Chronique de la quinzaine - 31 août 1901

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Chronique n° 1665
31 août 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août.


La nouvelle, qui s’est, un soir, si rapidement répandue, que l’empereur de Russie allait venir en France, a produit dans tout le pays une vive impression. Nous ne dirons pas, avec le général André, que cette visite était « inattendue, » mais le gouvernement n’en avait rien laissé pressentir ; les pourparlers échangés pour la préparer avaient été tenus secrets ; les préoccupations des esprits étaient ailleurs ; de sorte qu’il y a eu surprise, sinon dans le fait lui-même, au moins dans la manière dont il a été annoncé. L’effet n’en a été que plus profond. À vrai dire, ces mois de vacances s’écoulaient dans la monotonie ; il y avait dans l’air quelque chose d’un peu gris et d’un peu terne. Après les agitations stériles de la session parlementaire, on éprouvait à la fois de la lassitude et quelque ennui. Tout à coup on a appris que l’empereur Nicolas était sur le point de redevenir notre hôte, et les imaginations qui s’engourdissaient ont été aussitôt réveillées. Nous allions donc avoir un grand spectacle, et le pays, que tant de choses divisent, pourrait enfin et comme par enchantement se trouver uni dans un même sentiment de satisfaction : circonstance trop rare pour n’être pas appréciée à sa valeur.

L’alliance russe n’a rien perdu chez nous de sa popularité première. Nous continuons d’y attacher beaucoup d’espérances. Il suffit d’en parler pour qu’à peu d’exceptions près l’harmonie se rétablisse parmi nous. Aussi la joie a-t-elle été générale, lorsqu’on a su que l’empereur allié et ami visiterait la France pour la seconde fois. Il est permis de dire aujourd’hui que, l’année dernière, son absence au moment de notre Exposition universelle nous avait causé quelque déception. Elle s’explique sans doute par des raisons fort bonnes, mais auxquelles le cœur des foules est difficilement accessible ; et puis, à l’étranger, on en avait adroitement profité pour exprimer des doutes sur la parfaite solidité de l’alliance. On se demandait si elle avait conservé le même caractère d’intimité et de confiance réciproques. Ceux qui étaient au courant du véritable état des relations franco-russes n’éprouvaient à cet égard aucune inquiétude ; mais ils étaient naturellement une petite minorité, et, en dehors d’eux, les autres ne savaient qu’en penser. On ne saurait d’ailleurs oublier que, chez nous, l’alliance russe n’est pas seulement une combinaison politique, froidement élaborée et conclue par des diplomates à vues profondes, mais encore un contrat qui a été ratifié par l’enthousiasme populaire ; et cela exige de certains ménagemens. Un trop long silence ne saurait succéder aux bruyantes démonstrations d’autrefois, sans être remarqué et commenté. L’alliance, après être sortie des arcanes des chancelleries, ne pouvait pas y rentrer purement et simplement. Qu’on ait eu tort ou raison de l’en faire sortir, là n’est plus la question. Il y a des précédens qui obligent. En Russie aussi bien qu’en France, on a donné à l’alliance une publicité dont les conséquences sont inévitables. Le peuple y a dit son mot, et il aime à le répéter. On vient de le voir pendant la récente session des conseils généraux, qui s’est ouverte au moment même où le voyage de l’empereur était annoncé. Nos assemblées départementales, quelle qu’y fût d’ailleurs l’opinion politique dominante, ont voté à qui mieux mieux des ordres du jour pour exprimer leur satisfaction et pour féliciter le gouvernement. On n’a vu que le voyage du tsar, on a oublié tout le reste ; et c’est assurément la preuve la plus éclatante de l’union qui existe ou qui se reconstitue si rapidement parmi nous, lorsqu’il ne s’agit que de la patrie. Tel a été le premier mouvement : il s’en est produit ensuite quelques autres dont nous aurons à parler, mais qui ne se rapportent ni à la Russie, ni à notre alliance avec elle. Sur cette alliance, à l’exception de quelques socialistes doctrinaires et farouches, nous sommes tous d’accord.

