Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1851

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Chronique n° 473
31 décembre 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 décembre 1851.

Nous avons expliqué, il y a quinze jours, pourquoi nous nous bornions à faire une chronique purement littéraire. Notre situation n’a pas changé. Une chronique n’est pas comme un journal, qui peut publier les faits sans les juger, et qui, lors même qu’il croit pouvoir les juger, les juge au jour le jour, chacun en détail, sans avoir à en faire un ensemble. Une chronique tient d’un peu plus près à l’histoire, et nous ne surprendrons personne en disant qu’en ce moment les conditions nécessaires à l’histoire ne se réalisent pas en quinze jours. Il y faut plus de temps. Elles viendront, nous n’en doutons pas, et il y aura bientôt une loi qui réglera l’état de la presse. Alors notre récit aura, surtout quand il approuvera, son sens et sa portée, si petite qu’elle puisse être. Jusque-là, nous nous sentons à l’aise, pour faire notre tâche d’historiens de la quinzaine, dans la politique extérieure seulement, et c’est dans la politique extérieure que nous nous circonscrivons.

Un des plus remarquables événemens de cette dernière quinzaine, c’est la chute de lord Palmerston. À quelle cause faut-il attribuer cette chute soudaine, ce coup de foudre dans un ciel serein, pour parler comme un illustre compatriote du noble lord ? Le ciel semblait serein en effet, les événemens souriaient à lord Palmerston, et il souriait aux événemens. Toutes les difficultés que sa politique lui avait créées allaient être écartées ; il avait pu impunément, sans être menacé, écrire les notes diplomatiques les plus blessantes pour les gouvernemens de Vienne et de Naples, envoyer officiellement à toutes les cours de l’Europe la brochure de M. Gladstone, prendre une attitude menaçante vis-à-vis des grandes puissances en répondant à de simples députations de meetings, se poser comme l’arbitre de la paix et de la guerre devant les électeurs de Tiverton, et leur donner l’assurance que la paix du monde ne serait pas troublée en 1852.

Tous ses procès enfin allaient être finis,

et il ne lui restait plus que cinq ou six petites affaires à terminer : par exemple, sa querelle avec les États-Unis au sujet de son protégé le roi des Mosquitos, et le refus obstiné de la cour de Vienne de recevoir le ministre plénipotentiaire d’Angleterre en Autriche, lord Westmoreland. Il paraîtrait que cette dernière affaire était plus sérieuse que les autres. Quoi qu’il en soit, le 22 de ce mois, un conseil de cabinet fut tout à coup convoqué au moment où tous les ministres étaient partis de Londres pour passer dans le repos, selon l’usage, les fêtes de Noël, et l’on apprit avec surprise que lord Palmerston, le plus assidu de tous les membres du gouvernement, l’actif ministre qui, au Foreign-Office, ne souffrait pas qu’un employé touchât aux affaires, n’assistait point à ce conseil. Le lendemain, on sut que lord Palmerston avait été officiellement prié d’offrir sa démission.

Les explications de ce changement subit et inattendu ont singulièrement varié depuis quelques jours. La mauvaise intelligence qui existait de temps immémorial entre lord Palmerston et lord Grey fut d’abord le motif que l’on donna de cette chute soudaine ; selon d’autres, lord Palmerston ne pouvait plus s’entendre avec lord John Russell lui-même, parce que ce ministre, si révolutionnaire à l’extérieur, se refusait aux réformes promises solennellement par le chef du cabinet. Enfin lord Palmerston, disait-on, était tombé victime d’une trop vive adhésion donnée aux changemens survenus dans le gouvernement français, qui blessait les sentimens politiques et les opinions constitutionnelles de ses collègues. Cette dernière explication serait-elle la vraie ? Il est bon de remarquer que cette adhésion a bien pu être le prétexte de la chute, mais qu’elle n’en a pas été la cause. La cause, c’est la politique même que lord Palmerston pratiquait depuis trois ans ; c’est cette politique qui, en irritant tous les gouvernemens, retirait un à un tous ses alliés à l’Angleterre, et l’isolait de plus en plus du continent. L’Angleterre, revenant à son ancienne politique continentale, serait à la veille de renouveler son alliance avec l’Autriche, que lord Palmerston avait rompue dans sa trop grande confiance aux succès de M. Kossuth et de M. Mazzini. La cour de Vienne, qui depuis deux mois refusait obstinément de recevoir lord Westmoreland, l’a admis le jour même où l’on recevait la première nouvelle, encore incertaine, de la chute de lord Palmerston. La simultanéité des deux événemens nous porte donc à croire que lord Palmerston est tombé victime de sa politique et des griefs qu’il avait fournis contre lui à l’Autriche. Quant à l’adhésion trop vive que lord Palmerston aurait donnée au gouvernement actuel de la France, si elle est pour quelque chose dans sa chute, il serait permis de croire alors que le renvoi du noble lord est un acte de défiance de l’Angleterre envers nous. Dans ce cas, le choix du successeur de lord Palmerston, lord Granville, le même que Paris a vu, lors de la réception du lord-maire, s’exprimer sur la France en termes si flatteurs et si pacifiques, serait pour notre pays un gage de concorde et un témoignage que l’entente qui règne depuis si long-temps entre les deux grandes nations ne sera pas rompue.

Qui nous dira cependant quel homme est au juste lord Palmerston ? Les derniers événemens nous ont appris qu’il y avait en lui plusieurs hommes qui se détruisaient les uns par les autres, et depuis huit jours les journaux anglais sont remplis de renseignemens contradictoires à son endroit. L’orateur de Tiverton, qui s’écrie que la rivière remontera vers sa source avant que la politique commerciale des dernières années soit abandonnée, est-il le même que le ministre dont les opinions en : matière de commerce se rapprochent, dit-on, de celles des protectionistes ? Le whig ultra-libéral qui donne la main à Mazzini et à Kossuth est-il le même que le ministre empressé d’adhérer au coup d’état de Louis-Napoléon ? Nous ne nous chargeons pas d’expliquer ces contradictions ; mais, quel que soit le jugement que l’on porte sur ce ministre habile et actif, on ne peut s’empêcher de reconnaître que sa politique avait deux grands défauts, nous dirions presque deux vices : le premier, c’était l’exagération de ses qualités même, sorte d’affectation et d’outrecuidance dans la ruse qui blessait autant les puissances continentales que ses actes les plus hostiles ; en second lieu, cette politique manquait de base fixe, et l’on peut dire qu’elle reposait sur un calcul de probabilité ; elle n’avait rien de traditionnel. Personne mieux que lui ne savait exploiter les faits qui n’étaient pas encore nés ; personne ne savait mieux tirer parti des craintes d’un pays, de ses alarmes ou de ses espérances. Les motifs de plaintes qu’il avait donnés à toutes les puissances continentales étaient légitimes et naturels ; car si, à toutes les époques, on a vu des nations devenir les arbitres de la paix et de la guerre, on n’avait jamais vu aucune puissance se faire l’arbitre tout à la fois de la conservation et de la révolution. C’est là le rôle singulier et original sans doute, mais dangereux et irritant, que lord Palmerston jouait depuis trois ans. Non-seulement il s’était déclaré le redresseur des torts de toutes les nations de la terre, mais il s’était constitué, ainsi que nous l’avons vu lors de l’envoi de la brochure de M. Gladstone à toutes les cours de l’Europe et dans mainte autre occasion, le juge de l’excellence relative des sociétés, de la légitimité ou de l’illégalité des actes des gouvernemens. Son patriotisme ne peut le mettre à l’abri du reproche d’avoir défendu partout, sous prétexte de libéralisme, des causes qui n’étaient pas celles de la liberté, et même qui lui étaient hostiles, d’avoir défendu la révolution, et non pas la liberté.

Les cortès viennent d’être suspendues en Espagne. Il ne faut point chercher d’ailleurs dans ce fait, coïncidant avec nos dernières crises, autre chose que la portée évidente et naturelle qui s’y découvre au premier abord. C’est une mesure toute simple et de prudence, destinée sans nul doute à couper court aux interprétations inutiles et embarrassantes, aux agitations factices qui se produisent trop souvent depuis qu’il est passé en usage chez les nations constitutionnelles de traduire à leur barre les nations voisines en commentant leurs crises et leurs révolutions avec trop peu de ménagement pour qu’il n’en résulte pas quelque difficulté dans l’action extérieure des gouvernemens ; il s’était déjà produit au sein du congrès espagnol quelques-uns de ces commentaires qui promettaient. Pour suspendre les corps législatifs, le ministère n’a eu qu’à mettre en œuvre la plus élémentaire des prérogatives royales, tout comme l’avait fait le cabinet Narvaez au lendemain de la révolution de février. Ici seulement le cabinet espagnol actuel n’a point eu à solliciter des cortès elles-mêmes des facultés extraordinaires pour parer à des nécessités d’ordre public. Tout est calme au-delà des Pyrénées. L’Espagne tout entière, en ce moment même, est à la satisfaction que causent la délivrance de la reine et la naissance d’une héritière de la couronne. La jeune infante a reçu le nom traditionnel de princesse des Asturies. C’est là l’événement du jour, et s’il était permis, dans des temps comme les nôtres, de prévoir à long terme, on pourrait dire que cet événement est une garantie intérieure de plus pour la monarchie espagnole, en même temps qu’il étouffe dans le germe plus d’un conflit extérieur.

