Chronique de la quinzaine - 31 août 1921

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Chronique de la quinzaine - 31 août 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 229-240).

Chronique - 31 août 1921


Chronique de la quinzaine


S’il nous arrive de ressentir quelque mauvaise humeur à certains mots de M. Lloyd George et de nous étonner des mutilations que sa politique a fait subir, depuis deux ans et demi, à la victoire et à la paix, reconnaissons, à sa décharge, que la tâche d’un premier ministre britannique devient chaque jour plus lourde et plus malaisée. L’instabilité de la coalition gouvernementale, l’opposition de M. Asquith et de ses amis, les revendications croissantes du Labour Party, les renaissantes surprises de l’éternelle question d’Irlande, c’étaient, déjà, pour un chef de Cabinet, d’assez graves sujets de préoccupations quotidiennes ; mais voici que, dans la direction même des affaires extérieures, s’est opéré un changement que M. Lloyd George a défini en une phrase caractéristique : « Il fut un temps où Downing-Street contrôlait l’Empire britannique. Aujourd’hui, c’est l’Empire quia autorité sur Downing-Street. » Et M. Lloyd George a complété sa pensée, dans son dernier discours à la Chambre des Communes, en disant que la constitution de l’Empire avait été modifiée. Avant la guerre, en effet, les Dominions et l’Inde, quelles que fussent les libertés dont ils jouissaient, n’exerçaient pas grande influence sur la politique étrangère du Gouvernement britannique. Londres parlait et agissait au nom de toutes les parties de l’Empire, sans avoir à redouter ni malentendus, ni désaveux. Aujourd’hui, le Cabinet métropolitain ne se hasarderait plus à engager une action diplomatique sans avoir une connaissance toute fraîche des volontés des Dominions. Les relations de l’Angleterre avec les autres États de la communauté britannique se sont, en effet, trouvées profondément altérées par les événements de ces dernières années. Le concours militaire que les Dominions ont spontanément prêté à la mère-patrie, la conscience qu’ils ont des services rendus par eux à l’Empire, le rôle qu’ils ont joué, pendant les hostilités, dans le Cabinet impérial de guerre et, depuis l’armistice, dans les négociations de la paix, tout leur a donné des prétentions qu’il serait impossible d’écarter et même des droits qu’il serait injuste de nier.