Le gouvernement a été jusqu’ici très sobre de l’enseignemens sur la manière dont la chose a été préparée. On sait seulement que l’empereur de Russie, ayant été invité par l’empereur allemand à assister aux manœuvres navales de Dantzig, a accepté cette invitation, et il est permis de croire que de là est venue l’idée d’une visite à la France, où il y a aussi des manœuvres navales et militaires. Que l’initiative en appartienne au gouvernement de la République ou à l’empereur Nicolas, peu importe : l’idée elle-même est si naturelle qu’elle devait presque inévitablement se présenter à l’esprit de l’un et de l’autre, et ce n’est pas parce qu’elle avait quelque chose d’insolite et d’exceptionnel qu’elle pouvait être repoussée. Les visites de souverain à souverain sont à ce point fréquentes qu’elles sont devenues un peu banales ; mais celles d’un souverain au gouvernement d’une république, ou à un peuple qui vit en république, sont plus rares. On ne pourrait guère en citer comme exemple que celle que nous avons déjà reçue de l’empereur de Russie.

D’où vient cette différence ? Faut-il l’attribuer à de vieux préjugés contre la forme républicaine, préjugés qui seraient, en somme, assez explicables de la part d’un empereur ? Mais Nicolas II a suffisamment montré qu’il en était exempt. Moins que tout autre, il n’a d’ailleurs quoi que ce soit à redouter de la république : la Russie est si éloignée de nous de toutes les manières qu’aucune contagion ne saurait l’atteindre. Au reste, la République française ne songe qu’à ses propres affaires, respecte profondément la liberté d’autrui, et n’a plus désormais la moindre tendance à propager son principe hors de ses frontières. Sa seule prétention est d’être un gouvernement comme un autre, et d’être reconnue comme telle. Pourquoi donc a-t-elle été jusqu’à ce jour l’objet de visites royales ou impériales beaucoup moins nombreuses que d’autres puissances ? Cela tient sans doute à deux motifs, dont le premier est que rois et empereurs sont liés les uns aux autres par des relations de famille plus ou moins intimes qui les amènent naturellement à se rechercher et à se voir plus souvent, et le second que, jusqu’à ces derniers temps, la République n’avait pas d’alliés. Elle était non seulement seule de son espèce, mais encore tout à fait isolée en Europe. Il n’y avait, en vérité, aucune raison pour qu’un souverain vînt lui faire une visite officielle. La France avait beau être une très grande puissance, ses rapports avec les autres se passaient surtout en correspondance, sans prendre un caractère personnel : il devait en être autrement à partir du jour où elle avait une alliance, et où cette alliance avait été publiquement proclamée. Les ministres russes ont appris les premiers le chemin de notre pays ; les ministres français n’ont suivi que plus tard celui de la Russie. Enfin empereur et président se sont rendu mutuellement visite, au milieu de l’attention, et peut-être de l’étonnement de l’Europe, qui n’était pas habituée à ce spectacle. Dès lors, la glace était rompue ; la France était sortie de son isolement ; et on n’aurait pas très bien compris que l’empereur de Russie continuât d’aller visiter tel ou tel monarque étranger sans jamais revenir chez nous. Le fait n’aurait pas manqué d’être interprété dans un sens qu’on ne pouvait admettre ni à Paris, ni à Saint-Pétersbourg, et c’est ce dont des diplomates consommés comme le comte Lamsdorf et le marquis de Montebello devaient se rendre aussi bien compte l’un que l’autre. Il n’était pas nécessaire entre eux de longues conversations pour s’entendre à ce sujet. Le gouvernement russe a trouvé de lui-même, et très spontanément, l’occasion de manifester une fois de plus la solidité d’une alliance que tant de questions traitées en commun n’avaient fait qu’affermir, et le voyage de l’Empereur a été décidé. Ce voyage a un caractère politique encore mieux déterminé que celui de 1896. À cette époque, l’empereur Nicolas est venu voir la France elle-même, et, s’il est permis de le dire, le peuple français. Il s’est rendu directement à Paris, et c’est là qu’il a passé la plus grande partie de son séjour, au milieu d’une population pleine de joie, d’entrain et de respect, pour laquelle ces fêtes sont restées inoubliables. La bienveillance de l’Empereur et la grâce de l’Impératrice avaient aussitôt conquis tous les cœurs. Quels qu’aient été l’éclat de la revue de Châlons et l’émotion intense qui s’en est dégagée, le but principal du voyage avait été la capitale. Cette fois il en est autrement. On ne sait même pas encore si l’Empereur viendra à Paris : en tout cas, il n’y restera que quelques heures. Ce qu’il verra de la France, c’est sa flotte et son armée : il assistera à des manœuvres navales et militaires. L’occasion est bonne aussi pour lui de faire la connaissance personnelle du nouveau président de la République, M. Loubet. Au lieu de séjourner dans son ambassade comme il y a cinq ans, c’est au château de Compiègne qu’il recevra l’hospitalité. Que de souvenirs endormis depuis longtemps vont se réveiller dans cette vieille résidence dont la solitude et le silence semblaient s’être définitivement emparés ! Le second voyage de l’Empereur parmi nous, bien qu’il corresponde aux mêmes sentimens que ceux d’autrefois, aura donc une physionomie nouvelle. Et cela est bien ainsi, car il ne faut jamais refaire deux fois la même chose : mieux on a réussi la première, plus il est prudent de ne pas recommencer dans les mêmes conditions.

