beaucoup moins sensible lorsque le député était élu, dans l’arrondissement. Le député était alors, même sous l’empire du suffrage des censitaires, beaucoup plus près de ses commettans qu’il ne l’est aujourd’hui ; l’esprit positif et l’esprit politiqué s’unissaient plus facilement pour choisir leur organe. Le grand reproche qu’il fallait même adresser à cette organisation du suffrage par le privilège du cens, c’est que l’esprit positif primait trop dans l’urne l’esprit politique, et que le patriotisme de clocher pouvait parler là quelquefois plus haut que l’autre. On assiste maintenant à un spectacle tout contraire : l’esprit général, l’opinion courante, dans un de ses élans, souvent même dans un de ses biais, dicte la loi au centre du département ; l’esprit positif des localités n’est plus guère admis à partager. C’est pour cela qu’il prend sa revanche dans les conseils sortis, individu par individu, des subdivisions cantonales ; c’est pour cela qu’il s’exprime avec plus d’effusion et qu’il est plus écouté que jamais : c’est que, comme on lui a refusé satisfaction ailleurs, il s’empare plus hardiment, et avec plus d’autorité, de l’issue qu’on lui a laissée.
Ce n’est pas seulement par son origine, par la manière dont il est désigné, que le mandataire politique se trouve aujourd’hui trop à distance de ceux qui lui ont donné leurs vois : c’est par la carrière qu’il est presque invinciblement obligé de fournir. Cet esprit général qui l’a nommé, qui l’a imposé, comme nous le disions tout à l’heure, n’a pas précisément une simplicité primitive : il faut bien se figurer comment les choses se passent. Quelques personnes notables, très occupées des questions de partis, se réunissent en comité au chef-lieu du département ; elles correspondent avec quelque comité supérieur dont le mot d’ordre leur arrive, dont elles arborent le drapeau ; on discute les noms ; on s’explique sur les nuances, on réglemente les professions de foi, on transige quand on ne peut mieux, et on lance son candidat. Le candidat est ainsi au préalable engagé dans une ornière d’où il ne se tire point sans beaucoup de peine, si même il n’arrive pas, ce qui est le plus fréquent, qu’il ait le goût d’y rester. Il appartient plus ou moins par reconnaissance filiale à la coterie (soit dit dans le meilleur sens) qui l’a pris sous son patronage, et, sauf les positions supérieures ou les caractères indépendans, avec lesquels on est toujours réduit à compter, il reçoit une direction qui ne lui laisse pas beaucoup de latitude. Une fois qu’il est entré au palais législatif, son chemin, la plupart du temps, semble encore se rétrécir. Ce morcellement de l’opinion que nous déplorons toujours est peut-être plus marqué dans l’assemblée qu’au dehors. On croirait que le point de vue politique se resserre à mesure qu’on s’élève plus haut dans la vie publique. À moins d’une trempe assez vigoureuse, le représentant du peuple, dès qu’il siège sur son banc, ne peut guère se défendre contre l’obsession des infiniment petits de l’existence parlementaire. Il est presque inévitable qu’il s’enrégimente, et comme il y a maintenant beaucoup de colonels et très peu de soldats, les régimens sont trop nombreux pour être bien forts. Le voilà donc engagé dans les marches et les contre-marches de cette tactique de détail où tout ensemble disparaît, où il n’y a plus de signe assez frappant pour saisir, pour commander l’intérêt du pays. Les motifs particuliers vont infailliblement tenir dans sa conduite presque autant de place que les motifs d’ordre supérieur, et ceux-là ne sont point d’ordinaire à la portée du public. Il sera d’une fraction quelconque ou même d’un groupe dans une fraction, heureux encore si, aux rencontres décisives, cette fraction à laquelle il est incorporé ne s’avise pas de rompre en visière avec le sentiment unanime de la nation ! Combien de raisons plus raffinées et plus spéciales les unes que les autres n’ont pas dû concourir pour former la majorité qui a voté, sans pouvoir l’obtenir, cette révision que la France demande, quant à elle, par une raison si impérieuse et si grosse, par la suprême raison du salut commun !
En effet, pendant que la politique proprement dite s’épuise dans les dissidences et les controverses des partis, la France, nous ne saurions le répéter trop souvent, simplifie toujours davantage ses espérances et ses ambitions. Pendant que les partis rivalisent de combinaisons ingénieuses pour lui assurer à qui mieux mieux un très long avenir, la France est par-dessus tout préoccupée du souci bien plus pressant de ne pas se laisser périr demain. Le représentant du peuple membre d’un conseil-général qui revient de Paris dans son chef-lieu, la tête pleine des fumées et des bruits de la session, voit bientôt le peu que tout cela signifie, quand on est en présence de la réalité. Le monde où il a séjourné n’est pas toujours le monde réel : ses collègues au contraire, qui sont restés au cœur même du pays, qui n’ont pas quitté le foyer de la vie pratique, en apportent au conseil les impressions et les inspirations. Ils ne sont pas sans doute très au courant des rumeurs de couloirs et des intrigues de bureaux, mais ils savent mieux ce qui se dit dans les cantons les jours de fête ou de marché ; ils ont suivi de plus près, à travers toutes ses phases, l’état moral des différentes classes de la population au milieu de laquelle ils habitent. Cet immense besoin d’en finir, qui est aujourd’hui le dernier mot de la vraie pensée populaire, s’énonce ainsi par leur bouche avec une vivacité naturelle. Les conseils-généraux, en vertu même de leur composition, ont donc l’avantage de rendre plus directement la pensée dominante du pays, parce qu’ils échappent aux entraves qui la gênent dans des régions plus élevées. C’est, cet avantage nouveau qui leur donné la prépondérance dont on peut bien leur contester l’usage, mais dont ils ont pourtant la pleine possession.
À quoi l’on objecte que cette pensée étant d’ordre politique, les conseils-généraux n’ont point qualité pour la produire, et que la cause de la révision perd plus qu’elle ne gagne à être ainsi sollicitée. Oui, sans doute, il n’y aurait rien de plus funeste, dans la dissolution qui nous menace, que de laisser le gouvernement politique s’éparpiller aux quatre vents et se réfugier à tous les coins du territoire français. Rien ne serait plus contraire au génie, à l’histoire entière de la France : aussi, peut-on affirmer que la France elle-même ne se prêterait point à ce démembrement de sa force, et qu’il y aurait impossibilité matérielle de jamais la fédéraliser. Supposez tant que vous voudrez une pure question politique, une question de guerre ou de paix, une question de cabinet, s’il y en avait encore ; cette question éclate au moment où les conseils-généraux s’assemblent imaginez-vous qu’il y aurait autour d’eux le moindre entraînement pour les aider à formuler leur avis, à prendre parti sur un démêlé diplomatique ou sur une crise ministérielle ? Est-ce que leur voix ne serait pas couverte par le ridicule, si seulement ils avaient l’idée d’empiéter ainsi sur la souveraineté nationale, et de s’ériger eux-mêmes en autant de corps souverains qu’il y a de départemens ? Pourquoi donc ne se sont-ils pas interdit d’aborder cette pénible affaire de la révision ? Pourquoi, loin de les blâmer, la grande majorité de la nation les appelle-t-elle sur ce terrain ? Pourquoi tous tant que nous sommes, les avocats ou leurs adversaires, attentons-nous avec un si vif intérêt le résultat de leurs votes ? C’est que la révision n’est pas, en somme, une question politique dans l’acception ordinaire du mot : elle dépasse cette mesure restreinte ; elle est une question d’existence pour tout un peuple. Entendons-nous bien : le plus important dans cette pensée de la révision, ce n’est pas de savoir quelle sera la forme constitutionnelle, ou quelle sera la personne qui gouvernera la France en 1852 ; il s’agit d’abord d’empêcher que la France ne tombe dans le chaos ouvert sous ses pas par l’imprudence systématique des législateurs de 1848 à l’expiration des pouvoirs actuellement en exercice. On ne vaincra point cet effroi raisonnable et patriotique qui s’empare de tous les gens sensés à la seule idée du désarroi dans lequel le pays sera plongé entre un pouvoir moribond et un pouvoir à naître. Le meilleur titre qui a recommandé la révision à la faveur universelle, c’est qu’elle est une précaution possible contre cette crise à laquelle on nous a condamnés. La nécessité de la révision ainsi conçue pénètre aisément dans toutes les intelligences ; il ne s’agit plus là du plaisir ou de l’honneur de s’attacher une cocarde, il n’y a point en jeu de métaphysique ou de mystère : on veut la révision comme on veut un garde-fou devant un précipice. Allez donc chercher des nuances politiques dans ce profond instinct de conservation que donne aux multitudes comme aux individus l’horreur de l’abîme. Cet instinct, il est partout, et tous les échos en renvoient le cri : à l’atelier comme aux champs, toute la grande famille des travailleurs regarde avec angoisse approcher la date fatale où le travail s’arrêtera de lui-même, parce que l’homme ne travaille point sans lendemain. Comment fermer les yeux, quand l’autre famille humaine, celle des paresseux et des violens, ne cesse d’en appeler à ce fameux jour de 1852, comme au jour qui lui procurera toutes ses joies ? « Nous faisons volontiers flamboyer ce chiffre en tête de mes colonnes, » nous disent les démagogues de Londres dans la Voix du Proscrit. Est-il surprenant que cette flamme sinistre soit un avertissement pour tout le monde ? et se mettre en garde sur un pareil avertissement, n’est-ce donc qu’un expédient politique ? Non : c’est une mesure de paix publique et de salut social. Les conseils-généraux sont aussi légitimement autorisés à chercher un abri contre cette terrible secousse de 1852 qu’ils le sont à réparer ou à prévenir les dégâts des inondations et des incendies.
Les adversaires de la révision font, sur les votes déjà connus de ces conseils, une remarque qui tourne trop à leur propre confusion pour que nous ne la relevions pas. La plupart des conseils révisionistes, nous dit-on, ne parlent point de proroger les pouvoirs présidentiels. Nous le pensons bien : qu’auraient-ils besoin d’en parler ? Est-ce qu’au temps où la France, loyalement interrogée, répondra par l’envoi d’une nouvelle constituante, celle-ci ne sera pas toujours à même de constater à son gré la véritable intention du pays ? De quel droit voudrait-on se substituer au pays dans le moment où on l’invoque ? mais comment ceux qui triomphent si légèrement de voir la majorité des conseils s’en tenir ainsi à demander la révision pour elle-même, oublient-ils déjà qu’ils ont accusé les quinze cent mille pétitionnaires de n’avoir été que des instrumens de l’autorité administrative, qui à les en croire, réclamait par leur intermédiaire la révision pour la prorogation ? Oui, c’est bien là ce qui constitue l’authenticité, la gravité de ce mouvement si caractéristique : c’est que par sa masse et par sa profondeur il est nécessairement en dehors de toute influence politique il n’est point déterminé par une pression extérieure : il part du sein de la nation, et il poussés tout devant lui, non pas seulement les conseils-généraux, qui ne font que suivre et communiquer une impulsion venue de plus loin, mais le gouvernement ; mais le parlement lui-même.
