Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1918

La bibliothèque libre.

Chronique n° 2081
31 décembre 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’armistice conclu le 11 novembre devait expirer ces jours-ci. Il a été prolongé d’un mois. Le maréchal Foch a retrouvé devant lui, à Trêves, les mêmes hommes, les mêmes arguments, les mêmes protestations, les mêmes jérémiades, qu’il avait déjà rencontrés et entendus « dans la forêt de Compiègne, » comme dit M. Erzberger. Ce n’est pas ce qui l’intéressait, et ce n’est pas ce qui nous intéresse. Il est beaucoup plus important pour nous de connaître la manière dont l’armistice a été jusqu’à présent exécuté. Autant que des informations, peut-être un peu trop rares, permettent d’en juger, il y a eu, selon les cas ou les articles, des nuances assez sensibles. Tout a très bien marché pour l’évacuation et l’occupation des territoires. A peu près bien pour la remise des navires ou des sous-marins ; il a manqué, sous prétexte de réparations ou de retards, quelques unités ; mais l’amiral Wemyss s’est montré inflexible : elles vont être livrées à bref délai ou remplacées par des unités équivalentes. De même pour la livraison de l’artillerie, des appareils d’aviation, et en général du matériel de guerre : tout se serait à peu près bien passé.

C’est surtout pour le matériel de transport que les Allemands se sont fait et se font encore tirer l’oreille, s’il est permis de dire qu’on la leur ait tirée. Il a été convenu que « la remise des voies ferrées et du matériel roulant se fera sur la base des propositions allemandes et de telle manière que les 5 000 locomotives, les 150 000 wagons et les 5 000 fourgons automobiles attendus aient été livrés le 18 janvier 1919. » Le texte même n’ajoute qu’une condition à l’accord du 11 novembre : « Le haut commandement des Alliés se réserve le droit, à partir de maintenant, s’il le juge bon, pour s’assurer de nouvelles garanties, d’occuper la zone neutre sur la rive droite du Rhin, au Nord de la tête de pont de Cologne et jusqu’à la frontière hollandaise. » Ouvrons un atlas : de Cologne au-dessus d’Emmerich, où le Rhin entre en Hollande, cette zone, qui cesserait d’être neutre pour être occupée, comprend, entre autres points saillants, Dusseldorf, Duisburg et Wesel, sur la rive droite ; par son bord opposé au fleuve, elle touche presque Elberfeld, Barmen et Essen. Sans nul doute, « le haut commandement des Alliés » a-t-il eu une pensée ou une arrière-pensée en introduisant cette clause supplémentaire, puisqu’il l’a écrite et que c’est la seule qu’il ait écrite. Sur la démobilisation elle-même de l’armée allemande, la convention du 13 décembre est muette comme l’était celle du 11 novembre : et parce que le gouvernement a refusé de répondre à l’invitation qui a été adressée à la Chambre des députés de faire connaître les raisons de ce silence, ce n’est pas une raison de croire qu’il n’ait pas eu ses raisons. De pareilles lacunes ne sauraient s’expliquer par un oubli : on n’oublie pas l’essentiel, et l’intention est certaine, si elle n’est point évidente. Mais, en réalité, l’essentiel n’est-il pas que, d’une façon ou d’une autre, de toute façon, l’Allemagne ait été mise hors d’état de reprendre les hostilités ? Dès que le fait existe et tant qu’il subsiste, les « pourquoi » et les « comment » sont secondaires.

Telle quelle, et ainsi complétée, on pense que la convention d’armistice ira jusqu’à la signature des préliminaires de paix, sans stipulation nouvelle, sans codicille, sans avenant. On estime donc qu’elle suffit pleinement pour faire face à toute éventualité. Le mieux est de s’en rapporter là-dessus à ceux qui voient et qui savent. Il n’est même pas besoin de les avertir que, juridiquement, il n’y a plus d’Empire allemand depuis qu’il n’y a plus d’Empereur allemand, que l’organe est mort aussitôt que la fonction n’a plus été remplie, et certainement ils y prennent garde dans tous les documents qu’ils signent. Par exemple, il ne viendrait à l’idée de personne, parmi les « techniciens » qui seraient chargés de traiter et de régler un point touchant une question litigieuse, — celle, si l’on veut, de l’exploitation de quelque mine fiscale, — de demander ou d’accepter l’engagement de l’Empire allemand, alors que la mine est la propriété de la couronne de Prusse ou de l’État prussien. Tout le monde a toujours le soin le plus scrupuleux de ne pas enfermer, à la racine des négociations, des germes de désaveu, de « défaites » et de chicanes. Tout le monde a toujours présent à l’esprit que le droit public allemand est un droit compliqué, comme il l’est nécessairement en tout État fédératif, par la juxtaposition d’un État général à des États particuliers, ou la superposition de l’un aux autres. Le principe à retenir, la règle à appliquer, c’est que, peut-être depuis le 9 novembre, sûrement depuis le 28, depuis la double et officielle abdication d’Amerongen, en droit il n’y a plus d’Empire allemand.