A peine est-il besoin de dire que le gouvernement n’a pas manqué de triompher du succès qu’il venait d’obtenir, et nous reconnaissons qu’il en avait le droit dans une certaine mesure : mais cette mesure a été bien vite dépassée par lui, et surtout par ses amis. Qu’un ministère comme celui-ci, comprenant parmi ses membres des radicaux très avancés et le chef même du parti socialiste, ait la bonne fortune de pouvoir faire à l’empereur de Russie les honneurs de la France, de sa marine que dirige M. de Lanessan et de son armée que dirige le général André, c’est assurément pour lui la réalisation d’un beau rêve. On comprend sans peine la discrétion avec laquelle il a conduit une affaire qu’il n’était pas sûr de terminer conformément à ses désirs. Il a dû rester perplexe jusqu’à la fin. Tout s’est bien terminé, et nous nous en réjouissons sincèrement ; mais la seule conclusion à en tirer est que la ministère actuel, composé comme il l’est, n’a pas été un obstacle insurmontable à la nouvelle preuve d’amitié que le tsar entendait donner à la France. On pouvait craindre le contraire ; cette crainte s’est dissipée, voilà tout. Naturellement ce n’est pas ainsi qu’argumente la presse officieuse. Elle cherche à faire croire que l’empereur de Russie a voulu donner, non pas tant à la France qu’à son gouvernement, une marque particulière de sa confiance. Ce serait comme un bon point qu’il aurait tenu à remettre personnellement à M. Waldeck-Rousseau et à M. Millerand, et ceux-ci s’en trouveraient consolidés pour longtemps. Qui oserait, parmi les bons citoyens, attaquer désormais des hommes qui semblent devenus les meilleurs et même les seuls garans de l’alliance russe ?

La chose a été poussée si loin, qu’on nous a présenté la situation actuelle comme intangible dans toutes ses parties, faute de quoi l’alliance russe pourrait se trouver compromise. L’occasion qui a servi de point de départ à ce raisonnement est piquante. Un journal avait eu l’idée, assurément très heureuse, de conseiller au gouvernement de profiter de la joie générale, et même du prestige momentané que peut lui donner le voyage de l’empereur Nicolas, pour rouvrir la frontière aux condamnés de la Haute-Cour, c’est-à-dire à une demi-douzaine de Français qui ont déjà très durement expié les imprudences ou les fautes qu’ils ont commises. Cette idée, semblait-il, devait rallier tous les suffrages. Au moment où MM. Déroulède, Marcel Habert, Buffet, etc., ont été condamnés, personne ne croyait qu’ils subiraient leur peine jusqu’au bout ; tout le monde était convaincu que l’amnistie ou la grâce viendrait les libérer à une date qui ne paraissait pas devoir être bien lointaine. L’amnistie a été proposée au Parlement ; elle a été l’objet d’un vote dans les deux Chambres ; et, si ce vote a été négatif, à une majorité qui est restée d’ailleurs assez faible, c’est à cause de l’insistance qu’a mise le gouvernement à demander que toute mesure de clémence ou d’oubli fût ajournée jusqu’à l’heure qu’il se réservait de choisir. Livrés à eux-mêmes, le Sénat et la Chambre auraient certainement voté l’amnistie. Le ministère, après avoir déjà laissé échapper plusieurs bonnes occasions de proposer cette mesure, bu de faire signer un décret de grâce par M. le Président de la République qui, dit-on, ne demanderait pas mieux de le faire, a la bonne fortune d’en rencontrer une nouvelle et peut-être la meilleure de toutes.

