Chronique de la quinzaine - 31 août 1865

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Chronique n° 801
31 août 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 août 1865.

Naguère tout ce qu’il y avait en Europe de diplomates corrects, rengorgée dans leur sagesse, fidèles aux bonnes traditions, se piquant de belles manières et de savoir-vivre, souriait et haussait les épaules au nom de M. de Bismark. C’était un casse-cou, un brise-raison, un rêveur loquace et vantard qui avait usé d’avance ses utopies à force de les divulguer à tout propos et à tout venant, et à qui l’on ne faisait pas l’honneur de le croire dangereux parce qu’on le trouvait ridicule. Nous voudrions bien savoir s’il y a en ce moment parmi les diplomates confits et déconfits des grandes et des petites cours quelqu’un qui pense encore que M. de Bismark soit moquable.

M. de Bismark a pour lui le succès. Il a remporté la victoire de Gastein, il s’approprie le Lauenbourg, il a Kiel sous le nom et sous le prétexte de la fantastique marine fédérale ; il a Rendsbourg, il a le Slesvig et les routes militaires du Holstein, il aura le canal qui doit joindre la Baltique à la Mer du Nord ; il est moralement et presque matériellement maître des duchés de l’Elbe. On peut en effet, quoiqu’elle soit en apparence, destinée à ne régler encore qu’une situation provisoire, considérer la convention de Gastein comme consacrant l’ascendant définitif de la Prusse dans la question des duchés. L’Autriche a cédé, l’Autriche abandonne la protection des états moyens ; une grande tradition allemande est ainsi détruite. La vieille diète est mise de côté, elle enregistrera passivement sous la double pression de la Prusse et de l’Autriche, les arrangemens concédés par l’Autriche à la Prusse. La Prusse enfin voit s’accomplir le plus impatient de ses vœux ; elle s’agrandit par un procédé qui fait planche pour l’avenir, suivant une méthode qui indique et détermine la voie de ses agrandissement futurs.

Malgré le peu d’attention qu’on prête à la politique dans cette saison de l’année, il est impossible de relever par un simple badinage ce qui vient de se passer en Allemagne. Ce qu’il y a de plus intéressant dans la comédie qui s’est dénouée à Gastein, ce n’est pas la pièce elle-même, c’est l’enseignement qu’elle donne sur la situation générale de l’Europe. La pièce a été curieuse sans doute : elle a eu tout d’abord et elle a conservé jusqu’au bout l’air d’un anachronisme. Après le fait accompli, on en est réduit à répéter un aveu que l’on a eu souvent ; l’occasion d’exprimer depuis quelques années : nous ne pensions pas que ces choses fussent possibles de notre temps ! — Eh bien ! oui, cela est encore possible de notre temps, et cela devrait nous engager à nous préoccuper de ce qu’est en effet notre époque. L’escamotage des duchés peut nous aider à comprendre certains faits de l’histoire, et nous rendre plus indulgens par exemple pour nos pères, qui ont laissé faire le partage de la Pologne, si nous ne voulons point être trop sévères envers nous-mêmes. On ne se figurait pas, il y a quelques années, que l’Europe, au point de vue des frontières des divers états, fût encore en voie de formation ; on pensait du moins que, si la carte devait être remaniée, c’était sous l’influence de certaines aspirations d’indépendance nationale et de certains principes de liberté politique. Il nous semblait que notre siècle eût ainsi donné son empreinte à la politique internationale : la configuration des états, leur extension ou leur diminution nous paraissaient devoir être la conséquence de la lutte engagée entre les principes anciens et les principes modernes, entre les idées de légitimité et de conservation et les idées de liberté et de nationalité, entre l’ancien régime et la révolution. La question était posée dans ces termes par les gouvernemens conservateurs aussi bien que par les partis libéraux. Ces gouvernemens avaient relevé leur cause d’une prétention de doctrine ; ils s’appelaient, en face de la propagande révolutionnaire, la sainte-alliance. Aussi les accidens de la lutte entre la révolution et l’ancien régime depuis 1815, si douloureux qu’ils aient pu être parfois, ont été moins surprenans pour l’esprit moderne que le présent épisode des duchés de l’Elbe. Quand à la suite des congrès de la sainte-alliance l’Autriche envahissait l’Italie ou la France entrait en Espagne, on ne voyait là que les conséquences naturelles de l’immense duel engagé en Europe. La contre-révolution abusait de ses forces et commettait des usurpations iniques ; mais on connaissait du moins son ennemi, et l’on attendait du prochain triomphe révolutionnaire la réparation de ses injustices, Ce qu’une victoire contre-révolutionnaire avait accompli au point de vue des arrangemens territoriaux, une victoire révolutionnaire pourrait le détruire. La politique prussienne dans les duchés rompt pour nous cette habitude d’esprit ; le coup de partie de M. de Bismark nous fait sortir de notre siècle.

C’est bien en effet, et sous tous les aspects, un échantillon de l’histoire politique du XVIIIe siècle que nous venons de voir. Ici aucun intérêt de haute doctrine sociale et politique, aucune maxime de droit, n’ont été mis en avant par le facile vainqueur. Le gouvernement prussien n’a eu en vue que son intérêt, et s’est servi de prétextes si futiles et si promptement désavoués par lui-même qu’il n’a dû son succès qu’à son adresse et à l’imbécillité des autres états européens, La Prusse brûle d’étendre son territoire ; la Prusse, qui est la plus petite et la moins peuplée des grandes puissances, la Prusse, qui se trouve géographiquement mal faite, veut porter ses ressources matérielles au niveau des prétentions de grand état que son ambition et son histoire lui ont inspirées. Elle a trouvé une occasion de satisfaire cette tendance ; elle l’a saisie avec autant de fermeté que d’habileté. Il n’est pas même question en cette circonstance des intérêts d’hégémonie allemande qui pourraient se confondre avec une aspiration de la race germanique à l’unité de gouvernement. Pour le cabinet prussien, la politique de nationalité est hors de cause ; il s’agit purement et simplement pour lui du développement du royaume dans l’ancien sens du mot. Sa politique de 1865 se rattache directement à la politique de 1765 : M. de Bismark n’entend procéder que du diabolique Frédéric II, il a mené l’affaire des duchés comme Frédéric avait conduit le rapt de la Silésie et la conspiration contre la Pologne. Aussi ce sont les vieux procédés qui ont été mis en œuvre : on a joué au plus fin, au plus hardi, au plus cynique ; on s’est fait un art et une gloire de la dissimulation et de la tromperie. On a commencé l’entreprise en se servant de certains prétextes, on l’a conclue en désavouant ces mêmes prétextes. On a fait la guerre au Danemark au nom du droit fédéral allemand, on en recueille les résultats au nom des intérêts prussiens. On a contesté les droits de succession du roi de Danemark au Slesvig-Holstein, on a mis en avant ceux du duc d’Augustenbourg, on a pris une conférence des puissances européennes à témoin des principes de droit public qu’on entendait faire prévaloir ; puis, du moment où le roi de Danemark a été dépouillé des provinces qu’on l’accusait de posséder injustement, on l’a reconnu comme seul légitime propriétaire de ces provinces que l’on se faisait céder par lui. Des droits de nationalité, des droits des duchés à se prononcer sur la forme de leur gouvernement, sur le choix de leur souverain, sur leur participation à l’administration de leurs affaires, il n’en a plus été question ; des droits du Bund à régler ces graves matières, il n’en a plus été question. Une fois entrée dans la maison, la cour de Berlin a fermé la porte au nez de ceux à qui elle avait annoncé qu’elle y entrait pour leur compte, et, se retournant vers eux, elle leur a dit : Chassez-m’en ! Dans le cours de ces belles transactions, on a eu d’ailleurs l’agrément de mettre à profit le concours reconnaissant de la Russie, de jouer la politique anglaise personnifiée dans l’empressé et candide lord Russell, d’exploiter un dépit de la France caché sous le platonique amour des nationalités, de forcer la main à l’Autriche humiliée. La gloire est aussi complète que le succès, et M. de Bismark peut demander aux détracteurs et aux jaloux si jamais partie fut mieux jouée.

C’est déjà beaucoup qu’un pareil tour de force diplomatique ait pu être exécuté de notre temps. Il serait extraordinaire, il nous paraîtrait impossible que cet événement n’eût point de graves Conséquences. Cette solution de l’affaire des duchés ne réveillera-t-elle point en Allemagne cette conscience publique qui doit y représenter les principes et les tendances de l’esprit moderne ? Ce succès du cabinet prussien est-il bien un succès allemand ? Est-ce ainsi que les patriotes au-delà du Rhin entendent le progrès de la cause nationale et l’acheminement vers l’unité ? Consentent-ils à une abdication par laquelle ils confieraient l’exécution de la politique nationale au dehors à un cabinet qui résiste à l’intérieur à l’expansion des idées libérales ? Ne sont-ils point confus d’avoir fourni par l’agitation imprévoyante à laquelle ils se sont emportés contre le Danemark, d’avoir fourni à M. de Bismark l’occasion d’un tel succès et de s’être préparé à eux-mêmes de tels désappointemens ? En présence de la situation nouvelle créée par l’ascendant du cabinet prussien, que devient d’ailleurs la confédération germanique ? Les petits états peuvent-ils être plus longtemps les dupes de la comédie qu’ils ont jouée dans ces dernières années ? Des hommes d’esprit et d’imagination, M. de Beust, M. von der Pfordten, s’étaient figuré qu’ils étaient de force à constituer une troisième Allemagne, qui ferait compter avec elle la Prusse et l’Autriche. Nous voyons aujourd’hui ce que devient cette troisième Allemagne quand la Prusse et l’Autriche sont d’accord. Où est maintenant cette jactance que montrait M. de Beust à la conférence de Londres ? Lui qui mettait un si naïf orgueil à passer des notes à lord Russell, au grand ministre d’un grand pays, aura-t-il l’audace de passer des notes à M. de Bismark, appuyé sur sa petite Saxe, que la Prusse, broierait en fermant ses mâchoires ? Nous le demandons encore une fois, ces faits, cette situation nouvelle ne remueront-ils rien dans la conscience germanique ? L’Allemagne réagira-t-elle contre les empiètemens de la cour de Berlin, ou bien, abattue par la déception qu’elle vient de subir, cherchera-t-elle ailleurs, comme toujours, des diversions ? Renoncera-t-elle à l’ambition de former des hommes politiques libéraux ? Se consolera-t-elle en produisant des gymnastes et des exégètes ? Voudra-t-elle toujours qu’on lui applique la vieille épigramme d’Érasme : Germani corporum proceritate et magiœ cognitione sibi placent ?