Il y avait bien autrefois, en de rares occasions, des conférences impériales. On voyait arriver à Londres, en modeste équipage, les représentants des Dominions ; ils étaient accueillis comme des parents de province ; on leur faisait fête, on leur offrait des réceptions et des banquets, mais on les trouvait un peu importuns et on ne les invitait guère à prolonger leur séjour. Ils se réunissaient, ils émettaient quelques vœux, que le Gouvernement britannique recevait avec une apparente déférence et qu’il s’empressait, en général, d’oublier. C’était tout, ou presque. Mais la guerre est venue, et lorsqu’elle a éclaté, menaçant le Royaume-Uni autant que la Belgique et la France, il n’y avait, pour sauver l’Angleterre, que la petite armée du maréchal French. Que serait devenue la Grande-Bretagne, si, à ce moment, dans un élan magnifique, les Dominions et l’Inde n’étaient accourus à ses côtés ? L’exemple de loyalisme et de fidélité qu’ils ont donné est un des plus beaux qu’ait jamais enregistrés l’histoire. Avec une extraordinaire rapidité, ils ont recruté et formé des contingents qu’ils ont envoyés en Europe et qui se sont admirablement comportés sur les champs de bataille de France. Il m’a été donné bien souvent de les visiter. Quels merveilleux soldats étaient ces Australiens, ces Néo-Zélandais et ces Canadiens ! Et comme ces derniers, Anglais ou Français, étaient fiers de servir sur notre sol ! Je me rappelle encore de quel ton ils invoquaient auprès de moi leur nom de Canadiens, comme un titre spécial à l’amitié française. Au retour de la mission que, ces semaines dernières, le maréchal Fayolle a si heureusement conduite au Canada, MM. Fortunat Strowski et Jaray remarquaient tous deux que nous commettrions une grande faute, si nous paraissions opposer l’une à l’autre les deux parties du Canada. Si, disaient-ils, les Canadiens de Québec et de Montréal sont de sang français, les Canadiens de Toronto et de Hamilton se sont battus pour la Fiance. J’ajouterai que les uns et les autres ont témoigné à nos populations éprouvées d’aussi actives sympathies et c’est de Toronto que j’ai reçu personnellement, pendant la guerre, les plus larges libéralités en faveur de nos régions dévastées. Certes, nous ne saurions nous défendre d’une prédilection secrète pour une contrée que nos ancêtres ont peuplée de souvenirs français ; et, comme Mgr Landrieux l’écrivait, ces jours-ci, en revenant, lui aussi, du Canada, lorsque nous entendons prononcer les vieux noms que nos colons ont donnés jadis aux lacs, aux rivières, aux villages du pays qu’ils découvraient, nous éprouvons une émotion qui tient de la nostalgie et qui n’est, comme elle, ni sans douceur ni sans tristesse. De même, quel est celui d’entre nous qui, à la lecture du petit chef-d’œuvre de Louis Hémon, Maria Chapdelaine, que M. Daniel Halévy a eu l’excellente inspiration de rééditer récemment dans les « Cahiers verts, » ne sentira pas au fond de lui, en même temps que la divine joie d’admirer une parfaite œuvre d’art, la volupté de se replonger dans le passé de la France ? Lac à l’eau claire, la Famine, Saint-Cœur de Marie, Trois Pistoles, Sainte-Rose du dégel, Pointe aux Outardes, Saint-André de l’Épouvante, Notre-Dame du Partage, les grandes Bergeronnes, ces chères syllabes tintent à nos oreilles, avec la mélancolie des cloches du soir. Mais dans les Flandres et en Picardie, à l’assaut des tranchées ennemies, le Canadien anglais ne se distinguait pas du Canadien français, et les Néo-Zélandais rivalisaient, eux aussi, de courage avec les troupes de l’Inde et de l’Australie.

Fournissant à l’Empire, en des heures tragiques, autant de vies humaines, les Dominions ne pouvaient naturellement se désintéresser de la direction de la guerre. De 1916 jusqu’à l’armistice, les premiers ministres d’outre-mer et les représentants de l’Inde vinrent fréquemment siéger à Londres, dans le Cabinet impérial de guerre, avec les membres du Gouvernement britannique, pour arrêter les mesures nécessaires à la continuation des hostilités. Les sacrifices que s’imposaient les Dominions leur suggérèrent même, en 1917, l’idée de réclamer une réforme des institutions impériales et, à leur instigation, le cabinet de guerre émît le vœu qu’après la paix, une « conférence constitutionnelle » fût convoquée, à l’effet de réviser le système qui relie tant bien que mal entre elles les différentes parties de l’Empire. Après l’armistice, les méthodes inaugurées durant la guerre trouvèrent une application nouvelle ; chaque fois qu’il y eut à prendre une résolution importante, les Dominions participèrent aux délibérations de la délégation britannique. Le Canada, l’Australie, l’Union sud-africaine, la Nouvelle-Zélande, l’Inde, eurent leurs représentants, et ils signèrent le traité de Versailles tout comme MM. Woodrow Wilson, David Lloyd George ou Georges Clemenceau. Lorsque la Société des Nations fut fondée, le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud, la Nouvelle-Zélande, l’Inde furent déclarés membres originaires au même titre que la Grande-Bretagne ; s’ils ne font pas, de droit, partie du Conseil de la Société, ils siègent à l’assemblée ; ce sont, à vrai dire, des États indépendants, des nations libres, qui ne sont plus guère rattachées à la vieille Angleterre que par des liens moraux et qui vivent chacune de sa vie propre.