On se demandait s’il en profiterait. Un journal officieux a expliqué que cela n’était pas possible, et la raison qu’il en a donnée est que l’empereur de Russie pourrait s’en formaliser. En lisant cela, on éprouve comme un choc, tant l’observation est imprévue : qu’importe à l’empereur de Russie que quelques exilés rentrent en ce moment chez eux ? Nous aurions cru que la chose lui était indifférente. Mais le journal ministériel explique qu’en venant en France précisément aujourd’hui, l’Empereur a eu l’intention expresse de donner son adhésion à la forme actuelle de notre gouvernement, à celle-là et non pas à une autre : en conséquence, il ne comprendrait pas que l’on profitât de sa présence pour gracier des hommes dont le crime est d’avoir voulu la changer. Voilà donc l’empereur autocrate de toutes les Russies converti en tuteur de notre Constitution, et aussi, bien entendu, des hommes qui en assurent aujourd’hui le fonctionnement ! Nous ne pouvons plus toucher à nos lois constitutionnelles ; nous ne pouvons pas changer notre ministère ; nous ne pouvons pas même gracier une poignée de malheureux ! S’il en était ainsi, l’alliance russe, malgré tous ses mérites, nous coûterait bien cher, puisqu’elle nous priverait de notre indépendance intérieure : mais, grâce à Dieu ! cette conception de l’alliance et des obligations qu’elle nous impose n’est venue à l’esprit que de quelques ministériels forcenés. L’Empereur ménage mieux notre dignité que ne le font parfois nos propres partis. La France n’est à ses yeux qu’une personne internationale : c’est à ce titre qu’il a traité avec elle, sans se préoccuper du gouvernement qu’il lui avait plu de se donner, ni des hommes politiques entre les mains desquels ce gouvernement était provisoirement tombé. Aussi longtemps que la France restera fidèle à ses engagemens envers lui, et qu’elle aura d’ailleurs une force militaire qui lui permette de les tenir jusqu’au bout, il ne se préoccupera pas d’autre chose : et il n’a pas le droit de se préoccuper d’autre chose. C’est à nous et non pas à lui qu’il appartient de faire et de défaire nos gouvernemens. Nous lui savons gré de ne s’être même pas demandé quel était en ce moment celui de la France, et de n’avoir vu que la France elle-même. On ne fera croire à personne que notre ministère ait pour lui un attrait particulier, et nous ne pensons pas que, même après l’avoir vu de près, il en constitue un pareil à Saint-Pétersbourg. Si demain nous en avons un autre, il sera pour celui de demain ce qu’il est pour celui d’aujourd’hui, et ce qu’il était pour celui d’hier, aussi indifférent à ce que nous faisons chez nous que nous le sommes à ce qu’il fait chez lui. Nous parlons, bien entendu, de cette indifférence de l’homme politique qui ne tient compte que des rapports des pays entre eux, et non pas de ce que ces pays sont spécifiquement en eux-mêmes. Chacun reste libre dans sa conscience de porter un libre jugement sur tels faits particuliers, ou sur un ensemble de faits ; mais, lorsqu’il s’agit de relations à établir entre certaines forces, ce sont ces forces qu’on pèse, et l’alliance formée entre elles laisse intacte au dedans la souveraineté de l’État. La venue de l’empereur de Russie en France, n’intéresse donc en rien notre politique intérieure : elle est seulement une garantie précieuse pour notre politique extérieure, qui n’a d’autre but que le maintien de la paix avec la sauvegarde de nos intérêts et le respect de notre dignité.