Qu’y a-t-il en fait ? A défaut d’un gouvernement « de droit, » quel est, en Allemagne, à cette heure le gouvernement de fait ? La situation continue d’être fort obscure ; néanmoins, il semble que, la semaine passée, elle se soit éclaircie un peu. Dans ses grandes lignes, et sauf les flottements et les chevauchements de pouvoirs indéterminés qui se disputent, on peut se la représenter comme, étant alors, approximativement celle-ci. Un Directoire de six membres, figurant le gouvernement proprement dit, pris dans le parti sozial-demokrate, et composé par moitié de majoritaires et de minoritaires, trois d’une tendance et trois de la tendance opposée. A côté du Directoire, ou au-dessus, ou en face, le Comité exécutif des conseils des ouvriers et des soldats de Berlin, plus nombreux, composé, lui, de deux douzaines de délégués au moins, et de gens qui bourdonnent alentour ; antigouvernement à la fois et archigouvernement, qui contrôle le gouvernement ; car, dans le parti socialiste, il n’y a pas à se poser la question : Quis custodiet custodes ? et les gardiens sont constamment et étroitement gardés. En face encore, et nettement contre, farouchement, férocement contre, deux groupes irréconciliables : le Spartacus de Karl Liebknecht, l’Internationale de Mme Rosa Luxemburg. En gros, deux centres de rassemblement, avec des fils, des communications, des ramifications allant du premier au second et du second au troisième ; en gros aussi, l’ordre incarné dans le Directoire, et l’anarchie s’infiltrant par les derniers groupes ; le Comité exécutif en balance entre l’anarchie et l’ordre. Mais il va de soi que Directoire, Comité exécutif, et groupes, se réclament également de la révolution, se vantent personnellement d’être à soi seul toute la révolution, s’accusent réciproquement de l’usurper, de l’accaparer, de la perdre ou de la compromettre. La différence est que, pour le Directoire, la révolution est finie, et que, pour le groupe Spartacus, elle serait à peine commencée.

Comme la marine et l’armée ont été, sur des initiatives qu’il serait curieux et édifiant de préciser, à l’origine du mouvement, et comme le pivot de tout le mécanisme est dans les « conseils d’ouvriers et de soldats, » gouvernement et opposition, ordre et anarchie, Directoire et Spartacus, chaque autorité ou soi-disant telle, chaque partie chaque groupe a sa troupe. Le Directoire dispose des régiments que le fidèle Hindenburg, le seul homme de l’ancien régime dont le prestige n’ait pas fondu dans le désastre, lui renvoie du front en assez bon arroi, paraît-il, et à qui l’on s’évertue à inculquer, en les couvrant de fleurs, naturelles et de rhétorique, qu’ils sont formés de « héros invaincus. » (Nous aurons souvent à dire « paraît-il, » les renseignements sur l’état dans lequel reviennent ces régiments eux-mêmes étant divers et contradictoires ; probablement cet état dépend-il beaucoup des circonstances de milieu.) Sous la bannière de Liebknecht, plus rouge que le rouge, se rangent principalement ces matelots de trottoir qu’on vit tout de suite à terre, et cette espèce de soldats qui, au premier signal, ou même avant le signal, se démobilisent d’un geste spontané ; soit qu’échappés du front oriental, ils y aient été contaminés par la peste russe, soit qu’occupés ou embusqués à l’intérieur, leur esprit militaire se soit dissous, comme Hindenburg en personne le leur reproche, dans les déliquescences de l’intérieur. En somme, tout ce qui est encore organisé serait du côté du Directoire, et tout ce qui désorganise, de l’autre côté.

De là, de la coexistence et de la rencontre de ces deux armées, les chocs qui se sont produits et qui se produisent quotidiennement dans les rues de Berlin et de plusieurs grandes salles. A Berlin, le conflit, un certain jour, a tourné au combat, et le combat à la bataille, puis au siège réglé. Que s’est-il passé ? Est-ce Spartacus qui a attaqué ? Est-ce le Directoire qui a voulu prévenir une attaque et la faire avorter en la devançant ? Est-ce quelque régiment, animé d’intentions patriotiques, et pénétré des instructions du grand quartier général de Wilhelmshöhe, qui s’est servi de ses armes sans qu’on le lui ait commandé ; qui, persuadé peut-être que l’Entente n’entrerait en conversation qu’avec un gouvernement assis et stable, s’est institué « faiseur d’ordre » pour qu’il se constituât « des faiseurs de paix ; » ou qui simplement a été tenté de mettre au pas ces « civils » agités en envahissants ? