Chronique de la quinzaine - 31 août 1910

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Chronique n° 1881
31 août 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La loi interdit aux conseils généraux de faire de la politique, mais pour peu qu’elle les gêne, les radicaux savent très bien s’en affranchir. Cinq ou six conseils généraux viennent donc de se livrer, sous des formes diverses, à des manifestations politiques contre le ministère. Ici le président de l’assemblée départementale a prononcé un discours sévère contre ses tendances ; là l’assemblée elle-même a voté contre lui une motion de blâme. Cinq ou six conseils généraux, c’est peu sans doute sur 80 ; mais comme on a entendu seulement ceux qui ont fait du bruit, les radicaux parlent volontiers à ce sujet de l’opinion du pays, et ils annoncent qu’à la rentrée de la Chambre, ils livreront au ministère un nouvel assaut. On s’y attendait. L’échec piteux du dernier qu’ils ont tenté n’a certainement découragé ni M. Berteaux, ni M. Cruppi, ni M. Pelletan ; ils veulent prendre leur revanche ; et M. Combes a fait savoir, dans une lettre adressée à ses électeurs, qu’il donnerait lui-même au Sénat. Tant mieux ; la situation sera plus nette ; le vrai général sera à la tête de ses troupes, et personne ne pourra se tromper sur le caractère de l’entreprise. Nous reviendrons dans un moment sur le cas spécial de M. Combes qui croit l’heure venue pour lui de rentrer en scène : il faut parler d’abord des conseils généraux.

Les élections dernières, qui ont porté sur le tiers de ces assemblées, n’en ont pas modifié la composition d’une manière sensible. Dans les élections législatives, les mouvemens de l’opinion, quoique rétrécis aux limites de l’arrondissement, parviennent à se manifester d’une manière apparente, on l’a bien vu il y a quelques mois ; mais dans un canton, où les mares sont plus petites encore et plus stagnantes, les intérêts locaux et les influences personnelles l’emportent. Nous ne nous en plaindrions pas, puisque les conseils généraux ne doivent pas faire de politique, si en effet ils s’en abstenaient toujours ; mais de tout temps, quelques-uns d’entre eux se sont plu à jouer les parlemens au petit pied et à adresser des remontrances au pouvoir. Le fait vient notamment de se produire dans le Puy-de-Dôme et dans le Rhône : parler de ces deux départemens nous permet de négliger les autres. A Clermont, c’est le président qui a pris la parole et, satisfait de son discours, il n’a pas demandé à l’assemblée de le consacrer par un vote. A Lyon, au contraire, une motion a été votée.

Le président du conseil général du Puy-de-Dôme est un député, M. Chamerlat. Sa modestie l’avait maintenu jusqu’à ce jour dans un rôle effacé, au point qu’en entendant prononcer son nom pour la première fois, tout le monde s’est demandé avec quelque étonnement ce qu’était cet homme farouche, et les biographes se sont trouvés en défaut. M. Chamerlat est un député comme tant d’autres, qui votent suivant le mot d’ordre de leur parti sans avoir, en temps ordinaire, la prétention de le donner. Faut-il croire que les temps ne soient pas ordinaires ? Le péril a paru si grand à M. Chamerlat qu’il est sorti de son silence. « Notre situation politique intérieure, a-t-il dit, est d’une telle gravité qu’elle n’a certainement échappé à aucun de vous. Depuis l’arrivée au pouvoir du ministère actuel, une orientation nouvelle a été donnée à notre politique, orientation qui, a-t-on pu écrire justement, « permet aux réactionnaires de toute nuance de s’abriter, « pour se poser en républicains, derrière le nom et le langage du chef « du gouvernement. » Nous ignorons à qui M. Chamerlat a emprunté cette citation, mais elle exprime bien le principal grief de son parti. M. Chamerlat rappelle que ses amis, « les radicaux intransigeans, » avaient fait un chaud accueil au ministère Briand. « Pas un moment, dit-il, nous ne lui avons marchandé notre confiance. Pourquoi faut-il que son attitude ait refroidi notre zèle ? Pourquoi jeter le-trouble dans nos esprits ? Pourquoi ces équivoques troublantes ? Nous ne pouvons continuer de vivre dans cette incertitude et, si M. le président du Conseil ne veut pas le comprendre, il nous trace notre devoir. Pour nous, comme par le passé, le péril est à droite, et si c’est à droite que penche le gouvernement, ce n’est plus à ses côtés qu’il trouvera mes amis et moi pour le défendre, mais en face de lui pour le combattre. » M. Chamerlat, on le voit, parle en chef de parti. « Mes ami et moi, » dit-il fièrement, ce qui donne certes plus de portée à son discours, car si on le connaît peu lui-même, on connaît fort bien ses amis : ce sont les radicaux-socialistes qui, arrivés au pouvoir il y a une douzaine d’années, en ont fait un usage dont le pays commence à être terriblement lassé. Ils représentent une force en voie de décroissance, mais avec laquelle on compte encore sur le terrain, parlementaire. Peut-être cependant pourrait-on s’en passer ; les radicaux-socialistes ne sont plus aussi sûrs qu’autrefois d’être indispensables ; enfin ils sont divisés ; de là le « trouble » qu’ils éprouvent et dont M. Chamerlat parle avec émotion. Que faire en pareil cas ? Menacer, et M. Chamerlat menace ; il espère faire peur. Y réussira-t-il ? Quoi qu’il en soit, nous comprenons ses sentimens. Ses amis et lui sont le produit des abus d’un régime. Le jour où prendraient lin la pression et la corruption éhontées que l’administration exerce sur le corps électoral, leur sort serait réglé ; il n’en reviendrait pas à la Chambre cinq sur vingt ; nous connaissons des départemens où il n’en reviendrait pas un seul. Aussi M. Briand, qui parle de supprimer ces abus, apparaît-il à leurs yeux comme le pire ennemi. Heureusement, les préfets et les sous-préfets sont là, et c’est vers ces sauveteurs brevetés et dévoués que les radicaux-socialistes tournent des yeux éperdus. Ils continuent, en effet, de s’inspirer du pur esprit de M. Combes. M. Briand parle et ils agissent ; mais c’est trop pour les radicaux que M. Briand parle. Il faut, comme les autres, qu’il obéisse et qu’il serve.

Ce qui s’est passé au conseil général du Rhône n’est pas moins significatif. Là, un socialiste unifié, M. Montet, a déposé l’ordre du jour suivant : « Considérant que les déclarations de M. le président du Conseil des ministres concernant la politique générale du gouvernement ont permis à tous les candidats des partis de réaction de s’en réclamer sans qu’aucun désaveu soit intervenu, proteste contre une politique qui, sous l’équivoque d’un apaisement trompeur, sert exclusivement les intérêts des adversaires de la république laïque, démocratique et sociale. » La motion de M. Montet ressemble singulièrement au discours de M. Chamerlat ; motion et discours viennent d’une même inspiration. Le Rhône est administré par un préfet qui s’est fait une notoriété particulière par le cynisme avec lequel il a pratiqué la candidature officielle ; il pourrait rendre des points à tous les autres ; les préfets de l’Empire, — nous parlons de ceux qui sont restés légendaires, — étaient des innocens à côté de lui. Qu’a fait M. Lutaud en présence de la motion de M. Montet ? Il l’a blâmée pour la forme et ne pouvait pas faire autrement : il a même proposé contre elle la question préalable ; mais il a été battu ; la motion a été votée par 15 voix, — celles de ses amis et de ses créatures, — contre 10, et il s’est retiré sans faire claquer la porte : à quoi bon, puisqu’il devait l’entrer un moment après ?

Revenons à M. Combes. Sa lettre à ses électeurs, le lendemain de sa réélection au conseil général de la Charente-Inférieure, a été le premier coup de clairon dans la campagne dont nous venons de voir les suites. M. Combes n’était pas content. Réélu, il l’était sans doute, mais à une majorité amoindrie ; il avait pu mesurer le terrain perdu dans son canton depuis sa dernière élection ; il avait senti le vent de la défaite passer assez près de sa tête grise ; de là sa mauvaise humeur. Surpris et irrité, il a dénoncé tout de suite la corruption dont il avait failli être victime, et annoncé que, dès la reprise de ses travaux, il proposerait au Sénat de remettre à son ordre du jour le projet de loi qui a pour objet de la réprimer. Ici encore nous dirons : tant mieux ! mais à la condition qu’on trouve le moyen d’atteindre la corruption sous toutes ses formes, sans en excepter la pire de toutes, qui est la forme administrative. Quand un candidat indépendant corrompt ou essaie de corrompre les électeurs, il commet un acte répréhensible, coupable, criminel même si l’on veut, mais, en somme, il n’y emploie que ses propres ressources et son porte-monnaie est le seul à en souffrir. Que dire d’une corruption qui se pratique avec les ressources du budget, c’est-à-dire de tout le monde, et à laquelle chacun contribue de son argent, sans même en excepter le candidat contre lequel elle s’exerce ? Aucune autre ne pénètre plus profondément dans le pays et n’y introduit un virus plus malfaisant. Voilà le mal dont nous souffrons le plus, et quel homme en a la principale responsabilité, sinon M. Combes lui-même ? Oui, M. Combes a été le grand corrupteur de ce pays, et, par une ironie dont il ne sent pas la pointe, c’est lui qui se plaint le plus haut ! Quis tulerit Gracchos, disait-on autrefois, de seditione quærentes ? Il sera plaisant d’entendre M. Combes s’indigner contre la corruption. Peut-être, nous n’en savons rien, a-t-elle été pratiquée contre lui, mais il l’a pratiquée contre des milliers d’autres avec un bien qui ne lui appartenait pas, et en cela il a fait école. En veut-on un exemple ? M. Milliard, qui a perdu son siège au conseil général de l’Eure, a écrit, lui aussi, une lettre de remerciement aux nombreux électeurs qui lui étaient restés fidèles et il leur devait, en effet, quelque reconnaissance, car ils avaient eu du mérite à ne pas l’abandonner. « Je tiens, leur dit-il, à enregistrer d’abord l’attitude de l’administration qui a mis, non seulement au cours de la campagne électorale, mais depuis six ans, toutes les forces administratives au service de mon concurrent. C’est elle qui a levé ses dernières hésitations. Il est donc en France au moins une préfecture où ne sont pas obéis les ordres donnés du haut de la tribune par M. le président du Conseil. » On dira peut-être que c’est là une imputation d’un ordre général et par conséquent un peu vague : il faudrait des faits précis. M. Milliard en donne. Qui ne sait combien le paysan est sensible à toutes les obligations du service militaire ? Aussi, n’a-t-on pas manqué de reprocher à M. Milliard d’avoir voté contre le service de deux ans et contre la réduction des périodes d’exercice. Mais ce n’est rien ; voici la manœuvre qu’il dénonce : « Le contingent de notre canton, vous le savez, dit-il, se partage en deux parties à peu près égales, dont l’une est envoyée dans l’Est, tandis que l’autre reste en Normandie ou ne s’en éloigne guère. On prêtait à mon concurrent une influence à laquelle je ne voulais pas croire. Je commence à y croire, car les deux derniers jours de la période électorale, il a parcouru le canton en automobile, accompagné du commandant de recrutement de qui relève notre canton, à la stupéfaction des électeurs. Quand j’ai connu ce fait d’anarchie militaire, j’en fus, j’en suis encore aussi stupéfait qu’eux. » Nous serions curieux de savoir si M. Combes ne voit pas là un acte de corruption. Eh bien ! de tels actes sont un produit de son gouvernement ; ils s’y rattachent comme les effets à la cause, et la même cause a multiplié les effets de ce genre avec une si grande abondance que le pays en a été gangrené. Que M. Combes vienne après cela protester contre la corruption, on nous permettra d’en rire, c’est tout ce que mérite son intervention. Il est dans son rôle lorsqu’il annonce l’intention de dire du haut de la tribune du Sénat ce qu’il pense et « ce que sans aucun doute, assure-t-il, tout le parti radical et radical-socialiste pense aussi d’une situation politique qui permet aux réactionnaires de toutes nuances de s’abriter, pour se poser en républicains, derrière le nom et le langage du chef actuel du gouvernement. » C’est ce qu’ont répété après lui, presque dans les mêmes termes, M. Chamerlat à Clermont et M. Montet à Lyon. Il lui appartient très légitimement de donner le signal de cette campagne politique et de la diriger. Mais il n’a pas le droit de parler de la corruption électorale, car nul n’en a été l’instigateur et le propagateur avec plus de puissance, que lui.

Il faudrait pourtant s’entendre sur les griefs du parti radical et radical-socialiste contre le ministère actuel. M. Chamerlat dans son discours et M. Montet dans sa motion affectent de parler, le premier d’ « empiétemens sur les principes civils, d’accrocs aux lois de laïcité, » le second de « république laïque, démocratique et sociale. » Ailleurs encore on a fait allusion à l’école laïque comme si elle était menacée Ces diversions ne trompent personne. Deux ministres ont pris la parole ces derniers jours, M. Barthou à Pau, dans son conseil général, et M. Millerand à Grenoble : on peut chercher dans leurs discours la vraie pensée du gouvernement. M. Barthou l’a exprimée avec des précautions qui lui sont personnelles et sur lesquelles il a particulièrement insisté, mais il l’a fidèlement reproduite. « Nul, s’est-il écrié comme s’il voulait dissiper les illusions de quelques réactionnaires, nul ne l’a dit avec plus de force que M. Briand : les grandes lois, les grandes et justes lois qui ont fait l’école laïque, supprimé l’enseignement congréganiste et séparé l’Église de l’État, sont le critérium auquel se reconnaissent les républicains dont le gouvernement sollicite le concours, à la fois pour les appliquer et pour les consolider dans la mesure nécessaire. L’école primaire, cette pierre angulaire de la République, que nous maintiendrons contre toutes les attaques, etc., etc. » Nous abrégeons le morceau, parce qu’il est bien connu et que M. Barthou l’a emprunté, en effet, à M. Briand, qui, lui-même, en avait hérité de plusieurs autres. Au surplus, il ne s’agit pas de tout cela. Si l’école primaire, et la séparation de l’Église et de l’État, et la question des congrégations étaient en cause, nous nous en expliquerions en toute franchise. Nous nous entendrions avec M. Barthou sur quelques points, nous différerions de lui sur plusieurs autres ; mais, après avoir épuisé avec lui ces grandes controverses, nous serions à mille lieues du débat actuel. M. Briand l’a fort bien expliqué un jour à la Chambre : le désaccord entre les radicaux et lui ne porte pas sur les questions qui ont été débattues et plus ou moins bien résolues depuis quelques années, il porte sur la méthode même du gouvernement. Sans doute, il faut gouverner avec son parti, mais doit-on le faire pour lui seul et à son profit exclusif, ou pour le pays tout entier ? Tout est là. Les radicaux ont gouverné jusqu’ici pour eux seuls et à leur seul profit ; ils ont accaparé et exploité toutes les forces de l’État, toutes les ressources de l’administration, et, suivant l’expression populaire, il n’y en a eu que pour eux. Le mérite de M. le président du Conseil est d’avoir senti que cela ne pouvait plus durer, et non seulement que la République se déshonorait, mais qu’elle se perdait par cette manière de gouverner ; la réaction était toute proche, elle pouvait être assez violente pour tout emporter. M. Briand qui, n’étant pas radical d’origine, ne s’est pas laissé entraîner et enlizer dans ces honteuses pratiques, a vu où elles menaçaient d’aboutir, et il a pris son parti en conséquence. A-t-il désavoué ou laissé péricliter entre ses mains quoi que ce fût de l’œuvre radicale ? Non, et les républicains progressistes, sans parler des conservateurs de droite, ne s’y sont pas trompés un seul moment ; mais il a prononcé les mots d’apaisement, de détente, de justice pour tous, et ces mots étaient si nouveaux, ils correspondaient à des idées si méconnues, à des principes si oubliés par les ministères précédons que leur effet sur l’opinion a été immédiat et profond. On n’a rien demandé de plus à M. Briand : on s’est seulement repris à respirer. Les hommes politiques du centre et même de la droite ont un sens pratique assez délié pour s’être rendu compte de ce qui était actuellement possible et de ce qui ne l’était pas. Ils n’ont pas espéré un seul instant que M. Briand abandonnerait une partie de son programme pour exécuter une partie du leur et ils restent séparés de lui sur beaucoup de points importans. Mais il y avait une telle tension dans tous les ressorts de la machine politique, et les droits des particuliers, lorsqu’ils, n’appartenaient pas à la majorité gouvernante, étaient si odieusement traités, que le langage de M. le président du Conseil a causé une impression de soulagement.