Il était bon qu’une manifestation nouvelle de la continuité et de la solidité de l’alliance se produisît en ce moment : quelques personnes à l’étranger affectaient, en effet, de les mettre en doute. Si l’empereur Nicolas s’était contenté d’aller à Dantzig, sans venir aussi à Dunkerque et à Reims, on n’aurait pas manqué de tirer de ce fait des conclusions qui nous auraient été peu favorables. La nouvelle de son voyage en France, avec la signification toute politique qu’on est bien forcé de lui reconnaître, ne permet plus de se méprendre sur la persistance de nos bonnes relations. La presse européenne a dû en convenir : elle l’a fait avec correction. Elle a été unanime à reconnaître que l’alliance franco-russe ne devait provoquer aucune inquiétude pour le maintien de la paix. C’est bien ainsi que nous l’entendons. On peut dire que l’alliance a fait aujourd’hui ses preuves : elle est assez connue pour que personne ne lui attribue de mauvais desseins. Si elle avait été faite dans des intentions différentes de celles qui ont été publiquement avouées, ces intentions n’auraient pas tardé à se convertir en actes, et les circonstances propices n’auraient pas manqué pour cela. Mais on a pu en quelque sorte expérimenter l’alliance franco-russe, soit en Europe, soit en Orient, soit en Extrême-Orient. Si l’on a vu deux pays qu’aucun intérêt ne divisait et qui se trouvaient toujours d’accord en politique, on a constaté aussi qu’ils travaillaient constamment dans le sens de la paix. Il semble donc qu’une démonstration nouvelle de la vitalité de l’alliance ne doive porter ombrage à personne : pourtant il y a eu généralement une certaine réserve dans les félicitations qu’on nous a adressées et dans la confiance qu’on a affecté d’éprouver.

Cela tient peut-être, — et quelques journaux, en Autriche en particulier, ont laissé apercevoir cette préoccupation, — à la comparaison qu’il est impossible de ne pas faire entre la Triple Alliance d’une part et la Double Alliance de l’autre. Assurément, la première est toujours très solide ; tout le monde est convaincu qu’elle sera renouvelée ; personne ne met en doute son efficacité. Et néanmoins, les choses humaines étant soumises à une évolution continuelle qui ne leur permet jamais de rester les mêmes et qui les condamne à croître sans cesse ou à décroître, fût-ce de quantités presque impondérables, lorsqu’on part de ce point de vue pour considérer les alliances européennes, on est amené à constater que, si l’une évolue, ce n’est pas dans le sens de l’accroissement, tandis que l’autre est encore dans cette période heureuse où elle se développe et s’affermit, sans qu’aucun craquement s’y fasse entendre, sans qu’aucune diminution y apparaisse. On a dit avec raison que les deux systèmes d’alliance se tenaient mutuellement en équilibre, ce qui était reconnaître l’utilité du second : lorsqu’il n’existait pas, la paix de l’Europe était livrée sans contrepoids à une volonté très intelligente sans doute, mais toute puissante, et il y avait là un incontestable danger. L’équilibre est tel que nul aujourd’hui ne saurait avoir la pensée de le rompre. Il n’en est pas moins vrai qu’un travail intérieur se fait dans la Triple Alliance, et qu’il ne tend pas à la fortifier : elle est d’ailleurs assez forte, et le sera assez longtemps, pour suffire largement aux besoins auxquels elle s’applique. Malgré tout, la presse autrichienne et même la presse italienne se sont livrées à des impressions un peu chagrines. La première a dit qu’en présence de l’alliance franco-russe toujours inébranlable, il était urgent de resserrer les biens qui unissent les trois autres puissances. La seconde a dit que la Triple Alliance devait sans doute être maintenue, mais qu’il fallait la développer de manière à établir un équilibre nouveau dont on chercherait les élémens hors d’Europe. L’une a manifesté très discrètement quelques préoccupations, et l’autre un certain malaise. Mais il n’y a, en tout cela, que des nuances, et, si nous en parlons, c’est pour rester un chroniqueur fidèle et complet. Au fond, la confiance dans le maintien de la paix est générale. Les journaux anglais, auxquels la situation extra-continentale de leur pays donne parfois un jugement plus sûr, ne doutent pas un instant qu’il ne faille voir dans l’alliance franco-russe une garantie de plus contre des complications qui pourraient amener la guerre : mais avons-nous besoin ; de dire que l’intimité persistante et croissante entre Saint-Pétersbourg et Paris n’est pas tout à fait de leur goût ? Ils ne s’en sont pas moins exprimés avec une grande convenance sur le voyage du tsar en France. Nous n’avons qu’à enregistrer les félicitations qu’on nous a adressées à ce sujet, sans avoir eu, au moins jusqu’ici, à relever aucune observation qui ne fût pas obligeante.