C’est assurément chose digne d’envie et d’estime aujourd’hui que l’état d’un pays se tenant solide et ferme au milieu des agitations européennes, ne faisant point parler de lui, si l’on nous passe ce terme, et n’ayant sa part dans l’histoire contemporaine que par les incidens ordinaires d’une existence politique normale. La Péninsule a eu cette heureuse fortune depuis quelques années. Quand le 24 février éclatait au milieu de nous en 1848, l’Espagne parvenait à se garantir de la contagion révolutionnaire, à laquelle l’Europe entière n’échappait pas ; il était tout simple aujourd’hui qu’elle n’eût point à subir en bien ou en mal le contre-coup des événemens plus récens accomplis en France. C’est l’indice d’une situation plus nette, plus nationale, plus affranchie des influences étrangères, comme nous l’avons dit quelquefois. Ce n’est point que l’Espagne n’ait, elle aussi, son travail politique intérieur ; mais si ce travail se lie, par certains côtés, à l’ensemble du mouvement européen, il a en même temps son caractère propre et indépendant. Pour peu qu’on observe cette situation, il est facile de remarquer que l’Espagne tend incessamment, depuis près de dix années, à se rasseoir dans des conditions conservatrices et monarchiques. C’est là le fait politique dominant au-delà des Pyrénées. Les partis qui ont long-temps entretenu l’agitation à la surface semblent aujourd’hui en proie à un travail de décomposition ou de transformation si l’on veut. Les bandes du parti progressiste sont dispersées sans drapeau et sans symbole. Les chefs eux-mêmes de ce parti sont divisés. Madoz a eu son programme, M. Mendizabal le sien. M. Cortina s’est à demi retiré de cette opinion sur la question des milices nationales. Il y a en ce moment, du côté du parti progressiste, opposition individuelle plutôt que collective. D’un autre côté, dans les dissidences du parti modéré, qui ont pris dans ces derniers mois un caractère assez vif, il y a, il faut bien le dire, plus de questions personnelles que de motifs sérieux et puissans. Ce que les partis ont perdu de force et de consistance, la monarchie semble l’avoir regagné depuis qu’elle est échappée aux orages des minorités et des tutelles révolutionnaires. Sans doute c’est la monarchie accommodée aux conditions de notre temps, libérale, constitutionnelle, modérée ; mais, au fond, il ne faut point s’y méprendre, c’est l’élément monarchique qui est l’élément réellement vivant et prépondérant, c’est la royauté qui reste la régulatrice des combinaisons politiques au-delà des Pyrénées. Voyez le ministère actuel : ses membres sont des plus honorables sans doute, mais ce ne sont point, à proprement parler, des chefs de parti. Ils ont eu à essuyer de rudes attaques, venues un peu de toutes parts. Leur véritable force, c’est la confiance de la couronne. Si le cabinet présidé par M. Bravo Murillo a la majorité dans le parlement, sans manquer aux principes constitutionnels en vigueur au-delà des Pyrénées, il est permis de dire que c’est la confiance de la couronne qui explique cette majorité des cortès plus encore que celle-ci n’explique le choix de la reine. Il avait été bruit récemment de quelque changement possible ; la rentrée du général Narvaez en Espagne avait naturellement provoqué des commentaires ; le retour à Madrid de M. Isturitz, ministre espagnol à Londres, était donné comme plus significatif encore. Il ne paraît pas jusqu’ici que ces bruits fussent fondés. C’était très probablement en vue de ces éventualités que, dans une des dernières séances du congrès, M. Pacheco proposait tout un programme politique qui consistait dans l’union de toutes les fractions du parti libéral, y compris le parti progressiste lui-même. M. Pacheco est un esprit politique éminent ; mais il ne s’apercevait pas que ces sortes de fusions, toujours momentanées, ne se font qu’en présence de quelque danger menaçant, comme cela est arrivé une fois sous le règne d’Espartero. De pareils dangers n’existent pas heureusement pour la Péninsule ; la monarchie constitutionnelle n’est en péril d’aucun côté. En réunissant aujourd’hui toutes les faiblesses et les dissidences des partis, on ne ferait point un parti et une force. Toujours est-il qu’une telle idée n’est guère en mesure de prévaloir maintenant par l’action parlementaire depuis la suspension des cortès, et lors même qu’en leur absence le choix de la reine aurait de nouveau à s’exercer, nous ne croyons pas que ce fût en dehors du parti purement conservateur.

Ce qui est certain, c’est que les questions fondamentales, les questions d’état sont à peu près vidées au-delà des Pyrénées ; elles peuvent l’être pour long-temps, grace surtout à la naissance d’une héritière de la couronne, si les hommes publics de la Péninsule y mettent de la prévoyance et de la sagesse. En dehors même des questions purement politiques, qui ont leur importance sans doute, mais qui usent souvent sans résultat les forces d’un pays, l’Espagne a assez à faire dans l’ordre moral et matériel. Elle a à poursuivre la réforme lente de ses institutions et de ses habitudes administratives, l’amélioration de son commerce et de son industrie, le développement de son agriculture, le règlement de mille intérêts laissés en suspens par la révolution. Elle a à renouer les traditions d’une politique extérieure assurée et efficace. Sous ce dernier rapport, l’Espagne vient d’obtenir une légitime satisfaction des États-Unis. On se souvient peut-être qu’à la suite de la tentative de Lopez sur l’île de Cuba et de l’exécution de cinquante de ses partisans, parmi lesquels étaient beaucoup d’Américains, la maison du consul d’Espagne à la Nouvelle-Orléans avait été saccagée et le drapeau espagnol insulté. Les négociations ouvertes à ce sujet viennent d’aboutir à une note de M. Daniel Webster, dans laquelle le gouvernement de l’Union constate et répare ces déplorables violences ; il reconnaît le droit du consul espagnol à une indemnité, et a donné l’ordre qu’à sa rentrée à la Nouvelle-Orléans, le drapeau de l’Espagne fût salué par les salves d’usage. Le gouvernement espagnol, de son côté, a mis en liberté les prisonniers américains qui restaient encore à Cuba. Nous ne nous faisons point illusion au surplus : ceci n’est que la moindre des choses et ne saurait être pour l’Espagne une garantie contre des tentatives de même espèce. C’est à son gouvernement d’y veiller.

Nous n’avons point le dessein de parcourir toutes les questions, tous les incidens qui peuvent caractériser depuis quelque temps la politique espagnole. Quelques-uns nous suffisent. Un des plus graves de ces incidens, c’est la signature du concordat avec le saint-siège qui, en garantissant aux propriétaires actuels les biens du clergé vendus jusqu’ici, met hors de cause le seul intérêt sérieux et légitime qui pût se croire menacé, et clôt une difficulté des plus épineuses. Le droit de l’église sur les biens non aliénés est d’ailleurs reconnu par le gouvernement. Pour le surplus, une dotation lui est assurée, provenant d’une contribution spéciale que les habitans peuvent acquitter en argent ou en nature. Le droit de l’autorité ecclésiastique à la surveillance de l’enseignement religieux se trouve consacré. Nous ne disons pas que le concordat de 1851 ne suscitera jamais aucun conflit ; mais à coup sûr, pour le moment, il offre la preuve de l’immense réaction opérée en Espagne en quelques années. Dans un autre ordre d’idées, même en l’absence des chambres, le gouvernement espagnol ne paraît point se désister des projets déjà mis en avant pour le développement des intérêts pratiques du pays. Tandis que le règlement de la dette se poursuit activement, une loi est intervenue qui concède la canalisation de l’Èbre. C’est un Français, M. Pourcet, qui a assumé l’entreprise de ce grand ouvrage, et ce sont des ingénieurs français qui dirigent les travaux. Un décret royal, assure-t-on, vient de faire à M. Salamanca la concession d’un chemin de fer qui irait d’Aranjuez à Alicante et relierait ainsi Madrid à la Méditerranée. Il est enfin une question qui nous concerne spécialement, et à la solution de laquelle, nous l’avouons, nous attachons un prix assez grand. Les négociations ouvertes entre la France et l’Espagne pour la conclusion d’un traité sur la propriété littéraire sont en ce moment même sur le point d’aboutir. La base de ce traité est la reconnaissance réciproque du droit de propriété intellectuelle et par suite l’interdiction de toute contrefaçon dans les deux pays. Ce n’est pas que l’Espagne par elle-même contrefasse nos livres, dans de grandes proportions du moins ; mais elle offre un débouché considérable à la contrefaçon belge. D’un autre côté, les contrefaçons de livres espagnols qui se font à Paris et qui inondent l’Amérique du Sud enlèvent à l’Espagne un immense marché. Ainsi il y a pour les deux pays intérêt égal à s’accorder pour la suppression d’un aussi immoral trafic. Il faudra bien que cette audacieuse piraterie cède enfin devant les mesures par lesquelles on cherche à l’étouffer. Déjà des traités existent avec le Portugal, avec la Sardaigne, avec le Hanovre et l’Angleterre ; hier encore la Prusse, à ce qu’il paraît, refusait d’inscrire dans un traité de commerce avec la Belgique le droit de transit pour la contrefaçon, et annonçait qu’elle était prête à traiter avec la France sur la propriété littéraire. Aujourd’hui, c’est l’Espagne. Il faut penser que le gouvernement français, déjà heureusement entré dans cette voie, mettra bientôt au service de cet intérêt, qui n’est point secondaire, un peu de cette force qu’il a plus que jamais aujourd’hui pour la défense des intérêts publics du pays.