Voici l’objection : les conseils-généraux prêchent et soutiennent l’illégalité ! Suivez ce raisonnement : 278 voir, minorité légalement maîtresse, ont décide à une première épreuve que la révision ne passerait point, malgré la volonté contraire exprimée par 446 voix, majorité légalement impuissante, donc les conseils-généraux qui s’associent au vote des 446 sont, comme les 446 eux-mêmes, coupables du crime de lèse-constitution, plus coupables encore, car ils persévèrent dans l’hérésie après qu’on l’a surprise et dénoncée ; ils sont hérétiques convaincus et relaps. Il y a mieux : c’est trop de 278 voix, c’est plus qu’il ne faut pour empêcher toute réforme dans cette constitution dont les plus ardens prosélytes disent si peu de bien ; la résistance n’est point encore assez piquante lorsqu’on est si fort en nombre : le beau de la situation, le moment dramatique, la jouissance dans le triomphe, ce serait de tomber au plus bas chiffre possible, de n’être plus que 188 Spartiates au défilé de ces Thermopyles, de narguer, avec ce nombre strictement suffisant pour les défendre, la France entière, qui voudrait les franchir, et s’arrêterait comme un seul homme par respect pour une loi si médiocrement aimée. Eh bien ! ces 188 champions, on est sûr de les rencontrer toujours à leur poste ; ils ont juré d’y mourir. C’est donc folie de revenir à la charge, ou plutôt c’est une adhésion explicite donnée d’avance aux tentatives d’usurpation et de coup d’état. Nous savons en effet un honnête homme qui se le tient pour dit, et qui, le lendemain du jour où, dans la sincérité de sa conscience, il avait voté pour la révision, s’est empressé de demander pardon de la liberté grande à ses hauts et puissans amis anti-révisionistes, protestant qu’il avait pris cette liberté pour une fois seulement, et qu’il n’y reviendrait pas.
Nous ne voyons pas en vérité de motif à ce repentir ; nous sommes uniquement émerveillés d’une des contradictions les plus bizarres que le jeu des circonstances et des passions amène parmi tant d’autres inconséquences. Il se trouverait en effet, si l’on s’en rapportait à ces grands champions de la légalité, que la poursuite de la révision, qui est légalement autorisée par la charte même qu’ils protégent, serait cependant le droit chemin de toutes les entreprises illégales. Curieux accord des partis dans leur mauvaise foi ! Détestable hypocrisie avec laquelle ils se réservent tous une arrière-pensée de violence et de fraude ! Il n’en est pas un seul qui, dans la donnée extrême jusqu’où il s’avance, sous le drapeau qu’il déploie, ne sous-entende une illégalité bien flagrante ou un manquement capital à l’esprit même de la constitution, et néanmoins aucun d’eux ne se fait faute d’écarter, sous prétexte d’illégalité, le seul procédé qui reste pour se tirer légalement de cette constitution insupportable à tout le monde, et pour assurer une victoire pacifique aux véritables desseins du pays. On accuse les révisionistes de courir les aventures ; nous prions seulement qu’on se représente un peu les voies respectives des différentes coteries qui se battent au-dessus de la nation et se la disputent sans vouloir la consulter ; comme si elle n’avait d’autre lot que de servir de récompense au plus heureux. Pour ramener en France M. le comte de Chambord ou M. le prince de Joinville, pour conduire de l’Élysée jusqu’aux Tuileries M. le président de la république, le chemin ne serait point, à ce qu’on peut croire, dépourvu d’accrocs et de mauvais pas. — Mais nous, s’écrient les purs républicains, nous sommes sur une ligne irréprochable : qu’est-ce que nous désirons ? Un président citoyen, l’idéal même de la constitution ; nous n’avons qu’à marcher devant nous ! — Oui, mais ceux-ci, d’autre part, n’ont-ils pas fait un ferme propos de ne point observer la loi du 31 mai ? N’ont-ils pas décidé, en engageant leur honneur d’hommes publics, que cette loi n’était point dans la constitution ? Et s’ils prétendent voter aux élections, comme si cette loi n’existait pas, se peut-il qu’ils en viennent là sans encombre ? Il n’est donc point de parti dont l’avant-garde, sinon l’armée entière, ne se lance exprès sur la route la plus difficile, et, pour arriver plus vite à son but exclusif, ne coure la chance de se perdre en perdant tout avec lui. Où sont, à côté de ces témérités sans excuse, les imprudences des révisionistes ? Les partis ne- veulent pas de la révision, parce qu’aucun d’eux n’est assez persuadé de la fortune de sa cause pour la remettre à un arbitrage suprême. Est-ce donc là de quoi empêcher la France qui n’est d’aucun parti, de vouloir ce qu’ils ne veulent pas ? Et faut-il qu’elle se résigne d’emblée à ne point obtenir ce qu’ils refusent ?
Nous croyons qu’on l’obtiendra ; nous croyons que la révision se fera d’une façon ou de l’autre, et avec la conscience de cette nécessité nous ne comprendrions pas que l’on cessât de rappeler tous les motifs qui la rendent si urgente, toutes les forces qui la précipitent. Le moyen de décider entre les ambitions des partis et des personnes, c’est la révision ; le moyen de couper court aux embarras que traînent après elles toutes les candidatures, c’est la révision. Plus on va depuis quelque temps, plus on voit les meneurs politiques multiplier les candidats sous le manteau. Il y a d’abord la fusion, qui est un candidat à plusieurs têtes, ce qui n’en vaut pas une bonne ; il y a la candidature bonapartiste, qui a pour elle le possessoire ; il y a la candidature joinvilliste, qui ne parlera peut-être pas toujours par procureur. Certains légitimistes proposeraient volontiers le général Changarnier ; d’autres crient déjà le nom de M. de Larochejaquelein ce sont les seuls qui se décident, ce qui ne leur coûte pas beaucoup, parce qu’ils savent bien que leur décision ne tire pas à conséquence. Les républicains murmurent sous leurs tentes les noms autrement célèbres de M. Carnot et de M. Nadaud ; mais c’est à qui ne se prononcera point le premier, et ce qui paraît le plus dans l’éclosion encore incertaine de toutes ces candidatures, c’est l’appréhension avec laquelle de toutes parts on retient, on réserve sa préférence. On sent trop profondément, si aveuglé qu’on put, être par le fanatisme ou par les faux calculs, que l’on n’a point avec soi le cœur de la France : le candidat de la France, si l’on peut ainsi parler, c’est la révision.
Aussi jugeons-nous très naturel et très légitime que le gouvernement et la majorité mettent tous leurs efforts à conquérir cette indispensable solution ; Si l’on empêche le pays de se prononcer directement et de front, il faut lui fournir l’occasion de se prononcer par d’autres voies. On a beaucoup parlé ces jours de d’avancer l’époque ces élections, afin de constater le plus tôt possible le mouvement de l’esprit général et d’opposer ainsi une barrière à tous les entraînemens de l’esprit de faction. Un journal a cru bien faire en se rendant l’éditeur de ces idées, qui s’étaient probablement déjà présentées à la pensée de plusieurs hommes politiques. Nous ne croyons pas que la polémique à laquelle on s’est, comme toujours, trop hâté de les livrer leur ôte de leur valeur réelle. Puisqu’il suffit d’une minorité si peu considérable pour barrer à la majorité la route par laquelle on pourrait en appeler le plus vite à la nation, il est tout simple que la majorité profite de sa force pour en frayer d’autres. Aux termes de la constitution, les 488 peuvent empêcher la révision ; mais ils ne peuvent empêcher la loi parfaitement constitutionnelle qui fixerait un jour plus tôt que plus tard l’élection de la seconde législative. Quel que soit d’ailleurs le recours auquel en vienne la majorité parlementaire, il est un point qui s’établit de plus en plus dans l’opinion, et qui de plus en plus devient comme la base solide de la pensée publique : c’est qu’on ne peut pas s’abandonner pieds et poings liés aux chances de 1852. Il est trop de rancunes, trop de passions cupides ou malfaisantes qui se donnent rendez-vous à cette date-là et se promettent la joie de se déchaîner à l’aise. Ce procès politique qui s’est terminé par un si scandaleux mépris de la justice et par une répression si méritée, le procès de Lyon, aura fourni du moins un aperçu des espérances que les agitateurs de profession travaillent à répandre autour d’eux. Nous ne voulions rien dire des hommes qui sont maintenant sous le coup de la loi : il faut réserver toutes ses censures pour les avocats qui ont déserté leur devoir et leurs cliens sur l’ordre de quelque conciliabule secret. Il n’est cependant point permis de. taire l’impression qu’on ressentait d’audience en audience, à voir comment, grace à cette propagande pernicieuse, des départemens entiers étaient minés par une société souterraine uniquement occupée d’épier la société régulière en attendant l’heure où elle pourrait la surprendre et la battre. Est-il étonnant que dans ces pays du midi, traversés, surexcités par tant d’obscures intrigues, il y ait à chaque moment des explosions si insensées et si violentes ? Ces ignorans, ces furieux auxquels on recommande d’être toujours prêts, s’imaginent toujours que l’instant est arrivé : ils font feu avant le signal ; alors on les renonce, on les désavoue, ou bien leurs bons amis, qui savent écrire et plaider, rejettent le mal sur le vin du cru et sur l’allégresse des fêtes votives maladroitement contrariée par la police. Les glorieuses fêtes que celles dont le plus bel éclat est la bataille d’une populace entière contre huit gendarmes ! Il n’y avait jadis que les voleurs de grand chemin qui tirassent sur le gendarme c’est devenu l’une des réjouissances des patriotes de la république démocratique et sociale. Les troubles de l’Ardèche ont fort à propos servi de commentaire et de pièces justificatives au réquisitoire prononcé devant le tribunal militaire de Lyon. Le jeune et courageux préfet qui est venu déposer devant le conseil y pouvait bien parler en homme qui sait payer de sa personne. Voilà ce qu’il y a tout de bon sous les paroles pompeuses des manifestes dont la montagne ne se lasse point. Le grand style et les grands sentimens de M. Lamennais ne font que recouvrir ce fond turbulent et criminel toujours à la veille de déborder. Ils ne recouvrent pas même les jalousies intestines qui dévorent tous ces ennemis de l’ordre social, et ne leur permettent seulement pas de faire cause commune pour détruire. La montagne de Paris et la montagne de Londres ne correspondent que pour échanger les témoignages de leurs aigres animosités. La montagne de Londres ne veut pas qu’on l’oublie, et prétend que le lieu de son exil doit être le foyer de l’agitation universelle. La montagne de Paris, fatiguée de l’orgueil incapable des chefs qu’elle n’a jamais été très fâchée d’avoir perdus, ne se résigne pas à les subir de loin ; quand il en coûtait déjà tant de les subir de près. On se dispute le maniement de la démocratie et le patronage des démocrates. Il parait que l’Italie est la chose de M. Mazzini ; M. Lamennais se l’est fait dire assez rudement. Ni l’Italie ni la démocratie ne gagneront pourtant plus par l’un que par l’autre.