Attendons maintenant les fêtes qui se préparent. Elles n’effaceront pas celles de 1896, mais elles les égaleront, tout en présentant un autre caractère. Le sentiment que nous y apporterons sera le même. Sur quelque point de la France qu’ils se rendent, l’empereur et l’impératrice de Russie trouveront le même accueil qu’autrefois. Ils verront les populations se porter au-devant d’eux et les acclamer. Quant à notre flotte et à notre armée, l’Empereur pourra constater qu’elles n’ont rien perdu de leurs qualités et qu’elles donnent à l’alliance la base militaire qui lui est indispensable pour remplir tout son objet.


Depuis quelques jours, les rapports diplomatiques sont rompus entre la France et la Porte. M. Constans a quitté Constantinople, et on assure que Munir-bey aurait reçu ses passeports, s’il avait été à Paris : heureusement il n’y est pas, de sorte que nous n’avons pas eu à aller vis-à-vis de lui jusqu’à cette extrémité. Mais le fait reste le même. M. Constans a quitté la Turquie, Munir-bey ne rentrera pas en France : de part et d’autre, de simples chargés d’affaires remplacent les ambassadeurs absens.

Que nous ayons pleinement raison dans nos revendications contre le gouvernement ottoman, cela paraît d’autant plus certain qu’il nous a fait lui-même, à diverses reprises, des promesses formelles de régler les questions pendantes conformément à nos vues. Il n’en a pas contesté la légitimité. Il s’est contenté d’alléguer les difficultés matérielles dans lesquelles il se trouvait ; il a demandé des délais ; il a proposé toujours des combinaisons nouvelles, usant de ces procédés dilatoires qui sont si familiers à sa diplomatie, et qui ne laissent pas quelquefois d’être efficaces par la lassitude qu’ils provoquent. Rien n’est plus habituel, sur les bords du Bosphore, que de promettre et de ne pas tenir, et c’est même de là que viennent la plupart des difficultés entre la Porte et les gouvernemens étrangers. M. Constans n’a pas la patience d’un diplomate de profession : il a été excédé plus vite qu’un autre des atermoiemens sans fin qu’on lui opposait, et il a fini par lancer de véritables ultimatums, en annonçant que, s’il n’avait pas satisfaction sur tous les points à la fois, et à telle date précise, il quitterait Constantinople. Quand on a fait une menace de ce genre, il faut l’exécuter ; c’est ce qu’a fait M. Constans. Personne ne lui reprochera le sentiment qu’il a éprouvé, et M. le ministre des Affaires étrangères a approuvé sa conduite. Pourquoi ne pas dire cependant qu’on a été un peu étonné chez nous, et sans doute aussi ailleurs, qu’après avoir montré tant de longanimité à la Porte dans des affaires plus graves, ce soit à l’occasion d’intérêts privés, quelque sérieux qu’ils soient, que nous en soyons venus à une rupture ? L’opinion s’est enflammée autrefois pour d’autres causes ; elle ne s’est pas encore très échauffée pour celle-ci. On s’est contenté d’approuver notre attitude. Elle a même été approuvée en Angleterre et dans toute l’Europe, sauf en Allemagne, tout autant que chez nous ; et cette approbation unanime, qui paraît être encore plus une excitation qu’un encouragement, nous rassure plus sur notre droit que sur la manière dont nous l’avons défendu. L’Allemagne seule se tait : mais elle est engagée si à fond avec le sultan, elle lui rend et elle en reçoit tant de services, elle exerce sur lui une tutelle si bienveillante, et elle en est si largement récompensée, que son silence est en quelque sorte commandé par sa situation.