Le Portugal n’est pas, tant s’en faut, dans une situation aussi rassurante que l’Espagne. Les fantaisies révolutionnaires de Saldanha viennent d’aboutir à leur dénoûment naturel et prévu : le trésor est vide, et s’il faut s’étonner d’une chose, c’est que ce résultat se soit fait attendre sept mois. Déjà sous le dernier cabinet, les finances portugaises ne se soutenaient plus que par une fiction tacite, par la sécurité et la patience que le comte de Thomar avait su inspirer au pays. Impôts sur le capital, impôts sur le revenu, impôts sur les transactions, sur la consommation, sur le travail, sur le luxe ; détournemens des recettes municipales et provinciales au profit de l’état, retenues sur toutes les créances, suspensions provisoires de paiemens, hypothèques des ressources disponibles, tous les expédions fiscaux, tous les artifices de trésorerie qu’avaient fait surgir trente ans de révolutions se trouvaient épuisés sans que le budget fût en équilibre. La simplification graduelle des services publics combinée avec le développement de la matière imposable pouvait seule désormais prévenir une irrémédiable catastrophe, et c’est à cette double tâche que s’était surtout dévouée l’administration Costa-Cabral, lorsque la misérable ambition d’un homme en qui les intérêts conservateurs avaient mis long-temps leur confiance est venue brusquement arrêter l’œuvre de reconstitution poursuivie depuis 1849.

Saldanha n’a pas eu plus tôt donné le signal de la révolte, que la contrebande, toujours à l’affût de ces sortes d’occasions, a inondé la frontière d’abord, les villes fermées ensuite, de marchandises qui échappaient ainsi tout à la fois aux droits d’octroi et aux droits de douane. Bientôt après, c’est la base même de l’impôt indirect qu’on a vu peu à peu disparaître : le commerce a jugé prudent de restreindre ses opérations devant les risques d’un état de choses qui avait le double inconvénient de condamner les hommes d’ordre à une abstention hostile, et de donner aux hommes de désordre l’arme toujours si puissante de la légalité. En même temps qu’il tarissait les ressources de l’état, Saldanha donnait une effrayante impulsion aux dépenses. Une somme considérable avait dû être distribuée, dans le premier moment, sous forme de gratifications, aux officiers, sous-officiers et soldats de l’armée insurrectionnelle de Porto ; puis sont venus les frais de campagne, les créations de grades, lesquelles ont entraîné la création de nouveaux cadres, les frais de courtage électoral, etc., etc. Ce n’est pas tout. Soit pour influencer les élections, soit dans l’espoir d’inspirer quelque confiance aux capitalistes et de les amener à souscrire un emprunt, Saldanha a simulé une subite reprise financière, et ce qui restait de l’encaisse du trésor a servi à payer les frais de cette fiction. C’est ainsi, par exemple, qu’à la fin d’août une circulaire annonça pompeusement aux employés qu’ils pouvaient venir toucher leurs appointemens du mois courant sans préjudice de ceux du mois de mai 1850, seuls exigibles à cette date. Quand les élections ont été terminées, quand l’impossibilité d’un emprunt s’est trouvée bien constatée, quand l’hypocrisie est devenue tout à la fois inutile et impossible, la vérité a éclaté comme une bombe. Au moment même où les journaux de province annonçaient que les travaux publics ordinaires étaient suspendus faute de fonds, le journal officiel publiait le décret d’une banqueroute, partielle à la vérité, mais qui ne frappe pas moins de mort tous les élémens du crédit public et privé, d’une banqueroute qui porte tout à la fois sur la dette consolidée et sur la dette flottante, sur le présent comme sur le passé, sur l’avenir comme sur le présent.

Depuis 1847, l’état rachetait chaque mois une somme assez considérable de billets de l’ancienne banque de Lisbonne dont il est le principal débiteur. La régularité de l’amortissement avait fini par rassurer les innombrables détenteurs de ces billets, dont le change était graduellement descendu de 54 pour cent à 1 et demi pour cent. Le décret qui nous occupe a en partie suspendu, pour le premier semestre de 1852, l’action de cet amortissement, et le jour même le change des billets remontait de 1 1/2 pour cent à 4 1/6 pour cent. Cette dépréciation était déjà de nature à affecter de la façon la plus désastreuse le crédit de la banque de Portugal, car une partie assez considérable de son encaisse consiste en billets de l’ancienne banque de Lisbonne ; mais ce n’était pas assez : le même décret suspend pour le premier semestre 1852 le remboursement de l’emprunt souscrit par la banque de Portugal, dont le crédit, jusqu’ici intact, se relèvera difficilement de cette double atteinte.

L’énorme retenue qui pesait sur les employés en activité ou en retraite est augmentée. Et voici qui est plus grave : les traitemens et les pensions étaient payés en cédules du trésor à douze ou quinze mois d’échéance, et qui, vu leur abondance, vu surtout l’exiguïté des coupures, étaient devenues l’une des principales monnaies courantes du pays. Ces cédules, qui, sous la précédente administration, circulaient à raison de 80 pour 100 de la valeur nominale, et que l’avènement de Saldanha avait fait fléchir jusqu’à 43 pour 100, ces cédules valent tout à coup zéro ou à peu près. Saldanha vient de décider que les traitemens et pensions dus depuis le mois de juin 1848 jusqu’au mois de juillet 1851 seraient capitalisés et convertis en titres de la rente 4 pour 100. Les sommes dues pour fournitures à l’armée en 1846 et 47, les intérêts échus ou à échoir de la dette consolidée, tant extérieure qu’intérieure, à partir du second semestre de 1850 jusqu’au premier semestre de 1852 inclusivement, sont soumis à la même opération. Le gouvernement a eu bien soin de stipuler que cette capitalisation en rente 4 pour 100 serait faite au pair. Or, ladite rente était à peine cotée 37 avant que le décret dont il s’agit fût venu en accélérer la dépréciation. L’amortissement de la dette extérieure est en outre réduit de moitié pour 1851, et nous en passons…

Bien qu’il eût daigné convoquer les chambres, Saldanha a rendu ce décret de sa propre autorité, et « en vertu, dit-il, des pouvoirs extraordinaires que j’ai cru devoir assumer pour la circonstance. » Voilà en effet des pouvoirs bien extraordinaires. Reste à savoir jusqu’à quel point le parlement portugais se résignera à les subir. Toute hypothèse à cet égard serait d’ailleurs fort hasardée. La session s’ouvre à peine, et la nouvelle chambre des députés offre un composé tellement bizarre, qu’on ne peut la juger qu’à l’œuvre.

Depuis quelques mois, la politique autrichienne est en veine de prospérité. Dans les affaires d’Italie comme dans celles d’Allemagne, elle a regagné plus que le terrain qu’elle avait perdu. Elle a ressaisi dans la péninsule un ascendant qui serait souverain, si la France n’avait point pris pied dans Rome. Sans avoir retrouvé à Turin l’influence qu’elle désirerait y exercer, sans réussir à inspirer au gouvernement sarde la défiance qu’elle ressent elle-même pour le système constitutionnel qui s’est si promptement établi dans ce pays, elle est cependant parvenue à renouer avec le Piémont des relations amicales récemment cimentées par un traité de commerce avantageux. Le ministère piémontais vient aussi de proposer aux chambres une modification à la loi sur la presse, afin d’enlever au jury et de déférer aux tribunaux ordinaires le jugement des attaques dirigées contre les souverains étrangers, sans que la poursuite ait besoin d’être exercée par leurs gouvernemens. L’Autriche, qui a été et devait être naturellement depuis trois ans le principal objet des invectives de la presse piémontaise, voit dans cette mesure une garantie nouvelle des dispositions sous l’influence desquelles le dernier traité de commerce a été conclu.

En Allemagne, tout en s’efforçant de détourner des préoccupations révolutionnaires l’imagination des populations germaniques, l’Autriche s’est successivement servie avec une habileté merveilleuse des argumens qui pouvaient le mieux les flatter jusque dans les exagérations de leur patriotisme. Si d’abord, pour combattre la Prusse, elle cherche son point d’appui dans les tendances traditionnelles de l’Allemagne au particularisme, aussitôt que le cabinet de Berlin s’avoue vaincu à Olmütz, elle s’empare de la position qu’il vient d’abandonner, et parle à son tour le langage de l’unité et du germanisme. Elle se pose devant les populations allemandes comme le véritable représentant du germanisme conquérant dans le passé et dans l’avenir. Pour preuve que telle est son essence, elle leur a proposé de faire figurer à Francfort les députés des peuples vaincus et d’ajouter à la confédération plus de vingt millions d’italiens, de Hongrois, d’illyriens, de Valaques, de Polonais, devenus les tributaires de l’archiduché d’Autriche. Cette proposition repoussée par les petits gouvernemens de l’Allemagne et par les grandes puissances signataires des traités de Vienne, l’Autriche n’en a pas moins adopté pour tactique de se montrer en toute occasion plus jalouse que la Prusse de l’honneur et de l’intérêt germaniques. Telle est notamment l’attitude du cabinet de Vienne dans la question non encore terminée du Holstein. Ce n’est plus de la Prusse, mais de l’Autriche que viennent, depuis un an, les difficultés qui retardent la solution définitive du différend soulevé dans les duchés danois par les prétentions de l’Allemagne. À la vérité, l’Autriche a porté dans cette question un sentiment particulier qui est pour une grande part dans les objections qu’elle oppose à la diplomatie danoise. Si le cabinet de Vienne n’admet point sans tergiversation la solution populaire en Danemark, qui consisterait dans la fusion politique et administrative du Slesvig dans le royaume, ce n’est point pour la seule satisfaction de réserver une chance aux ambitions de l’Allemagne sur le Slesvig, en empêchant l’unité danoise de se former. Cette unité repose sur une constitution très libérale que le Danemark s’est donnée très pacifiquement et très légalement. Quand la plupart des petits états de la confédération reviennent avec tant d’empressement sur les concessions faites en 1848, il est de mauvais exemple que le Danemark s’obstine à demeurer constitutionnel. En marchandant la paix que le cabinet de Copenhague sollicite, l’Autriche espère affaiblir l’autorité de cette constitution qui prétend embrasser le Danemark jusqu’à l’Eider. En somme, vis-à-vis de l’Allemagne, c’est l’intérêt germanique qu’elle affecte de défendre. Puisqu’on ne lui a point permis d’étendre les frontières de la confédération à l’est en s’y incorporant tout entière, elle voudrait du moins lui réserver la perspective, si chère aux imaginations allemandes, de s’étendre un jour au nord jusqu’au Jutland.