Il ne nous est point permis, à nous autres Français, d’assister avec une indifférence frivole à ce qui vient de se passer, à ce qui va se passer peut-être en Allemagne. Depuis la fin de 1863, nous avons été surpris de l’indifférence singulière manifestée par notre gouvernement à propos de la question danoise. Ce fut une grande erreur, on doit commencer à s’en apercevoir aujourd’hui, de croire que l’Angleterre était plus intéressée que la France dans l’affaire des duchés. La France n’est point une île, elle ne peut avoir une politique insulaire et se mettre à part de l’Europe quand en Europe on dédaigne ses conseils. Puissance continentale, tous les mouvemens qui s’accomplissent sur le continent touchent de près ou de loin à sa sécurité. Elle a beau feindre de les ignorer ou de n’en pas tenir, compte, elle est nécessairement atteinte par les accidens de la politique continentale. C’est la première fois peut-être dans notre histoire que nous aurons laissé rompre l’équilibre du Nord, comme si nous, n’avions nul intérêt à la conservation des monarchies scandinaves, qui ont toujours été des gardes avancées de La France, soit du côté de l’Allemagne, soit du côté de la Russie. Le coup porté à la monarchie danoise ne pouvait manquer de retentir sur nos intérêts, puisqu’il devait déterminer en Allemagne un changement de situation et d’influence. Or, depuis François Ier jusqu’à Napoléon, il est sans exemple que la France ait assisté à un changement de cette nature sans en être affectée. L’évolution allemande déterminée par l’affaire des duchés commence à s’accomplir aujourd’hui, et, nous le demandons, de l’Angleterre et de nous qui est le plus directement intéressé à cette situation nouvelle ? L’ascendant de la Prusse, accepté par la complaisance intéressée de l’Autriche, subi par l’impuissante faiblesse des états secondaires, modifie nécessairement notre position relative envers l’Allemagne. L’esprit remuant de M. de Bismark n’est point fait pour nous inspirer une entière sécurité ; les besoins et les tendances politiques de la Prusse nous avertissent qu’un succès tel que celui qui vient d’être obtenu par le cabinet de Berlin est le commencement de quelque chose. Les liens qui unissent maintenant les cours de Pétersbourg, de Berlin et de Vienne n’ont plus besoin d’être dévoilés par des indiscrétions de chancellerie, ils apparaissent dans les faits et dans la nécessité des choses. Le vieux faisceau est réformé ; la convention de Gastein le serre d’un nouveau nœud. Quel prix l’Autriche obtiendra-t-elle de ses complaisances ? On parle déjà d’une garantie qui, avec l’accord de la Prusse, serait donnée par la confédération germanique aux possessions allemandes et non allemandes de l’Autriche. Une telle mesure, quoiqu’elle n’eût qu’un caractère défensif, n’eût point été soufferte par le gouvernement républicain de 1848 ; elle serait moins tolérable encore aujourd’hui, car elle serait offensante et menaçante pour la France et pour des intérêts que nous protégeons. Il n’est pas même nécessaire que des rapprochemens semblables soient inscrits dans des actes officiels pour que nous ayons à nous en préoccuper ; c’est bien assez qu’ils nous soient révélés dans les faits. Un changement très grand est opéré dans la proportion des forces de la France vis-à-vis de l’Allemagne, si une alliance active et durable comme les intérêts qui l’ont produite se forme sous nos yeux entre la Prusse et l’Autriche ; et si la confédération germanique est destinée à être entraînée activement elle-même et dominée par cette alliance. Une grande force de coalition s’organise ainsi, et cette force ne peut menacer que la France. Voilà les conséquences qu’il eût fallu prévoir et prévenir dès le commencement de l’affaire danoise, et qui maintenant se présentent à nous avec le caractère d’un fait. Puisque les cours allemandes se sont remises à faire ainsi de la vieille politique, de la politique d’où les principes moraux sont exclus, et qui ne poursuit que des combinaisons de force par des tours d’adressée deux voies sont ouvertes à la France : ou bien il faut qu’elle aussi elle demande des garanties matérielles contre les agglomérations de forces qu’on prépare en face d’elle, ou bien, et c’est quant à nous la direction que nous préférerions, il faut qu’elle oppose à ces combinaisons l’ascendant de la force libérale et révolutionnaire, il faut quelle réalise chez elle les libertés que la révolution de 1789 lui a promises, il faut que par son exemple et par sa propagande elle crée en sa faveur une vaste et profonde diversion morale au sein des états qui reprennent le jeu périlleux des alliances d’ancien régime.

Tout le monde est d’accord que, si en 1863 la France et l’Angleterre se fussent unies avec une confiance mutuelle dans un commun effort, l’affaire des duchés eût reçu une solution plus équitable, et l’on eût prévenu la pensée même des alliances qui se sont formées depuis en Allemagne. Il serait oiseux de récriminer, sur un passé fâcheux ; il suffit pour le présent qu’il soit démontré qu’il n’y a rien de juste et de rassurant à attendre dans la politique européenne que de l’entente des deux puissances occidentales. C’est cette pensée qui semble présider aux courtoisies échangées en ce moment entre les marines de France et d’Angleterre. D’ailleurs la coïncidence est curieuse : c’est lorsque les deux plus puissans souverains d’Allemagne viennent de cimenter leur union par des arrangemens qui blessent à la fois l’équité, envers le Danemark, envers les duchés et envers la confédération germanique, que la France et l’Angleterre se montrent l’une à l’autre leurs escadres cuirassées et réunissent dans un esprit d’amitié cordiale ces engins de guerre qu’elles n’eussent pas même eu besoin d’employer pour calmer efficacement, il y a trois ans, l’effervescence germanique et pour s’épargner le désagrément que des négociations de Gastein et l’entrevue de Saltzbourg doivent aujourd’hui causer à chacune d’elles. Ces fêtes navales de Brest et de Portsmouth offrent un autre contraste plus agréable à l’esprit. Ces terribles escadres cuirassées sont nées d’une émulation, d’une rivalité naturelle centre la France et l’Angleterre, elles étaient le moyen d’attaque ou de défense que chacune des deux nations préparait contre l’autre. Aussi, pendant qu’on les construisait, quelle surveillance des deux côtés et quelle jalousie ! Que de controverses sur l’excellence de tel ou tel modèle de vaisseau, sur la force des armures, sur la puissance des canons ! Quels rêves se dressaient devant l’imagination quand on se représentait le choc épouvantable de ces navires, l’explosion des canons monstrueux, le craquement des plaques épaisses ! La première action de ces vaisseaux créés et mis au monde pour s’entre-détruire est au contraire de servir de décor et de théâtre à de joyeuses fêtes internationales ! Nous ne leur demandons point quant à nous d’autres services ; ils ont coûté cher, sans doute, et, comme on l’a montré récemment ici, l’expérience de la guerre des États-Unis ne permet guère de croire qu’ils jouent longtemps le rôle d’instrumens efficaces dans la tactique navale ; cependant ni la France ni l’Angleterre n’auront à regretter les dépenses que leur a imposées ce luxe naval, si elles ont le bonheur de n’employer jamais leurs vaisseaux de fer que comme des yachts de plaisance et des salles de danse où se rétablit gaîment l’entente cordiale.

La nouvelle Italie est un exemple Instructif du bien que peuvent produire la France et l’Angleterre quand elles s’intéressent à une même cause politique en suivant chacune les procédés qui lui sont propres. On peut considérer l’Italie comme n’ayant encore à s’occuper pendant longtemps que des questions intérieures. Ce ne sont aussi que des questions de cette nature qui excitent en ce moment en Italie un certain émoi. Il y a d’abord l’affaire des élections générales, qui auront lieu au mois d’octobre, des tiraillemens ministériels et une crise de cabinet, le tapage que fait la circulaire adressée aux chefs de corps par le général Petitti. Ce dernier document a créé en Italie une sorte de conflit entre la presse et l’armée. Le ministre de la guerre, ému par les attaques dirigées par un journal contre les sévérités imputées à un colonel, s’est laissé aller à un mouvement de susceptibilité militaire, et a fait appel en termes un peu vifs à l’esprit de corps de l’armée. La circulaire ministérielle a été suivie de quelques manifestations militaires qui semblaient hostiles à la presse et de violentes récriminations des journaux du parti avancé. C’est un conflit regrettable où des deux côtés on peut avoir manqué de prudence et de modération, mais, qu’il serait absurde de vouloir éterniser en l’envenimant. On peut adresser aux organes importans de la presse en Italie l’éloge que les Italiens ont mérité depuis leur émancipation : ils ont montré un véritable esprit politique. Nous espérons que l’esprit politique ne les abandonnera point en cette circonstance. C’est un des plus difficiles problèmes politiques des temps modernes que de faire vivre des institutions libres avec de grandes armées permanentes. Pour réussir dans cette conciliation de l’esprit militaire et de la liberté, il faut une adresse et un bonheur que la France elle-même n’a pas toujours possédés. L’Italie a besoin d’avoir une armée, et il n’y a pas d’armée sans esprit militaire. L’armée est la condition de l’indépendance future de l’Italie. Contre un retour offensif de l’Autriche, les journaux auraient malheureusement moins d’efficacité que des soldats et des officiers animés d’un vigoureux esprit militaire. La presse italienne doit donc respecter avec une patriotique sollicitude tout ce qui touche aux sentimens d’honneur et à l’esprit de discipline de l’armée. Les organes élevés de la presse comprennent cela en Italie, et ils ne consentiront point à soulever un funeste antagonisme entre les libertés, — qui sont la garantie intérieure, — et l’armée, — qui est la garantie extérieure de l’indépendance nationale. Peut-être cet incident eût-il excité une animosité moins vive si l’on n’eût été à la veille des élections, et si l’on n’eût cherché dans la circulaire du général Petitti une arme de parti. Nous ne pensons point que les élections qui vont avoir lieu puissent être pour l’Italie une épreuve difficile. Il n’y a eu parfois de dissentimens graves dans la péninsule qu’entre le parti d’action et le parti modéré, qu’il ferait mieux d’appeler le parti politique. Les chances du parti d’action n’ont jamais été bien grandes dans le corps électoral ; l’immense majorité des électeurs italiens, appartient au parti politique. La situation générale de l’Europe diminue encore aujourd’hui les chances du parti d’action, à qui les événemens font défaut. Au sein de la majorité des politiques, il n’y a point de dissidences profondes, et on les a toujours vus dans les chambres se réunir avec un louable esprit de conduite toutes les fois qu’un intérêt vital de l’Italie était en jeu. Les divisions ne commencent que sur des questions secondaires, et les changemens ministériels dépendant des variations des situations personnelles n’altèrent point la suite de la politique générale. La retraite annoncée de M. Lanzan motivée, dit-on, par des dissentimens sur la nomination de deux secrétaires-généraux, nous paraît donc devoir être considérée, à la veille des élections, plutôt comme un contre-temps que comme l’éclat d’une crise ministérielle dangereuse. Personne en Italie ne regardait le ministère actuel, dont M. Lanza était le personnage politique important, comme pouvant avoir une longue existence. C’était un cabinet de transition, qui sous la direction loyale du général Lamarmora, s’était chargé, après les tristes événemens de Turin, d’exécuter la convention du 15 septembre et d’opérer la translation de la capitale. Le ministère Lamarmora a honnêtement rempli cette mission patriotique. On voulait lui laisser faire les élections, mais on s’attendait à ne point le voir survivre à la réunion du prochain parlement. C’est un embarras sans doute qu’un ministre de l’intérieur se retire un mois avant les élections générales, mais ce n’est qu’un embarras. On nomme divers successeurs possibles de M. Lanza : M. Cantelli, ancien vice-président de la chambre des députés et actuellement préfet de Florence ; M. Vigliani, préfet de Naples, où M. Natoli, qui passerait du ministère de l’instruction publique à celui de l’intérieur. Dans tous les cas, le général Lamarmora paraît bien décidé à faire les élections, qui auront lieu dans les premiers jours d’octobre, et à convoquer la chambre pour le commencement de novembre.