Le roi Frédéric-Guillaume vient d’accomplir à travers les provinces occidentales de sa monarchie une sorte de pérégrination politique, dont le but et les épisodes méritent quelque attention. C’est un détail à marquer dans le tableau de cette restauration singulière entreprise avec un courage si malencontreux par le gouvernement prussien et par le petit nombre d’auxiliaires dont l’appui lui semble suffisant pour aller si vite jusqu’aux plus étranges extrémités. Les rôles sont partagés d’une manière assez curieuse dans cette campagne, où l’on risque assurément beaucoup trop pour ce qu’elle peut en définitive rapporter. Il y a le corps d’armée qui n’est pas très considérables, mais qui est très tenace, très avide de représailles et de butin, — cette cohorte aristocratique des provinces de l’est et de quelques districts westphaliens qui veut tout simplement profiter de l’occasion pour reconquérir ses privilèges pécuniaires et autres, non-seulement ceux qu’elle a perdus depuis 1848, mais ceux aussi qu’elle possédait avant la réforme de Stein et de Hardenberg. Ces ardens champions de l’ancien régime ne se donnent pas la peine de dissimuler ou de déguiser leurs prétentions ; ils parlent dans toute sa crudité le langage d’un intérêt égoïste ; et qui n’est même pas des plus nobles : ils veulent de l’argent ; ils ne se cachent pas de le réclamer, de l’aimer pour lui-même. À la tête de ce bataillon sacré, il y a cependant d’autre part un état-major qui se met beaucoup plus en frais d’imagination, qui essaie d’habiller plus décemment les exigences trop grossières de ses soldats. Ce sont des prêcheurs de morale qui ne ménagent pas les sermons, et qui, tout en accordant satisfaction aux appétits tracassiers d’une certaine noblesse, veulent encore prouver aux pauvres gens qu’on ne les vexe que pour leur bien. Ce n’est pas la cupidité qui les pousse, de c’est le zèle d’une vraie charité chrétienne : ils ne travaillent que pour le salut leur prochain et pour la gloire de Dieu. Ils ne visent à rien moins qu’à dépouiller les uns pour relever les autres ; ils violent toutes les lois établies en faveur de la grande majorité des sujets prussiens ; ils sacrifient cette majorité à une minorité improductive et hargneuse. — Mais, écoutez-les, ce n’est point par passion, c’est par conscience ; ils doivent leurs leçons au pays ; ils sont responsables de son éducation, ils l’enseignent. Toutes les mesures qu’ils prennent comme pour le froisser à plaisir devraient au contraire, à leur sens, lui ouvrir les yeux et le faire rentrer en lui-même ; ils sont plus encore des catéchistes et des hommes d’école que des hommes de parti.
Ne nous y trompons pas, cette direction d’esprit est trop essentiellement inhérente à la nature allemande pour qu’on puisse la reprocher comme un tort très personnel, comme une hypocrisie très particulière aux pieux convertisseurs qui précèdent et guident en Prusse l’invasion beaucoup moins cérémonieuse des hobereaux. Les Allemands naissent doctrinaires la démocratie, comme l’absolutisme, tourne aisément chez eux à n’être plus que de la science pure. Nous lisions, par exemple, l’autre jour, qu’on venait de fonder à Adélaïde une Gazette allemande de l’Australie du sud. L’Australie est un pays où il n’y a guère encore pour un émigrant que deux manières de gagner son pain s’engager comme berger ou comme boucher ; on y passe sa vie dans les champs ou à l’abattoir. Devinez de quoi parlent ces nouveaux journalistes à leurs compatriotes ainsi occupés. Voici le sommaire de quelques numéros : L’état.- Des rapports de l’église avec l’état. — La Prusse depuis l’année 1843. — Responsabilité de tous en tout. — Le droit de la révolution, etc. Quant au cours commercial des viandes, des laines et des cuirs, c’est à peine s’il se glisse honteusement au milieu de ces belles choses. El voici un échantillon du style germanique, même transporté dans l’autre hémisphère : — « L’état est un organisme ; mais, si l’état est un organisme, il ne s’ensuit pas que le moment de l’unité nécessaire à tout organisme doive y dominer avec une rigueur abstraite ; il ne s’ensuit pas davantage que le moment de la pluralité doive y anéantir son contraire, etc. » Il est vrai que l’éditeur déclare par avance en tête de sa feuille qu’elle sera souverainement un organe de tendance, et que, parmi les variétés d’états qu’il énumère, il en compte un qu’il appelle l’idéocratie. C’est peut-être l’idéocratie qu’il espère -implanter au milieu des colons australiens.
Sérieusement, ce n’est pas pour rien que nous allons chercher si loin ce modèle de métaphysique ; nous l’offrons comme un terme indispensable dans une comparaison que nous nous permettons de risquer. Les doctrinaires de Potsdam et le plus illustre de tous à leur tête ne sont pas beaucoup moins en dehors de la réalité que les obscurs doctrinaires de l’émigration australienne. Le roi Frédéric-Guillaume IV appartient corps et ame à une tendance qui n’est pas la même sans doute, mais qui n’est pas plus pratique que celle de la Gazette de l’Australie du sud ; il veut, lui aussi, voir un jour s’élever pour le parfait contentement de son cœur cet état qui serait bien l’état allemand par excellence, si seulement l’Allemagne en pouvait, accoucher, — l’état ideocratique. Il poursuit donc de son mieux l’avènement de son idéocratie, et il ne s’épargne point pour y rallier les intelligences rebelles de son peuple. Ce voyage du roi en Westphalie et sur le Rhin ressemble de point en point à un cours de politique conservatrice ; le mal est que le professeur ne sort pas de son système, et que, ne touchant pas terre, il est trop étranger à l’auditoire. C’est un des traits les plus accentués de la physionomie si caractérisée du monarque prussien de vouloir ainsi toujours donner de sa personne dans cette propagande dogmatique, qui est à peu près tout le fond de son gouvernement. Il aime à exhorter, à louer, à réprimander, il a le goût du discours magistral, et désire par-dessus tout amener les gens à résipiscence, et il ne les lâche qu’après qu’ils ont reconnu leur faute et mérité leur absolution. Ce n’est pas sur un trône que siége ce roi quasi-constitutionnel, c’est dans un confessionnal, quand ce n’est pas dans une chaire d’université.
La politique maintenant dominante en Prusse marche ainsi par ces deux voies ; elle dogmatise de haut et presque dans les nuages en même temps qu’elle agit assez petitement dans ce bas monde, et l’on ne saurait mieux comprendre tout ce que l’apparente élévation de son dogmatisme a de factice et de mensonger qu’en considérant d’un peu près la brutalité fort terrestre de ses procédés. On a vu naguère comment les séides de cette politique, les propriétaires nobles des provinces orientales, se prétendaient dispensés d’acquitter l’impôt foncier, et ne consentaient à le subir que si l’état leur assurait d’avance une indemnité suffisante, en leur rachetant par une somme une fois payée leur droit d’exemption. Ce qu’il y a de certain, c’est que la loi de l’impôt foncier reste toujours en suspens, et que ce sont ces résistances qui l’arrêtent. Il apparaît maintenant une autre fantaisie qui n’est pas moins naïvement hostile au bien d’autrui. Les domaines nobles auxquels sont attachés tous les privilèges féodaux dont on espère la résurrection n’appartiennent point malheureusement toujours à de vrais chevaliers ; ce sont des bourgeois enrichis qui les ont achetés, et l’on n’est point assez sûr que ces intrus aient déjà tous les sentimens de la vraie noblesse. Aussi l’on pétitionne à grand bruit pour obtenir que désormais nul ne puisse acquérir un domaine noble, s’il n’est bon chevalier de naissance, — que ces bons chevaliers soient toujours en droit de racheter les domaines mal occupés, et qu’enfin si l’argent leur manqué, l’état le leur prête. L’état n’en viendra pas là tout de suite, nous aimons à le croire ; mais il n’en est pas moins très curieux de voir à quelle hauteur l’esprit du roi Frédéric-Guillaume IV plane constamment par-dessus toutes ces mesquines envies qui sont pourtant bien et dûment les protégées de sa doctrine. Suivez-le dans son itinéraire à Hamm, à Dusseldorf, à Cologne ; écoutez-le distribuer le pain de sa parole comme un missionnaire évangélique. Il n’est question que du redressement des esprits et des consciences, et tout cela dans un langage mystique et féodal, qui est juste pareil à celui de 1840. « Je bois, dit-il aux bourgeois de Dusseldorf dont il est content, je bois à la vieille fidélité de cette ville et de ce pays ; je bois à la nouvelle fidélité puisse sa naissance ne pas causer beaucoup de douleurs ! » Et aux bourgeois de Cologne, qui ne sont pas très gracieux pour l’école historique : « Je ne suis pas venu ici pour faire des complimens, pour récompenser ou pour punir, mais pour vous dire la vérité, toute la vérité ! » La vérité qu’on veut leur faire entendre, c’est que la presse les gâte, et qu’on les guérira malgré eux. Puis sa majesté prussienne arrive enfin à Hechingen, le but du voyage. Le puissant chef de la maison de Hohenzollern a désiré recevoir en personne l’hommage de ces petites principautés d’où sa famille est originaire, et dont les souverains se sont donnés à la Prusse sous le coup des terreurs de 1848. Frédéric-Guillaume IV se retrouve là décidément en pleine féodalité. Il embrasse ces princes de son sang, qui lui rendent foi et hommage comme dans les miniatures d’un vieux manuscrit. Il leur prend les mains. « La solennité pour moi, leur dit-il, consiste à recevoir votre main dans la mienne à la manière allemande. C’est le plus beau symbole du peuple allemand dont la fidélité est devenue proverbiale. » - Souveraine puissance de l’idéocratie !