Les premiers ministres des Dominions, responsables devant leurs Parlements respectifs, ont le plus grand respect pour la Couronne et pour les Gouverneurs qui la représentent à Ottawa ou à Melbourne, à Capetown ou à Wellington. Mais ils ne reconnaissent naturellement à personne le droit de leur donner des ordres, et l’opinion dont ils dépendent est, à cet égard, aussi chatouilleuse qu’ils le sont eux-mêmes. Lorsque, le 20 juin dernier, a commencé, à Londres, la Conférence qui vient de se terminer ce mois-ci, le bruit a couru dans les Dominions que leurs premiers ministres étaient appelés en Europe pour y recevoir de l’Angleterre un système tout fait de gouvernement central, portant atteinte à la liberté des peuples associés. Le Canada et l’Australie se sont, tous deux, très vivement émus de cette nouvelle, dont les événements ont démontré la fausseté, mais que l’inquiète susceptibilité des intérêts avait vite répandue partout. L’Angleterre se garderait bien, d’ailleurs, de chercher à imposer aux Dominions une direction dont ils ne veulent pas. Depuis la fin du XVIIIe siècle, elle est hantée par la peur que l’exemple des États-Unis ne devienne contagieux, et elle ne peut être qu’à demi rassurée sur les destinées de l’Empire, lorsqu’elle entend le très remarquable premier ministre d’Australie, M. W. M. Hughes, s’écrier : « Je suis sûr d’exprimer la pensée des Australiens en déclarant que l’Amérique occupe une bonne place dans leurs cœurs ardents. Ils voient dans l’Amérique d’aujourd’hui ce qu’ils espèrent être dans l’avenir. » L’Angleterre a donc lâché toute la corde qu’il a fallu et les premiers ministres ont délibéré à Londres sur un pied d’égalité avec M. Lloyd George. C’est encore M. W. M. Hughes qui l’a dit : « Notre rôle dans le Conseil de l’Empire doit être substantiel dans toutes les questions de politique étrangère ; ce ne doit pas être une ombre, mais une réalité. » Aussi bien, la Conférence a-t-elle duré six semaines, tenu trente-quatre assemblées plénières, onze réunions officieuses et huit séances de comités à l’Office colonial. Elle a délibéré sur tous les problèmes internationaux, sur la Haute-Silésie, sur le Pacifique, sur le désarmement naval, sur la Ligue des Nations, sur l’Égypte, sur la défense impériale, sur les communications aériennes, navales, télégraphiques, téléphoniques, entre les diverses parties de l’Empire, sur les réparations, sur une multitude d’autres sujets. Elle s’est, en un mot, comportée comme un Conseil suprême qui prendrait le temps d’étudier les dossiers et qui ne mettrait pas son point d’honneur à régler les affaires entre deux bateaux.

Mais la longueur même de ces délibérations n’a pas été sans inconvénients. Pendant l’absence de M. Hughes, un trouble indescriptible s’est produit dans l’administration australienne ; le Parlement du Dominion a été frappé de paralysie ; personne ne voulait s’en prendre au Cabinet pendant que le chef en était retenu au loin ; mais les critiques qu’on n’exprimait pas publiquement n’en étaient que plus vives et plus nuisibles à la bonne marche des services. En Nouvelle-Zélande, l’impatience est devenue telle qu’un très estimable ancien ministre, M. Myers, a suggéré que les Dominions devraient désigner des premiers ministres intérimaires ou adjoints pour permettre aux chefs de leurs gouvernements de suivre désormais les conférences impériales sans entraver le travail des Parlements. À quoi sir Francis Bell, qui remplissait, en fait, les fonctions de premier ministre en remplacement de M. Massey, a répondu que la nomination d’un premier ministre adjoint ou délégué ne résoudrait pas la difficulté, le délégué ne pouvant jamais avoir la même autorité que le véritable premier ministre. Même au Canada, qui est sensiblement moins éloigné de la Grande-Bretagne, on s’est plaint de l’absence prolongée de M. Meighen. Comment cependant donner aux Dominions la participation qu’ils réclament dans la conduite des affaires extérieures, s’ils ne sont pas représentés dans un Conseil impérial ? Pour essayer de concilier tant d’intérêts contraires, la Conférence a décidé que les premiers ministres des Dominions et les représentants de l’Inde se réuniraient désormais tous les ans ou à des intervalles plus éloignés, réglés par les possibilités, et que, pour faciliter leurs voyages, toutes les communications impériales devraient être améliorées. Mais ce ne sont là que des expédients momentanés, qui ne permettront pas indéfiniment aux nombreux cochers de cet immense attelage de s’entendre entre eux et de mettre tous leurs chevaux à la même allure.

