Chronique de la quinzaine - 31 août 1909

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1857
31 août 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La session des conseils généraux s’est ouverte et close dans les conditions les plus discrètes. L’insignifiance de ces assemblées va chaque année en augmentant, ce que ne sauraient trop vivement regretter ceux qui sont, comme nous, partisans de la décentralisation. La plupart d’entre elles se contentent d’expédier, c’est-à-dire de consacrer par leur vote la besogne qui a été préparée dans les bureaux des préfectures, après quoi elles ont une tendance de plus en plus marquée à faire part au gouvernement, quel qu’il soit, de leur adhésion, de leurs félicitations et de leur confiance. Elles auraient exprimé ces sentimens à M. Clemenceau, s’il était resté au pouvoir ; elles les expriment à M. Briand, puisque c’est lui qui s’y trouve aujourd’hui. L’homme importe peu, la fonction est tout. Seul, dans ce concert, M. Sarrien a fait entendre une note différente, à la vérité très atténuée, et qu’il s’est appliqué tout de suite à atténuer encore davantage. « On s’est demandé, a-t-il dit, si un ministère présidé par un socialiste répondait bien à la situation parlementaire, et s’il pourrait donner au pays les garanties d’ordre et de sécurité qu’il a le droit d’exiger de tout gouvernement. » Il y a là un blâme timide, mais cependant perceptible, de la composition du cabinet. Nous ne saurions dire ce que comporte exactement la situation parlementaire, car elle est confuse, et, pour ce qui est du pays, de toutes les choses qu’il a incontestablement le droit d’exiger, il n’en exige aucune : la session des conseils généraux vient de montrer une fois de plus à quel degré d’inertie il est tombé. Aussi M. Sarrien, effrayé de l’audace avec laquelle il avait énoncé une opinion indépendante sur les hommes qui nous gouvernent, a-t-il eu hâte d’ajouter : « En ce qui me concerne personnellement, je n’attache pas aux étiquettes politiques plus d’importance qu’il ne convient. » Aimable scepticisme ! M. Sarrien aurait pu se dispenser d’émettre sa première proposition, puisqu’il devait tout aussitôt la détruire par la seconde. Il n’est d’ailleurs pas le seul qui, blase par les événemens anarchiques de ces dernières années, professe une certaine indifférence, sinon pour les choses, au moins pour les personnes. M. Briand lui-même ne se fait aucune illusion à cet égard, puisque dans son discours à la Chambre, il a parlé de lui comme il suit : « Dans des milieux où je craignais presque de passer pour modéré, j’ai vu des fronts se rembrunir ; on se demandait : — N’est-il pas dangereux de confier les intérêts du pays à cet homme ? Il est audacieux. — Au contraire, dans d’autres milieux où de telles in- quiétudes auraient été plus naturelles, on a dit : — Eh bien ! celui-là autant qu’un autre. » La Chambre a ri, si on en croit le Journal officiel. « Celui-là autant qu’un autre, » est le mot qui vraiment, pour parler comme M. Sarrien, « répond le mieux à la situation parlementaire. »