Le projet de décentralisation élaboré à Nancy, dont nous avons déjà entretenu nos lecteurs, et les nombreuses et remarquables, adhésions données à cette étude par les principaux hommes politiques du pays commencent à occuper sérieusement l’attention publique. Il n’y a rien de plus simple et de plus digne d’applaudissement que l’œuvre modestement essayée par la réunion de Nancy. Quelques citoyens épris du bien public et dévoués au progrès politique de la France ont eu la pensée de faire sortir du vague cette idée de décentralisation caressée par tous ceux qui ont été frappés des obstacles que le développement de la liberté rencontre chez nous dans l’excès de la centralisation administrative. La France, depuis la révolution, cherche à fonder son gouvernement sur le système représentatif, c’est-à-dire à faire participer les citoyens par le mandat électoral au gouvernement du pays ; elle cherche en un mot à se gouverner elle-même. Ce que l’esprit de nos institutions dérivées de la révolution française a voulu faire pour le gouvernement général, il l’a voulu faire aussi pour l’administration. Le pays a été divisé et subdivisé en groupes administratifs ; à la tête de chaque groupe a été placé un agent du pouvoir central avec un organe représentatif formé par l’élection. Depuis la révolution française, les cadres du pouvoir et de ses agens et les cadres des assemblées représentatives demeurant les mêmes, toute notre politique constitutionnelle a roulé sur deux points : sur le partage des attributions entre le pouvoir exécutif et les assemblées représentatives, et sur le système électoral d’après lequel ces assemblées devaient être formées. Nous le répétons, toute notre histoire constitutionnelle depuis soixante-dix ans a porté sur ces deux points, et chacune de nos révolutions secondaires n’a fait que déplacer la limite des attributions entre le pouvoir et les assemblées représentatives ou déplacer la limite du droit électoral. On peut considérer désormais un de ces points comme résolu et définitivement écarté du débat. La révolution de 1848 a fondé le suffrage universel, la lutte sur le droit électoral est terminée ; mais il n’en est point de même du partage des attributions entre le pouvoir exécutif et les corps représentatifs nommés par le suffrage universel ; ici la lutte continue, et s’il y a en France au point de vue constitutionnel un parti libéral et un parti qui n’est pas libéral, c’est qu’il y a un parti qui pense que les attributions des assemblées représentatives doivent être augmentées et un parti qui pense le contraire, un parti qui réclame le couronnement de l’édifice et un parti qui accepte l’édifice tel qu’il est. Ce qu’on peut appeler les malheurs de la liberté dans notre histoire depuis la révolution forme la série des restrictions qui ont été imposées à l’action des assemblées représentatives. Cette histoire nous apprend qu’a plusieurs reprises les assemblées représentatives ont succombé sous les empiétemens du pouvoir exécutif, et que cette défaite des assemblées a été la conséquence de l’inexpérience ou des défaillances des corps électoraux de qui elles émanaient, et qui ont manqué ou de l’intelligence ou de la force nécessaire pour les soutenir. Cette histoire nous apprend encore que tout pouvoir exécutif triomphant a trouvé dans l’organisation de ses agens le moyen assuré de composer les fantômes d’assemblées représentatives dont il avait besoin pour faire consacrer ses empiétemens. Cette longue expérience a donc démontré à tous ceux qui ont réfléchi sur la destinée politique de notre pays que la liberté ne serait fondée en France que lorsqu’on l’aurait fortement assise aux premiers degrés, de la hiérarchie représentative en limitant à ces degrés mêmes, conformément aux intérêts de la liberté, le partage des attributions entre les agens du pouvoir exécutif et les assemblées destinées à représenter les groupes de la commune, de l’arrondissement, du département. C’est cette pensée d’étendre autant que possible, dans une mesure compatible avec les intérêts généraux du pays, l’action des citoyens et des assemblées qui les représentent dans la sphère de la commune, de l’arrondissement ou du canton, du département, — c’est cette pensée essentiellement libérale, inhérente aux principes de 1789, conforme aux constitutions votées par nos premières assemblées révolutionnaires, que l’on exprime par le mot de décentralisation, — mot impropre peut-être parce que tout ce qui peut mêler davantage les citoyens à la délibération et à la direction de leurs affaires, tout ce qui peut leur apprendre à se gouverner doit au contraire assurer et fortifier la centralisation morale et matérielle, la centralisation vivante du pays.

La question que nos volontaires de Nancy ont mise à l’étude et ont proposée à une enquête d’opinion est si conforme au progrès de la vie politique en France, aux traditions libérales, à l’idée de 1789, qu’elle ne pouvait être accueillie qu’avec une loyale sympathie par les libéraux démocrates auxquels elle était soumise. Pour notre compte, nous avions pensé que ce projet serait pris en considération par tous les organes des opinions libérales et n’était exposé qu’aux attaques de la presse officieuse. Nous nous étions trompés : le projet de Nancy a eu l’étrange fortune d’être rejeté sur une fausse étiquette du sac par une partie de la presse démocratique, à laquelle nous avions prêté jusqu’à présent plus d’ouverture d’esprit, plus d’intelligence politique, un zèle plus éclairé pour l’éducation de notre pays. Les écrivains dont nous parlons ont traité, à ce propos, avec un sans-façon plaisant les représentans de la démocratie libérale qui ont adhéré au projet de Nancy. Ces démocrates égarés ont manqué, suivant leurs censeurs, à la vraie tradition révolutionnaire, ils n’ont pas compris ce qu’ils faisaient, ils ont été dupes d’un malentendu, et ont côtoyé la trahison parce que les idées pratiques et désintéressées qu’ils ont approuvées ont eu la mauvaise chance de ne pas déplaire à M. de Montalembert et à M. de Falloux ! Là-dessus on a ressuscité le souvenir de nos vieilles luttes révolutionnaires ; on a fulminé l’anathème contre les néo-fédéralistes, on a dénoncé les décentralisateurs comme ceux qui fraient la voie aux restaurations. Ç’a été un émoi, un bruit, ce que les Irlandais appellent un row. Ce qui rend cette excommunication plus amusante qu’irritante, c’est qu’elle tombe sur des esprits éminens qui sont l’honneur et l’action vivante du libéralisme démocratique de notre époque, sur des penseurs élevés et désintéressés tels que MM. Vacherot et Jules Simon, sur des hommes jeunes et zélés tels que MM. Lanfrey, Ferry, Hérold ; nous ne nommons point MM. Jules Favre, Pelletan et les autres. Nous croyons n’être pas plus suspects de tendresse que les écrivains auxquels nous faisons allusion pour la politique de MM. de Montalembert et de Falloux, et parce que ces messieurs penseront comme nous sur les excès de la centralisation en France, nous ne nous préparons point à penser comme eux sur les avantages de la centralisation catholique à Rome. Nous ne saisissons point le rapport qui peut exister entre des décentralisateurs et des artisans de restaurations. Cette horreur des restaurations ne sied d’ailleurs à personne en France. Des restaurations, tout le monde en a fait, et après la restauration de la république nous avons celle de l’empire. Nous éprouvons pour notre part une sincère sympathie pour tous ceux qui se réclament de la révolution française, même lorsqu’ils nous paraissent se tromper ; mais nous avertissons ceux qui cherchent à la centralisation une origine conventionnelle et qui oublient qu’elle date de la constitution consulaire, que parmi les vieilles choses qu’on peut avoir la fantaisie de restaurer celle qui a le moins de chance de plaire à la France de l’avenir est la résurrection du jacobinisme mâtiné d’absolutisme.

Jacobinisme à part, nous ne pensons point que peux qui se sont intéressés aux travaux intellectuels et à l’élaboration des systèmes politiques de notre époque puissent laisser passer sans un témoignage de regret la mort récente de M. Buchez. Quand on étudiera avec calme les variations de la pensée française à notre époque, on ne s’arrêtera point sans une sympathie respectueuse devant les images de ces curieux chercheurs de notre temps parmi lesquels M. Buchez a occupé un rang distingué. Il y a eu un moment singulier dans notre siècle où de belles âmes ont apporté une sorte de flamme religieuse dans la poursuite de la vérité politique. Il y a eu de nos jours des hommes qui ont été des chercheurs désintéressés et dévoués de vérités morales et sociales. M. Buchez a été de ceux-là. Il avait été, avec son ami Bazard, un des fondateurs du carbonarisme en France. Il fut ensuite frappé du nouveau christianisme de Saint-Simon. Plus tard, les tendances morales de la doctrine saint-simonienne le rebutèrent ; la réhabilitation de la chair répugnait à cette âme austère. Alors deux attractions s’emparèrent de son esprit : le christianisme et la révolution française. La démocratie évangélique et la ferveur épurée du génie révolutionnaire lui parurent se réconcilier. Il s’habitua bientôt à regarder la révolution française comme la réalisation du christianisme en politique. Ce travail d’idées, qui a fait depuis bien du chemin, était accompli et exposé par lui plusieurs années avant que M. de Lamennais en donnât la formule éclatante et populaire dans les Paroles d’un croyant. Ce zèle touchant de la vérité, ce génie de charité politique, allèrent sans doute se heurter à bien des erreurs ; mais peu importe : il y avait là une noble droiture de conscience, un admirable désintéressement, et en apprenant la mort de l’ancien président de la constituante, nous nous rappelions avec émotion le temps où au collège nous nous cotisions pour souscrire entre camarades un abonnement au journal de M. Buchez, l’Européen.

E. FORCADE.


ESSAIS ET NOTICES.
LA CHAMBRE DES COMMUNES D’APRES UNE STATISTIQUE ANGLAISE[1].