Dès maintenant, se sont manifestées de sérieuses divergences, soit de Dominion à Dominion, soit entre certains d’entre eux et la métropole. C’est ainsi, par exemple, que la question du traitement des Indiens dans l’Afrique du Sud a mis aux prises le général Smuts et M. Montagu, secrétaire d’État de l’Inde. La Conférence avait voté une résolution déclarant qu’il y avait « incompatibilité entre la position de l’Inde comme membre de l’Empire britannique et l’existence d’incapacités infligées à des Indiens britanniques dans d’autres parties de l’Empire. » Le général Smuts protesta contre ce vote en alléguant que des motifs exceptionnels interdisaient à l’Afrique du Sud de traiter les Indiens immigrés comme les habitants. Les représentants de l’Inde répliquèrent qu’ils ne pouvaient accepter cette inégalité. On n’a pas songé, pour régler le différend, à consulter la Société des Nations ; mais il a été entendu que les deux Dominions intéressés pourraient engager, en dehors de la Grande-Bretagne, des négociations directes pour arriver à un arrangement. Innovation des plus graves, car le droit pour les Dominions de traiter les uns avec les autres, en arrière de la mère-patrie, est une étape de plus sur la voie de l’émancipation. N’oublions pas qu’au même moment, le Canada s’apprête à se faire représenter à Washington, pour y défendre, à sa manière, des intérêts proprement américains, dont chaque jour augmente l’importance. Dès maintenant, l’Empire britannique est donc, en réalité, un vaste groupe de nations, éparses sur toute la surface du globe et séparées, autant que par la distance, par le développement naturel de leurs forces politiques. Il est à craindre que le Conseil impérial ne trouve tôt ou tard sur son chemin des cailloux aussi désagréables que ceux contre lesquels vient de buter le Conseil suprême.

Cette fois, tout a fini à Londres par des embrassements, mais l’accord ne s’est fait que par de larges sacrifices réciproques. Dans l’affaire du Pacifique, c’est l’esprit des Dominions qui l’a emporté. Pour ménager l’Amérique, ils ont obtenu que l’alliance avec le Japon, au lieu d’être d’ores et déjà renouvelée, fût simplement considérée comme prorogée jusqu’à dénonciation. Leur désir eût même été qu’à l’accord anglo-japonais se substituât un arrangement entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’Empire du Mikado ; et dans la pensée de favoriser cette Cordiale entente d’Extrême-Orient, ils auraient voulu qu’avant la conférence convoquée par M. Harding à Washington, il se tînt à Londres ou, au pis-aller, à Washington, une réunion préparatoire des Puissances qui se disputent sourdement le Pacifique. J’ajoute, d’ailleurs, que M. Hughes, qui est un très sincère ami de la France et qui m’a donné à moi-même, pendant la guerre, des gages inoubliables de ses sentiments, avait pris soin de déclarer que le problème du désarmement naval ne pouvait pas être étudié en l’absence de notre pays. Mais les États-Unis n’ont pas adhéré à l’idée de deux conférences successives et, dans le rapport final qu’ils ont publié, les premiers ministres de l’Empire n’ont pas caché leur déception. Dans l’affaire de Haute-Silésie, c’est, au contraire, l’esprit de M. Lloyd George qui a prévalu. Non certes que le chef du Gouvernement britannique n’ait rencontré, avant de faire triompher sa thèse, une grande résistance chez ses collègues. Le général Smuts s’est, au contraire, empressé de recommander à l’Angleterre d’en revenir à la tradition du splendide isolement et, si le premier ministre néo-zélandais, l’honorable M. W.-F. Massey, a, en revanche, fermement répondu que l’Empire britannique ne pouvait se désintéresser de la sécurité de la France et avait l’obligation, au moins morale, de l’assister en cas d’agression nouvelle, il n’en reste pas moins que Benthen, Gleiwitz et Kattowitz sont un peu loin de Wellington et que nous ne saurions attendre de jeunes républiques, nées et grandies aux antipodes, une vue toujours exacte des difficultés européennes. M. Lloyd George est donc venu à Paris, après s’être fait donner carte blanche par les Dominions dans l’affaire de Haute-Silésie, et alors est arrivé ce qui, depuis de longs mois, était devenu inévitable : la faillite du Conseil suprême. La faillite, ce n’est pas assez dire : le Conseil est mort, et il est mort comme il a vécu :