Ce mot, pourtant, est-il tout à fait juste, et M. Briand n’est-il pas trop modeste ? Personne ne sait exactement ce qu’il est aujourd’hui, ni ce qu’il sera demain, et on aime mieux oublier en partie ce qu’il a été hier ; mais tout le monde lui reconnaît de grandes ressources d’esprit et un remarquable talent de parole. Il y a des hommes qui resteraient cinquante ans dans les Chambres sans attirer un seul moment l’attention sur eux ; M. Briaud l’a attirée sur lui tout de suite et n’a pas tardé à l’y fixer. Venu de très loin, des confins de l’extrême-gauche collectiviste, il a dit l’autre jour à la Chambre que, parmi ses idées d’autrefois, il avait opéré un « tri, » conservant les unes et rejetant les autres, suivant que l’expérience les avait confirmées ou condamnées ; mais il n’a pas expliqué comment l’opération s’était faite, ni où elle s’était arrêtée. Aussi garde-t-il en lui un je ne sais quoi de mystérieux qui continue d’exciter l’intérêt. Malléable et perfectible, il a déjà évolué, il évoluera sans doute encore. On serait embarrassé de dire ce qu’on attend de lui, mais à tort ou à raison on en attend quelque chose. Ce n’est pas seulement un homme nouveau c’est un homme qui se renouvelle, il en a convenu lui-même dans son discours. Dès lors, la confiance qu’il a demandée à la Chambre et que celle-ci lui a accordée largement, — comme l’aurait fait un simple conseil général, — ne saurait cependant être sans limites. Elle veut dire simplement que, en dehors de tout parti-pris préalable, on attend M. Briand à l’œuvre. Ses premiers actes ne permettent pas encore de porter sur lui, même un premier jugement. Le ministère a voulu être un ministère d’apaisement et de détente, et nous l’en avons approuvé : qui ne l’aurait-pas fait ? Mais il y a des manières fort différentes de comprendre l’apaisement, et celle que le ministère a pratiquée, au moins jusqu’ici, à la fois trop facile et trop arbitraire, est insuffisamment efficace. Les gouvernemens antérieurs, depuis une dizaine d’années, ont considéré la France, non pas comme une nation qui devait tendre à l’unité morale par la fusion des élémens divers dont elle était formée, mais comme un champ clos où deux armées se faisaient une guerre d’extermination. Le rôle du gouvernement, au lieu d’aider à la conciliation, a consisté à prendre fait et cause pour une des deux armées et à la soutenir contre l’autre per fas et nefas. Une politique d’apaisement est tout juste le contraire de celle-là. C’est d’ailleurs une œuvre de longue haleine qui, entreprise résolument, doit être conduite avec prudence. Le ministère qui la réalisera aura dans l’histoire une belle place à côté des gouvernemens qui déjà, dans le passé, après des périodes de discordes, ont su, à force d’intelligence, d’autorité et d’habileté, disons plus simplement à force de cœur, ramener la paix par la tolérance et la maintenir par ses propres bienfaits. Est-ce ainsi que M. Briand a conçu son œuvre ? Qui peut le savoir ? Il est certainement trop tôt pour dire non, mais ses premiers actes ne permettent pas encore de dire oui.

Le gouvernement s’est borné à ouvrir les prisons qui enfermaient des condamnés politiques de toutes les catégories, et à réintégrer dans l’administration des postes une partie des employés qui en avaient été exclus par voie de révocation, en attendant qu’il les y fasse tous rentrer. Nous avons dit que cela était facile et arbitraire. La première épithète est assez claire ; la seconde a à peine besoin d’être expliquée. Le geste de M. Briand est celui qui accompagnait autrefois le don de joyeux avènement. Il se comprenait mieux qu’aujourd’hui dans un temps où un pouvoir supérieur à tous les autres pouvait annuler leurs décisions. Cela, même alors, n’allait pas sans inconvéniens ; mais ces inconvéniens sont fort accrus dans une république où le pouvoir change souvent de mains et où son action personnelle, lorsqu’elle infirme des décisions judiciaires, ne saurait manquer de porter atteinte à l’autorité et à la dignité de la justice. Notre critique ne s’applique pas dans les mêmes termes aux dispositions prises à l’égard des postiers ; une mesure administrative peut évidemment être modifiée ou même supprimée par une autre ; mais lorsqu’on se rappelle dans quelles conditions plusieurs centaines de postiers avaient été frappés, avec l’adhésion formelle de la Chambre qui avait approuvé et soutenu le gouvernement d’alors, on se demande si l’épithète d’arbitraire dont nous nous sommes servis n’est pas un peu faible pour caractériser l’acte que le nouveau cabinet est en train d’accomplir. Dans son discours à la Chambre, M. Briand avait fait allusion aux postiers, dont l’extrême gauche exigeait la réintégration, et il avait conclu : « Je ne vous dis pas aujourd’hui, je ne vous dis pas demain, mais je ne vous dis pas non plus jamais. » Soit ; quelques mesures d’indulgence n’auraient été blâmées par personne, si elles avaient été prises avec discernement et en temps opportun. Mais le ministère n’a même pas attendu à demain : il a opéré dès aujourd’hui des réintégrations qui ressemblent à des réparations, et que les postiers envisagent naturellement comme telles. Tout cela se fait trop tôt et trop vite. Nous ne voulons rien exagérer ; nous ne donnerons pas à ces premiers actes du ministère plus d’importance qu’il ne faut ; mais ce ne sont pas encore ceux que nous attendions et que nous continuons d’attendre de lui. Ces actes, en effet, ne constituent que de la politique à la petite semaine, et il n’était pas nécessaire d’avoir M. Briand pour les accomplir : beaucoup d’autres, même parmi les moindres, y auraient suffi.