Tout récemment, l’attention publique se portait vers les élections anglaises, les agitations qui en sont inséparables. Dans la plupart des bourgs et dans plusieurs comtés, le débat électoral a roulé sur la réforme parlementaire ; les candidats ont dû fournir à ce sujet des explications précises et dans beaucoup de cas prendre des engagemens. Les incidens politiques qui avaient servi de prétexte à un atermoiement n’existent plus ; en Europe, les difficultés graves ont disparu, et les chancelleries n’échangent que des notes insignifiantes depuis le triste abandon de la Pologne et du Danemark. En Amérique, la guerre civile a heureusement cessé, et les susceptibilités de puissance à puissance y sont contenues par les ruines à réparer ? L’Inde est florissante et tranquille ; ses finances, grâce au coton, n’ont jamais été sur un meilleur pied. Dégagée des soucis extérieurs, l’Angleterre a donc une heure de pleine trêve pour réfléchir à son mécanisme constitutif et y apporter telles modifications qu’il lui conviendra avec une entière liberté d’esprit.

Les partis, sur cette question de réforme parlementaire, sont tous liés par des promesses dont il leur serait bien difficile de se dégager ; Ni lord Derby ni lord Russell n’en ont contesté la nécessité ; tous deux ont déclaré à diverses reprises qu’ils avaient leurs plans et qu’ils en saisiraient les communes dès que l’opinion publique s’y montrerait moins indifférente ; M. Bright a aussi le sien, et l’a introduit dans le parlement par voie de motion. Entre ces plans connus ou inconnus, il y a nécessairement de grandes distances ; mais le mot de réforme leur est commun, et c’est déjà beaucoup ; il s’agit toujours d’avancer plus ou moins, de porter la hache dans des privilèges caducs d’où la vie se retire pour faire place à des droits plus légitimes et doués de plus de vie. Une répartition plus équitable des sièges au parlement, telle est la formule qui prévaut à travers des modes variés et des intentions qui ne sont pas toutes sincères. On convient d’ailleurs qu’avec les déplacemens de la richesse et de l’activité la représentation du pays ne peut pas rester seule immobile. Il semble qu’il est temps d’agir ou du moins de préparer le terrain pour l’action. La chambre qui vient d’être être nommée serait ainsi appelée à abréger elle-même l’exercice de ses pouvoirs par un changement dans les conditions de son mandat, et à ouvrir aux institutions en vigueur un lit plus large et mieux approprié au temps où nous vivons.

Cette circonstance ajoute un intérêt de plus à une épreuve qui est toujours critique. Aussi les projets ne manquent-ils pas. Nous avons sous les yeux celui de M. David Chadwick, nous verrons bientôt en quoi il consiste ; mais ce qu’il a de plus précieux pour nous, ce sont des tableaux très exacts de la composition de la chambre des communes, rapprochée du chiffre de la population et de celui du revenu territorial. On voit ainsi d’un coup d’œil les disparates qui règnent dans la distribution des sièges et les inégalités qui de comté à bourg et de bourg à ville altèrent l’équilibre du droit de suffrage. C’est le legs des anciens temps qui s’en va lambeau par lambeau, mais qui n’en demeure pas moins le canevas sur lequel toutes les réformes s’opèrent.

L’acte de 1832 avait porté à ce régime des atteintes profondes qu’il est bon de rappeler. Il avait enlevé leurs franchises, c’est-à-dire la disposition d’un siège, à 56 bourgs d’une population de 1,200 à 3,961 âmes, réduit 30 autres bourgs entre 2,525 et 8,915 âmes à un siège au lieu de deux, et un bourg de 7,700 âmes à deux sièges au lieu de quatre. En même temps il avait investi 22 bourgs nouveaux, entre 23,129 et 359,864 âmes, du droit de nommer deux membres au parlement, et 26 bourgs, entre 10,339 et 40,786 âmes, du droit de nommer un membre. Même remaniement dans les comtés : l’un, d’eux, le Yorkshire, avait à disposer de six sièges au lieu de deux ; 26 comtés, de quatre au lieu de deux ; 7 comtés, de trois au lieu de deux ; 1 comté, de deux au lieu d’un. Enfin un siège nouveau était créé pour l’île de Wight. En plus ou en moins, il y avait, dans cette nouvelle répartition, 172 modifications fondamentales. Le nombre total des sièges restait le, même, — 658 après comme avant.

Voici trente-trois ans que cet acte de 1832 est en vigueur, et la chambre, des communes de 1865 a été nommée d’après les règles qu’il a prescrites. Jusqu’à quel point cette façon d’opérer répond-elle au chiffre de la population et à l’état des fortunes ? Le tableau suivant va l’indiquer.


Nombre des membres du parlement Population d’après le recensement de 1851 Nombre des électeurs légaux Revenu territorial
Comtés.
Angleterre et pays de Galles. 159 10,495,930 506,654 60,564,288 l. st.
Écosse 30 1,726,620 50,403 7,937,063
Irlande 64 5,960,109 149,354 9,825,190
253 18,182,659 706,411 78,326,541
Bourgs et villes.
Angleterre et pays de Galles. 337 7,443,822 435,604 42,898,247 l. st.
Écosse 23 1,136,122 49,668 4.636,715
Irlande 41 878,480 29,633 2,089,191
401 9,458,374 514,905 49,624,153
Total des comtés, bourgs et villes.
Angleterre et pays de Galles 496 17,9399,752 942,258 103,462,535 l. st.
Écosse 53 2,862,742 100,071 12,573,778
Irlande 105 6,838,539 178,987 11,914,381
654[2] 27,641,033 1,221,316 127,950,694 l. st.

Dans un second tableau, M. David Chadwick dégage le sens du premier, et fixe par le calcul le nombre moyen de population, de revenu territorial et de votans légaux, ou, comme nous disions autrefois en France, de censitaires que représente chaque membre de la chambre des communes. L’unité du second, tableau que nous offre M. Chadwick est donc le siège au parlement ; les autres quantités qui se rapportent à la population, au revenu et au vote démontrent l’irrégularité des proportions actuelles.


Rapport de 1 membre du parlement au chiffre de la population Rapport de 1 membre du parlement au chiffre des électeurs légaux Rapport de 1 membre du parlement au chiffre du revenu territorial
Comtés. liv. st.
Angleterre et pays de Galles. 56,012 3,1865,930 380,907
Écosse 57,554 1,680 264,568
Irlande 93,126 2,333 153,518
Moyenne 71,828 2,792 309,591
Bourgs et villes.
Angleterre et pays de Galles. 22,028 1,292 127,294
Écosse 49,396 2,159 201,596
Irlande 21,425 722 59,955
Moyenne 23,586 1,284 123,751
Total des comtés, bourgs et villes.
Angleterre et pays de Galles 36,168 1,899 208,593
Écosse 54,014 1,888 237,241
Irlande 65,128 1,704 113,470
Moyenne 42,264 1,867 195,643

Les inégalités de proportions contenues dans ce tableau se signalent d’elles-mêmes. Il n’y a d’accord, pour les nombres ni entre les trois parties du royaume, ni entre les comtés, les bourgs et les villes, pris collectivement ou séparément ; ce ne sont que des chiffres de hasard, sans concordance, et qui ne relèvent d’aucune règle uniforme.

La représentation moyenne de chaque membre de comté est :


Population Revenu territorial
En Angleterre 66,000 380,000 l. st.
En Écosse 57,000 264,000
En Irlande 93,000 153,000

La représentation moyenne de chaque membre de bourg ou de ville est :


Population Revenu territorial
En Angleterre 22,000 127,000
En Écosse 49,000 201,000
En Irlande 21,000 50,000

La représentation moyenne de chaque membre portant sur la totalité de la chambre des communes est :


Population Revenu territorial
42,000 195,000

Ces chiffres exposés, M. David Chadwick se demande s’il y a un motif vraiment valable pour que la représentation du comté ne dérive pas du même principe et ne soit pas placée sur le même pied que celle du bourg. Pour remédier à cette inégalité comme à tant d’autres qu’il signale, et dont se préoccupent les personnes en quête de réformes, il propose un plan des plus simples. Il voudrait que le droit d’élire un membre au parlement résultât d’une prescription fixe et uniforme, qui serait 10,000 âmes de population et 50,000 livres sterling de revenu territorial où immobilier, en y comprenant les terres, les maisons, les ateliers, les chemins de fer, les canaux, en un mot tout ce qui est assujetti à une taxe foncière. Il fournit à l’appui une échelle de proportion jusqu’à 500,000 âmes de population et 5 millions de revenu, lesquels permettraient de disposer de six sièges. Au-dessous du premier de ces termes (10,000 âmes et 50,000 livres de revenu), le droit s’éteindrait au-dessus du second (500,000 âmes et 5 millions de livres), ce droit ne pourrait dépasser sept sièges, qui seraient la limite des grandes agglomérations. Sur cette base, M. Chadwick a fait le calcul des modifications que son procédé entraînerait, et il arrive à 205 retranchemens sur la composition de la chambre actuelle, dont 175 pour l’Angleterre et le pays de Galles, 3 pour l’Ecosse et 25 pour l’Irlande. Ces vides seraient comblés par un renfort équivalent de 205 membres, renfort qui serait obtenu si l’on ajoutait 133 nouveaux sièges aux anciens sièges des comtés, 60 aux bourgs ayant déjà qualité pour élire, et si l’on créait 12 sièges en faveur de bourgs qui n’ont pas aujourd’hui de représentation.

Dans ces conditions, la réforme indiquée comprendrait 410 changemens, c’est-à-dire plus du double des changemens réalisés en 1832. Il est douteux que le parlement se prête désormais à de telles coupes réglées. Il est moins probable encore qu’il consente à asseoir la représentation sur des bases numériques qui seraient invariables, et ne tiendraient compte que de la population et du revenu en faisant abstraction de la qualité des hommes. La simplification d’ailleurs ne serait qu’apparente ; on ne coupe pas facilement en cases de damier un pays qui a des divisions déjà faites, et qu’on s’accorde à respecter. Certains privilèges résisteraient, ceux d’Oxford et de Cambridge entre autres, qui, avec quelques milliers de docteurs et maîtres ès arts réunis en comité électoral, envoient quatre membres au parlement. Le moyen imaginé par M. Chadwick est donc condamné d’avance ; il pèche par excès d’équilibre. Celui de M. Bright a une tout autre autorité, et pourtant il n’a réuni dans la chambre des communes qu’un nombre très limité de voix. M. Bright n’a pas procédé mathématiquement ; il a étudié un à un les comtés, les bourgs et les villes, et les a un peu arbitrairement réduits ou relevés dans leurs attributions respectives. Tandis que M. Chadwick s’attache à donner plus de poids aux comtés dans la balance des forces, c’est vers les grandes villes et les centres populeux que M. Bright incline plus volontiers. Pour n’en citer que deux exemples, il porte à 38, membres le contingent des villes et bourgs du Lancastre, au lieu de 22 membres, qui sont le chiffre actuel, et réclame 28 membres, en place de 12 pour les paroisses du Middlesex qui font partie de l’agglomération de Londres. La combinaison n’est plus numérique, elle est ouvertement politique, et M. Bright ne s’en cache pas ; il entend fortifier son parti et affaiblir ses adversaires. C’est au nom des radicaux qu’il parle, ce sont les élémens favorables aux radicaux qu’il enrégimente et cherche à mettre en ligne pour un combat d’influences. Quand la réforme sera vraiment mûre, les conservateurs et les whigs feront le même calcul et déploieront le même zèle, pour la, défense de leurs commettans. Chacun plaidera pour son comté, son bourg ou sa ville ; sur tout détail, les positions comme les opinions seront en jeu. Pour les individus, il y va de leurs sièges ; pour les partis, de la puissance.

De toute façon, ce remaniement sera le premier et le principal objet de la réforme parlementaire, si on l’entreprend. Il faut ajouter qu’une chambre une fois, nommée en perd volontiers le goût ; elle aime mieux durer que se congédier de ses propres mains. Celle dont les pouvoirs viennent d’expirer en est la preuve ; elle s’est séparée sans avoir fait un effort proportionné aux engagemens pris. L’élan de 1832 ne s’est pas reproduit ; il est vrai que les circonstances, ne sont plus les mêmes. Le scandale était alors flagrant. Quelques bourgs ne comptaient que 13, 12, 8 électeurs ; deux, Gatton et Old Sarum, n’en avaient qu’un. Dans les villes, les choix appartenaient aux maires et aux aldermen assistés de quelques bourgeois au nombre de 12 ou 16. Lord Grey avait pu dire en pleine chambre que la majorité, alors de 330 membres, était le produit de 15,000 suffrages, et lord John Russell ajoutait, en défiant les démentis, que 7 pairs faisaient arriver sur les bancs des communes 63 de leurs créatures. Aujourd’hui l’abus est moins criant et n’a plus cet excès d’impudeur, il ne s’agirait que de faire un triage dans les bourgs et les villes dont la population flotte entre 3,000 et 8,000 âmes, et qui disposent encore d’un ou de plusieurs sièges. C’est une besogne de détail, presque nominative, délicate par conséquent. Il n’en est pas moins urgent qu’elle s’achève. On ne peut pas toujours se couvrir du motif, assurément fondé, que la représentation actuelle, tel qu’elle est, réfléchit avec assez d’exactitude les opinions sensées du pays, et les intérêts démontrés de toutes les classes. Ce fait ne prouverait qu’une chose, c’est que les hommes valent mieux que le mécanisme d’où ils procèdent. Il y a d’ailleurs des ombres au tableau, ce sont les actes de corruption, et l’achat direct ou indirect des suffrages. Dans un pays scrupuleux, à beaucoup, d’égards, on s’étonne, que de telles traditions persistent, et que tant de membres des communes se résignent, pour atteindre leurs sièges, à passer par ce marchepied déshonoré. C’est d’ans les petits bourgs, ceux qu’on nommait, des bourgs pourris, que la contagion est née. Tout bourg, qu’on raie de cette catégorie est un foyer d’infection de moins. A mesure que les nombres s’élèvent, les entreprises sur les consciences sont plus coûteuses, et par suite deviennent plus rares. Les bons exemples feront le reste, et il est opportun de rappeler celui qu’a donné M. John Stuart Mill. Sur l’offre qui lui avait été faite d’une candidature dans l’une des circonscriptions de Londres, il n’a consenti qu’à la condition d’être affranchi des servitudes et des charges qui enlèvent à un mandat son caractère le plus précieux, le mouvement libre et spontané des mandataires. Cette hardiesse l’a bien servi, et la voie est ouverte à ceux qui voudront, au prix de quelques risques, concourir à cette révolution morale.

Cette nécessité d’augmenter les nombres des votans pour diminuer les vénalités est le grand argument des radicaux et de la fraction des whigs qui s’en rapproche par les opinions. A leurs yeux, il n’y a qu’un moyen sûr d’y aboutir, c’est l’élargissement des cadres électoraux. Le Royaume-Uni ne comte que 1,221,000 électeurs, qui font une assez médiocre figure auprès des 10 millions qui couvrent nos listes. Nous avons à peu près 1 électeur pour 4 habitans ; les Anglais n’en ont qu’un sur 23 : ils ne seront à notre niveau que lorsqu’ils auront 7 millions d’électeurs. Comme on le voit, les distances, sont grandes. Les conditions de l’électorat sont pourtant assez larges chez nos voisins ; on y peut arriver de diverses manières. Tous les anciens francs-tenanciers qui jouissent d’un revenu annuel de 40 shillings sont inscrits de droit ; c’est un legs de la conquête normande que l’acte de 1832 a respecté. Il existe aussi une clause connue sous le nom de clause Chandos, qui confère le droit d’élire à tout citoyen justifiant qu’il est propriétaire d’une maison ou d’un bien valant 40 livres sterling. Ces deux catégories relèvent de l’ancienne coutume, qui n’est guère applicable qu’aux élections de comtés. Pour les bourgs et les villes, la formalité se réduit à une clause très simple. Est électeur tout propriétaire où locataire d’une maison ou partie de maison qui représenté 10 livres sterling de loyer. Le droit est donc inhérent à un certain minimum de valeur locative. C’est là-dessus que le débat peut se rouvrir. Cette base est-elle la meilleure ; ou bien convient-il de lui en substituer une autre, par exemple les taxes auxquelles toutes les classes de la communauté sont assujetties, et qui feraient descendre le droit d’élire dans des masses plus profondes. Il y a plusieurs projets dans ce sens ; il y en a d’autres qui, en conservant le loyer comme étalon, abaissent de quelques livres sterling le minimum de quotité exigé par la loi actuelle. De ces projets prématurés il n’y a rien à conclure ; de tels actes ne sont sérieux que quand ils prennent une forme régulière et se produisent sous la responsabilité du gouvernement ou des grands partis : nous les verrons à l’œuvre ; mais on peut prévoir d’avance que le droit d’élection, quoi qu’il arrive, sera placé où il doit être pour être exercé avec discernement. Les portes ne seront pas ouvertes sans mesure ni réserve. L’Angleterre attache au suffrage politique un certain prix et n’est pas d’humeur à le jeter à tous les vents ; elle ne jouera pas sur un coup de dés, comme de bien des côtés on l’y invite, l’économie entière d’un régime d’où elle a tiré une bonne partie de sa grandeur.


LOUIS REYBAUD.


RECHERCHES NOUVELLES SUR LE SYSTÈME PÉNITENTIAIRE,[3].


Lorsque nous disions récemment dans la Revue[4] que tout semblait annoncer le réveil de la question pénitentiaire, nous étions loin de penser qu’à l’instant même, et comme par enchantement, cette question allait être ravivée et rajeunie. Chacun sait d’où lui vient cette bonne fortune, simple et rapide effet d’un premier mouvement d’une grâce et d’une bonté d’autant plus souveraines qu’il s’agissait de la population si intéressante des jeunes enfans détenus. Rien de mieux assurément, rien de plus heureux ; il nous sera cependant bien permis de dire que c’est surtout aux amis de la réforme pénitentiaire qu’il appartient de s’en réjouir. Ils savent en effet, et de vieille date, qu’autant ils ont à redouter l’indifférence et l’oubli, autant ils sont autorisés à beaucoup attendre de l’examen et de la discussion. C’est là qu’est en définitive leur force véritable. N’est-ce pas ainsi que, quand il s’est agi démontrer tout d’abord le vice incurable et l’insuffisance avérée des modes actuels de répression, la discussion a fini par exercer un tel empire qu’après de trop longues incertitudes on peut affirmer que l’unanimité s’est faite ? N’oublions pas cependant, pour être juste, que nul autre sur ce point n’a mené la démonstration aussi vaillamment que M. le conseiller Bonneville, particulièrement dans son dernier ouvrage sur l’amélioration de la loi criminelle[5]. Toutefois, lorsque ce premier point vidé, on dut songer à déterminer quel était entre les divers systèmes celui qui pouvait le plus efficacement agir au point de vue de l’intimidation préventive et de l’amendement moral des détenus, les avis furent longtemps partagés. Dès lors, comme il arrive à peu près toujours en pareil cas, on en vint à essayer de nombreuses combinaisons mixtes ou intermédiaires, participant à la fois de la détention en commun et de l’isolement. Ces tentatives, il faut le dire, ne furent pas heureuses : aussi, après cette première phase de doute et d’hésitation, très laborieusement traversée, fut-on conduit, irrésistiblement en quelque sorte, à chercher dans la détention cellulaire un refuge contre des tâtonnemens sans résultat et des expériences en sommé fort malencontreuses.

C’était donc un pas en avant ; on en retrouve partout la trace, mais on ne la rencontre nulle part aussi profonde et aussi vive que dans les délibérations de la grande assemblée de 1857 qui s’appela depuis le « congrès de Francfort. » On y vit accourir de tous les pays civilisés, et en très grand nombre (quatre-vingts au moins), les hommes les plus compétens : des membres de diverses assemblées représentatives, des magistrats éminens, de hauts fonctionnaires de l’ordre administratif, des directeurs ou employés supérieurs des prisons, des médecins spécialistes, des aumôniers. appartenant à toutes les communions chrétiennes. L’assemblée fut présidée par M. Mittermayer, sans contredit l’une des gloires de l’Allemagne : elle se prononça énergiquement en faveur du régime cellulaire. Un trait qu’il est bon de noter, c’est que l’illustre président du congrès jusque-là l’adversaire du système de Philadelphie, en devint à Francfort le défenseur ardent et convaincu. Le principe semblait conquis sans retour : il ne s’agissait plus que de l’application ; aussi est-ce de ce côté que se tournèrent très vivement les esprits, M. Mittermayer fut un des premiers à entrer dans cette voie, et immédiatement, après le congrès de Francfort il publia un écrit très remarquable où il résumait en douze points les conditions que doit réunir une bonne prison cellulaire.