Moriva Argante e tal moria qual visse.

Dans un remarquable article, qui eût mérité d’être intégralement reproduit par la presse française, le Times a résumé la longue série des fautes qui ont rendu fatal ce douloureux échec de la dernière conférence de Paris, et il s’est rencontré avec moi dans les appréciations que je n’ai cessé de porter ici, depuis un an et demi, sur les nouvelles méthodes diplomatiques. Les événements n’ont, hélas ! que trop justifié l’opinion dont je me suis obstinément fait l’interprète.

De tous les problèmes qu’avait à résoudre le Conseil suprême, l’un des plus importants pour l’avenir était assurément celui des sanctions, l’un des plus urgents et des plus redoutables était celui de la Haute-Silésie. Les sanctions militaires ont été provisoirement maintenues ; les sanctions économiques ont été, en principe, supprimées pour le 1er septembre. Premier recul. Quant à la question de Haute-Silésie, le Conseil ne l’a pas résolue ; il a pris une tangente pour ne pas accuser trop brutalement, devant le monde, les profondes divergences qui persistaient entre la France et l’Angleterre. Le renvoi au Conseil de la Société des Nations a eu l’avantage d’épargner aux « principales Puissances alliées » l’humiliation et le péril d’une rupture. Mais cette procédure a toutes les apparences d’un de ces gestes désespérés auxquels recourent les Assemblées parlementaires, lorsque, ne sachant comment sortir d’embarras, elles renvoient les projets aux commissions. La question de Haute-Silésie reste ouverte, et le Conseil suprême a fait la démonstration publique de son impuissance à la régler. Comme le Times l’a excellemment remarqué dans l’article dont je viens de parler, cette banqueroute du Conseil suprême ne signifie nullement la rupture de l’Entente ; elle marque beaucoup plutôt la fin et la condamnation « de la futile procédure suivant laquelle ont été conduites jusqu’ici les affaires de l’Entente. » C’est l’aveu du complet avortement de cette étrange institution dont je ne me suis pas lassé de dénoncer la dangereuse anomalie et à laquelle on avait attribué, avec un incroyable mépris des Parlements et des peuples, je ne sais quelle olympienne souveraineté.

Que j’ai plaisir à trouver aujourd’hui, dans le grand journal anglais, un jugement encore plus sévère que le mien ! « Par l’inaptitude de ses méthodes et le caractère irréfléchi de ses décisions hâtives et improvisées, le Conseil suprême a fait plus de tort à l’Entente et à la cause des Alliés victorieux que toutes les intrigues de nos pires ennemis. Ces réunions fugitives des premiers ministres, subitement assemblés aux heures de crise internationale, avec leurs breakfasts et leurs lunches à demi publics, avec leurs discours qu’ils prononcent, un œil fixé sur les courants variables de leur opinion nationale ; ces annonces dramatiques de quelque crise aiguë que les protagonistes du Conseil suprême sont appelés, espère-t-on, à dénouer par une brillante inspiration ou par la découverte d’une formule magique, tout cela crée l’atmosphère la plus défavorable qu’on puisse imaginer pour une délibération féconde sur des questions internationales très compliquées. » Impossible de mieux dire, et l’auteur de cet admirable article a également eu raison d’ajouter que, dans les assemblées périodiques du Haut Conseil exécutif des Puissances alliées, les qualités qui ont déterminé le succès ne sont malheureusement pas la connaissance ou l’expérience des affaires diplomatiques, mais les ressources oratoires, la vivacité des reparties, en un mot, les talents qui réussissent à la tribune et produisent effet sur des électeurs. Oui, c’est vrai. Rien n’a été plus pénible que cette reprise à Paris d’une théâtrale discussion sur la Haute-Silésie, qui a commencé par un magnifique concours d’éloquence, qui s’est poursuivie par d’élégants échanges de traits d’esprit et dans laquelle les experts n’ont même pas été libres de jouer le rôle du souffleur.

M. Lloyd George, fort de la pensée commune de l’Empire britannique, mais, tout de même, un peu fatigué, sinon même un peu agacé, des longues discussions qu’il avait soutenues dans la conférence impériale, est arrivé à Paris avec une idée très arrêtée sur le partage de la Haute-Silésie. Il n’en a pas voulu démordre ; il l’a défendue avec une âpreté inaccoutumée, sans rien retenir des propositions que présentaient les experts. M. Briand se montrait cependant disposé à la conciliation ; il se rabattait, de guerre lasse, sur la ligne qu’avait tracée le comte Sforza dans le précédent cabinet italien et qui, malgré son caractère transactionnel, était encore beaucoup plus avantageuse pour le Reich que pour la Pologne. Mais M. Lloyd George est resté intraitable. Il a persisté à réclamer l’attribution à l’Allemagne de presque toute la riche région qu’on a appelée le triangle industriel et, dans l’espoir de faire accepter son point de vue, il a joué la scène classique de la fausse sortie ; il a prétexté qu’il était rappelé à Londres par les affaires d’Irlande et il a fiévreusement bouclé sa valise. Les ministres français ont tenu conseil et ont refusé de céder. La pièce a aussitôt trouvé, dans une péripétie savamment préparée, un dénouement provisoire. M. Lloyd George a donné à entendre que le sort de l’Entente était en jeu, que c’en était fait, qu’elle allait périr, et au dernier moment, cette malheureuse Entente, qu’on croyait menacée de mort, a échappé à l’écartèlement, par un renvoi propice de l’affaire à la Ligue des Nations. M. Lloyd George a couru à la gare du Nord et les agences se sont hâtées de calmer l’univers anxieux, en annonçant que l’Entente était sauvée.

Sauvée, c’est entendu. Mais comme le dit toujours le Times, dont on ne saurait trop méditer, au lendemain de ces tristes incidents, les observations si fines et si raisonnables, n’est-il pas fâcheux qu’on ait pris légèrement l’habitude de faire de l’Entente la toile de fond des représentations données par les hommes politiques ? L’Entente est, Dieu merci ! autre chose qu’un décor de théâtre ; c’est un monument solide qu’ont édifié deux grands peuples, conscients de leurs intérêts permanents, et qu’ils ne laisseront pas détruire. Enterrons donc, j’y consens volontiers, le Conseil suprême ; mais ne laissons pas croire qu’il a sacrifié sa pauvre vie débile et agitée à l’avenir de l’Entente. C’est lui, au contraire, c’est sa procédure néfaste et ostentatoire, ce sont les perpétuelles luttes d’amour-propre et de vanité dont il a été la cause, ce sont les secrètes rivalités entre des u moi » qui veulent occuper plus d’espace, c’est la précipitation tapageuse, le goût de la publicité, le dédain affiché de l’expérience diplomatique, qui ont risqué de compromettre et de briser l’Entente. Souhaitons, du moins, que cette douloureuse leçon ne soit pas perdue. Faussée par ces longues et malencontreuses pratiques, l’Entente elle-même a maintenant besoin d’être redressée. Il faut que la France y reprenne la place à laquelle elle a droit et qu’elle n’y apparaisse plus comme un « brillant second ; » il faut qu’un traité dont l’Angleterre a été l’une des principales inspiratrices soit aussi scrupuleusement respecté dans les parties qui nous intéressent que dans les clauses qui lui profitent ; il faut que les concessions que la peur maladive de voir nos amis rentrer dans leur île nous a entraînés à leur faire ne leur donnent pas l’illusion que nous sommes prêts à des concessions indéfinies.

Mais aujourd’hui que la session du Conseil suprême a été clôturée par ce que la Nation belge a très justement appelé un procès-verbal de carence, que va-t-il advenir de la Haute-Silésie ? M. Lloyd George et M. Briand ont déclaré qu’ils accepteraient sans réserve la décision que prendrait la Société des Nations ; et M. Lloyd George a même été jusqu’à parler, devant la Chambre des Communes, d’un jugement que prononcerait cette Société. Il va sans dire que les Gouvernements auront à s’approprier cette décision, quelle qu’elle soit, et à en prendre la responsabilité. Autrement, il ne resterait rien ni de l’article 88 du traité de Versailles, ni de l’annexe, car ce sont les « principales Puissances alliées et associées, » et non la Société des Nations, que le traité charge de fixer la ligne frontière. Mais, n’étant pas parvenus à se mettre d’accord, les membres du Conseil suprême avaient évidemment le droit de demander une consultation à la Société des Nations, même en s’engageant, les uns vis-à-vis des autres, à respecter l’avis qui leur serait donné. Ils sont obligés par le traité de déterminer la frontière, mais ils ne doivent compte, ni à l’Allemagne, ni à la Pologne, des moyens qu’ils emploient pour former leur conviction. Aux termes de l’article à du Covenant, « tout membre de la Société des Nations a le droit, à titre amical, d’appeler l’attention de l’Assemblée ou du Conseil sur toute circonstance de nature à affecter les relations internationales et qui menace par suite de troubler la paix ou la bonne entente entre nations, dont la paix dépend. » C’est à cet article que s’est référé le Conseil suprême pour saisir, non pas l’assemblée plénière de la Société, mais son conseil, qui, d’ailleurs, aux termes de l’article 4, « connaît de toute question rentrant dans la sphère d’activité de la Société ou affectant la paix du monde. »

Bien entendu, il ne s’agit pas d’un arbitrage et le mot de jugement dont se sert M. Lloyd George est tout à fait inexact. L’article 12 a soin de distinguer l’arbitrage et le simple examen du Conseil. Qui dit arbitrage dit compromis et sentence. Il ne saurait y avoir de compromis entre les Puissances alliées sur une question qui intéresse l’Allemagne et la Pologne, et il ne saurait y avoir de sentence de la Société dans une affaire qui relève des Puissances alliées. La Société ne peut donc procéder aujourd’hui en la même qualité que dans l’affaire des îles d’Aland, dans laquelle la Suède et la Finlande s’en sont rapportées à son arbitrage, ni non plus au même titre que si elle était investie par le traité d’un droit propre, comme, par exemple, dans les décisions à prendre sur le plébiscite d’Eupen et de Malmédy (article 34), ou sur l’administration de la Sarre (article 49), ou pour la garantie de la liberté de Dantzig (article 103). Elle n’a, cette fois, à intervenir que comme une sorte de comité consultatif, et si MM. Lloyd George et Briand se sont personnellement obligés à suivre ses indications, c’est là un engagement d’honneur, qui est évidemment sacré pour chacun d’eux, mais qui n’a rien à voir avec le traité.