Puisque nous parlons d’apaisement et de la manière de le réaliser, veut-on un exemple de ce qu’il aurait fallu ne pas faire, si on veut sincèrement atteindre ce but ? Il aurait fallu ne pas charger M. Delpech, sénateur de l’Ariège, de prononcer un discours à la distribution des prix du lycée de Foix. M. Delpech est libre-penseur et franc-maçon notable ; il ne se contente pas d’être anticlérical, il est anti-religieux ; il croit que la religion en général, et la religion catholique en particulier, déforme lamentablement l’esprit en y introduisant des superstitions dangereuses et corrompt le caractère en l’habituant aux procédés d’une casuistique dont il dirait volontiers que Pascal a fait justice, si Pascal ne lui était pas suspect par d’autres côtés : aussi aime-t-il mieux citer, parmi les flambeaux de l’humanité, Rabelais et M. Zola. C’est le droit incontestable de M. Delpech de penser ainsi et d’exprimer sa pensée dans des réunions publiques, au Sénat, à la rue Cadet, enfin partout ailleurs que sur l’estrade d’une distribution de prix. Si on voulait lui mettre un bâillon sur la bouche, nous serions les premiers à protester ; mais l’école publique doit être neutre, c’est-à-dire respectueuse de toutes les croyances, et il est d’une rare inconvenance de ridiculiser et de flétrir devant des enfans ce qui est peut-être la foi de leurs familles, et ce qui l’est même certainement dans bien des cas. M. Delpech est connu comme libre-penseur militant : lorsqu’on l’a désigné pour prendre la parole dans une distribution de prix, il était donc facile de prévoir ce qu’il dirait. A quoi bon analyser son discours ? Tout le monde en a entendu de pareils et peut s’en faire une idée. Mgr Izarn, évêque de Pamiers, s’en est ému, et a cru devoir y répondre par une lettre adressée au proviseur du lycée de Foix, dans laquelle il annonçait à ce fonctionnaire que, puisqu’il n’avait pas protesté séance tenante contre les impiétés de M. Delpech et que la religion catholique pouvait être impunément bafouée au lycée de Foix, il retirait de ce lycée l’aumônier qui y était attaché. Nous n’avons pas à juger la décision de Mgr Izarn ; il a cru bien faire ; peut-être a-t-il bien fait. Mais la décision qu’il a prise est grave, et le proviseur du lycée, M. Chausson, l’a jugée telle. Il a, en effet, écrit à son tour une lettre à Mgr Izarn pour lui dire que les élèves religieux souffriraient seuls de la suppression de l’aumônier, et que ce serait regrettable. Mais pourquoi a-t-il ajouté que, en ce qui le concerne, il en prenait aisément son parti, car il était partisan de la morale indépendante ? Pourquoi a-t-il jugé à propos d’accompagner d’un air de flûte le trombone de M. Delpech ? Pourquoi, sinon pour se mettre à l’unisson avec ce dernier et ne pas s’exposer à ses foudres, qui peuvent être redoutables pour un fonctionnaire ? Un seul passage est tout à fait correct dans sa lettre, c’est celui où M. Chausson dit : que les orateurs de distribution de prix sont nommés par le ministre et qu’il n’a sur leurs discours, lui simple proviseur, aucun droit de contrôle, d’approbation ou d’improbation. Le ministre, en effet, est seul responsable du choix qu’il a fait. M. Chausson a eu raison de le dire, mais il aurait mieux fait de ne rien dire de plus.

Qui ne voit l’inconvénient de ces discours de combat devant des enfans, de ces lettres échangées, enfin de ces polémiques passionnées entre des hommes qui devraient se tolérer, se respecter, ou, s’ils le préfèrent, s’ignorer ? Mais peuvent-ils s’ignorer ? Les paroles de M. Delpech ont, par des ricochets inévitables, provoqué celles de Mgr Izarn, de M. Chausson et de tous les journaux qui sont venus à la rescousse de l’un ou de l’autre. De là nos appréhensions. La liberté de l’enseignement, pratiquée pendant un demi-siècle, avait éteint la guerre que se faisaient auparavant les partisans de l’enseignement universitaire et ceux de l’enseignement congréganiste. Auparavant, les deux enseignemens étaient surveillés, espionnés, attaqués, calomniés avec une ardeur implacable : on ne laissait rien passer sans le dénoncer et l’envenimer. Le règne de Louis-Philippe a été rempli par cette guerre civile des esprits : va-t-elle recommencer ? Déjà les hérauts des deux camp s’adressent leurs défis. Ce qui reste encore de la liberté d’enseignement est menacé. Sur ce terrain des batailles se préparent : suivant l’attitude qu’il y prendra, on saura définitivement si le ministère veut ou ne veut pas l’apaisement véritable. M. Delpech ne le veut pas, et il le prouve. Est-il, ou n’est-il pas le porte-parole du ministère ? Il faudra bien qu’on le sache. En attendant, les libéraux sont tenus de se réserver.

Nous ne demandons pas au gouvernement de reculer sur ce qu’il appelle les positions conquises, et que nous aimons mieux appeler les positions prises. La législation actuelle suffit, si elle est loyalement appliquée. Mais il y a une grande différence entre les discours de M. Delpech et ceux de M. Briand, et au milieu de ces discordances, on ne sait auquel il faut croire. Quand le saurons-nous ?


Le ciel s’éclaircit un peu du côté de l’Orient ; il serait plus exact de dire qu’il s’apaise, car il est encore très trouble ; mais les orages s’en écartent. Lorsque nous écrivions il y a quinze jours, la question crétoise était à l’état aigu : on se demandait ce qu’il adviendrait du drapeau grec arboré sur la forteresse de la Canée. Le gouvernement turc avait fait très nettement entendre qu’il ne tolérerait pas plus longtemps la présence de ce drapeau à cette place : il s’était même montré résolu à prendre directement des dispositions pour l’en faire disparaître. La flotte turque s’était rapprochée de l’île ; on pouvait, on devait craindre de sa part quelque entreprise qui aurait mis le feu aux poudres. Elle aurait eu lieu immanquablement si les puissances protectrices n’y avaient mis bon ordre, c’est-à-dire si elles ne s’étaient pas chargées de résoudre la question du drapeau. Mais comment s’y prendraient-elles ? Obtiendraient-elles que les autorités crétoises opérassent spontanément ? Devraient-elles, au contraire, intervenir elles-mêmes, et alors rencontreraient-elles, ou non, de la résistance ? Tous ces points d’interrogation se dressaient dans les esprits et y restaient alors sans réponse. On apprenait en même temps que la Turquie, après avoir adressé une première note à la Grèce et en avoir reçu une réponse qu’elle ne jugeait pas suffisante, lui en avait adressé une seconde où la question macédonienne était mêlée à la question crétoise d’une manière assez dangereuse, et où les exigences ottomanes étaient devenues de plus en plus grandes, sous prétexte de s’énoncer avec plus de précision. Les notes échangées n’étaient d’ailleurs connues que par des résumés incomplets, non officiels, qui en reproduisaient sans doute l’esprit, mais non pas les termes, et sur lesquels il était difficile de raisonner avec sécurité. La diplomatie continue de garder ses secrets ; ni les notes anciennes, ni les nouvelles, n’ont été encore intégralement publiées ; mais des faits visibles, tangibles, se sont produits, et la situation générale en a été sensiblement détendue.

Le premier de ces faits a été la suppression du drapeau hellénique sur la citadelle de la Canée. Les autorités crétoises, revenues à une plus saine appréciation des choses, ont compris que le mieux pour elles aurait été d’amener spontanément le drapeau ; elles en ont donné courageusement le conseil ; mais l’opinion était encore trop surexcitée pour que ce conseil fût suivi. Craignant des troubles, elles ont préféré démissionner et laisser agir les puissances. Celles-ci avaient pris leurs précautions ; elles avaient envoyé dans les eaux crétoises un nombre de vaisseaux suffisant pour décourager toute résistance ; aussi n’y en a-t-il eu aucune. Tout fait croire que la population elle-même avait fini par comprendre que cette résistance, si elle se produisait, amènerait fatalement une nouvelle et durable occupation de certains points de l’Ile par les détachemens militaires des quatre puissances, et cette crainte, qui a été le commencement de la sagesse, a produit la soumission. Quelques soldats européens ont débarqué dans l’île ; le drapeau déclaré séditieux a été abattu ; tout s’est passé rapidement, un matin, de bonne heure, sans aucune manifestation hostile. Sur un autre point de l’ile, à Candie, on a fait mine de hisser un autre drapeau grec ; mais le geste imprudent s’est arrêté court ; le drapeau a été enlevé aussitôt qu’arboré, si même il a été arboré ; il n’y a eu là qu’une velléité et les puissances n’ont pas eu à intervenir. Avons-nous besoin de dire qu’elles l’auraient fait sans hésitation, s’il l’avait fallu ? Toute opposition de la part des Crétois aurait été jugée intolérable et, effectivement, n’aurait pas été tolérée. Aussi longtemps que les Crétois ont été sous le joug ottoman et qu’ils ont risqué leur vie pour s’en affranchir, leur cause a trouvé des sympathies et des appuis en Europe. Mais aujourd’hui, la Crète a un gouvernement autonome ; elle est parfaitement libre ; elle peut se gouverner à sa guise ; l’Europe a donc le droit de se préoccuper avant tout de son propre intérêt, qui est la paix. La Crète veut s’unir à la Grèce : soit, mais qu’elle attende ; le moment n’est pas venu. Et comme cette attente ne peut désormais faire souffrir la Crète que dans son imagination, il faudra bien qu’elle s’y résigne.