Bien avant cette époque, le vénérable président de la société néerlandaise pour l’amélioration des prisonniers, M. W.-H. Suringar, annonçait, dans un discours qui eut un grand retentissement, que les régens de la prison d’état à Leeuwarde avaient reconnu unanimement, à la suite de vingt ans d’études ; qu’il y avait lieu de préférer le régime de l’isolement. Depuis, et en 1860, il exprimait encore sa conviction avec un redoublement d’énergie dans un écrit où le système cellulaire est considéré à tous les points de vue et apprécié par chacun de ses effets. Avec M. Suringar, nous sommes cependant, qu’on y songe bien, en Hollande, pays de bon sens et d’honnêteté proverbiale, où l’on ne se paie pas de mots, où les chimères et les visions fantastiques n’ont jamais, dit-on, beaucoup hanté les esprits. C’est encore de ce pays que nous viennent ces paroles écrites d’hier dans l’avant-propos de la traduction française du discours de M. Suringar par M. Camille Ramperti, ancien consul-général de Hollande à Milan, esprit très sérieux et depuis longtemps préoccupé de la question. « Quatorze ans se sont écoulés depuis que ce discours a été prononcé ; beaucoup de bien a été acquis et obtenu depuis dans de nombreuses conférences et délibérations. L’échange des diverses opinions touchant le meilleur système pénitentiaire a été fréquent, et le résultat d’une haute importance, c’est la conviction presque unanime qu’au système cellulaire pur doit décidément être accorder la préférence. »

Tandis que le mouvement de la réforme s’accréditait ainsi dans le nord, le midi ne pouvait y demeure, à son tour absolument étranger. Le livre d’un observateur, compétent et zélé du régime des prisons dans divers, pays de l’Europe, M. N. d’Alfaro, en est un curieux témoignage, et certes ce fut une bonne inspiration du gouvernement espagnol que de lui confier cette grave étude. Du moins peut-on dire, et ce ne sera pas un faible éloge, que M. d’Alfaro l’a entreprise et accomplie sans parti-pris, avec un profond désintéressement d’esprit et le plus sincère amour de la vérité. On voit bien qu’il n’a eu d’autre préoccupation que celle de la difficulté de la tâche et de la responsabilité qu’elle comporte. Du commencement à la fin, le problème n’a pas cessé un moment d’être présent à sa pensée avec ses plus légitimes et ses plus sérieuses exigences. Pour lui comme pour tous deux qui veulent y bien regarder, ce problème se résume dans les termes suivans : d’une part, il faut réduire de plus en plus le nombre des crimes et des délits ; d’autre part, il faut rendre les condamnés à la liberté dans des conditions telles que la peine subie constitue préventivement un obstacle véritable à de nouveaux méfaits, si même elle n’est point par sa nature et ses effets le principe et, dans une certaine mesure, le gage du retour au bien.

Voilà bien la question posée on ne peut plus correctement. Pour chercher la vraie solution, M. d’Alfaro a vu de près tous les établissemens pénitenciers, particulièrement en Suisse, en Allemagne, en Angleterre et en France : il a examiné tous les systèmes, il a étudié toutes les hypothèses, et c’est après ce grand et long travail qu’il conclut, dans sa plus intime conviction, pour la détention cellulaire. A l’égard des simples prévenus, sa conclusion est péremptoire et absolue : dans ce cas, la détention en commun serait, à ses yeux, un odieux oubli de la protection qui leur est due. Quant aux condamnés, il admet également la détention cellulaire, — à deux exceptions près cependant. Il suppose d’abord que, dans ce régime, la surveillance intérieure, combinée avec l’action du patronage, pourrait, dans beaucoup de cas, permettre la concession plus ou moins prompte de la liberté provisoire en faveur de ceux qui en seraient jugés dignes, sauf leur réintégration s’ils trompaient ces espérances : ce serait là une première exception. La seconde serait celle-ci : lorsqu’il s’agirait des peines à perpétuité ou d’une très longue durée, les condamnés jusque-là les plus endurcis et les plus dangereux pourraient être non pas rendus, même provisoirement, à la liberté sur le sol continental, mais admis au bénéfice de la transportation coloniale, et encore dans le cas seulement où leur mauvaise nature semblerait soit modifiée et vaincue par la rude épreuve de la cellule, soit amollie par ses influences régénératrices.

C’est ici que commence à poindre, à travers ces premières indications du régime de la cellule, la notion trop peu aperçue ou très imparfaitement appréciée de la réduction notable, sous ce régime, de la durée de la détention : cette réduction en est cependant le corollaire obligé et comme le couronnement. M. d’Alfaro ne s’y est pas trompé : aussi insiste-t-il beaucoup, et en toute occasion, sur cette circonstance essentielle et vraiment fondamentale, essentielle surtout en ce sens qu’elle tend directement à ramener à des conditions vraiment peu inquiétantes cette éternelle objection que ce régime aurait pour résultat de ruiner la santé de ceux qui y sont soumis, ou tout au moins d’altérer profondément leurs facultés intellectuelles. Ce n’est pas que M. d’Alfaro néglige pour cela de rechercher, même en l’état actuel des choses, ce qu’il peut y avoir de vérité dans cette objection. Eh bien ! envisagée de la sorte, elle, a si peu de consistance qu’il n’hésite pas à déclarer, après le plus mûr examen, que, sous ce rapport, le régime de la cellule peut, en ce moment et sans l’ombre de désavantage, soutenir la comparaison avec les autres systèmes. Que serait-ce donc lorsque ce régime, assis enfin sur ses véritables bases, aurait été successivement doté des diverses améliorations qu’il comporte ? N’est-ce pas ici le lieu de faire remarquer que depuis un demi-siècle les anciens modes de répression ont reçu des modifications de toute nature pour lesquelles rien n’a été épargné, tandis que le système cellulaire, ballotté entre des essais incomplets tour à tour repris et abandonnés, n’a jamais été l’objet d’une expérience sérieuse ? Et de ceci il y a plusieurs raisons, très justement relevées par M. d’Alfaro. Il importe d’en dire quelques mots.

La première, c’est qu’à l’apparition de ce système les esprits, soit ignorance, soit surprise profonde, n’en envisagèrent le trait principal, l’isolement, qu’avec une sorte de terreur. Aussi, sur cette première impression et sans autre examen, se hâtèrent-ils de le rejeter ; puis bientôt on se prit à croire que l’on pourrait suffire à tout, moyennant les combinaisons mixtes ou intermédiaires dont nous avons parlé tout à l’heure : il fallait donc aller au bout de cette autre déception. Peut-être aussi alors, comme encore aujourd’hui, aurait-on difficilement trouvé dans le commun des âmes ; et des caractères une suffisante énergie pour envisager, humainement sans doute, mais froidement et sans sourciller, la nature même du devoir à remplir. Grande et rare qualité en effet que celle-ci, plus rare peut-être de jour en jour. — Comment se flatter d’ailleurs que de prime abord, et à l’origine précisément de l’une des questions les plus ardues de l’ordre social, on aurait l’heureuse fortune de rencontrer, parmi ceux qui administrent ou gouvernent, un de Ces esprits à la fois compréhensifs, lumineux et méthodiques qui, après avoir résolument admis le principe même du système et en avoir saisi l’ensemble et les traits principaux, saurait et voudrait entrer dans l’examen détaillé des moyens d’exécution ? Cela ne se voit guère, et dans tous les cas, ici du moins, ne s’est pas encore vu.

Peut-on s’étonner maintenant que le système cellulaire, pressé entre tant d’obstacles et de difficultés, n’ait pas réussi à frayer sa voie ? et ne doit-on pas admirer au contraire comment il a pu encore, et malgré tout, conserver tant de puissance et de vitalité ? C’est que sans doute il a eu pour lui le temps et l’expérience ; c’est que de plus, sous l’impulsion directe et impérieuse de l’intérêt social, qui domine ici tous les systèmes, les âmes se sont retrempées, les esprits se sont raffermis, et que, de proche en proche, le vrai même des choses, dégagé enfin des idées préconçues qui trop longtemps l’avaient obscurci, à fini par se montrer sous un jouir plus vif. Peut-être aussi convient-il de dire que ce n’est pas absolument en vain que les amis de la réforme pénitentiaire sont restés inébranlables dans leur foi, et qu’ils n’ont pas cessé un seul jour de multiplier leurs efforts. Il est bien rare en effet qu’un zèle aussi pur et aussi persévérant ne soit pas bien près de la vérité, et que même il n’aide pas un peu à ses progrès et à son triomphe.


S. AYLIES.

LA SŒUR DE HENRI IV[6].


Les ressources innombrables que présente l’étude du XVIe siècle sont encore loin d’être épuisées, C’est une mine féconde qui ne saurait être trop exploitée, aussi bien par les arts que par l’esprit de critique, et d’investigation de la science moderne. Déjà quelques œuvres remarquables ont montré les trésors qu’on peut retirer de pareils travaux. M. Mérimée dans sa Chronique sous Charles IX, M. Vitet dans ses Scènes, de la Ligue, ont mis en pleine lumière le côté pittoresque de ce temps, qui aurait été digne d’inspirer un Shakspeare. Un grand musicien en a rendu par la puissance des sons les contrastes et la poésie. Les romanciers, moins heureux, ont exagéré la peinture de ces mœurs si curieuses. Au lieu d’imiter Walter Scott qui ne prend à l’histoire que le cadre et l’esprit du temps où se passe l’action, ils se sont emparés des personnages historiques eux-mêmes, et en surchargeant les couleurs, en grossissant les vices et les crimes d’un siècle déjà si vicieux et si criminel, ils ont dépassé le but et altéré non-seulement la vérité, mais même la vraisemblance.

A quoi bon d’ailleurs le roman, quand l’histoire est déjà si riche en incidens, en péripéties de tout genre, quand, pour donner aux récits l’intérêt le plus pathétique, il suffit de remonter aux sources, quand il reste tant de portraits à tracer, tant de vieilles chroniques à faire revivre ? Ne serait-il pas à désirer, par exemple, que M. Cousin eût des émules, et que la vie des femmes des guerres de religion fût aussi bien décrite que celle des femmes de la fronde ? Ce ne sont pas les matériaux qui manquent. Ce qu’il faut, c’est la patience de l’investigation, « Je me suis cent fois étonné et émerveillé, dit Brantôme, de tant de bons écrivains que nous avons vus de notre temps en France, qu’ils n’aient été curieux de faire quelque beau recueil de la vie et gestes de la reine-mère, Catherine de Médicis, puisqu’elle en a produit d’amples matières, et taillé bien de la besogne, si jamais reine en tailla. » Cette judicieuse réflexion de Brantôme n’a rien perdu aujourd’hui de son opportunité. Pour ne citer que quelques noms illustres, Jeanne d’Albret, Marguerite de Valois, la duchesse de Montpensier, ne mériteraient-elles pas, elles aussi, de longues biographies ? Les femmes du XVIe siècle ont un attrait exceptionnel. Elles jouent un rôle actif dans tous les événemens de cette époque à la fois élégante et brutale, où, selon la remarque de Montaigne, la nature humaine était secouée dans tous les sens. Elles sont mêlées, à toutes les intrigues politiques. Elles savent par cœur les vers de Baïf et de Ronsard. Elles écoutent avec intérêt les disputes des théologiens. Elles protègent les arts et les lettres. Chrétiennes par certains côtés de leur caractère, païennes par certains autres, elles mêlent l’Évangile à la mythologie et sortent de l’église pour aller consulter les devins et les astrologues. Aussi courageuses que savantes, elles montent à cheval, bravent la fatigue, supportent avec énergie les plus cruelles épreuves de la guerre civile ; mais la plupart d’entre elles joignent le vice à l’élégance. Cependant au milieu de cette cour voluptueuse, dont Jeanne d’Albret disait : « Ce ne sont pas les hommes ici qui prient les femmes, ce sont les femmes qui prient les hommes, » on rencontre des types exemplaires. La femme de Charles IX, Elisabeth d’Autriche, celle de Henri III, Louise de Vaudemont, épouses irréprochables, ornées de toutes les vertus de leur sexe, vécurent et moururent comme des saintes, et les écrits du temps, si prodigues en révélations scandaleuses, respectent tous la sœur de Henri IV, Catherine de Bourbon.