Ce n’est point assurément un royaume d’idéocratie que la Belgique ; elle pratique patiemment son pénible métier d’état moderne, et, malgré toutes les difficultés d’un régime qui ne subordonne pas les difficultés aux systèmes, elle est heureuse et, fière de se gouverner par les humbles lumières de la sagesse constitutionnelle. Cette sagesse est mise maintenant à une épreuve assez laborieuse. Le ministère a présenté un ensemble de projets de loi qui atteste une conception large et vigoureuse des besoins publics. Il propose de faire exécuter, en les répartissant dans les diverses provinces, toute une série de travaux publics, qui, soit à la charge de l’état, soit sous la responsabilité de compagnies auxquelles on garantirait un minimum d’intérêt, coûteraient jusqu’à 120 millions ; il propose encore un emprunt de 26 millions pour éteindre la dette flottante. Ces dépenses, si opportunes qu’elles soient, nécessitent forcément un accroissement de recettes. Le ministère belge se procure les ressources dont il a besoin en établissant de nouveaux impôts, impôts directs et impôts de consommation, afin de distribuer équitablement le fardeau sur toutes les classes. Il veut, d’une part, établir des droits sur les bières, les eaux-de-vie indigènes et les débits de tabac ; de l’autre, augmenter le droit de succession et l’étendit même à la succession en ligne directe, qui échappait jusqu’ici à toute taxation. C’est là le point le plus risqué de son plan, et l’on doit dire que le moment n’est peut-être pas très bien choisi pour grever ainsi l’héritage. Néanmoins le ministère ne veut rien retrancher de ce plan compact. Il ne veut point se lancer dans les dépenses avant d’être sûr des recettes ; il ne veut point frapper le consommateur en épargnant l’héritier.
Après quelques péripéties dont nous avons précédemment parlé, la chambre des représentans a fini par accepter tous ces projets à une grande majorité : mais maintenant la loi particulière relative au droit de succession rencontre beaucoup de résistance dans le sénat. La commission a multiplié les amendemens ; le sénat pourrait bien rejeter le projet, même amendé. Le ministère aura très probablement raison de cette opposition qui l’arrête aujourd’hui. Si le sénat renvoie à la seconde chambre le projet avec les amendemens par lesquels il l’aura modifié, celle-ci à son retour, car elle est entrée d’hier en vacances, rejettera les amendemens et refera le projet primitif. Si alors le sénat refusait encore son assentiment, il en faudrait peut-être venir à une dissolution. Quoique les choix des éligibles soient assez restreints à cause de l’élévation du cens (1,000 florins, 2,111 francs d’imposition directe), on croit que l’on pourrait remplacer une partie, des sénateurs hostiles à la loi, et que dans le sénat ainsi recruté la majorité serait acquise au ministère. Il ne faut cependant pas se dissimuler qu’il est des victoires qui affaiblissent plus qu’elles ne fortifient ; nous en souhaitons d’autres à M. Rogier.
En Hollande, la session des états-généraux approche de son terme. À bien dire, la seconde chambre, en prenant ses vacances depuis quelques semaines, s’était elle-même prorogée. Cette prorogation un peu brusque, qui laissait beaucoup de questions indécises, n’a généralement pas été vue avec plaisir : l’opposition est même allée jusqu’à la prendre pour une violation de la loi constitutionnelle. Il est donc facile de croire qu’on attend avec impatience la reprise des travaux législatifs au mois de septembre ; d’ici là, cependant, l’activité politique n’en est pas encore à chômer ; la loi communale, votée dans le courant de cette session, close de fait, lui ouvre pleine carrière.
Cette loi a été l’occasion de débats très épineux. Elle complète, avec la loi électorale et la loi provinciale, un ensemble de mesures où l’on voit le caractère particulier des idées permanentes de M. Thorbecke, qui, sans être le président du conseil, en est toujours l’ame. La nouvelle loi communale n’admet plus l’inamovibilité des conseils municipaux. Les deux points capitaux sur lesquels disputaient les antagonistes de la loi étaient le principe de centralisation et l’établissement d’une législation uniforme imposée à toutes les communes, grandes ou petites. Les partisans du nouvel ordre de choses ont répondu à ces objections que, tout en consacrant l’indépendance des communes, ils ne voulaient pas l’étendre au point d’en faire sortir l’anarchie ; ils ont soutenu que la loi ne donnait point au gouvernement le droit de s’immiscer dans des affaires de communes qui ne fussent point du ressort de l’intérêt général, que l’uniformité de la législation n’était pas une entrave véritable pour les libertés réellement nécessaires aux municipalités. On a longuement pesé les avantages et les inconvéniens d’un conseil communal composé de membres nombreux. Plusieurs amendemens ont été formulés, mais tous rejetés ; à l’exception d’un seul qui avait pour objet de fixer, d’après une échelle mieux graduée, le chiffre des conseillers municipaux, tout en conservant les chiffres extrêmes du gouvernement ; sept conseillers dans les communes qui ont moins de trois mille ames, trente-neuf dans celles qui en ont plus de cent mille. L’article qui règle le cens des électeurs communaux prêtait également à d’assez grandes divergences d’opinion. Les adversaires du gouvernement voulaient que la loi fût accompagnée d’un tableau qui marquât le cens à payer dans chaque commune, en tenant compte de la situation locale, et en prenant comme base constante un de chiffre moyen entre le maximum et le minimum établis par la constitution pour le cens général ; cette idée, qui se retrouvait dans plusieurs amendemens, n’a point passé. Ajoutons enfin que la nouvelle loi hollandaise admet la publicité des séances des conseils communaux.
Parmi les projets qui viennent d’être examinés dans les bureaux, et qui attendent une solution prochaine, restent particulièrement la loi d’organisation indiciaire, et la proposition qui, donnant une nouvelle assiette aux impôts, irait même jusqu’à frapper la rente. Cette dernière proposition a soulevé une résistance décidée, soit au sein des états-généraux, soit dans le public. Pour ce qui est de l’organisation judiciaire, les rapporteurs de la deuxième chambre voudraient une cour d’appel générale au lieu des cours provinciales qui existent aujourd’hui. Quant aux projets de finances, les rapporteurs n’entendent absolument pas toucher à la rente, et repoussent toute idée de la taxer du point de vue légal aussi bien que du point de vue économique. Ils ont voté, sauf quelques exceptions, le maintien du système financier actuellement en vigueur ; ils craignent qu’à force de le remanier, on ne tombe dans les erremens dont on se plaint si amèrement ailleurs. La proposition relative à la rente parait même d’autant moins admissible, que la constitution hollandaise garantit dans les termes les plus formels les droits des créanciers de l’état.
Le ministère néerlandais se verra probablement bientôt dans la nécessité de se reconstituer plus complètement. Le portefeuille de la marine est toujours par intérim dans les mains du ministre de la guerre. On parle du capitaine lieutenant M. van Karnebeek, pour succéder au vice-amiral Lucas dans ce département. Le ministre de la justice, M. Nedermeyer van Rosenthal, atteint à la fois par des malheurs de famille et par des échecs parlementaires, a su pourtant se maintenir. En somme, la discussion du budget ne manquera pas de fournir plus d’une occasion où l’on pourra juger la force du ministère. D’ici-là, quoique l’on ne soit pas encore tout-à-fait en villégiatures le gouvernement court un peu le pays. Le roi a fait récemment quelques excursions dans les provinces, et il est assez intéressant de comparer les voyages de sa majesté néerlandaise avec ceux de sa majesté prussienne. Le roi Guillaume III, qui ne se pique point de donner des leçons, ne s’en trouve pas au demeurant plus mal. Sur les différens points où il s’est montré, ce prince s’est surtout attaché à étudier les progrès de : l’agriculture et l’état des relations commerciales. Dans la Zélande, il a voulu assister à l’ouverture d’un congrès agronomique et à l’essai d’instrumens aratoires dans un des polders ; à Rotterdam, il a reçu une véritable ovation. Cette seconde métropole du commerce hollandais avait préparé une réception magnifique au jeune souverain. Ce n’étaient cependant pas tant les illuminations grandioses de la ville et des navires, ce n’étaient pas tant les fêtes originales et somptueuses de ces jours de bruit et de plaisir qui donnaient à la solennité son plus remarquable caractère : c’était surtout l’échange cordial des bons sentimens qui animaient l’un pour l’antre la population et le roi. À Groningue, même expansion de la loyauté nationale, que la naissance d’un prince vient encore tout récemment de rendre plus vive. De son côté, M. Thorbecke a fait aussi une tournée dans les provinces du nord, où il a été très bien accueilli. Ces manifestations spontanées prouvent l’heureux accord qui existe dans les Pays-Bas entre la personne royale, les dépositaires du pouvoir et la masse du pays. On ne sépare point dans son attachement la dynastie des institutions, et le descendant de la vieille maison d’Orange sait porter au gré de tous le rôle toujours difficile de monarque constitutionnel.
Les négociations du gouvernement hollandais avec la Prusse au sujet de l’embranchement du chemin de fer rhénan sur l’Allemagne ont abouti à une solution favorable pour les deux pays : le prolongement du chemin de fer rhénan jusqu’aux frontières prussiennes a été décidé. Depuis quelque temps, on parle beaucoup d’annexer les voies ferrées de la Hollande à celles de la Belgique. On voit que la hollande aspire aussi à entrer de plus en plus dans le mouvement général du commerce et à multiplier ses points de contact avec les pays qui l’entourent.
Les nouvelles des colonies néerlandaises sont assez rassurantes. Les Chinois révoltés de Bornéo se sont définitivement soumis. Le choléra s’est, il est vrai, déclaré à Java et ailleurs dans l’archipel ; mais il n’a point, à beaucoup près, l’intensité qu’il avait en 1821, lorsqu’il régnait d’une manière si cruelle aux Indes.
ALEXANDRE THOMAS.
I. Lettres et Opuscules inédits de Joseph de Maistre, 2 vol. 1851.
II. Essai sur le Catholicisme, le Libéralisme et le Socialisme, par M. Donoso Cortes ; 1 vol. 1851.
Chaque moment, dans un siècle qui marche d’un pas aussi précipité que le nôtre, est plein de symptômes et de faits révélateurs. Il peut suffire aujourd’hui au regard le plus inattentif de se promener sur le monde moral pour être frappé d’un phénomène digne de méditation : c’est le spectacle d’un mouvement révolutionnaire se déroulant avec une suite invincible, secondé souvent par ceux mêmes qui ne l’aiment pas, favorisé par une société oublieuse, et déterminant dans son triomphe le plus complet et le plus imprévu une réaction qui atteint jusqu’à son principe, et menace d’envelopper le bien et le mal accomplis depuis soixante ans. Il en résulte, dans l’ensemble des tendances et des idées contemporaines, un revirement à peu près semblable à un changement de front entre deux armées en présence ; l’impulsion morale se déplace, et l’attitude respective des opinions se trouve sensiblement modifiée. Ainsi il est visible, par exemple, que tout ce qui tient à la révolution a baissé depuis février dans l’estime et dans les croyances du monde : elle est dans les faits, dans les institutions, — elle n’a plus autant que par le passé le culte de beaucoup d’esprits élevés et virils, Ce mot même de révolution a cessé d’être l’illusion des ames généreuses pour rester la proie de quelques étourdis bavards ou de quelques mystiques sinistres. Il ne s’allie plus d’une manière générale à une idée de progrès ; il éveille l’idée de la destruction, et il effraie. Je ne nie pas la puissance des systèmes révolutionnaires comme excitation permanente adressée aux passions des multitudes : je constate leur déclin dans le domaine intellectuel, leur irrémédiable déchéance comme systèmes ayant don de vie et d’action morale. Les doctrines plus modérées elles-mêmes qui passaient pour dominante il y a quelques années, et qui étaient effectivement la règle la plus usuelle des intelligences, subissent en ce moment le discrédit d’une défaite et sont réduites à se défendre au lieu de régner. Aujourd’hui le plus grand effort du libéralisme pour reconquérir son ascendant, c’est de chercher à prouver qu’il ne se confond point avec l’esprit révolutionnaire : c’est là ce que j’appelle une attitude défensive devant le sentiment public inquiet et troublé, qui ne l’entoure plus de la même popularité et ne lui fait point écho.
Est-il bien sûr même que l’on comprenne encore le libéralisme ? N’est-il pas évident, au contraire, qu’il règne dans l’atmosphère actuelle comme un courant favorable à l’expression des idées les plus opposées aux idées issues de la révolution, et que, dans le démêlé des opinions, l’offensive appartient à celles qui ne reculent devant aucune des conséquences du dogme absolu de conservation ? La réalité prête facilement un appui et des armes à ces chercheurs ardens des lois suprêmes de l’ordre, qui ne parviennent souvent à les découvrir que dans les conditions les plus extrêmes fût-ce aux confins de la théocratie. Quiconque parlait de liberté il y a quelques années était sûr de faire vibrer un instinct universel. Quiconque parle aujourd’hui d’autorité rencontre les mêmes sympathies. On se laissait volontiers aller autrefois à mettre à l’abri de la nécessité ou de la gloire les crimes de la révolution française ; on ’accepte plus maintenant ces images de grande bataille, et des œuvres sérieuses sont consacrées à dissiper cette confusion entre l’héroïsme de nos soldats et la fureur sanguinaire des bourreaux. Ce qu’on aimait à rechercher et à peindre dans un Mirabeau, c’était le tribun et le factieux intimant à la royauté humiliée les volontés populaires ; maintenant, c’est l’homme d’état, malgré ses souillures, s’efforçant de retenir sur son penchant la monarchie croulante. Dans le symbole de nos croyances, notre premier acte de foi était pour la raison humaine ; peut-être serait-il aujourd’hui pour la mystérieuse puissance de la vérité religieuse. Cela est bien simple : hommes, idées, institutions, conditions de la vie morale ou politique, — tout nous apparaît sous une inclinaison différente, et nous sommes les premiers à revenir sur nos jugemens, à réformer nos admirations, à outrager même, s’il faut le dire, nos illusions d’autrefois. Mon Dieu, quand des hommes d’un esprit rare et pénétrant veulent bien transiger avec leur temps en avouant quelques-uns des bienfaits de la société moderne ; il n’est pas sûr que bien des gens leur en sachent gré, et n’y voient une coupable condescendance. Bien des écrits de philosophie, de politique ou d’histoire rendent témoignage de cette situation ; ils reproduisent dans une mesure inégale de talent les nuances diverses de ce mouvement de réaction. Deux choses en ressortent encore avec évidence à travers les emportemens mêmes par lesquels l’opinion manifeste parfois ses retours c’est qu’il y a des vérités inaliénables, traditionnelles de la civilisation vers lesquelles la société se sent invinciblement ramenée sous le feu des assauts révolutionnaires, et qu’il est en même temps des progrès réels courageusement accomplis dont elle ne saurait se dessaisir. Voilà pourquoi la société veut bien qu’on maudisse la révolution, et contraint, d’un autre côté, les plus intrépides penseurs, pour arriver aux choses possibles, de compter avec quelques-unes de ces réalités légitimes dont 1789 portait le germe. La société est aujourd’hui, sauf quelque degré de plus peut-être dans le péril, ce qu’elle était en 1800, lorsque la main du premier consul venait la rasseoir victorieusement sur ses bases ; les mêmes tendances sont encore aux prises. Cette analogie de situation, elle a été rendue plus palpable et plus saisissante dans l’ordre politique, par la résurrection imprévue de l’ascendant d’un même nom. Je ne sais quel concours de circonstances fait reparaître aussi les mêmes noms dans l’ordre intellectuel, à un demi-siècle de distance. Joseph de Maistre était le premier, en 1796, à s’élever en adversaire inflexible contre la révolution française ; — nul penseur peut-être n’a été plus étudié, plus interrogé, plus commenté que lui depuis quelques années, et il s’est trouvé qu’une publication inattendue de ses lettres les plus intimes est venue le ramener avec nue sotte de nouveauté dans la mêlée contemporaine, et attacher à sa mémoire un genre d’intérêt que j’essaierai de définir en le montrant encore en opposition avec notre temps par un point que je voudrais indiquer.
Les Lettres de Joseph de Maistre n’ajoutent rien à l’idée qu’on se faisait du penseur. Qui ne connaît ses doctrines dans ce qu’elles ont d’altier et d’absolu, d’extrême et de subtil parfois ? Qui ne fait la part des mâles coups d’œil et des aperçus excessifs ? Ce que j’admire dans ces lettres, c’est l’homme même, supérieur peut-être encore à l’écrivain et au philosophe. Un des plus tristes fruits de l’esprit révolutionnaire, c’est justement qu’il détruit l’homme, si l’on me passe ce terme, en détruisant son caractère, en énervant le sentiment du devoir dans sa conscience, en lui enlevant la notion de la réalité et des conditions pratiques de la vie, c’est-à-dire en dissolvant tout ce qui constitue son être moral ; c’est qu’il fait de lui quelque chose de factice et de chimérique livré au souffle de toutes les passions et de toutes les incertitudes. Ce que révèlent au contraire les Lettres de M. de Ministre, c’est un homme dans toute la noble acception du mot. Nature forte et simple, hardie et disciplinée, empreinte d’une sorte de loyale originalité, accessible à tous les élans de l’esprit et aux plus sincères effusions du cœur, mêlant à ces momens de haute ironie que lui inspirent les événemens cet autre enjouement rare et supérieur qui décèle une ame saine, particulièrement assurée sur toutes les grandes choses de la vie. Joseph de Maistre est l’homme qui a le moins eu d’hésitations sur ce qu’il devait faire dans un temps de crise universelle, tant le devoir lui apparaissait net et clair ; et cela est dû, sans nul doute, à des habitudes premières, à cette enfance bien conduite où son pieux biographe, — son fils qui le caractérise aujourd’hui, — le peint rempli d’une « soumission amoureuse pour ses parens, » ne lisant pas même un livre à l’université de Turin qu’il n’en eût reçu l’autorisation de son père, et où il se représente lui-même « étant dans la main de sa mère comme la plus jeune de ses sœurs. » Cet instinct simple du devoir et de la rectitude, Joseph de Maistre semble le porter partout avec lui soit comme homme privé, soit comme homme public. Attaché à un roi dépossédé de ses états, il ne songe pas même qu’une plus vaste carrière puisse s’ouvrir à son ambition au prix d’une infidélité. Frappé dans sa fortune c’est à peine s’il mentionne d’un mot dans une lettre ce naufrage personnel au milieu de tant d’autres naufrages, et il passe outre avec une merveilleuse sérénité ; il ne s’en souvient pas surtout avec âpreté au jour des revendications possibles. Envoyé comme ministre à Saint-Pétersbourg, sans moyens suffisans pour avoir même un secrétaire, par une fierté simple et aisée, par sa rare supériorité, il fait une figure que les ressources de son maître ne peuvent l’aider à faire d’une autre manière. Ajoutez que, contraint à la simplicité, il n’en a point le faste, qu’inflexible sur les principes comme penseur, rude pour ses adversaires, il ne garde dans l’ame aucune haine, et que, comme diplomate, il se faisait juger ainsi : « Le comte de Maistre dit tout ce qu’il veut et ne commet jamais d’imprudence ! » Et comme il faut de notre temps un intérêt visible en toute chose, même à être homme de bien, je dirai : Voyez ce que devient le talent lorsqu’il émane d’untel foyer, et qu’il est l’expression d’un tel caractère.
Le séjour de M. de Maistre à Saint-Pétersbourg, qui a duré de 1802 à 1817, a été l’époque féconde de sa vie. C’est là qu’il préparait les Soirées et le Pape, partagé dans sa solitude entre les soins de la diplomatie et le travail de son intelligence, « faisant ses études ; — car enfin il faut bien savoir quelque chose, » disait-il avec une grace charmante. C’est de là aussi que sont datées la plupart de ces Lettres aujourd’hui mises au jour, et qui allaient porter en Italie, en Suisse, en France, les épanchemens de son esprit et de son cœur. Tantôt M. de Maistre s’y élève avec abandon à ses considérations politiques habituelles, tantôt son imagination parcourt le cercle des souvenirs rajeunissans, tantôt il se peint, lui, ses habitudes intimes, sa vie laborieuse et distraite… «… Ici, là, dit-il dans une lettre de 1805, je tâche, avant de terminer ma journée, de retrouver un peu de cette gaieté native qui m’a conservé jusqu’à présent. Je souffle sur ce feu comme une vieille femme souffle pour rallumer sa lampe sur le tison de la veille. Je tâche de faire trêve aux rêves de bras coupé et de têtes cassées qui me troublent sans relâche ; puis je soupe comme un jeune homme, puis je dors comme un enfant, et puis je m’éveille comme un homme, je veux dire de grand matin, et je recommence tournant toujours dans ce cercle et mettant constamment le pied à la même place… » Un des plus charmons épisodes de cette correspondance, c’est celui où l’auteur du Pape rajeunit, avec sa fille Constance la piquante controverse des Femmes savantes. Là se fait jour sans contrainte ce qu’il y avait en lui d’aimable enjouement et de bon sens plein de grace spirituelle. L’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg rivalise avec Molière, et n’est point battu assurément. Les Lettres de Joseph de Maistre révèlent dans leur variété un fonds natif de sympathie et de bonté, et cela aide à apprécier plus exactement la portée de quelques-unes de suis théories les plus rigoureuses : On se sent plus à l’aise, en le connaissant mieux, pour pénétrer avec lui dans cette sphère de redoutables problèmes sur l’expiation, sur le châtiment. Il est bien facile de prendre quelques pages de M. de Maistre et de dire Voilà le théoricien de la légitimité du bourreau ! Cela peut prêter à quelques laborieuses antithèses de M. Hugo dans les prétoires, où d’honnêtes magistrat : se croient tenus à des déférence pour qui les injurie et injurie la justice elle-même. En pénétrant au fond des théories de Joseph de Maistre cependant, il y a une chose bien simple : ce qu’il cherche à relever, à restaurer, c’est l’idée du châtiment. On ne remarque pas assez que partout où cette idée s’affaiblit, cet affaiblissement correspond à une altération de l’idée du juste et de l’injuste. La haine effrénée du châtiment ne signifie qu’une chose, c’est que toutes les volontés et toutes les passions de l’homme sont saintes et ont droit à se produire. Nous tombons à M. Proudhon, qui nie aujourd’hui le principe de la justice sociale, et accorde à chacun la juridiction souveraine sur lui-même. Singulier sophiste : pensez-vous abolir pour cela la loi du châtiment ? Elle s’appliquerait plus que jamais, seulement au hasard et d’une manière gigantesque. Les hommes l’accompliraient sur eux-mêmes en s’entr’égorgeant. Voilà ce qu’entre ( ?) Joseph de Maistre et ce qui le rejetait vers le point le plus opposé. En relisant ses pages d’autrefois, on aime à les éclairer par quelqu’une de ses lettres à sa fille, quand il dit : « Je te serre avec mes vieux bras sur mon jeune cœur ! » ou bien encore : « Je crois entendre pleurer à Turin !… »
Si le caractère et le génie de Joseph de Maistre s’éclairent d’une noble lumière au contact de ses plus violens adversaires, peut-être sa rare nature d’homme et de penseur ne ressort-elle pas moins à côté de ceux dont il sert les intérêts ou qui s’attachent servilement à ses idées au risque de les travestir. Il se distingue des hommes de son propre camp par une certaine manière inimitable d’agir et de juger qui ne se prête guère aux vues étroites des partis ; il suit les mouvemens avec un esprit intéressé à ce puissant spectacle et libre de puérils préjugés. Ses préférences ne troublent pas sa sagacité supérieure. Voyez-le se plaçant en face de la figure de Napoléon en 1804 ! Tandis que les royalistes de son temps, répandus en Europe, s’amusent de la farce impériale, tonnent contre l’usurpateur, lui, d’un œil ferme, il envisage toutes les éventualités, même celle où la maison de Bourbon serait usée ; il voit dans l’empereur l’homme extraordinaire et providentiel qui tue l’esprit révolutionnaire et reconstruit l’édition social. Un instinct naturel de grandeur l’attire vers Napoléon, vers celui qu’il nomme le Démonium méridianum. Il y a un prestige secret exercé par le génie sur le génie : c’est de là, sans nul doute, qu’est née une démarche singulière faite par De Maistre en 1807 pour avoir une entrevue avec le dominateur de l’Europe et plaider devant lui la cause de son souverain, dépossédé du Piémont. Cette tentative fut sans résultat ; mais qu’on remarque la diversité d’impressions qu’elle éveille selon la portée de ceux qui en ont alors le secret : Napoléon ne sait point mauvais gré de sa démarche, à l’auteur des Considérations ; il l’avait déchiffré, selon le terme énergique de M. de Maistre lui-même, avec cet instinct infaillible du dominateur qui connaît les hommes et à qui la fidélité plaît. « Je serais heureux, ajoute le diplomate philosophe avec un juste orgueil, que sa majesté me déchiffrât comme lui. » La petite cour de Cagliari, au contraire, exprime quelque surprise où perce une sorte de soupçon, et c’est une occasion nouvelle pour De Maistre de dévoiler sa droite et fière nature. «… Voilà le mot, dit-il dans sa lettre au chevalier de…, le cabinet est surpris. Tout est perdu ! En vain le monde croule, Dieu nous garde d’une idée imprévue ! et c’est ce qui me persuade encore, monsieur le chevalier, que je ne suis pas votre homme, car je puis bien vous promettre de faire les affaires de sa majesté aussi bien qu’un autre, mais je ne puis vous promettre de ne jamais vous surprendre : c’est un inconvénient de caractère auquel je ne vois pas trop de remède… » C’est ainsi que, dans ces Lettres d’un prix rare, se révèle à chaque page, d’une manière inattendue, un homme dont la vie respire je ne sais quoi de sain et de valeureux fait pour éveiller aujourd’hui bien autre chose qu’un simple intérêt littéraire, et dont les traits accentués et profonds se gravent dans l’esprit à l’égal des doctrines du philosophe.
L’homme dans De Maistre subjugue sans qu’on lui résiste ; ses doctrines restent un perpétuel sujet de dispute, et elles ont la destinée de toutes les opinions humaines, — celle d’être considérées inégalement selon l’état de l’atmosphère morale, de s’effacer ou de se rajeunir par quelque expression nouvelle selon les tendances générales du moment. M. Donoso Cortes aujourd’hui se lie incontestablement par ses idées à la tradition de M. de Maistre, et, en agitant du même point de vue les mêmes hautes et mystérieuses questions de philosophie religieuse, il leur imprime le sceau d’un esprit original et d’une imagination pleine d’éclat. Nous avons étudié ici même ce talent éminent, cette manifestation nouvelle de la pensée catholique qui nous venait de l’Espagne, et qui est si promptement fait une place dans le monde intellectuel européen. Ce qui prenait la forme de conjectures, de développemens politiques dans les discours de l’orateur espagnol, se condense en corps de doctrines religieuses et philosophiques dans l’Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme. Ce qui se produisait à l’état d’instinct, de tendance, dans ce vif esprit avant février, la révolution en a fait un système rigoureux et coordonné de croyances. M. Donoso Cortes aborde de front dans son Essai le principe même de la doctrine catholique, il en déroule les conséquences en les opposant aux solutions des diverses philosophies, et rien n’est lus curieux assurément que de voir ce vigoureux esprit chercher la certitude aux sources religieuses les plus hautes, remonter jusqu’à ces dogmes premiers, obscurs par eux-mêmes, comme il le dit, mais qui, une fois admis, expliquent ce qu’il y a de mystérieux et de contradictoire dans la destinée de l’homme.
Ce qui fait la grandeur du christianisme en effet, c’est qu’à la lumière de ses dogmes, les choses les plus incompréhensibles de notre nature trouvent une justification ; prennent un sens et se coordonnent. Supprimez le dogme chrétien de la déchéance pour le remplacer par le dogme de la bonté absolue et innée de l’homme : est-ce que la loi universelle et invincible du travail et de la douleur ne sera point une insupportable injustice ? Le mal lui-même vous apparaîtra-t-il autrement que comme un fait, partout visible et partout inexpliqué ? M. Donoso Cortès a raison lorsqu’il fait du problème de la nature de l’homme le premier objet de ses recherches, car selon la solution, chrétienne ou révolutionnaire, catholique ou socialiste, que reçoit cette question, il s’en dégage tout un ordre différent de déductions dans les institutions sociales et politiques comme dans la philosophie. L’étude de ces déductions différentes fait le sujet même de l’Essai sur le catholicisme ; une dialectique enflammée poursuit les systèmes socialistes qui nient tout ce que le christianisme affirme et affirment tout ce que le christianisme nie. Esprit absolu, je le disais, M. Donoso Cortès va droit aux extrémités de ces redoutables questions ; les nuances s’effacent pour lui ; il place le monde entre le socialisme et le catholicisme. C’est une alternative faite pour frapper une grande imagination. N’est-il pas seulement à craindre que l’instinct exalté de ce qu’il y a de destructif dans les philosophies révolutionnaires et l’entraînement d’un esprit ardent ne précipitent l’auteur, dans ses interprétations catholiques, vers des conséquences périlleuses ?
La liberté humaine est une pauvre humiliée aujourd’hui qui a commis bien des fautes et qui en porte la peine. Le talent lui-même, le plus rare talent peut mettre une sorte de haute ironie à montrer par des exemples contemporains girelle triste affinité existe entre la raison de l’homme et l’absurde ; mais enfin raison et liberté ont leur place et leur action nécessaires dans le monde moral, elles ont un certain degré d’indépendance qui se lie à l’idée de mérite et de démérite. — Raison et liberté ne peuvent rien par elles-mêmes, dit M. Donoso Cortès, et quand elles agissent, c’est peur amener naturellement et nécessairement le triomphe du mal dans le monde ; elles peuvent tout, et c’est par elles que se réalise le bien absolu, dit le socialisme. — D’après les socialistes, l’homme dans son progrès continu, arrive à absorber Dieu, à le supprimer comme malfaisant ou inutile. — Selon M. Donoso Cortès, le bien n’est possible que par l’action surnaturelle de la Providence ; le progrès ne résulte que de l’assujettissement absolu de l’élément humain à l’élément divin : c’est Dieu qui absorbe l’homme. N’est-on pas frappé d’une singulière identité de résultats obtenus par des voies si contraires ? Des deux côtés, l’un des termes est supprimé dans le grand problème : Dieu ou l’homme. — Quand je vois ces vigoureuses et éclatantes reconstructions de systèmes qui embrassent tous les problèmes du monde moral et se présentent dans des termes absolus, je sens bien quelle utilité il peut y avoir à ce qu’il soit proféré en certains momens de telles paroles pour nous rappeler aux hautes conjectures sur nos destinées, et il est en même temps une question que je me fais avec anxiété : Quelle est la conclusion pratique à en tirer, dans les conditions de la réalité actuelle, pour la direction de nos efforts est le choix de nos moyens ? M. Donoso Cortès a déjà répondu quant à lui : Les institutions issues du catholicisme pur, assises à l’ombre de l’église, sont l’unique refuge efficace pour la société menacée. — Sans doute, les politiques sacrées ont leur grandeur quand elles ont leurs racines dans un état donné de civilisation ; mais y revient-on ainsi pour faire honneur aux théories ? Ne serait-ce pas simplement tenter de refaire le passé que Dieu lui-même ne refait pas ? Il y a donc pour nous une nécessité invincible, — en obéissant à ce souffle religieux qui s’élève dans plus d’une ame de notre temps, en secondant ces retours qui se manifestent en faveur de l’idée d’autorité, — de ne point identifier ces tendances avec tel on tel mode d’existence du passé, tel ou tel régime évanoui. Cette nécessité parle d’autant plus haut lorsqu’un événement comme la révolution française est venu tracer une ligne de feu entre le passé et le présent et transformer toutes les questions. Les écoles mixtes dont M. Donoso Cortès discute les titres avec une force remarquable ont dû long temps leur ascendant sur l’instinct qu’elles avaient de cette situation générale ; elles ont été emportées, et si elles n’avaient contre elles que leur insuccès, ce ne serait pas un motif suffisant de sévérité : l’histoire est pleine des défaites des causes justes.