Elle s’y résignera d’autant mieux, à la réflexion, que l’intérêt de la Grèce est qu’elle le fasse. Si la Crète désire ardemment l’union avec la Grèce, c’est qu’elle l’aime, comme on aime la mère-patrie ; elle doit donc s’abstenir d’un zèle indiscret qui déchaînerait contre la Grèce les pires dangers. Ces dangers ont été évidens au cours de ces dernières semaines : les vrais amis de la Grèce en ont éprouvé de réelles inquiétudes. On a pu se demander un moment s’il n’y avait pas, de la part de la Jeune-Turquie, une volonté arrêtée de faire parler la poudre. Le gouvernement de Constantinople a protesté du contraire, et nous croyons à sa parfaite bonne foi ; mais il a pour le moins joué avec le feu, et si la Grèce n’avait pas été aussi prudente et aussi sage, l’incendie n’aurait pas manqué d’éclater. Le gouvernement turc n’y poussait pas, soit ; mais il aurait accepté ce dénouement sans grand déplaisir, et d’ailleurs sans la moindre appréhension, car il était convaincu de sa supériorité militaire sur la Grèce, et tout porte à croire qu’il avait raison d’y croire. Confiante dans ses intentions, qui sont sincèrement pacifiques, et résolue à vivre d’accord avec son puissant voisin, la Grèce n’a fait depuis assez longtemps aucune préparation militaire propre à la garantir contre la surprise d’un choc immédiat. Si elle était attaquée, elle se défendrait avec vaillance, comptant sur la justice de sa cause et sur les sympathies actives qu’elle ne manquerait pas de rencontrer au moment décisif ; mais elle n’est pas prête à soutenir ces redoutables aventures, et la Crète, en l’y exposant, lui donnerait une singulière marque de son affection et de son dévouement. Il y a des amours qui tuent : celui de la Crète serait peut-être de ceux-là, s’il devenait trop impatient et trop exigeant. On ne paraît pas au premier moment l’avoir compris en Crète, puisqu’il a fallu l’intervention effective des puissances pour abattre le drapeau de la Canée, mais on l’a fort bien compris à Athènes et on y a montré une maîtrise de soi-même digne de tout éloge. Poussé à ce point, le sang-froid est une des plus belles formes du courage. La Grèce, qui a pu commettre des imprudences et des fautes dans d’autres circonstances, n’en a commis aucune dans celle-ci. Ses réponses aux demandes de plus en plus pressantes de la Porte ont toujours été concluantes et courtoises. Elle a été, sans le dépasser, jusqu’au point où sa dignité devait l’arrêter. Au surplus, en ce qui concerne la Crète, la Grèce avait, qu’on nous passe le mot, une parade très simple à opposer aux notes directes que lui adressait, que lui poussait le gouvernement ottoman. — Pourquoi s’adresser à elle ? Est-ce que le gouvernement ottoman n’avait pas accepté autrefois, et même demandé que la Crète fût mise en quelque sorte en dépôt entre les mains des quatre puissances ? C’est donc aux quatre puissances que la Porte doit s’adresser. La Grèce ne veut, pour son compte, que ce que les puissances veulent ; elle s’est conformé et continuera de se conformer à leurs intentions ; elle s’abstiendra d’ailleurs, et dans ses deux notes elle en a donné l’assurance expresse et réitérée, de tout ce qui pourrait provoquer ou entretenir l’agitation dans l’ile. — En vérité, on ne voit pas ce que le gouvernement de Constantinople aurait pu demander encore à celui d’Athènes, et on ne voit pas davantage ce que ce dernier aurait pu ou faire, ou dire, ou concéder de plus. La Porte, après avoir mis tout le temps nécessaire à un examen très méticuleux des réponses helléniques, a fini par déclarer qu’elle s’en contentait, et tout danger de condit a été, au moins pour le moment, dissipé.