L’Autriche a d’ailleurs repris, sous une forme nouvelle dont elle poursuit avec ardeur le triomphe, ce projet d’incorporation dans l’Allemagne qu’elle semblait avoir abandonné. L’union douanière a été pour la Prusse un premier essai d’unité politique ; c’est à une union de la même nature que l’Autriche demande aujourd’hui cette unité plus vaste qui embrasserait le territoire compris du Rhin à l’Olto, de Hambourg à Venise. Pendant que le Zollverein prussien absorbe la petite union formée par le Hanovre, l’Oldenbourg, le Schaumbourg-Lippe et quelques parcelles du Brunswick sous le nom de Steuerverein, un congrès douanier est convoqué à Vienne pour y discuter le plan d’un Zollverein austro-allemand. La Prusse elle-même y est appelée. Dans la discussion qui a eu lieu récemment au sein des chambres prussiennes au sujet de la ratification du traité conclu avec le Hanovre pour la fusion des deux systèmes, les épigrammes n’ont point été épargnées aux prétentions de l’Autriche, à ses finances, à son papier-monnaie. Le gouvernement prussien lui-même montre la ferme intention de ne point répondre à l’appel qui lui a été adressé. En général, les états qui font partie du Zollverein témoignent une certaine hésitation en présence des propositions de l’Autriche. Cette hésitation, qui montre les difficultés de l’entreprise, n’en prouve point l’impossibilité. Si l’orgueil germanique, tout en conservant quelque défiance pour la politique de l’Autriche, ressent une satisfaction intérieure quand cette puissance se présente à lui comme une conquête allemande sur des peuples barbares, l’esprit de colonisation et de commerce, si développé aujourd’hui chez les peuples d’outre-Rhin, éprouve de son côté une émotion bien concevable à la pensée du vaste champ qu’une union plus étroite de l’Allemagne avec l’Autriche ouvrirait à l’activité de la race germanique dans l’Europe orientale et jusqu’en Asie. L’économiste qui a le plus contribué à la fondation et au développement du Zollverein, Frédéric List, avait indiqué à la politique commerciale de l’Allemagne cette direction nouvelle, et il prodiguait les encouragemens à ce mouvement de colonisation qui a déjà conduit tant de populations allemandes sur les deux rives du Bas-Danube. « L’Allemagne, a-t-il dit dans son Système national d’économie politique, a un immense intérêt à voir régner dans ces régions la sûreté et l’ordre, et l’émigration qui se dirigerait de ce côté est la plus facile pour les individus comme la plus avantageuse pour la nation. Avec cinq fois moins d’argent et de temps qu’il n’en coûte pour se rendre, aux bords du lac Érié, un habitant du Haut-Danube peut se transporter dans la Moldavie et dans la Valachie, ou dans la Servie, ou encore sur la côte sud-ouest de la mer Noire. List n’a point conclu à la nécessité présente d’un Zollverein austro-allemand, parce qu’il semblait douter que jusqu’à nouvel ordre l’industrie allemande pût soutenir avantageusement la concurrence de l’industrie autrichienne ; mais ses craintes à cet égard passent pour exagérées, et lui-même a dit que le jour où le Zollverein pourrait soutenir cette concurrence, rien ne serait plus désirable pour la confédération que de voir les deux industries entrer dans la voie des concessions réciproques. C’est en faisant valoir avec habileté des argumens de cette nature essentiellement germanique, que l’Autriche combat en ce moment la Prusse sur ce terrain même de l’union douanière, où elle a été si long-temps toute-puissante. L’Autriche dût-elle échouer dans cette lutte nouvelle, on reconnaîtra qu’elle déploie de grandes ressources d’esprit et une persévérance infatigable : aucun gouvernement n’agit ou du moins ne se remue plus qu’elle aujourd’hui en Europe.

Les chambres hollandaises viennent d’entrer en vacances, après avoir terminé la discussion du budget de 1852. Cette discussion a, comme d’ordinaire, offert à toutes les nuances de l’opposition l’occasion de se montrer et de porter un jugement parfois assez sévère sur certains actes du gouvernement. Le parti des protestans zélés, représenté par M. Groen, a pressé de questions vivement formulées le ministre de l’intérieur, M. Thorbecke, au sujet de la loi sur l’instruction publique qu’il doit présenter en vertu de la loi fondamentale. Le ministre n’a pas voulu s’expliquer ni quant aux principes ni quant à l’époque de la présentation de cette loi. Le département de la justice a été, de son côté, chaudement attaqué à propos de l’organisation actuelle de la police, et le ministre de la justice, sous l’impression de ce débat, vient de contresigner un arrêté pour diviser le royaume en cinq départemens de police. Le ministère de la marine, représenté par un ministre nouveau, M. Ensby, a commencé à réorganiser le personnel de son département ; il paraît disposé à imprimer une impulsion salutaire à la marine hollandaise. Les états de la guerre n’ont point été élargis, malgré les instances de quelques orateurs isolés. Les ministres de la guerre et de l’intérieur, chacun de son point de vue, ont combattu ces idées d’un inutile développement militaire. Jouissant pacifiquement des libertés acquises, appréciant les bienfaits d’une monarchie populaire, le pays ne doit nullement donner à sa force armée un développement extraordinaire. C’est surtout sur un concours général qu’il faudrait compter dans un moment critique ; le sentiment intime de nationalité existe parmi les Hollandais ; il y a plus d’unanimité parmi eux qu’à quelque autre époque de leur histoire ; l’amour d’une sage liberté, de l’indépendance, leur inspire une force réelle. Là où se traduisent ces sentimens, où le patriotisme est dans l’ame de tous, on n’a pas besoin de déployer un appareil de troupes imposant. En définitive, une sage circonspection pourrait être nécessaire, mais une augmentation de forces dans l’état présent des événemens ne pourrait que nuire au pays. — Tel est le sens des paroles pleines d’élévation des deux ministres les plus influens du cabinet hollandais, en présence des opinions qui cherchaient dans l’état actuel de l’Europe un motif à un accroissement des forces militaires de la Hollande.

Les affaires des possessions d’outre-mer ont eu aussi leur place dans les discussions sur le budget. Le ministère aspire à y développer l’industrie privée, dont il ne craint nullement la concurrence pour l’industrie de l’état. Ainsi, en ce moment même, une exploitation particulière des mines d’étain de Billiton marche de pair avec celle du gouvernement à Banka. L’assiette des impôts a soulevé bien des plaintes et servi de thème à bien des projets ; des antagonistes acharnés des accises, des prôneurs d’impôts sur les rentes, sur les revenus, sont entrés en lice contre le gouvernement. Bien que les chambres soient assez incertaines sur le parti à prendre définitivement à ce sujet, en présence du boni du service actuel et des dangers inhérens à tout changement notable dans le système en vigueur, le ministre des finances est sorti victorieusement de la lutte parlementaire.

Le ministère a été moins heureux dans la discussion sur le traité avec la Belgique. Ce traité, signé il y a deux mois, avait soulevé des critiques nombreuses dans les deux pays. En Hollande, on trouvait le principe même de la convention peu en harmonie avec la politique commerciale adoptée en 1850. Bien des intérêts paraissaient être froissés par quelques dispositions du traité, qui a été l’objet de nombreuses réclamations. L’ajournement de la discussion de ce traité a donc été décidé. Le gouvernement belge avait d’ailleurs présenté, le 22 décembre, à la chambre des représentans de Bruxelles un projet de loi contenant l’abrogation de l’art. 10 de la loi du 26 août 1822, et de l’art. 4 de la loi du 21 juillet 1844. L’art. 2 de ce nouveau projet de loi détermine que les pays transatlantiques de provenance sont assimilés aux pays transatlantiques de production pour l’application des droits différentiels établis par l’article 1er, du 21 juillet 1844. Le nouveau projet belge doit nécessairement exercer une influence des plus significatives sur l’appréciation du traité lui-même, et justifie la décision prise par la seconde chambre, qui a adopté par 31 voix contre 1 la motion de M. Van Beeck Vollenhoven, tendant à remettre la délibération sur cette affaire à une époque indéterminée.

Aux États-Unis, on est en ce moment fort occupé de M. Kossuth, qui, débarqué sur les rivages du Nouveau-Monde, continue à exposer ses plans politiques, sans se douter des coups mortels qui viennent d’être portés à ses projets. Il est malheureux que M. Kossuth n’ait pu apprendre les derniers événemens, cela lui eût épargné bien des fatigues et des discours, Il n’a point trouvé en Amérique l’enthousiasme auquel il s’attendait, et il a pu se plaindre avec raison, selon nous, de la froideur de l’accueil qui lui était fait. Le gouvernement américain, après s’être engagé pour ainsi dire envers lui, s’est comme repenti de sa précipitation. M. Kossuth n’a été fêté que de loin. À mesure qu’il approchait des rivages de l’Amérique, le cabinet de Washington s’est senti de plus en plus embarrassé. L’attitude du cabinet, du président et du congrès est très significative, et fait comprendre admirablement le double caractère de la singulière politique américaine. Dans tous les actes des citoyens des États-Unis, il entre deux élémens qui sont comme les deux pôles de l’aimant, qui s’attirent et se repoussent. Dans tous leurs actes, il faut faire la part du tempérament, qui est prompt, pétulant, téméraire, et la part du bon sens politique inné, non encore dégrossi, qui leur fait sentir instinctivement qu’ils se sont trop avancés et qu’ils vont faire une faute. C’est ainsi que le gouvernement et le congrès américain, après avoir demandé avec instances la mise en liberté de M. Kossuth, après avoir fait de sa personne leur possession pour ainsi dire, après avoir envoyé un vaisseau chargé de le conduire en Amérique, ont reculé et ont laissé M. Kossuth devenir la proie de tous les badauds de l’Amérique du Nord. Au lieu de l’ovation digne des hommes d’état, l’orateur magyar n’a eu que l’ovation réservée à toutes les étrangetés du jour et à tous les lions du moment.