Il s’agit de trois ou quatre affaires dont la plus importante est celle de la Société des quais de Constantinople. Les autres se rapportent à certaines créances que la Porte a négligé de payer depuis longtemps, les créances Lorando et Tubini. Quant à la Société des quais, ayant obtenu il y a quelques années une concession à cet effet, elle a construit des quais à Constantinople. Les difficultés ont commencé lorsque, les quais étant construits, elle a voulu les exploiter. Ces difficultés ont été incessantes et ont porté sur les points les plus divers. La mauvaise volonté, ou plutôt la malveillance du gouvernement ottoman, sont devenues bientôt évidentes, et, par un contre-coup inévitable, l’affaire, à son tour, est devenue moins bonne qu’elle n’aurait dû l’être, et qu’elle ne l’aurait été, si la Porte avait exécuté ses engagemens avec plus de loyauté. Il n’y avait que deux moyens de sortir de là, et la Société a laissé au gouvernement ottoman le choix entre l’un ou l’autre : ou bien rendre à la Société le plein exercice de ses droits, ou bien lui racheter sa concession.

Le gouvernement ottoman a incliné vers la seconde solution : c’était probablement celle qui convenait aussi le mieux à la société. Qui la garantirait, en effet, quand même le gouvernement lui rendrait l’exercice de ses droits, contre un nouveau caprice, de nouvelles entraves, de nouvelles spoliations, toujours à craindre de la part de la Porte et du sultan ? Donc, le gouvernement devait racheter. On avait débattu le prix ; on s’était mis d’accord, où à peu près. M. Constans a voulu en finir une fois pour toutes avec toutes ces affaires : il a joint aux réclamations de la Société des quais celles qui se rattachaient aux deux créances que nous avons mentionnées et quelques autres encore. Il en a fait un bloc, et a demandé qu’on lui donnât à jour fixe une réponse qui les comprît toutes. Cela n’entre pas dans les mœurs de la Porte : il était à prévoir qu’elle diviserait les questions, répondrait sur l’une et non pas sur l’autre, donnerait satisfaction sur celle-ci, — sauf à se reprendre plus tard, — et tergiverserait sur celle-là. C’est ce qui n’a pas manqué d’arriver. Nous avons eu, paraît-il, satisfaction sur l’affaire des quais ; du moins les télégrammes officiels l’ont dit ; mais cette satisfaction a consisté dans la promesse, qui risquait d’être assez vaine, d’assurer désormais à la Société le libre exercice de ses droits. Nous nous en sommes contentés, ce qui était sans doute se montrer concilians. Sur les créances, le gouvernement ottoman n’a pas cessé de tergiverser, promettant un jour et retirant sa promesse le lendemain, usant enfin de la plus incontestable mauvaise foi : et, quand nous parlons du gouvernement ottoman ce n’est pas assez dire, car le sultan lui-même a été mêlé à la négociation, a eu plusieurs entrevues avec M. Constans, et a pris envers lui des engagemens qui n’ont pas été tenus. Finalement, notre ambassadeur a fait savoir que, si, tel jour et à telle heure, il n’avait pas reçu satisfaction sur tous les points, il quitterait immédiatement Constantinople. Il n’a pas reçu satisfaction, et il est parti.

Il est difficile de savoir quand et comment se terminera cette affaire, car, évidemment, elle n’est pas terminée. Le sultan doit comprendre que, s’il y a des inconvéniens pour nous dans la situation à laquelle elle a abouti, il peut y avoir pour lui des dangers encore plus graves. Le droit de nos compatriotes est certain : il est inconcevable que la Porte ait rompu, ou qu’elle ait agi de manière à amener une rupture inévitable, sur des questions qui semblaient déjà résolues en principe. Nous désirons sincèrement que cette affaire n’aille pas plus loin : mais elle ne peut se résoudre que par un retour de la Porte aux promesses qu’elle avait faites, aux engagemens qu’elle avait pris, et par la pleine et, cette fois, loyale exécution des unes et des autres.


Nous nous contenterons, pour aujourd’hui, de signaler l’état de guerre qui existe en fait entre la Colombie et le Venezuela. On parle déjà de plusieurs autres petites républiques, comme l’Equateur et le Nicaragua, qui prendraient parti dans la querelle : celle-ci pourrait alors se généraliser. Le général Uribe, chef de la révolution

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