Sur ces entrefaites, les journaux ont parlé d’une note que les quatre puissances ont adressée à la Porte, et de la réponse que celle-ci y a faite ; mais les détails précis nous manquent encore plus sur ce sujet que sur le précédent. Il est probable que la note des puissances s’appliquait à la Crète et à la Macédoine, et qu’elle avait pour objet de dégager la Grèce de l’espèce d’étreinte que la Porte avait paru vouloir exercer sur elle à propos de la grande île, tout en laissant à la Porte une grande liberté dans les affaires continentales. Nous en jugeons d’après le résumé que la presse a donné de la réponse ottomane. Il est ainsi conçu : « Quand les puissances envoyèrent leur récente note à la Turquie, elles devaient appréhender que la Turquie ne nourrît des sentimens belliqueux à l’égard de la Grèce ; mais cette appréhension est absolument infondée, car la Turquie est résolument pacifique, comme le montre l’histoire de l’année écoulée. Si la Turquie entra en communication avec la Grèce, c’était surtout à cause des agissemens de la Grèce en Macédoine, manifestement dirigées d’Athènes. Elle voulut obtenir des assurances formelles de la Grèce à ce sujet, mais elle ne songea jamais à la mêler au règlement de la question crétoise. » Cette dernière affirmation surprend un peu : les notes-de la Porte à la Grèce, ont été bien inexactement résumées par les agences officieuses, s’il est vrai qu’il n’y a jamais été question de la Crète ; et s’il y en a été question, les puissances étaient fondées à croire que la Porte avait demandé quelque chose à la Grèce au sujet de la Crète. Mais à quoi bon insister ? La Turquie se défend d’avoir jamais voulu mêler la Grèce aux affaires crétoises : il faut voir là l’engagement de ne plus l’y mêler désormais et de traiter la question uniquement avec les puissances. Reste à savoir à quel moment cette question pourra être utilement traitée, c’est-à-dire à quel moment elle aura chance d’être résolue avec le moindre effort et sans provoquer de complications nouvelles. Nous disions, il y a quinze jours, que ce moment ne pouvait pas être immédiat, ni même très prochain, et qu’il fallait laisser aux passions contraires le temps de se calmer. Il semble qu’on l’ait compris à Constantinople, puisque la dernière note ne parle plus, dit-on, de l’intérêt qu’il y aurait à s’occuper du règlement définitif du statut crétois, et que la solution du problème est renvoyée à l’avenir. Rien de plus sage que cet ajournement.