Rien n’est curieux comme les hésitations, les incertitudes, les timidités du monde officiel aux États-Unis depuis l’arrivée de M. Kossuth. D’abord le président n’a voulu prendre aucune mesure et a laissé au congrès le soin de décider quelle réception serait faite au Magyar exilé. Le ministre des affaires étrangères, l’illustre M. Daniel Webster, a gardé aussi une attitude pleine de réserve ; il a refusé d’assister aux banquets qui ont été offerts à M. Kossuth par la municipalité et les journalistes de New-York. Tout son empressement s’est borné à écrire indirectement que, si M. Kossuth voulait visiter la ville de Washington, le gouvernement le verrait avec plaisir. M. Webster n’avait, on le voit, nulle envie de sacrifier à l’exilé hongrois les bonnes relations qu’il entretient avec les ministres étrangers. Le président, M. Millard Fillmore, a envoyé son fils féliciter M. Kossuth ; c’est jusqu’à présent la seule marque d’intérêt que le gouvernement lui ait donnée. Au sein de ce congrès américain, d’ordinaire orageux et bruyant, qui le croirait ? tout s’est passé avec le plus grand ordre ; la discussion a été lente, paisible, les paroles très mesurées, fort peu d’injures ont été jetées à l’Autriche et à la Russie. La discussion s’est engagée sur la proposition du plus turbulent des démocrates, de M. Foote, sénateur du Mississipi. Cette proposition portait qu’un comité composé de membres appartenant à l’une et à l’autre chambre du congrès serait formé pour féliciter l’hôte des États-Unis et lui communiquer l’assurance du profond respect du peuple américain ; mais aussitôt une difficulté s’est présentée. Fallait-il féliciter M. Kossuth et le recevoir comme représentant de la Hongrie, comme ex-gouverneur, comme homme politique, ou bien simplement comme un individu dont les doctrines étaient sympathiques aux États-Unis, comme un simple ennemi des tyrans ? C’est sur cette question qu’a porté la discussion. Peu à peu, le projet du général Foote a été abandonné, et une proposition de MM. Seward et Hale, ardens abolitionistes qui n’avaient pas habitué le congrès à de tels actes de sagesse, portant qu’une réception serait faite à M. Kossuth, mais qu’il serait reçu comme simple individu, a été adoptée dans les deux chambres du congrès.

Si le monde officiel s’est montré timide, en revanche les Yankees se sont montrés comme toujours empressés et curieux. Aux dernières nouvelles, New-York était plein de tumulte, et Philadelphie faisait ses préparatifs de fête. Les maisons étaient pavoisées de drapeaux aux mille couleurs, les rues étaient encombrées, les fenêtres garnies de spectateurs avides d’entendre l’illustre Magyar, pour parler comme les journaux américains, qui en est à peu près à son quarantième discours. Si la proportion est aussi forte dans toutes les villes où M. Kossuth passera ou séjournera, le chiffre total de ses discours sera imposant. Rendons justice d’ailleurs aux qualités oratoires du tribun magyar ; vous l’avez vu en Angleterre constitutionnel et aristocrate : ici la transformation est complète, le voilà démocrate autant qu’un Yankee ; rien n’égale l’habileté avec laquelle il remue son auditoire, et M. Webster lui-même ne s’y prendrait point mieux pour toucher l’orgueil et les passions de ce peuple curieux. On débarque à Staten-Island, l’officier de santé de la quarantaine, M. Doane, s’avance pour féliciter l’arrivant ; l’ex-dictateur répond en termes solennels et pompeux, et tout à coup s’interrompt : « Je demande au jeune géant américain, dit-il, de serrer la main de la vieille Europe. » Et il accompagne cette phrase d’une poignée de main donnée à M. Doane. Rien n’est plus dans le caractère américain que ce ton solennel, que cette recherche du pompeux et de l’éloquent interrompus tout à coup par les familiarités les plus bourgeoises. Ailleurs il a à haranguer la foule en plein air ; quelques Américains respectueux se découvrent : « Non, non, gardez vos chapeaux, il fait froid, » s’écrie Kossuth. Et les Américains de rire et d’applaudir. Il sait parler à ce peuple le langage des bonnes et saines doctrines démocratiques, comme il parlait en Angleterre le langage constitutionnel, comme il eût parlé en France le langage socialiste, si on l’eût laissé faire. Pour le moment, il reçoit les députations des villes, des municipalités, des congrégations, des associations, des meetings. De toutes ces députations, la plus excentrique est certainement celle du clergé méthodiste, qui l’est venue féliciter de n’avoir pas embrassé le mahométisme pendant son séjour en Turquie.

L’arrivée de M. Kossuth, le bruit de ses discours et des applaudissemens de la foule qui l’écoutent couvre momentanément toutes les autres paroles qui se prononcent dans l’Union, et jettent dans l’ombre des événemens ou des questions moins excitantes, mais plus graves en réalité. Le congrès s’est ouvert le 2 décembre, et a entendu la lecture du message du président Fillmore. Ce document, volumineux comme le sont d’ordinaire les messages américains, ne contient qu’un passage qui ait quelque intérêt pour les Européens : c’est celui où il est question de la dernière expédition de Cuba. Le président flétrit comme elle le mérite cette invasion de pirates et cette atteinte au droit des gens ; il engage le congrès à prendre dés mesures pour que de pareils attentats ne se reproduisent plus. Le blâme est mérité, et l’Europe doit savoir gré au président Fillmore de l’avoir si énergiquement exprimé ; mais il a été très bien remarqué que, si le gouvernement eût mis le même soin à prévenir cette expédition qu’il a mis à la blâmer, le sang de quelques centaines d’Américains eût été épargné, et les lamentables tragédies qui ont terminé cette aventure n’auraient pas eu lieu. La chambre des représentans a nommé son speaker ; les démocrates l’ont emporté, et ont élevé à la présidence M. Lynn Boyd, du Kentucky. Si l’on en croit les présages avant-coureurs, les affaires vont prochainement passer entre les mains des démocrates, qui ont incontestablement l’avantage sur les whigs, aujourd’hui désunis, divisés et fatigués. Les chefs les plus honorés des whigs sont tous épuisés par leurs longues luttes ; la santé de l’illustre Henri Clay ne laisse plus que peu d’espoir ; ni M. Webster, ni le général Scott, dit-on, ne seront portés à la prochaine présidence : les chances aujourd’hui, du côté des whigs, semblent se tourner du côté du président actuel, M. Millard Fillmore.

Quant au congrès, la session qui va s’ouvrir pour lui sera certainement importante ; maintenant il a mis fin aux agitations politiques, et il a repoussé d’assez mauvaise humeur une imprudente proposition de M. Foote, qui, sous prétexte de déclarer que les mesures du compromis étaient définitives et qu’il n’y avait pas à y revenir, allait réveiller toutes les passions qu’on avait eu tant de peine à éteindre. La session actuelle sera probablement, à moins d’incidens imprévus, une question d’affaires, et par ce mot il ne faut pas entendre les idées mesquines et sans intérêt qu’il réveille chez nous, mais des entreprises gigantesques. Voici le programme de la session ; jugez-en. Le congrès aura à s’occuper d’un projet de chemin de fer allant du Missouri à San-Francisco, d’une ligne de bateaux à vapeur allant de San-Francisco à la Chine, de l’établissement d’un hôtel des monnaies en Californie. Le programme, on le voit, est magnifique et digne en tous points de l’esprit d’entreprises de ce peuple à l’énergie infatigable, qui réalise à la lettre les fables d’Hercule, le dompteur de monstres, et qui dépasse, dans la simple sphère de l’utile, le courage et l’intrépidité que les autres peuples avaient toujours réservés pour la sphère des choses purement morales.

É. MONTÉGUT.


C’est chose instructive et piquante, après chaque crise, de jeter un coup d’œil autour de soi, d’inventorier la situation littéraire au moment même de ce rapide passage d’un état qui n’est plus à un état qui n’est pas encore. Une littérature ainsi éveillée en sursaut offre de curieux aspects, assez semblables à celui qu’offrirait une ville où quelque grande nouvelle matinale attirerait tout à-coup les habitans aux fenêtres avant l’heure où il est d’usage de se montrer. Il y a là, dans cette transition fugitive, de singuliers contrastes entre la mobilité de l’opinion et du goût public, entraînés ou transformés par la puissance des événemens, et la persistance de certaines habitudes littéraires, qui s’étonnent de ces changemens soudains, qui ne les acceptent pas, qui reviennent à l’œuvre commencée, au modèle choisi, et qui voudraient se continuer encore à l’instant où tout s’interrompt. Ici, l’on voit s’arrêter un ouvrage de circonstance dont les premiers feuillets, dispersés par les vents contraires, s’envolent tristement vers le passé ; là, des imitateurs obstinés s’efforcent de remonter le courant, de ranimer des traditions éteintes, de se rattacher à d’autres dates littéraires, interrompues jadis par d’autres crises, et deux fois vieillies en vingt ans par nos perpétuelles vicissitudes. Qui ne se souvient du beau vers de Lucrèce :


Et quasi cursores vitaï lampada tradunt ?