Ce langage, nous constatons avec plaisir que M. Barthou l’a tenu lui aussi lorsque, après avoir parlé des triomphes électoraux successifs qui ont définitivement consacré chez nous la République, il a ajouté : « Aussi, les mots de « parti républicain » ont-ils cessé d’avoir leur sens et leur raison d’être. Quand un « parti » assume depuis quarante ans la responsabilité des destinées intérieures et extérieures d’un grand pays, il doit avoir la noble préoccupation d’écarter, même dans les termes, tout ce qui pourrait laisser entendre qu’il n’a pas le souci exclusif de la nation elle-même, de ses intérêts généraux vitaux et permanens. » Le souci exclusif de la nation elle-même, indépendamment des partis, même du parti qui se dit plus spécialement républicain, c’est là tout un programme de gouvernement, et si c’est celui du ministère actuel, si, après l’avoir énoncé, il y reste fidèle et l’applique, il aura purifié la République et mérité la sympathie de ceux mêmes qui ne pourront peut-être pas lui donner indéfiniment leur concours. Y restera-t-il fidèle et rappliquera-t-il ? Oui, si on en croit M. Millerand qui a été plus net encore et plus affirmatif que M. Barthou. « Dans le calme des vacances, a-t-il dit à Grenoble, des voix isolées se sont fait entendre pour se plaindre que l’on ne se batte pas assez. Plus que jamais, le gouvernement est décidé à rester fidèle à sa devise, à sa méthode, à son programme, qui ont reçu l’approbation du Parlement et du pays. Nous ne disons pas que s’il est désirable de maintenir la paix entre les nations, il le soit moins de la maintenir entre les Français. » Ce dernier trait parait bien s’appliquer à M. Léon Bourgeois, un des principaux champions de la campagne radicale et radicale-socialiste. M. Millerand affirme d’ailleurs qu’il ne sera rien aliéné du programme politique et social du gouvernement, mais il estime que son exécution a tout à gagner à l’apaisement des esprits. Quand l’heure en sera venue, nous discuterons le programme ministériel, et peut-être alors des divergences sérieuses se manifesteront entre nous ; mais il vaut mieux qu’elles se produisent sur de hautes questions politiques que sur des intérêts de personnes, et des passions de partis. Qui pourrait dire ce que sera l’avenir ? Nous ne parlons que du présent.