En ce qui concerne la Macédoine, la note « remercie les puissances du retrait des agens civils et de la suppression du contrôle financier. » C’est là, en effet, une concession considérable qui est faite au gouvernement ottoman actuel, ou plutôt une grande marque de confiance qui lui est donnée. Nous ne rappellerons pas en détail l’histoire de la Macédoine depuis ces dernières années. Il suffit de dire que, sous le règne du dernier sultan, les promesses prodiguées à l’Europe n’étaient jamais tenues et que la bonne volonté des puissances était toujours déjouée par les inépuisables ressources dilatoires qu’Abd-ul-Hamid avait toujours en réserve. Pendant un temps, l’accord de la Russie et de l’Autriche dans les questions balkaniques dispensait presque l’Europe de prendre des initiatives : elle laissait d’ordinaire ce soin aux deux puissances, et se contentait en fin de compte de se rallier à leurs propositions. C’est ainsi que, à la suite de l’entente de Murzsteg, deux adjoins civils, l’un Russe et l’autre Autrichien, avaient été adjoins à Hussein Hilmi pacha pour contrôler l’exécution des réformes, et que la gendarmerie macédonienne avait été réorganisée par des officiers européens. Bientôt la nécessité de sérieuses mesures financières, ne fût-ce que pour assurer l’entretien régulier de la gendarmerie et de ses instructeurs, apparut à tous les yeux et, à la suite d’une forte pression exercée sur lui, le Sultan dut consentir à la constitution d’une Commission financière composée des deux commissaires étrangers déjà adjoints à Hussein Hilmi pacha et de quatre agens des autres puissances. Telles étaient, hier encore, les institutions internationales de la Macédoine ; la réponse ottomane à la note des puissances donne à croire qu’elles n’existent plus aujourd’hui. L’Europe, tenant compte de la transformation profonde qui s’est produite dans le gouvernement turc, renonce au droit de contrôle sur les réformes macédoniennes, licencie la Commission financière et rappelle les deux agens civils de la Russie et de l’Autriche-Hongrie. C’est là un véritable et sérieux succès pour le gouvernement, qui a raison d’en remercier les puissances. Mais la note turque « décline leur offre de bons offices en Macédoine, disant, au sujet des réformes prévues au traité de Berlin, que la Turquie, jouissant du régime constitutionnel, exécutera les réformes nécessaires, non seulement en Macédoine, mais dans tout l’Empire. » Ici, nous comprenons moins ; les explications nous manquent. Nous ignorons quels sont les bons offices que les puissances ont offerts à la Porte et que celle-ci décline. Il semble, d’après cela, que, si les puissances ont une grande confiance dans le nouveau gouvernement turc et la lui témoignent, ce gouvernement en a en lui-même une encore plus grande. Ce n’est pas seulement la Macédoine qu’il s’engage à régénérer par des réformes, mais tout l’Empire, et il le fera avec ses seuls moyens, N’a-t-il pas un régime constitutionnel qui suffit à tout ? La Turquie fara da se, comme l’Italie le disait autrefois d’elle-même, La Turquie a peut-être raison, et nous souhaitons sincèrement que ses espérances se réalisent. La tâche est grande sans doute, et difficile, et laborieuse, mais elle n’excède pas les forces humaines, pourvu qu’elles soient conduites avec méthode et fortement disciplinées. En l’accomplissant, la Jeune Turquie peut être assurée de toute notre sympathie.


Au Maroc, la situation du Sultan s’est sensiblement améliorée ces derniers jours, et nous applaudirions à ses succès aucune satisfaction sans mélange, s’il n’avait pas déshonoré sa victoire par les cruautés qu’il a exercées sur ses prisonniers. Ces atrocités ont causé en Europe une réelle émotion ; elles ont fait horreur ; la France et l’Angleterre ont donné des ordres à leurs agens pour faire entendre au Sultan la protestation du monde civilisé, et on a parlé d’une démarche collective qui serait faite dans ce sens par tous les représentans des puissances à Tanger, Il faut espérer que nos protestations seront écoutées, sans toutefois y compter beaucoup. Rien n’est plus fort que les mœurs d’un pays, et celles du Maroc sont encore barbares. Moulaï-Hafid juge sans doute nécessaire d’inspirer de l’effroi à ses ennemis : nous craignons pour lui qu’il aboutisse seulement à les réduire aux dernières extrémités du désespoir, en les convainquant qu’ils n’ont rien à attendre de son indulgence ou de sa générosité. Singulier pays que le Maroc : nous devons renoncer à le bien comprendre. Tantôt l’aman, le pardon, s’y accorde avec une facilité extrême, et les pires brouilles n’y semblent jamais irréconciliables ; tantôt, au contraire, le vainqueur se montre sans pitié, et le vaincu périt dans d’effroyables supplices. C’est très vraisemblablement le sort qui attend le rogui, car il vient d’être pris après sa défaite, le massacre ou la capture d’un grand nombre de ses partisans. Ce sont ces derniers qui ont été torturés avec des raffinemens de férocité qui semblaient impossibles au temps où nous sommes. Les descriptions qui en ont été données dans les journaux font frémir. Si elles sont exactes ce qui est à croire, puisqu’elles ont été officiellement confirmées par nos agens diplomatiques, il est incompréhensible que le rogui ne soit pas mort les armes à la main : tout valait mieux pour lui que de tomber vivant entre les mains de son ennemi.