Les événemens, hélas ! ne ressemblent pas toujours à ces coureurs du poète, qui se transmettent de main en main les flambeaux de l’intelligence et de la vie.

N’est-ce pas une marque de faiblesse pour les ouvrages de l’esprit que d’être trop renfermés dans le présent, de dépendre trop absolument de la durée même des situations qui les inspirent, des ridicules qu’ils frondent et des personnages qu’ils retracent ? Il existe un excellent moyen pour se mettre à l’abri de ces brusques variations de l’atmosphère : c’est de recourir au procédé des maîtres qui, tout en effleurant le côté accidentel de leur sujet, savent le féconder, l’élargir, le fondre avec le côté impérissable qui est la vraie comédie humaine. Ainsi a fait Lesage, et l’aimable souvenir de Gil Blas revient à toutes les mémoires, lorsqu’on pense à ce qu’il y a de fragile et de tristement éphémère dans certaines œuvres contemporaines. Un nouveau Gil Blas, un Gil Blas lancé à travers nos sociétés modernes, et qui, désabusé, sans emphase, nous raconterait son odyssée, ses illusions et ses mécomptes, n’y aurait-il pas là, dans cette donnée si simple, le sujet d’un livre piquant et vrai, d’un livre à moitié fait déjà, et dont les événemens se chargeraient de tourner les pages, au lieu de les déchirer ? Une telle œuvre, écrite par un observateur pénétrant, par un moraliste ingénieux, qui nous avertirait de nos travers en nous laissant le soin de nous en corriger, serait assurément bien préférable à quelques-uns de ces romans dont nous avons à parler aujourd’hui, et où s’exagèrent des formes littéraires qui ont fait leur temps et qu’on ne ressuscitera pas.

L’auteur d’Une Vieille Maîtresse, M. Barbey d’Aurevilly, remonte tout simplement à lord Byron à travers M. de Balzac. Le sombre fatalisme de l’un, la phraséologie excessive de l’autre, le tout mêlé d’une forte dose de dandysme à la Brummel, telle est l’inspiration évidente de ce récit étrange qui ne manque assurément ni d’éclat ni de verve, mais où tout est gâté par une affectation désastreuse. Si de pareils livres réussissaient, s’il fallait y voir un progrès, et non pas le dernier soupir d’un genre suranné, on devrait immédiatement jeter au feu Manon Lescaut, Adèle de Sénanges, Zadig, Paul et Virginie, Frédéric et Bernerette, toutes les œuvres, en un mot, où se retrouvent les vrais caractères de l’esprit français, c’est-à-dire la simplicité, la grace et le naturel. Buffon mettait des manchettes pour tracer ses magnifiques tableaux : on dirait que l’auteur d’Une Vieille Maîtresse a mis, pour écrire son roman, le costume de Jean Sbogar, de lord Ruthven ou de Lara. Peut-être aurions-nous le droit de lui adresser de plus sérieux reproches. Il s’exhale de ces pages bizarres je ne sais quelle vapeur malsaine, qui monte au cerveau comme ces liqueurs chargées d’alcool ou ces vins capiteux dont il faut redouter l’ivresse. En vérité, ce n’était pas trop la peine de se poser ailleurs en paladin du passé, en disciple fervent des Soirées de Saint-Pétersbourg, pour finir par nous donner une centième édition des marquises de M. Sue, et nous raconter une histoire de fascination toute sensuelle, un mauvais rêve écrit comme un mauvais livre. Joseph de Maistre, avouons-le, a fait là un singulier élève.

À quelle école, à quel modèle sied-il de rattacher l’Ombre du Bonheur, par Mme la comtesse d’Orsay ? Nous serions très embarrassé de le dire. Évidemment Mme d’Orsay s’est fort préoccupée de Mme Sand ; elle l’a lue beaucoup, et elle l’a un peu imitée. Comme l’auteur d’Indiana, elle s’est proposé de refléter ses impressions intimes, de les encadrer dans une fiction romanesque, et elle a cru que son livre était fait, parce qu’elle en portait les chapitres dans ses souvenirs. Cette méthode, on le voit, n’a rien qui s’éloigne de la mode actuelle, accréditée par d’illustres exemples. On commence par mettre un roman dans sa vie, puis on met sa vie dans un roman ; rien de plus simple, et nous aurions, à ce compte, autant de chefs-d’œuvre qu’il y a eu de cœurs préférant les émotions et les aventures à la monotonie des sentiers battus et au calme des affections régulières. Malheureusement, l’auteur de l’Ombre du Bonheur a oublié que, pour écrire une œuvre de quelque valeur, il fallait autre chose qu’une date personnelle dans cette histoire générale des enchantemens et des mécomptes de la passion ; elle a oublié qu’un peu d’art, d’invention et de style n’y gâtait rien, et qu’il était imprudent d’éveiller en nous les souvenirs d’élégance mondaine et littéraire que son nom rappelle, pour ne nous offrir qu’une fiction banale, écrite d’un style incorrect et vulgaire. Mme d’Orsay, dans sa préface, annonce l’intention de réhabiliter la femme, tantôt comme ange déchu, tantôt comme ange gardien. Tous ces anges-là, ce nous semble, appartiennent à un paradis bien bourgeois, et lady Blessington n’en eût pas voulu dans son antichambre.

N’y a-t-il donc pas eu, dans la courte période qui vient de finir, trace d’une inspiration originale qui ne soit pas le reflet affaibli ou exagéré d’œuvres déjà lues, de talens déjà proclamés ? Tout en reconnaissant que cette période a été peu féconde, qu’elle n’a pas eu les riches et splendides floraisons de l’époque précédente, il est juste cependant de saluer quelques noms nouveaux dont l’avènement servira plus tard, en littérature, à marquer ce moment rapide. M. Henry Murger est bien de cette date, et, quoique tout chez lui ne soit pas original, quoiqu’on sente parfois se lisser à travers ses récits le souffle d’Alfred de Musset, il y a pourtant, dans cette physionomie nouvelle, assez de piquant et de grace pour qu’on puisse indiquer déjà ou du moins prédire son rang et sa place. Après l’aimable succès des Scènes de la Vie de Bohême, nous avions craint un instant que M. Murger n’eût fait un pas en arrière. Ses Scènes de la Vie de Jeunesse n’étaient, à vrai dire, qu’une seconde épreuve de son premier livre, épreuve poussée au noir, et où les tendances réalistes devenaient si excessives, que l’auteur, au lieu d’interpréter la nature ou même de la copier, semblait vouloir ne nous donner que des études d’amphithéâtre, d’après le cadavre ou l’écorché. Son dernier ouvrage, le Pays latin, dissipe heureusement toutes ces craintes. Nous avons peu à apprendre à nos lecteurs sur les qualités de cette œuvre qu’ils ont pu apprécier sous un autre titre. Nous devons seulement constater que, dans ce livre, M. Murger a singulièrement agrandi sa manière, et qu’il est entré pour la première fois dans le roman proprement dit, car les Scènes de la Vie de Bohême n’étaient que d’agréables pochades, éclairées par un gai rayon de jeunesse et de soleil. Dans le Pays Latin, nous trouvons enfin des passions et des caractères. Les premières pages nous semblent comparables à ce que le roman moderne a produit de plus frais, de plus délicat et de plus charmant. Le récit, par malheur, ne se maintient pas dans ces régions pures et exquises. L’auteur revient, un peu trop complaisamment peut-être, à son monde de prédilection, au monde des étudians et des grisettes ; mais cette fois du moins il ne s’y contente pas de joyeuses saillies et de silhouettes bouffonnes : il y reprend l’éternel poème de la passion humaine, et il décrit avec art quelques-unes de ces bizarreries du cœur que tant de regards ont pénétrées, que tant de plumes ont dépeintes, et qui ne sont pas encore épuisées. Il y a, malgré quelques longueurs, une grande vérité d’observation, une remarquable justesse d’analyse dans l’amour d’Édouard pour Mariette, amour étrange qui poursuit, à travers la réalité présente, l’image lointaine d’une autre femme, et dans ces alternatives de jalousie qui ramènent l’amant aux pieds de sa maîtresse du moment qu’il la croit perdue pour lui. Seulement, maintenant qu’il est prouvé que M. Henry Murger est mieux qu’un fantaisiste aimable, qu’il sait observer et peindre, s’en tiendra-t-il toujours aux horizons du Luxembourg et aux mansardes du quartier latin ? Ne cherchera-t-il pas des modèles plus sérieux, plus dignes de la maturité d’un esprit fécond, offrant de plus hautes perspectives, de plus larges échappées ? C’est une question que nous lui adressons avec toute la sympathie que nous inspire son talent.