Cette figure intéressante et sympathique a trop longtemps été laissée dans l’ombre. La digne compagne des dangers et des épreuves de Henri IV mérite pourtant, comme femme et comme princesse, l’attention de la postérité : on ne peut en douter après avoir lu la récente publication dont elle a été le sujet. Elle avait les qualités de son frère, le courage, l’affabilité, la haute intelligence, avec des mœurs plus pures et une franchise de caractère plus véritable. Tourmentée d’abord dans son amour, et ensuite dans sa foi religieuse, elle résista aux obsessions dont elle était environnée, et la lutte qu’elle soutint pour ne pas renier le culte de son enfance indique bien tout ce qu’il y avait de fermeté dans son âme. Son esprit était cultivé. Élève de Théodore de Bèze, elle savait le latin, et prouvait une fois de plus que, pour montrer des talens politiques, il ne manque souvent aux femmes que l’occasion. Elle partagea toutes les vicissitudes de la carrière de Henri IV. Elle était avec lui au Louvre, dans cette nuit terrible où Charles IX criait : « Messe, mort ou Bastille ! » Elle administrait avec sagesse le petit royaume de Navarre pendant que le vainqueur d’Arques et d’Ivry devenait roi de France par droit de conquête. Au siège de Dreux, elle faillit périr à ses côtés pour être venue imprudemment visiter la tranchée, et les balles effleurèrent sa robe. Henri IV sentait bien tout ce qu’il devait d’estime et de reconnaissance à cette sœur vertueuse et fidèle. Cependant les exigences de la politique lui imposèrent la nécessité de la rendre souvent malheureuse. Quand elle mourut, il écrivit à M. de Beaumont, ambassadeur de France en Angleterre : « Je ne pouvais faire perte plus grande et plus sensible. Elle avait été compagne de toutes mes aventures bonnes et mauvaises, et avait plus constamment supporté celles-ci qu’elle n’a eu loisir de participer aux autres. » Mme la comtesse d’Armaillé a été fort bien inspirée de choisir une pareille héroïne ; elle en a parfaitement compris le caractère, et en recueillant des documens peu connus, en puisant aux archives de Paris, de Rouen, de Pau, de Nancy, de Florence, elle a retracé la vie de cette femme d’élite avec autant d’exactitude que de charme et de délicatesse.

Catherine de Bourbon naquit à Paris le 7 février 1559 d’Antoine, duc de Vendôme, et de cette vaillante Jeanne d’Albret, « reine n’ayant de femme que le sexe, comme dit d’Aubigné, l’âme entière aux choses viriles, l’esprit puissant, aux grandes affaires et le cœur invincible aux adversités. » En 1563, Jeanne d’Albret, déjà veuve, embrassa le calvinisme et fit élever ses deux enfans, dans la religion formée. Tout le monde connaît la rude et vigoureuse éducation qu’elle donna à son fils, « nourri en lieux âpres, tête nue et pieds nus. » Ce fut à lui qu’elle confia en mourant la défense de sa fille. « Je supplie mon fils, écrivit-elle dans son testament, de prendre sa sœur Catherine sous sa protection, d’être son tuteur et son défenseur, de lui servir après Dieu de père. » Catherine n’avait encore que treize ans, et l’exécrable trahison de la Saint-Barthélemy se préparait. La jeune princesse était au Louvre dans cette nuit funèbre et sanglante dont les mémoires de Marguerite de Valois tracent un tableau si saisissant. Henri de Navarre, fut obligé d’abjurer, pour lui et pour sa sœur, et tous deux restèrent à la cour dans une sorte de captivité, qui dura de 1572 à 1576. Tandis que son frère, pour tromper les soupçons, se faisait un masque de frivolité bruyante, d’inoffensive jovialité, et que les seigneurs catholiques traitaient cavalièrement « ce petit prisonnier de roitelet qu’on galopait à tous propos de paroles et de brocards, » la jeune Catherine, à qui la vue de scènes terribles avait fait perdre la confiance et l’enjouement de son âge, s’abstenait de figurer aux fêtes de la cour des Valois. Malgré son abjuration forcée, elle était restée calviniste dans le cœur ; lorsqu’en 1576 elle rejoignit son frère, qui, pendant une partie de chasse à Saint-Germain, avait trouvé moyen, de s’évader, et de gagner son gouvernement de Guyenne, la première chose qu’elle fit fut de se rendre au prêche et de chanter les psaumes des huguenots. A partir de ce jour, elle se dévoua de toute son âme aux intérêts de son frère. Gouvernante et lieutenante-générale du Béarn à l’âge de vingt ans, elle publiait des ordres militaires et veillait à la défense des places fortes.

Elle fut demandée en mariage par le roi d’Espagne, Philippe II, en 1580. Le puissant souverain promettait à Henri de Navarre des secours suffisans pour fonder une monarchie indépendante dans le sud de la France. La Gascogne, augmentée du Languedoc et réunie aux deux Navarres, au comté de Foix, au Béarn et au Bigorre, devait former ce royaume. En outre Philippe II se faisait fort d’obtenir du pape la rupture du mariage de Marguerite de Valois et de Henri, à qui était destinée la main de l’infante Clara-Eugenia, fille de la sœur de Charles IX, Elisabeth de France. Quoi de plus dangereux qu’un tel projet pour l’unité française, dont les débuts avaient été si laborieux et si sanglans, et qui devait encore traverser de si rudes épreuves ? L’avenir de la France se trouvait suspendu à la résolution d’une jeune fille ; son refus préserva sa patrie des plus grands malheurs, et l’Espagnol ne franchit pas les Pyrénées.

Cependant la jeunesse de Catherine se passait calme et pure. Elle présidait avec tact et sagesse la petite cour de son frère, à Nérac ou à Pau ; pendant ses nombreuses absences, Henri lui confiait le gouvernement de son petit royaume, et ce pays privilégié demeurait tranquille, tandis que toutes les provinces françaises étaient en proie aux dissensions et à la guerre. Calviniste rigide, Catherine observait avec une sévérité rigoureuse les pratiques de son culte ; mais elle se préservait de l’intolérance, qui avait été la tache principale du caractère de Jeanne d’Albret. Active et Intelligente, elle s’occupait à la fois de littérature et de gouvernement. C’est pour elle que l’austère Mornay avait composé ses méditations sur l’Evangile. Palma Cayet était son lecteur. Elle traduisait des psaumes en langue française et faisait quelques poésies religieuses. Tout le monde l’honorait en Béarn, car elle n’oubliait ni les châteaux ni les chaumières, et remplissait ses devoirs de régente avec autant de justice que de bonté. On admirait « sa bouche expressive, son teint délicat, son regard doux et vif, ses yeux du même bleu que celui de Henri, ses cheveux blonds encadrant un front ouvert et pur. » De nombreux prétendans aspiraient à sa main, et, il faut le dire, son frère n’était que trop disposé à la promettre successivement aux princes et même aux simples gentilshommes dont il réclamait les services. Le cœur de Catherine avait parlé cependant : elle ne voulait pas d’autre époux que le jeune comte de Soissons, de la maison de Condé. Ce fut par amour pour elle que le comte amena sous les drapeaux de Henri de Navarre une partie de la noblesse de Beauce et de Normandie, et décida le gain de la bataillé de Coutras. Sully, qui n’aimait pas le comte de Soissons, le traite mal dans ses mémoires. Il le représente comme un esprit naturellement froid, remarquable par sa dissimulation, par son flegme, par une conduite extérieure qui n’était que « cérémonial et formalité. » C’était l’opposé même du caractère de Catherine, vive et affable comme son frère ; mais l’amour se plaît aux contrastes, et la princesse était subjuguée par l’éclat de ce jeune et brillant seigneur, dont la comtesse d’Armaillé nous trace un remarquable portrait. Le comte de Soissons avait sept ans de moins que Catherine à l’époque de la bataille de Coutras, il n’avait que vingt ans, et déjà il était célèbre par ses succès et sa vaillance. « Aimant la gloire comme un Bourbon, l’intrigue comme un Valois, les arts comme un Médicis, » il exerçait dans ses châteaux de Nogent et de Blandy une hospitalité splendide. Il était aimé par le peuple, qui le disait en rapport avec les esprits invisibles, fêté et admiré par la cour, qui voyait en lui l’un des hommes les plus élégans de son siècle. Il avait la richesse et la bravoure, la jeunesse et la beauté. Ajoutez à cela une ambition ardente, un amour insatiable des grandeurs. Frère catholique d’un prince huguenot, courtisan de Henri III, ami du duc de Guise, compagnon d’armes et proche parent du roi de Navarre, il passait d’un parti à l’autre suivant son intérêt ou son caprice, et L’Estoile l’appelle le « Protée de son temps. » Henri de Navarre lui avait promis la main de Catherine, mais il n’avait pas tardé à se repentir de cette promesse. Il ne put s’habituer à l’humeur inquiète et arrogante du comte, à ses manières orgueilleuses et froides pour les gentilshommes pauvres de la petite cour béarnaise. Il prit donc le parti de se dégager de sa parole. Le comte en fut indigné, et Catherine, aussi constante que son frère était volage, resta fidèle au fiancé que son cœur avait choisi. C’est à lui que s’adressaient toutes ses pensées et tous ses vœux alors qu’elle contemplait avec mélancolie, sur la terrasse du château de Pau, les vallées de Gan et de Lestelle, les coteaux de Jurançon et de Gélos.

Un jour, le comte de Soissons arrive à Pau à l’improviste pendant que les troupes royales assiégeaient Rouen, il avait brusquement quitté l’armée. Avec douze cavaliers, il entre fièrement dans le vieux palais de Gaston de Foix ; mais Henri IV, qui est prévenu, a déjà écrit à M. de Ravignan : « J’ai reçu du déplaisir de la façon que le voyage de mon cousin le comte de Soissons s’est entrepris. Je ne vous en dirai autre chose, sinon qu’il ne se passe rien où vous consentiez ou assistiez contre ma volonté ; votre tête en répondra. » M. de Ravignan n’hésite point. Il fait cerner le château par les troupes. Les magistrats en robe rouge pénètrent auprès de Catherine, et le comte de Soissons est obligé de rendre son épée.