L’erreur de ces écoles n’a point été de croire que 1789 devait être le germe d’essais nouveaux, d’institutions élargies, de progrès à poursuivre dans l’ordre social et dans l’ordre politique ; leur erreur a été d’essayer quelques-unes de ces grandes et légitimes choses avec des idées révolutionnaires, ou du moins avec de singulières condescendances pour l’esprit de révolution. Quand elles ont travaillé à la sécularisation de la société, elles en ont trop souvent fait le prix de l’abaissement du principe religieux : elles n’ont point aperçu qu’en agissant ainsi, elles allaient en sens inverse de la nature des choses, que plus une société s’émancipait dans sa vie politique et civile, plus il était nécessaire que le principe religieux eût tout son empire sur les aines, et les contînt par la discipline intérieure. Quand elles se sont attachées au gouvernement constitutionnel, elles l’ont fondé - sur quoi ? — sur les infatuations des tribunes et des journaux, sur une sorte de déification de la parole considérée en elle-même et pour elle-même, — et ici encore elles n’ont point vu que cette perpétuelle mise en question de toutes choses par la parole, ces discussions universelles étaient les piéges des gouvernemens libres, par où ils perdaient leur énergie morale et tombaient dans la stérilité et l’énervement. Nous avons eu d’admirables luttes d’éloquence, des discours et des polémiques de quoi alimenter tous les peuples en révolution ; les hommes d’état eux-mêmes croyaient agir quand ils parlaient, et, tandis que notre Moniteur s’enflait glorieusement chaque année en signe de progrès, l’Angleterre qui a bien, elle aussi, un gouvernement constitutionnel, mais qui le comprend autrement, — les États-Unis qui sont bien, eux aussi, un pays libre, mais où l’instinct de liberté s’allie au vieux sentiment puritain, — ces deux grands peuples surprenaient le monde par leur puissance d’action. Tandis qu’ils conquéraient des continens, nous pesions gravement dans nos balances le destin de quelques fonctionnaires-députés, nous faisions la théorie des ministres désagréables au souverain, et nous passions maîtres dans l’art des coalitions parlementaires. Sans manquer de justice pour les écoles libérales, on pourrait dire qu’elles ont passé leur vie à élever un édifice conservateur en y logeant à chaque étage ou en y laissant pénétrer sous mille figures l’esprit révolutionnaire, — si bien que ce redoutable esprit s’est trouvé un jour le maître du logis, presque sans lutte et sans combat, par surprise, comme on a dit. C’est là ce qui rend si facile aujourd’hui, pour les intelligences rigoureuses, d’attaquer les écoles libérales, — en même temps que leur défaite est la raison de leur impopularité auprès de la foule, qui adore le succès. Au milieu de ces déviations et de ces revers, il reste toujours néanmoins un point de départ, une date, — 1789, — et cette date ne saurait être éludée, ne fût-ce que comme point d’appui pour agir sur notre temps. Le vrai, le profond intérêt moral du moment où nous vivons, c’est le besoin ardent de ressaisir le sens conservateur de cette époque, de la dégager des complicités révolutionnaires. de répudier dans la pratique contemporaine les préjugés, les irréflexions, les théories capricieuses qui en ont dénaturé ou compromis les conséquences légitimes, et ce besoin même marque le caractère et les limites de la réaction dans laquelle ont à se retremper les idées modernes, pour ne point risquer de trahir les principes supérieurs de la civilisation ainsi que le leur reproche, M. Donoso Cortès dans les pages sévères et éloquentes de son Essai sur le Catholicisme.
Nul homme, assurément, n’a plus de droit que M. Guizot, par la double autorité du talent et du caractère, à stipuler pour ce qu’on nomme les idées modernes, à les représenter dans leurs phases d’éclat et dans leurs revers, dans leurs audaces tempérées et dans leurs retours. Ces idées, M. Guizot les a professées et pratiquées ; il les a portées dans les tribunes de l’enseignement et au pouvoir ; sa fortune se lie à leur fortune, jusqu’à la dernière heure où il a eu le fatal honneur de les personnifier dans leur défaite. La publication que fait aujourd’hui l’illustre historien d’un livre mûri et composé autrefois prouve quelle élévation et quelle fermeté d’esprit il mettait l’un des premiers à tracer le symbole des croyances libérales et constitutionnelles, à définir la nature et l’action de la société moderne. L’Histoire des Origines du gouvernement représentatif, en effet, reporte vers les plus belles années militantes du libéralisme, vers une époque où il avait pour lui l’avenir, la popularité, la faveur instinctive des masses, l’enthousiasme débordant de la jeunesse, le culte réfléchi des esprits les plus éminens. L’éclat du talent, un peu de persécution assez douce, il est vrai, mais assez opportune peut-être pour ceux qui en étaient l’objet, la séduction de théories ingénieuses et savantes qui flattaient l’instinct public par le spectacle d’institutions où l’action nationale était sans cesse provoquée, — tout cela suffisait pour enflammer les imaginations et pallier ce qu’il pouvait y avoir de factice ou d’erroné dans les opinions. Entre l’année 1820, où M. Guizot, l’un des héros de ce mouvement, professait ses leçons sur le gouvernement représentatif, et l’époque actuelle, où il les met au jour les idées libérales ont eu le temps de manifester leur puissance, de se réaliser en institutions et d’être vaincues à leur tour. Ces trente années ont vu la plus effrayante consommation de théories, de systèmes plus ou moins empreints de libéralisme, — états fragiles sur lesquels s’est appuyé vainement notre chancelant édifice ; l’esprit s’embarrasse à les rechercher et à en ressaisir les nuances caractéristiques. Une des plus séduisantes et des plus viriles de ces théories, à coup sûr, c’est celle qui a été popularisée principalement par l’école dont M. Guizot est le chef et qui se fait jour dans l’Histoire du gouvernement représentatif : c’est la doctrine qui place la source de la souveraineté et du droit dans la raison humaine dans l’intelligence ; M. Guizot en fait découler la puissance paternelle elle-même.
Cette doctrine de la souveraineté de l’intelligence contient-elle en effet la loi de la civilisation, comme on a pu le penser ? En elle-même, elle n’a rien de bien extraordinaire, si elle n’est que la simple expression d’un fait : à savoir qu’en général les plus intelligens, ou les plus capables plutôt, sont appelés à commander. L’illusion de ceux qui en ont fait une sorte de dogme a été d’imaginer que ce qui confère l’unité, la vie, la puissance à une société, c’est l’intelligence, tandis que c’est la foi à un ensemble de vérités religieuses et sociale qui est ce premier ciment. Une erreur plus grande encore, sortie avec le temps de cette doctrine, a été de croire que l’intelligence, séparée de tout ce qui l’épure ou la féconde, suffisait à tout, pouvait suppléer à toutes les autres forces morales défaillantes dans l’homme. Cette croyance a été une source de déceptions et de désastres. Livrée à son propre mouvement, imbue de l’idée excessive de sa souveraineté, l’intelligence s’est éprise d’un amour singulier pour elle-même ; elle s’est adorée dans ses conceptions, dans ses rêves, dans ses doutes et ses incertitudes même, tendant sans cesse à les substituer à la réalité vivante et imprescriptible, à la réalité présente comme à la réalité traditionnelle. Considérée dans un sens pratique et individuel, comme moyen de domination, comme titre unique, en quelque sorte, à toutes les fortunes, à tous les succès, elle a été l’objet de toutes les poursuites et de tous les efforts. L’éducation n’a plus eu pour but de former des hommes dans toute l’excellence du mot, de les rendre meilleurs, selon le langage antique, mais de cultiver artificiellement leur esprit, de créer des capacités, comme on disait avant février : — orateurs en expectative, agitateurs intéressés, prétendans à tous les emplois et réformateurs bénévoles des gouvernemens. C’est là le vice de l’éducation moderne, et c’est sous l’empire de la doctrine dont nous parlons qu’elle a pris cette funeste direction. Le talent étant la mesure de tout, devenant le signe accrédité de la valeur sociale, il s’est développé une rage singulière d’atteindre à ce degré voulu d’aptitude vulgaire pour arbitrer, controverser, conjecturer sur tout. Il s’est élevé des couches brûlantes de la société une nuée de talens, de demi-talens, — utopistes niais ou pervers, esprits puérils et faux, spéculateurs du vice, — revendiquant leur part d’initiative souveraine de l’intelligence, et inoculant à cette société d’où ils sortent cette triste impuissance qui naît des hallucinations intellectuelles, des disputes chimériques, des controverses oiseuses. On ne remarque pas qu’il peut y avoir des siècles prodigieusement cultivés et prodigieusement corrompus, où l’intelligence éblouisse ou brûle sans éclairer, et soit un instrument d’énervement moral et de décadence, au lieu d’être un instrument de progrès. Ce sont les siècles « où le culte austère de la vérité est abandonné pour l’idolâtrie de l’esprit, — ainsi que le dit M. Donoso Cortes ; derrière les sophismes viennent les révolutions, et derrière les sophistes les bourreaux, » - ou le barbare « envoyé par Dieu pour trancher le fil de l’argument. » Ce sont là de ces vérités un peu rudes pour l’orgueil de l’esprit humain, que nous ne soupçonnions peut-être pas il y a quelques années. Il ne dépend pas de nous aujourd’hui, quand nous considérons les doctrines en apparente les plus généreuses, de les séparer de leurs résultats et de fermer les yeux sur nos propres déceptions.