Nous avons eu souvent à parler de Bou-Hamara, de ses entreprises, de ses exploits. A diverses reprises, il s’est rapproché de Fez, jusqu’à le menacer très sérieusement : hier encore, il était sous les murs de la ville, et on annonçait que la mehalla du Sultan avait été battue. Il est vrai que les nouvelles du Maroc ne doivent jamais être acceptées que sous bénéfice d’inventaire ; la roue de la fortune tourne dans ce pays plus rapidement que partout ailleurs ; celui qui est un jour au pinacle tombe le lendemain dans la boue, et réciproquement ; il semble que les événemens n’y aient jamais rien de définitif. Mais il faut continuer de vivre pour profiter des retours de la fortune, et il est à croire que, dans peu de jours, le rogui sera mort. Battu à son tour par une autre mehalla chérifienne, il a pris la fuite à travers des tribus dont il semble bien que la dernière l’a trahi. Abandonné de tous, il s’est jeté dans un lieu de refuge d’où il a dû sortir parce qu’il était menacé d’y être brûlé. Aussitôt pris et ligotté, il a été dirigé sur Fez où l’attendait le courroux du Sultan dont il avait ou l’audace de se dire le frère. Pendant sept ou huit ans il a été le maître du nord-est du Maroc ; il s’y était fait un royaume entre notre frontière algérienne et les présides espagnols, ménageant ses voisins, ménageant peut-être le Sultan lui-même, car il savait bien que, s’il le renversait et le remplaçait, ce ne serait pas pour longtemps : son intérêt était de vivre dans le domaine indépendant qu’il s’était créé. Des situations analogues ne sont pas rares dans l’histoire du Maroc ; l’anarchie habituelle à ce pays leur a permis de se multiplier souvent et de se prolonger longtemps. Là même est le danger de l’avenir pour Moulaï-Hafid. Évidemment une grosse difficulté est supprimée pour lui et, pendant une durée plus ou moins longue, il aura ses coudées beaucoup plus franches et plus libres : mais le rogui était la manifestation d’un mal qui persiste, et qu’il faudrait saper dans sa racine pour l’empêcher de projeter des rejetons nouveaux. La question est de savoir si, au lendemain de sa victoire, le Sultan aura la main assez habile et assez vigoureuse pour remettre un peu d’ordre et d’autorité dans son Empire. S’il y réussit, tout sera pour le mieux ; s’il y échoue, il aura bientôt affaire à un nouveau rogui, peut-être même à plusieurs.

Nul ne désire plus que nous qu’il y réussisse. Le gouvernement français aurait pu être, en de certains momens, tenté de soutenir le rogui et de se servir de lui. On lui a parfois conseillé de le faire, mais il ne s’est jamais prêté à cette politique équivoque, et, résolu à ne pas se mêler des affaires intérieures du Maroc, il s’est abstenu constamment de prêter son concours aux ennemis du Maghzen. L’infortuné rogui serait encore puissant, si nous l’avions voulu : nous avons cru avoir intérêt à ce que le Sultan fût fort. Il l’est aujourd’hui plus qu’hier : nous souhaitons que ce soit un bien pour le Maroc.


M. Georges Picot, qui vient de mourir, était un des plus anciens rédacteurs de notre Bévue. Nos lecteurs n’ont pas perdu le souvenir de ses travaux qui ont porté sur les sujets les plus divers. Après avoir débuté par le droit et par l’histoire, qu’il n’a d’ailleurs jamais abandonnés, M. Georges Picot s’est occupé de politique, d’organisation administrative et sociale, d’œuvres philanthropiques, avec une passion généreuse qui ne s’est jamais ralentie. Il a été une des intelligences les plus actives et, certainement, une des consciences les plus hautes de ce temps-ci. Peu d’hommes ont eu une vie plus utile, et se sont dépensés au service des autres avec un désintéressement personnel plus complet. On aurait pu le croire un théoricien parce qu’il croyait aux idées ; mais il était avant tout un homme pratique et, dans ses dernières années, il n’écrivait même que pour agir. Il laissera un grand vide partout où il s’était fait une place, notamment à l’Institut, et plus particulièrement à l’Académie des sciences morales et politiques, où il avait succédé à M. Thiers et dont il était le secrétaire perpétuel. Des hommes comme lui honorent les corps auxquels ils appartiennent ; ils honorent aussi leur pays. M. Picot aimait le sien ardemment et le servait avec tout son cœur enthousiaste. S’il a été bien souvent inquiet, alarmé, désolé de ce qu’il voyait autour de lui, il n’a jamais été découragé : il croyait qu’il y avait toujours quelque chose à faire pour le bien, et il le faisait. Sa devise aurait pu être : Laboremus. La mort l’a enlevé brusquement à sa famille et à ses amis. Il mérite une étude plus complète, et la Revue la lui consacrera : nous avons voulu seulement adresser aujourd’hui à sa mémoire un salut attristé et respectueux.


Francis Charmes.


Le Directeur-Gérant,

Francis Charmes.