Au reste, M. Murger a déjà des imitateurs et des élèves. Sous ce titre singulier, Voyage autour de ma maîtresse, a paru un petit livre qui relève visiblement des Scènes de la Vie de Bohême et de Jeunesse ; cela est jeune aussi, mais, le dirons-nous ? il nous semble qu’on abuse un peu, dans cette littérature, de cette note nouvelle qui a remplacé les élégiaques tristesses de l’école de René et des Méditations. Être jeune, avoir vingt ans, sentir s’élever dans son cœur les brises matinales, chanter l’amour et le printemps, les femmes et les fleurs, dans un hymne confus, pareil au gazouillement des oiseaux sous la feuillée, c’est charmant sans doute, mais ce n’est pas tout, Il y a, à toutes les phases littéraires, des aspects fugitifs, extérieurs, qui ne sont qu’affaires de mode et de costume : tantôt la rêverie en longs voiles de deuil ; tantôt le désespoir dithyrambique ; ici, le retour passionné aux beautés du paysage et aux paisibles impressions de la vie champêtre ; là, l’apothéose des joies de la famille et des félicités domestiques ; plus loin, l’élan juvénile vers tous les hasards du grand chemin. Au-dessous de ces surfaces mobiles, le vrai talent sait toujours mettre ce qui fait vivre les ouvrages de l’esprit ; et plus tard, à distance, lorsque le costume vieillit ou s’efface, ce qui n’était que mannequin tombe en poussière ; ce qui avait corps et ame subsiste, et continue la chaîne des œuvres durables. Mieux que nous, M. Murger apprendra à M. Gabriel Richard, l’auteur du Voyage autour de ma maîtresse, non pas comment l’on fait pour être jeune, mais comment l’on écrit des livres qui restent jeunes quand on ne l’est plus.

Toutefois nous préférons cet étalage de jeunesse au spectacle de ces vieux adolescens qui nous affligent de leurs rides précoces, et apportent déjà dans l’exercice de leur art toutes les tristes combinaisons du métier. Il y a quelques années, à propos du drame d’Un Poète, nous avions signalé les espérances que donnait le talent de M. Jules Barbier. Nous avions cru sentir dans cette œuvre, au milieu des hésitations d’une main bien novice, quelques bouffées de cet air frais et pur qui annonce les belles journées. Hélas ! que sont devenues toutes ces promesses ? M. Barbier s’est abandonné aux mercantiles influences de notre temps. Au lieu d’attendre l’inspiration, il l’a brusquée ; au lieu de se concentrer dans une tâche laborieuse et choisie, il s’est gaspillé en cent façons, et aujourd’hui la poésie a disparu dans le mouvement de cette industrie dramatique. Les Marionnettes du Docteur, jouées l’autre soir, n’ont rien, de commun avec l’art véritable. Un vieux médecin a deux nièces charmantes qu’il voudrait marier avec deux jeunes gens du voisinage, l’un enthousiaste et léger, l’autre misanthrope et pessimiste, mais s’accordant tous deux sur un point : une égale répulsion pour le mariage et les vulgarités de la vie de famille. Le docteur imagine, pour les convertir, un moyen quelque peu bizarre : il fait jouer devant eux, par des marionnettes, un drame dans lequel il encadre d’avance tout ce qui ne manquerait pas de leur arriver, s’ils donnaient suite à leur projet de départ pour Paris. Par un jeu de scène dont on accepterait l’invraisemblance, s’il en résultait quelque beauté réelle, ces marionnettes sont remplacées, au moyen d’un rideau qui s’abaisse, par les personnages eux-mêmes, qui deviennent ainsi tout à la fois les spectateurs et les héros de cette morale en action. On devine ce qui s’en suit : l’enthousiaste, l’élégant, est représenté s’engageant dans une liaison mondaine où il ne trouve que déceptions, ennuis et désespoir ; son frère, le misanthrope, à force de pessimisme et de méfiance, laisse échapper le bonheur qui s’offrait à lui, et finit par mourir poitrinaire, dépouillé, dès son agonie, par ses collatéraux et ses domestiques, — si bien que, la pièce terminée, les deux jeunes gens comprennent toute la portée de la leçon. Ils renoncent à partir pour Paris ; l’un consent à se contenter d’un bonheur bourgeois, l’autre se décide à y croire, et ils épousent les deux nièces du docteur.

Nous ne sommes pas de ceux qui voudraient voir jeter dans un même moule toutes les pièces de théâtre et imposer d’étroites limites à la fantaisie du poète. Nous pardonnerions donc bien volontiers aux auteurs ces marionnettes changées en personnages vivans, si ces personnages vivans ne restaient pas, hélas ! de vraies marionnettes ; et encore est-on forcé de se souvenir qu’une main intéressée en tient les fils, si l’on veut admettre ce plaidoyer pro domo suâ, ce nouveau manifeste en faveur des vertus domestiques et des joies modérées contre les ivresses et les désenchantemens de la passion. Nos jeunes auteurs sont devenus de si rigides casuistes, de si édifians prédicateurs en fait d’orthodoxie conjugale, que vraiment nous craindrions de leur paraître hérétiques au premier chef et dignes de tous leurs anathèmes, si nous prenions le parti de cette pauvre passion si rudement menée par eux. Aussi, pour ne point les scandaliser, nous leur dirons simplement qu’ils honoreraient encore mieux le triomphe de cette vertu, leur muse et leur patronne, s’ils donnaient à sa rivale un peu plus de distinction et de charme, s’ils la rendaient un peu moins méconnaissable pour les vrais amoureux et les vrais poètes. Le salon où nous font entrer MM. Jules Barbier et Michel Carré est situé, à ce qu’il paraît, sur leur carte, en plein faubourg Saint-Germain ; mais, dans le fait, il n’est et ne peut être qu’une étape entre la cour d’assises et le bagne. Cette comtesse qui vole son mari ; ce mari qui vole sa femme, ce commandeur qui triche au jeu, ce danseur à gants jaunes qui est un escroc, cette femme qui parle argot de bourse avec un usurier pendant que son amant lui lit des vers, tout cela relève du code pénal, et n’a rien à démêler ni avec les lois de la morale mondaine, ni avec les élégantes folies d’une passion romanesque. Si vous voulez que je compare, si vous voulez que le triomphe de la vertu soit réellement glorieux et décisif, opposez-lui des ames fragiles, mais sincères, emportées par des ardeurs décevantes, mais généreuses ; ne me montrez pas, pour décider ma préférence, des femmes perdues et des galériens : autrement, je croirai que vous n’êtes pas bien sûrs de votre vertu, et qu’une lutte plus difficile vous effraierait pour elle.

Par un procédé que leurs amis proclament shakspearien, les auteurs des Marionnettes du Docteur ont écrit leur ouvrage moitié en vers, moitié en prose. Nous avons même remarqué, pour compléter nos étonnemens, que, dans leur pièce, la vertu parle en vers, et le vice en prose : dans le monde, c’est trop souvent le contraire. Quoi qu’il en soit, l’autorité de Shakspeare est trop imposante, et nous sommes trop agréablement surpris de trouver un point d’analogie entre ses drames et celui de MM. Barbier et Carré, pour oser leur reprocher d’avoir imité le divin poète. Cette imitation pourtant ne nous semble pas très heureuse. La grande poésie anglaise est d’une allure très libre et très dégagée ; elle n’est pas soumise aux mêmes entraves que la nôtre, elle peut plus aisément se lier et faire corps avec la prose. En France, on a peine à accepter ces transitions brusques, ces alternatives entre deux langages dont les lois et les harmonies diffèrent essentiellement. L’inévitable effet de ces variations continuelles est de rendre plus difficile l’illusion scénique, en tenant sans cesse l’esprit du spectateur sur ses gardes, en lui révélant la présence successive de deux mains différentes, travaillant, l’une après l’autre, au même ouvrage. Tout ce qui rompt l’unité, tout ce qui arrête l’entraînement et comme l’entente magnétique entre l’auteur et le public, est contraire aux vraies conditions du théâtre : c’est pourquoi nous ne saurions approuver, dans les Marionnettes du Docteur, l’emploi alternatif de la prose et des vers.

Nous blâmerons bien plus sévèrement encore cette maladroite imitation de la forme shakspearienne dans l’Imagier de Harlem, le drame légendaire de la Porte-Saint-Martin, car ici ce n’est pas seulement le mélange de deux langages, c’est l’alliance funeste d’un talent vrai, d’un érudit plein de finesse et de grace, d’un fantaisiste aimable et délicat, avec un versificateur de logogriphes et de bouts-rimés, que nous avons encore une fois à déplorer. Il suffit d’assister à cet Imagier de Harlem pour reconnaître la part qu’a eue dans cette œuvre M. Gérard de Nerval et celle que s’est faite M. Méry. L’ingénieux traducteur de Faust est arrivé avec une légende dont l’idée est belle, dont les premières perspectives nous ramènent en plein dans la poésie allemande. Il en a indiqué çà et là, en digne disciple de Goethe, les profondeurs mystérieuses et confuses ; puis est venu le Sgricci provençal à l’alexandrin creux et sonore, le prestidigitateur de l’hémistiche facile et de la rime riche, qui a couvert de ses paillettes et de ses grelots ces deux sombres et fantastiques figures du XVe siècle : l’inventeur et le démon.

Nous le répétons, la donnée de l’Imagier de Harlem avait de l’audace et de la grandeur. Satan, devenant, dès le début, l’auxiliaire apparent et l’ennemi secret de Laurent Coster l’inventeur de l’imprimerie, s’efforçant d’entraver, d’anéantir sa sublime découverte, et le faisant passer par une série de douloureuses épreuves, n’est pas peut-être d’une théologie bien exacte ; peut-être aussi les spectateurs, ayant trop présente à l’esprit leur histoire contemporaine, avaient-ils le droit de sourire un peu, et se résignaient-ils difficilement à croire que le malin esprit ait été, dès le principe, l’ennemi naturel et acharné de l’imprimerie. N’importe : nous ne demandions pas mieux que de nous livrer à la légende, de nous laisser emporter par elle à travers les âges, et d’assister aux souffrances de l’inventeur, ce thème si pathétique et si émouvant. Malheureusement l’idée première a disparu ; les alexandrins rangés en bataille, au grand soleil de la Cannebière, ont fait fuir à tire d’aile et se cacher dans quelque forêt allemande tout ce que le sujet pouvait offrir de mystérieux et de fantastique, tout ce qui aurait pu garder le vrai caractère de la légende, et il n’est resté qu’un froid mélodrame, où l’abus du merveilleux et la multiplicité des noms historiques ne font que mieux ressortir les vulgarités de l’exécution. Le Satan de M. Méry, malgré sa cambrure et son fauve panache, n’est qu’un Géronte que tout le monde dupe, et qui se console en faisant des vers.