On pourrait distinguer dans l’Histoire de M. Guizot deux parties essentielles, qui se fondent dans un développement commun et qui sont toutes deux également dignes d’étude, également propres à faire réfléchir l’esprit : l’une est la recherche philosophique des principes, des conditions du régime représentatif, — et c’est celle-là sans aucun doute qui prêterait le plus aisément aux commentaires, aux rectifications que pourrait dicter l’expérience ; — l’autre est la partie plus purement historique où l’auteur, en décrivant quelques-unes des origines de la civilisation européenne, fait converger tous les progrès de la pensée politique vers l’établissement du gouvernement libre. M. Guizot ne poursuit son travail assez avant que pour l’Angleterre. L’éminent publiciste avait assurément un but politique en enfonçant ainsi dans l’histoire les racines du régime représentatif qu’il croyait le seul capable de protéger la société moderne en l’honorant ; mais, par ce côté même, il se distinguait profondément des propagateurs d’abstractions révolutionnaires. En rattachant le présent au passé, en montrant notamment, par l’histoire politique de l’Angleterre comment un peuple se développe, par quelle lente et mystérieuse élaboration il arrive à se donner une organisation virile, quelle large et juste place occupe toujours la tradition dans son existence, M. Guizot opposait la plus éloquente réplique aux reconstructeurs de sociétés à priori, à tous ceux qui prétendent asservir un peuple aux principes abstraits qu’ils forgent et aux illuminations de leurs cerveaux échauffés. J’ajouterai une chose : c’est qu’au fond, en s’attachant au sens de ce beau travail historique, on pourrait y trouver peut-être la réfutation de M. Guizot lui-même et de ses anis, de ceux en un mot qui tentaient avec éclat la naturalisation artificielle des institutions anglaises dans notre pays ; car enfin cette Angleterre libre et prospère dont on invoque l’histoire, comment a-t-elle atteint ce degré de grandeur politique ou elle est ? C’est en n’obéissant qu’à sa propre inspiration et à la loi intérieure de son développement national, par le mouvement original et spontané de son génie et de ses mœurs, par le plus opiniâtre et le plus héroïque travail sur elle-même, par le mépris des abstractions et des fictions, et souvent aussi par la combinaison d’élémens contradictoires, mais réels et vivaces. Nous avons pris à l’Angleterre l’appareil extérieur de ses institutions en prétendant le perfectionner ; nous avons calqué ses révolutions et ses changemens de dynasties : lui avons-nous pris son génie, ce caractère national trempé dans les luttes de son histoire, et par lequel vivent ses institutions ? Pouvions-nous même le lui prendre ? C’est ce qui fait dire aujourd’hui à M. Guizot que le régime représentatif ne peut avoir un type unique, qu’il doit se proportionner aux origines et aux destinées de chaque pays. Malheureusement, dans cette poursuite artificielle d’institutions qui ne naissaient point de nous-mêmes, nous nous sommes éloignés du but, nous avons laissé s’obscurcir la notion de nos propres besoins, des conditions réelles de notre propre existence, et tandis que notre ennemi, l’esprit révolutionnaire, grandissait autour de nous, au lieu de lui opposer la virilité d’un sentiment moral et politique intact, nous nous préparions à le combattre par des fictions. La révolution de février ne nous aurait rien appris, si elle ne nous avait point enseigné que nous avons à la combattre dans ses conséquences avec d’autres armes que des fictions, des mécanismes savans, — et même des réconciliations universelles de toutes les dynasties que nous avons poussées dans l’exil.
Il est très vrai, en effet, que cette révolution, à l’insu même de ses auteurs et de ses héros, aura été une époque décisive et féconde dans cet ordre d’avertissemens et de révélations morales. Elle nous aura contraints à replacer nos esprits en face de tous les grands problèmes de la vie humaine pour chercher des solutions meilleures ; elle nous aura révélé ce que nous paraissions ignorer : c’est qu’un peuple ne fait point impunément de son ame le réceptacle de toutes les contestations sur les devoirs les plus simples. Il est évident aujourd’hui pour nous que tout ce qu’on ôte de force à l’autorité ne profite pas nécessairement à la liberté, que tout ce qu’on enlève de respect à la loi divine ne tourne point à l’honneur de l’indépendance de la pensée humaine, qu’une révolution est un châtiment, et non un acte viril d’émancipation. Une chose surtout nous est apparue dans ces crises gigantesques : c’est la puissance bienfaisante de la règle. Supprimez la règle, vous aurez dans l’ordre politique ces catastrophes qui ont deux fois fait frissonner la France, — dans l’ordre intellectuel ce hideux dévergondage où s’est amorti et consumé notre génie, — dans l’ordre privé ces existences flétries et hasardeuses sur lesquelles se projettent parfois des lueurs sinistres. Ce que peut la règle, ne fût-ce que sous ce dernier rapport, voyez-le par cette mâle, et simple vie de M. de Maistre. C’est l’heure ou jamais de faire appel à ces leçons, et d’en tirer un principe pratique de conduite. Les momens de liberté morale accordés à un peuple entre deux révolutions sont courts. Peut-être sommes-nous encore dans une de ces trêves qui précèdent la réalisation de ces paroles de Bossuet : « Quand Dieu veut faire voir qu’un ouvrage est tout de sa main, il réduit tout à l’impuissance et au désespoir ; puis il agit. » Jamais ces paroles n’ont reçu de plus éclatantes confirmations que de nos jours ; mais souvenons-nous aussi que l’homme peut avoir sa place dans les conseils de la Providence autrement que par l’impuissance et le désespoir.
CH. DE MAZADE.
Les journaux ont appris à la plupart de nos lecteurs la mort déplorable de M. Alexis de Valon, un des collaborateurs les plus actifs de la Revue. Le 20 de ce mois, il s’amusait à conduire un canot à voile sur un petit lac, à quelque distance du château de Saint-Priest, qu’il habitait pendant l’été. Avec lui se trouvaient un de ses amis et deux dames de sa famille. Ce lieu est désert et l’habitation la plus rapprochée est à un quart de lieue. Le vent soufflait avec violence, et les dames voyaient avec inquiétude le bateau s’incliner. Pour les rassurer, M. de Valon leur racontait que, quelques mois auparavant, par un vent aussi fort, il avait essayé avec son frère de faire chavirer la même barque, mais que tous ses efforts avaient été inutiles. En parlant ainsi on virait de bord, et le canot chavira. Des quatre personnes qui le montaient trois parvinrent à gagner le rivage ; mais M. de Valon avait disparu. Il était excellent nageur, et, dans le premier moment de confusion, c’était à lui moins qu’à tout autre qu’on aurait pensé à porter secours. Quelques minutes de mortelle anxiété se passèrent avant qu’on pût le découvrir. On le trouva enfin, mais déjà sans vie.
M. de Valon n’avait que vingt-huit ans. Riche, marié depuis peu, doué d’un caractère heureux et charmant, personne n’avait plus de motifs pour aimer la vie, surtout dans le moment où il l’a perdue. Il était entouré de presque tous les membres de sa famille attachés à lui par la plus intime affection. Cette réunion, si difficile dans une famille nombreuse, ne datait que depuis quelques jours ; c’était pour ses funérailles qu’on s’était ainsi rassemblé.
Les lecteurs de la Revue n’ont publié les premiers essais de M. de Valon, publiés dans ce recueil à la suite d’un voyage en Espagne et en Orient. Plusieurs nouvelles intéressantes, un travail très remarquable sur le système des quarantaines, une étude historique sur le marquis de Favras, enfin, tout dernièrement, un excellent article sur l’exposition de Londres ont assuré à leur auteur une place très distinguée parmi les écrivains de notre époque. Ses œuvres forment aujourd’hui plusieurs volumes que la contrefaçon belge n’a pas manqué de reproduire. À la plus merveilleuse facilité, M. Alexis de Valon joignait le goût qui sait épurer un premier jet plein de verve. Son talent d’écrire se perfectionna, mais il conserva toujours le naturel et la liberté de l’homme du monde, tout en recherchant la correction avec la patience et scrupule d’un littérateur d’autrefois. Sous une forme légère, sous un ton cavalier et presque frivole, il laissait voir un talent d’observation applicable aux sujets les plus sérieux. Le monde lui a quelquefois reproché je ne sais quelle tendance au scepticisme en toutes choses, car nous vivons dans un temps où l’indépendance de l’esprit est presque un travers. Il est vrai que M. de Valon, plein de respect pour toutes les opinions honnêtes, tenait aux siennes, et à bon droit, car il n’en adoptait aucune à la légère et sans l’avoir bien examinée. Il n’avait pas plus de goût pour le paradoxe que pour la trivialité, et lorsqu’il croyait avoir de bonnes raisons pour le faire, il avait le courage de louer un homme ou un livre, fussent-ils condamnés par les honnêtes gens. Cette impartialité dans la critique, ce goût de l’examen et cette recherche du bien partout où il se trouve, sont rares aujourd’hui et méritent qu’on les remarque. Avec une modestie poussée peut-être jusqu’à la défiance de lui-même, M. Alexis de Valon est l’homme que j’ai connu le plus indépendant dans ses opinions des coteries politique ou littéraires.
Recherché comme il l’était, et obligé de consacrer beaucoup de temps à ce qu’on appelle les devoirs du monde, on s’étonnait qu’il pût trouver le loisir de travailler ; mais il y avait dans cette nature calme et contenue une habitude d’observation constante. En lisant un livre, il formait son style ; en causant au milieu d’une soirée, il étudiait les hommes. Bien qu’il aimât avec passion tous les exercices de son âge — et sa mort en est la triste preuve – il donnait la préférence aux amusemens de l’esprit, un peu abandonnés par notre société moderne. Il aimait les arts et en parlait bien. Il a fait de jolis vers, connus seulement d’un bien petit cercle d’amis, et il les improvisait avec une grace parfaite. Il ne manquait peut-être à M. de Valon qu’un peu d’ambition pour développer toutes les ressources de son esprit ; mais quelle ambition pouvait avoir un homme si heureux dans son intérieur, si aimé et si digne de l’être ? Le désir et la conscience d’être utile à son pays pouvaient seuls l’obliger à renoncer à son repos et à son indépendance. Cédant aux pressantes sollicitations de ses amis, M. de Valon avait promis de se présenter comme candidat aux prochaines élections de la Corrèze, où la mémoire des services rendus par son père et l’affection générale dont il était lui-même entouré lui assuraient de nombreux suffrages. La mort a rompu brusquement cette existence de tant d’avenir. Si quelque chose peut adoucir nos regrets, c’est la pensée que cet excellent jeune homme n’a connu de ma vie que ses joies et ses douceurs, et qu’il ne laisse après lui que des souvenirs chéris de tous ceux qui l’ont approché.
P. MÉRIMÉE.