L’avenir est d’autant plus incertain que, de la politique de M. le président du Conseil, on ne connaît jusqu’ici que les intentions, et sans doute elles suffisent pour lui assurer une place très distinguée, très honorable, parmi les hommes politiques qui ont marqué dans la République, mais non pas encore parmi les hommes d’État véritables. Nous n’attendons de lui que la réalisation de ce qu’il a promis ; non pas, par conséquent, des corrections qui seraient pourtant très désirables à l’œuvre bâclée au cours de ces dernières années, mais l’égalité de tous les citoyens devant l’administration qu’ils entretiennent tous. Si M. Briand fait cela, il aura fait beaucoup et le pays lui en saura gré. Qu’on ne s’y trompe pas, en effet : le désaccord s’accentue entre les politiciens actuels et le pays. Celui-ci est avec M. Briand, alors qu’une partie de ceux-là, ceux qui viennent de manifester dans les conseils généraux, sont contre. Voilà la vérité. On parle beaucoup d’une équivoque : le mot est inexact. Il n’y a pas d’équivoque dans la situation, mais il y a seulement grande confusion. Elle vient de ce que l’évolution inévitable, fatale, est commencée, mettant en présence les intérêts, les habitudes, les mœurs du passé qui se défendent et les nécessités de l’avenir, déjà même du présent. Il faut la haute pensée d’un homme d’État pour présider à cette évolution et M. Briand semble en être doué ; mais il y faut aussi une grande force de caractère et une grande habileté de main, car, en politique, la conception n’est rien sans l’exécution. M. Briand a-t-il ces qualités exécutives ? On l’espère toujours : qui sait pourtant s’il n’a pas perdu un temps précieux ? Il se tait, il réfléchit, il attend : nous souhaitons qu’à force d’attendre, il ne laisse pas échapper le moment opportun, qui si souvent ne revient plus.


Nous arrivons bien tard pour parler du circuit de l’Est. Que pourrions-nous en dire qui n’en ait déjà été dit ? Mais comment ne pas mentionner dans une chronique de la quinzaine le principal événement qui l’a marqué ? Le circuit de l’Est sera longtemps le principal sujet de toutes les conversations. Les imaginations en ont été frappées, non seulement en France, mais dans le monde entier. Son exécution a été un éblouissement. Il y a quelques semaines, personne ne l’aurait cru possible, et lorsque le journal Le Matin en a pris l’initiative, bien peu encore le croyaient. Cependant le miracle s’est accompli avec une exactitude parfaite, dans les conditions mêmes qui avaient été fixées, et deux des concurrens, Leblanc et Aubrun, ont franchi successivement les six étapes en dépit des obstacles que la pluie et la tempête leur ont quelquefois opposés. Ils sont partis, ils sont arrivés aux jours dits, ils ont vraiment fait la conquête de l’air. Quel champ nouveau ouvert à l’activité humaine, immense comme l’espace respirable au-dessus de nos têtes ! Après être descendu dans la profondeur des mers, il restait à l’homme à s’élever dans la profondeur des cieux. Il l’a fait avec une adresse et un courage qui rappellent l’âge mythologique. Honneur à ceux qui ont péri dans ces nobles entreprises, car tout progrès, hélas ! a ses victimes ! Gloire à ceux qui ont triomphé !

Les aéroplanes, les plus lourds que l’air, sont entrés désormais dans le domaine pratique ; ils ne sont plus un simple instrument de sport ; ils peuvent servir à des buts utiles. Lesquels ? C’est ici que les esprits se sont donné carrière, peut-être avec quelque excès, mais cet excès même était légitime : en somme, toutes les espérances sont permises. Nous publions, dans une autre partie de la Revue, une étude sur les aéroplanes et les dirigeables. Les uns et les autres ont leur mérite et ce n’est pas en parlant d’eux qu’on peut dire : ceci tuera cela. Les Allemands ont cru surtout aux dirigeables et ils ont, trop exclusivement peut-être, concentré sur eux leurs efforts. Nous avons été plus éclectiques, et nous avons lieu de nous en féliciter. Les aéroplanes sont en ce moment nos privilégiés, ils sont les enfans gâtés de l’air, et comme ils servent à l’essor de nos qualités les plus brillantes, nous leur accordons une faveur particulière. Ils en sont dignes, certes, ne fût-ce que parce qu’ils nous ont inspiré une plus grande confiance en nous-mêmes, en nous donnant le double sentiment de ce que peut notre génie et de ce que peut notre hardiesse.