Tout cela n’empêchera probablement pas cet Imagier et ces Marionnettes d’être bruyamment loués par ces juges officiels qui distribuent aujourd’hui, avec une égale insouciance, le blâme et l’éloge : éloge de parti pris, qui n’engage à rien, qui ne tire point à conséquence, et qui fait partie d’une sorte d’arrangement collectif, où chacun met et retire le même enjeu. Ce qu’il y a de plus difficile à présent, c’est de connaître la valeur réelle d’une œuvre ou d’un artiste d’après ce qui s’en écrit. L’autre jour, à l’Opéra, une cantatrice inexpérimentée, Mme Tedesco, chantait l’admirable rôle de Fidès dans le Prophète. Aussitôt on l’a comparée à Mlle Alboni, à Mme Viardot ; on a établi entre elles un parallèle qui pourrait faire croire à une égalité, à une balance exacte des qualités et des défauts, et il ne s’est trouvé personne pour écrire la vérité, c’est-à-dire que Mme Viardot a du talent, mais une voix brisée ; que Mme Tedesco, malgré quelques belles notes, est une écolière dont la voix molle tombe à chaque phrase, et que Mlle Alboni les domine toutes deux de toute l’incomparable beauté de son organe, de toute l’irréprochable perfection de sa méthode. Pareille chose est arrivée pour Mlle Sophie Cruvelli. À entendre ses admirateurs, ce n’était rien moins que Judith Pasta à vingt ans, la Malibran ressuscitée et revenant chanter le Saule devant une salle frémissante. Nous avons entendu Mlle Cruvelli dans la Figlia del Reggimento : c’est, à coup sûr, une nature richement douée. Voix vibrante, figure expressive, regard de feu, ame, passion, heureuses audaces, elle a tout ce qu’il faut pour devenir un jour une grande cantatrice. Elle promet tout ; mais, pour le moment, que donne-elle ? Ce chant inégal et rude, ces éclats soudains, cette ignorance ou ce dédain des demi-teintes, ce corps et ces bras qui se meuvent par saccades et par soubresauts, est-ce donc là l’héritière directe des Pasta et des Malibran ? Qu’on y prenne garde, une jeune cantatrice qu’on loue un peu trop, assurément ce n’est pas là un bien grand crime : c’est quelque chose pourtant, et ce léger indice se rattache à un système général qu’il convient de signaler. Si vraiment, comme on l’assure, la littérature doit regagner en importance ce qui se perd dans des sphères plus hautes et plus troublées, il faut, pour être digne de ses destinées nouvelles, qu’elle renonce à ces enthousiasmes de convention qui compromettent à la fois l’autorité de ses jugemens et les objets dont elle s’occupe. Ce qu’il y a de plus contraire aux intérêts sérieux de l’art, ce ne sont pas les critiques rigoureuses attaquant les célébrités véritables : ce sont les louanges complaisantes multipliant les célébrités factices.

A. DE PONMARTIN.


COMPTES DE L’ARGENTERIE DES ROIS DE FRANCE AU XIVe SIÈCLE, publiés d’après les manuscrits originaux, par L. Douet d’Arcq[1]. — Le livre dont on vient de lire le titre est tout simplement un livre de ménage, mais ce ménage est celui des rois de France, et les comptes remontent au XIVe siècle. À cette date déjà si loin de nous, les renseignemens les plus minutieux ont une incontestable valeur historique, et la publication de M. Douet d’Arcq ne peut manquer d’intéresser tous ceux qui cherchent à pénétrer dans les secrets de la vie du passé. À partir du XIVe siècle, on voit paraître à la cour de France un économe qui, sous le titre d’argentier, était chargé de tout ce qui concernait l’habillement et les meubles à l’usage des princes et des grands officiers de leur maison. C’était l’argentier qui traitait avec les fournisseurs, courait les marchés et les foires pour acheter des objets rares et précieux, et pourvoyait au cérémonial des sacres, des noces, des obsèques, des fêtes et des festins. Comme tous les comptables, il tenait des livres de recettes et de dépenses, et l’on comprend combien des documens de ce genre sont utiles à l’histoire du costume, des arts, de l’industrie et des mœurs.

Le volume de M. Douet d’Arcq contient les comptes de Geoffroy de Fleuri, argentier de Philippe-le-Long (1316), ceux d’Étienne de La Fontaine (1352), le journal de la dépense du roi Jean en Angleterre, la dépense du mariage de Blanche de Bourbon, et un inventaire du garde-meuble dressé en 1353. Le savant éditeur a de plus ajouté à sa publication une notice, dans laquelle sont résumés avec beaucoup de science et d’exactitude quelques-uns des faits principaux qui ressortent des textes. S’il est dans tout ce qui se rattache à l’étude des usages du passé une question difficile, c’est assurément, dit avec raison M. d’Arcq, celle du costume. Cette étude, tentée plusieurs fois, est encore à faire, et nous regrettons, pour notre part, que le volume qui nous occupe concerne exclusivement les rois et les grands personnages. Quoi de plus bizarre en effet, de plus curieux à étudier que cette société bariolée du moyen-âge, où chaque classe, chaque profession avait ses habits particuliers, comme elle avait ses lois, ses privilèges exceptionnels ! C’est surtout aux XIIIe et XIVe siècles que cette variété éclate avec une originalité singulière. Les hommes et les femmes portaient, suivant les actes du concile de Montpellier, des étoffes chargées de figures fantastiques, qui leur donnaient l’apparence de monstres ou de diables. Les dames de la noblesse laissaient traîner derrière elles les queues de leurs robes longues comme des queues de serpens ; les bourgeoises, enrichies par les progrès toujours croissans de l’industrie et du commerce, marchaient la tête ornée de couronnes d’or ou d’argent. Les gens de loi, la barbe rase, la chevelure longue, étalée par derrière sur les épaules et descendant sur les yeux par devant, étaient vêtus d’une espèce de soutane et d’un manteau long, agrafé à droite et ouvert de ce côté, de manière à laisser au bras une entière liberté pour la mimique des plaidoiries. Les jongleurs allaient à cheval, la vielle suspendue à l’arçon de la selle. Les paysans portaient la jaquette serrée et liée autour des reins par une ceinture de cuir, tandis que les classes maudites ou dégradées, les filles perdues, les Juifs, les cagots, les lépreux, se distinguaient par des vêtemens pour ainsi dire officiels, que le mépris ou la crainte leur avaient infligés comme symbole d’une éternelle réprobation.

Le costume de la plupart des rois, dans les temps ordinaires, était en général fort simple ; mais, à certains momens, dans les grandes solennités de la vie politique, ils revêtaient des costumes d’apparat auxquels était attachée la représentation du pouvoir suprême. L’habit du sacre, confié à la garde de l’abbé de Saint-Denis, et transmis de roi en roi comme le sceptre et la main de justice, se composait d’une dalmatique bleue, d’un manteau de même couleur, de chausses de soie violette, de bottines de soie bleue fleurdelysées d’or. Cet habit du sacre resta à peu près le même à toutes les époques de la monarchie. Dans les autres solennités, les rois et les princes suivaient la mode ; mais on peut dire qu’en général, au XIIIe et au XIVe siècle, ils se montraient peu recherchés dans leur toilette. Saint Louis portait habituellement une robe de grosse étoffe fourrée de poil de chèvre ou d’agneau, et des éperons en fer bruni. Le plus riche habillement de Louis VIII avait coûté 9 livres 15 sols, soit 198 fr. de notre monnaie, et il faut convenir qu’en fait de luxe les rois de France étaient singulièrement effacés par les rois d’Angleterre, car on voit dans Kington que l’un des habits de Richard II avait coûté 30,000 marcs d’argent, 1,500,000 fr. en valeurs modernes, et que, parmi les seigneurs de la Grande-Bretagne, il s’en trouvait, comme Jean d’Arundel, qui possédaient à la fois cinquante-deux habits en étoffe d’or. Il est à remarquer, du reste, qu’en France la noblesse et la bourgeoisie se montrèrent toujours, en fait de toilette et de magnificence, beaucoup plus magnifiques que les rois, et que, dans ces deux classes, le luxe était beaucoup plus répandu qu’on ne le pense généralement, quand on juge exclusivement le moyen-âge d’après sa barbarie intellectuelle. Des témoignages nombreux et irrécusables sont là pour prouver que la fabrication indigène en tout ce qui touche les effets d’habillemens, étoffes, bijoux, fourrures, etc., avait atteint un assez grand développement, et, malgré l’insuffisance des procédés technologiques, un certain degré de perfection ; que, de plus, les relations de commerce s’étendaient beaucoup plus loin qu’on ne le suppose, et que les gens riches du XIIIe et du XIVe siècle étaient, dans leur mise, bien autrement élégans que les riches de nos jours. Par un contraste qui se rencontre dans toutes les civilisations peu avancées, au moment où l’on étalait dans les habits une somptuosité splendide, on était dans l’ameublement d’une simplicité extrême : tout le luxe était exclusivement porté sur l’argenterie de table ; mais, sous ce rapport comme sous le rapport des vêtemens, il est hors de doute que le moyen-âge ne le cédait en rien à notre époque.

CH. LOUANDRE.




V. de Mars.
  1. Paris, Renouard, 1851, 1 vol. in-8o.