La princesse, profondément affligée de ces rigoureuses mesures, s’en plaignit amèrement à son frère. « Vous m’avez toujours aimée, lui écrivait-elle. Je n’ai assurance ni support que de vous ; pour Dieu ! mon roi, faites paraître à ce coup que vous m’êtes bon roi et bon frère. Quand je ne serais que la moindre demoiselle de votre royaume, vous ne me dénieriez pas la justice. Si, par l’importunité de cet outrage, je me vois abandonnée de vous, je ne veux plus vivre. Je vous en supplie très humblement, les mains jointes. Ce n’est pas sans pleurer, et plût à Dieu que ce fût en votre présence ! » Peu de temps après, Catherine quittait pour toujours la ville de Pau, où s’était écoulée sa jeunesse. « Je reviendrai pour vous, » disait-elle, en partant, aux vieilles paysannes béarnaises. Les paysannes répondaient : « Nous voyons bien votre départ, comme celui de votre mère, mais nous ne verrons pas votre retour. » Lorsque Henri IV fut sacré à Chartres en 1594, sa sœur, assise sous le même dais que lui, occupait la place que l’étiquette réservait à la reine de France. Cependant, malgré ses prières, malgré tous les services qu’elle lui avait rendus, elle ne put décider son frère à permettre le mariage qui était son plus ardent désir. Henri IV resta inflexible dans ses refus.

De nouvelles douleurs attendaient Catherine de Bourbon. Cette princesse dont tant de prétendans avaient recherché la main, et qui avait dû épouser le duc d’Alençon, Henri III, le vieux duc de Lorraine, Philippe II, le duc de Savoie, le roi d’Ecosse Jacques VI, le duc de Montpensier, cette princesse approchait de la quarantaine, sans conserver aucun espoir d’être unie au comte de Soissons. Henri IV, dont toute la politique consistait alors à effacer le souvenir des anciennes dissensions, prit la résolution de marier sa sœur au duc de Bar, héritier présomptif de Charles III, duc de Lorraine. C’était là une satisfaction donnée à la France catholique et aux anciens ligueurs. Catherine finit par consentir à cette union, mais elle ne voulut pas abjurer la foi protestante. « L’exemple du roi, disait-elle, est une loi pour moi, mais en ce qui ne touche pas la loi de Dieu. Je sais sur ce point où doit aller mon obéissance. » Elle partit pour la Lorraine avec son époux, mais l’on raconte qu’elle s’évanouit en disait adieu à son frère, « qui pleura fort aussi. »

C’était le moment où, arrivé après la plus aventureuse carrière au terme de ses espérances et monté, comme il le disait lui-même, « sur son char triomphant, » Henri IV, malgré ses succès, se sentait moins heureux qu’aux jours troublés de sa jeunesse. Ce grand souverain, si profondément national de cœur et de pensée, ne faisait que des mécontens et des ingrats. Entouré de courtisans ambitieux et brouillons, il ne se conciliait ni les ligueurs, péniblement ramenés aux devoirs de l’obéissance, ni les calvinistes, ses anciens compagnons d’armes. La petite phalange protestante, qui avait si vaillamment combattu sous le panache blanc, s’attristait de voir le Béarnais accorder sa faveur aux hommes de la journée des barricades, traiter avec considération la duchesse de Montpensier, recevoir le fougueux curé Lincestre, Lincestre l’apologiste de Jacques Clément, le prédicateur-tribun qui, du haut de la chaire, avait appelé Catherine de Bourbon « la Jézabel française, le démon sorti des montagnes. » Tourmenté dans sa vie privée et environné de trahisons, Henri IV était souvent atteint d’une tristesse silencieuse. Il perdait chaque jour cette verve de bonne humeur, ces saillies spirituelles qui lui avaient fait tant d’amis. La gaité béarnaise était remplacée par la gravité castillane. Le plus français de nos rois demandait à Antonio Perez des leçons d’espagnol et endossait le costume sombre de Philippe II. Parvenu au faîte des grandeurs, il regrettait les glorieuses misères de sa jeunesse, les jours où, « roi sans royaume, mari sans femme, capitaine sans argent, » il se plaignait de son pourpoint percé au coude et de ses souliers ressemelés. Souvent il s’entretenait de l’ingratitude humaine. « Je mourrai un de ces jours., disait-il, et quand vous m’aurez perdu, vous connaîtrez tout ce que je valais. »

Cependant, au milieu de ses inquiétudes et de ses soucis, l’affection de sa sœur lui restait. Elle lui adressait des lettres empreintes d’une respectueuse tendresse. « Mon Dieu ! mon brave roi, lui écrivait-elle, que j’ai envie de vous voir, et quand aurai-je cet honneur et ce contentement de pouvoir vous embrasser, les yeux aussi gais que je les avais pleins de larmes quand je pris congé de vous ? » Une sorte de fatalité obligeait Henri IV à troubler le repos de cette sœur si noble et si dévouée, sa plus digne, sa plus fidèle amie. Les foudres du Vatican n’étaient pas émoussées, et le roi, qui avait courbé la tête devant Rome, s’étonnait qu’une femme résistât. Il usait de tout son pouvoir pour essayer d’arracher à Catherine une abjuration, et la malheureuse princesse, tourmentée à la fois par le cri de sa conscience, par la crainte d’encourir la disgrâce de son frère et, de causer le malheur de son époux, était plongée dans le désespoir. Son mari, le duc de Bar, lui témoignait une affection sincère ; mais il était si profondément inquiet des censures de l’église qu’il parlait quelquefois d’échanger son titre de duc contre l’existence d’un disciple de saint François d’Assise. Aux premiers jours du XVIIe siècle, un jubilé s’ouvrait à Rome. Le prince s’y rendit comme un simple pèlerin, dans l’espoir de fléchir Clément VIII ; mais le pape refusa la dispense tant désirée. Lorsque Catherine vint à Fontainebleau pour la naissance du dauphin, il y eut encore des conférences de théologiens qui essayaient de la convertir. « Je sais bien que ma religion vous est préjudiciable, dit-elle alors à Henri IV ; laissez-moi donc retourner en Béarn, où du moins je n’importunerai personne et vivrai tranquille. » Un jour que les théologiens venaient de parler de Jeanne d’Albret ; « sire, s’écria-t-elle, ils veulent que je croie que notre mère est damnée. » Henri se détourna pour cacher ses larmes. « C’en est assez, mon frère, dit-il au duc de Bar, je renonce à la dompter. »

Peu de temps après, les dispositions du saint-siège parurent plus favorables ; mais le chagrin avait détruit la santé de Catherine de Bourbon. « Ah ! mon cher roi, écrivait-elle dans sa dernière lettre à son frère, je crois que la cruelle douleur que je ressentis en vous disant ce mot d’adieu est cause du mal que j’ai. » Le pape venait enfin d’accorder cette dispense si longtemps sollicitée ; mais au moment où le bref arriva en Lorraine, Catherine avait cessé de vivre. Elle n’était âgée que de quarante-cinq ans. L’historien, de Thou raconte que, le nonce exprimant à Henri IV les craintes du pape sur le salut de cette princesse, morte hors du sein de l’église, Henri IV répondit qu’il fallait croire, pour penser dignement de Dieu, que le moment même où l’on rend le dernier soupir suffit à la grâce divine pour que « le pécheur, quel qu’il soit, devienne en état d’entrer dans le ciel. — Je ne mets point, dit-il, le salut de ma sœur en doute. »

La tolérance était encore bien loin de l’esprit de l’époque. Ils étaient rares alors, les hommes qui disaient, comme le chancelier de L’Hôpital : « Otons ces mots diaboliques, noms départis et de séditions, luthériens, huguenots, papistes ; ne changeons le nom de chrétiens. » Henri IV devançait son temps aussi quand il écrivait : « Ceux qui suivent tout droit leur conscience sont de ma religion, et moi je suis de celle de tous ceux-là qui sont braves et bons. » Sans doute, les passions religieuses ne furent pour la plupart des acteurs principaux de ces luttes violentes que le masque de l’ambition et de l’intérêt, et la réforme n’oublia que de se réformer elle-même. Cependant, parmi les catholiques comme parmi les protestans, il y avait de nombreux exemples de convictions profondes, par conséquent respectables, et bien des consciences eurent à subir les mêmes tortures morales que Catherine de Bourbon. Nous qui vivons dans un siècle où la liberté de conscience paraît être une conquête définitive de l’esprit humain, nous ne devons oublier ni les luttes secrètes ni les angoisses intimes qui firent à d’autres époques le tourment de certaines âmes.


IMBERT DE SAINT-AMAND.


V. DE MARS.

  1. Tableaux de la distribution actuelle de la chambre des communes en Angleterre par comtés, villes et bourgs (équitable Distribution of members of parliament, etc.), par David Chadwick, 1859-1865.
  2. Sudbury (deux membres) et Saint-Albans (deux membres) ont perdu leur franchise depuis l’acte de 1832. Quatre sièges restent donc vacans.
  3. Observations sur le système pénitentiaire, par M. N. Alfaro, envoyé par le gouvernement espagnol (1862-1864 ) en mission scientifique à Londres et à Paris.
  4. Du 1er juin.
  5. En parlant de cet ouvrage dans la Revue du 1er juin, je signalais l’abolition des circonstances atténuantes facultatives comme l’un des moyens les plus expédiens de réforme proposés par l’auteur ; il est vrai cependant que mon affirmation sur ce point a pu d’abord paraître trop absolue. M. Bonneville croit utile (je reproduis son observation), non d’abolir le droit conféré aux juges et aux jurés par l’article 463 du code pénal, mais de le soumettre à une simple réglementation. Rien de plus vrai. C’est ainsi d’ailleurs que je l’entendais moi-même lorsque j’ajoutais, quelques pages plus loin, que, lorsque M. Bonneville se rapprochait davantage de la difficulté, il en revenait à la simple réglementation des circonstances atténuantes, et que peut-être même n’en regarderait-il finalement l’abolition comme utile qu’envers les récidivistes. Il me semble que dans ces termes le malentendu aurait bien pu être sans grande conséquence pour tout lecteur un peu attentif. Quoi qu’il en soit, je me réjouis de l’occasion qui m’est donnée de reconnaître avec le plus sincère et le plus cordial empressement que, même pour le travail qui a suscité l’observation de M. le conseiller Bonneville, rien ne m’a été plus utile et plus profitable que son ouvrage.
  6. Catherine de Bourbon, par Mme la comtesse d’Armaillé.