N’exagérons rien toutefois ; les aéroplanes viennent de naître, et quelque merveilleuse qu’ait été leur entrée dans le monde, des réalités, il est encore trop tôt pour dire ce qu’ils y feront. La première question qu’on s’est posée a été de savoir à quoi ils pourront être employés en temps de guerre. Par une singulière ironie des choses, ce sont quelques-uns de nos pacifistes les plus renforcés qui se sont le plus passionnément occupés des aéroplanes, et, le jour même où l’instrument qui venait d’être inventé a fait ses premiers essais, tout le monde l’a considéré comme une arme et s’est demandé quels en seraient l’usage et la portée. Cela prouve évidemment que, quelque pacifiques que nous soyons, et la France ne l’a jamais été davantage, le sentiment de la guerre possible est toujours resté dans notre conscience comme une des fatalités de la condition humaine. Avons-nous besoin de dire que ce sentiment ne nous est pas particulier ? Si nous ne L’avions pas eu spontanément, l’exemple d’autrui nous l’aurait impérieusement inculqué. Dieu sait le bruit que les Allemands ont fait avec leurs dirigeables, et de quels hymnes tout militaires ils en ont accompagné les moindres mouvemens ! Il nous était impossible de ne pas les entendre, mais nous n’en avons été nullement offusqués. Sachant très bien que l’homme est un animal naturellement guerrier, nous n’avons pas été surpris de la joie patriotique que les Allemands ont témoignée autour de leurs dirigeables, et qui a survécu à quelques déceptions. Ils ne nous ont pas rendu la pareille : autrement, nous aurions pu nous demander nous-mêmes si quelques articles de journaux français, — un très petit nombre d’articles et de journaux, — n’avaient pas manqué de mesure et de tact dans les manifestations de leur enthousiasme. Quel que soit l’avenir encore ignoré des aéroplanes, il aurait été de meilleur ton de n’en pas parler déjà comme d’un infaillible instrument de revanche. Mais, en vérité, après le déchaînement d’opinion qui s’est produit en Allemagne à ce sujet, nous n’avons nul goût à dire un seul mot qui pourrait être interprété comme une désapprobation même la plus légère. Croirait-on qu’un journal, La Poste de Strasbourg, a conseillé d’abattre à coups de fusil nos aviateurs s’ils franchissaient d’une ligne une frontière difficile à tracer exactement dans l’air ? Il paraît qu’un d’eux, Legagneux a poussé son vol jusque sur le territoire allemand. Peut-être aurait-il mieux fait de s’en abstenir, mais qu’a-t-il fait là de si coupable ? Est-ce qu’il n’arrive pas, et même assez souvent, aux aéronautes allemands d’atterrir sur le territoire français ? Est-ce que les Anglais ont songé à recevoir Blériot à coups de feu lorsqu’il est descendu sur le rivage britannique après avoir traversé la Manche ? Est-ce qu’un aviateur allemand n’était pas, au début, parmi les concurrens du circuit de l’Est ? Non seulement il y avait été admis avec une parfaite courtoisie, mais toute la presse et tout le public lui avaient témoigné de la sympathie et il aurait été acclamé s’il avait atteint le but. On aurait vu en lui l’heureux champion de la civilisation et du progrès, et non pas d’une nationalité hostile. Les Allemands savent tout cela, mais ils ont perdu la tête. La Poste de Strasbourg n’est pas le seul de leurs journaux qui ait tenu contre nous un langage qu’il faut bien qualifier de barbare. La poussée de fureur teutone a été d’abord la plus forte. Depuis, on s’est repris ; ou a expliqué qu’on ne nous en voulait pas de nos succès dans le domaine de l’air, mais seulement des fanfares dont nous les avons entourés. Il paraît que les Allemands ont seuls les droits qu’ils nous refusent, et que ce qui est innocent de leur part ne l’est pas de la nôtre. C’est une notion qu’ils feront bien de perdre.