La Société est maîtresse de recueillir, pour éclairer son avis, toutes les informations qu’elle jugera nécessaires. Elle peut procéder à des enquêtes, entendre des témoins, interroger l’Allemagne et la Pologne, envoyer des délégués sur place. Il est donc malheureusement très vraisemblable que le sort de la Haute-Silésie ne sera pas réglé demain et il reste à craindre que, malgré les platoniques avertissements du Conseil suprême à l’Allemagne et à la Pologne, nos troupes d’occupation ne soient encore exposées à de périlleuses surprises. On s’est demandé avec quelque inquiétude si une nouvelle cause de retard ne proviendrait pas de l’article 5 du Covenant, qui dispose : « Sauf disposition expressément contraire du présent pacte et des clauses du présent traité, les décisions de l’Assemblée ou du Conseil sont prises à l’unanimité des membres de la Société représentés à la réunion. » S’il fallait attendre cette unanimité, il passerait quelques cubes d’eau sous les ponts de l’Oder avant la solution définitive. Rien ne permet, en effet, de supposer que les thèses de l’Angleterre et de la France se rapprocheront plus aisément devant la Société des Nations, que devant le Conseil suprême. Mais, une fois encore, la Société ne peut pas avoir à prendre une décision proprement dite. Si elle en prenait une, l’Allemagne ou la Pologne serait en droit de prétendre que le traité de Versailles est violé et de refuser de s’incliner. Les différends qui sont portés devant le Conseil et qui ne sont pas soumis à l’arbitrage, peuvent toujours eux-mêmes, d’après l’article 15, donner lieu à un rapport rédigé à la majorité ; il parait, à plus forte raison, en être de même d’un simple avis. Nous n’avons donc pas à craindre d’être poussés dans l’impasse où nous eût enfermés l’obligation de l’unanimité. Nous ne devons pas, en revanche, nous dissimuler qu’une question qui intéresse au plus haut degré, non seulement l’avenir d’une nation amie, la Pologne, mais notre propre sécurité nationale, va se trouver, en fait, réglée par des pays qui ont tout à en apprendre d’alpha à oméga.

Le Conseil suprême comprenait la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon et un représentant officieux des États-Unis, Mr. Harvey ; le Conseil de la Société des Nations ne comprend plus, ce que nous ne saurions trop regretter, aucun délégué des États-Unis ; il est composé de huit membres, qui sont, outre les quatre autres Puissances du Conseil suprême, la Belgique, le Brésil, le Chine et l’Espagne. Pour que la France, qui, grâce à l’habileté de M. Lloyd George, avait fini par se trouver à peu près seule dans le Conseil suprême, obtînt la majorité dans la Société des Nations, il faudrait donc qu’elle recueillit les suffrages réunis de l’Espagne, de la Chine, du Brésil et de la Belgique. La défaillance d’un seul de ces États aurait pour effet de couper le Conseil en deux, et il n’y aurait pas de majorité. C’est assez dire que la procédure adoptée rend de plus en plus problématique le succès de la thèse française, si conforme qu’elle soit aux résultats du plébiscite, à la justice et à l’intérêt de la paix. Si elle échoue, nous aurons assurément la ressource de maudire les juges que M. Lloyd George prétend que nous nous sommes donnés. Mais quel singulier spectacle que de voir des nations victorieuses, sinon se donner volontairement des juges, du moins se soumettre aveuglément à un avis qu’elles ignorent ! et quelle misère de les entendre avouer qu’elles se sentent incapables de tirer elles-mêmes parti de leur victoire ! Lorsque, l’autre jour, dans un bel article de la Revue hebdomadaire, un jeune député de grand talent, M. Paul Reynaud, parlait de la vraie paix, « de celle qui était si belle pendant la guerre », était-il trop sévère pour la paix que se font aujourd’hui les Alliés ? « Ce qui me dégoûte de l’histoire, disait, je crois, Mme du Deffand, c’est de penser que ce que je vois aujourd’hui sera de l’histoire un jour. »

Raymond Poincaré.