Mais pourquoi insister ? Nous voulons espérer que cet emportement sera passager, et nous serons peut-être les premiers à en perdre le souvenir : on nous accuse d’être si légers ! Nous continuerons de travailler et d’inventer au profit de tous. Dans quelque temps, dans quelques mois peut-être, les Allemands feront des aéroplanes à l’instar des nôtres, et ils nous rejoindront dans le domaine où nous les avons précédés. N’est-ce pas ce qui arrive toujours ? Est-ce qu’une découverte, un progrès fait par une nation ne profite pas bientôt aux autres ? L’égalité, au moins sous ce rapport, ne tarde-t-elle pas à se rétablir ? Les Allemands l’ignorent-ils ? Une grande parole vient de se faire entendre à Kœnigsberg. L’empereur Guillaume s’est exprimé avec éloquence comme toujours, et assurément aussi avec franchise. Nul homme au monde ne dit mieux que lui ce qu’il pense, et même tout ce qu’il pense, ce qui n’est pas toujours sans inconvénient : mais, cette fois, les inconvéniens ne sont pas pour nous. L’Empereur qui s’était tu depuis deux ans, a affirmé de nouveau dans son langage lyrique le caractère surnaturel de la mission qu’il remplit ici-bas et qu’il tient de Dieu et de ses ancêtres, « non pas des Parlemens, des assemblées nationales et des plébiscites, » c’est-à-dire de l’opinion et de ses organes. « Me considérant, a-t-il ajouté, comme un instrument du Seigneur et indifférent aux manières de voir du jour, je poursuis ma voie uniquement consacrée à la prospérité et au développement pacifique de la patrie. » Ce discours, plein de réminiscences historiques et militaires et qui a évoqué en face l’une de l’autre les ombres tragiques de Napoléon et de la reine Louise, a produit une profonde émotion on Allemagne. On y a trouvé la marque d’un autre âge, et peut-être ne simplifiera-t-il pas au dedans la tâche déjà difficile, du gouvernement. Pour nous, restant au point de vue qui nous intéresse, nous n’en retiendrons qu’un mot. « Nous devons être toujours prêts, a dit l’Empereur, à maintenir notre armure sans défauts. Considérant que les puissances voisines ont fait de si puissans progrès, c’est seulement sur notre armée que repose notre paix. » La critique ardente, véhémente, acerbe parfois, est presque générale en Allemagne contre les autres parties de la harangue de Kœnigsberg, mais elle s’arrête devant celle-là : l’approbation y succède. L’Empereur a-t-il voulu faire allusion à nos aéroplanes quand il a parlé des « puissans progrès » de ses voisins ? Il a trop de sérieux pour croire que l’invention nouvelle change dès maintenant d’une manière sensible l’équilibre de nos forces ; mais ses paroles contiennent une leçon qui, en Allemagne et ailleurs, sera utile à tous ceux qui l’entendront.


Le voyage de M. le président de la République en Suisse a été une manifestation éclatante de la sympathie qui existe entre les deux pays. Cette sympathie est de vieille date ; la France et la Suisse ont eu des rapports nombreux dans le passé ; l’histoire de l’une a souvent influé sur celle de l’autre et réciproquement ; enfin l’analogie actuelle de leurs institutions politiques, bien qu’elle ne soit pas toujours une cause d’amitié, n’a fait que resserrer le lien qui nous unit. Il nous a été agréable de nous entendre traiter de République sœur. Les paroles échangées entre les deux présidens, M. Fallières et M. Comtesse, ont été empreintes de la plus franche cordialité, et c’est en effet ce sentiment qui préside aujourd’hui à nos relations communes. Depuis longtemps d’ailleurs, la France et la Suisse ne sont plus divisées par des intérêts politiques, mais elles l’ont été quelquefois par des intérêts économiques mal compris. Les dissentimens qui se sont produits sur ce terrain particulier sont heureusement dissipés pour le bien des deux États, que rien n’empêche plus de se tendre très fraternellement la main. Nous avons été touchés de la manière dont le président de la République française a été reçu en Suisse, et si les institutions de nos voisins permettaient au président de la République helvétique de se rendre en France à ce titre, il serait assuré d’y trouver à son tour le même accueil chaleureux.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.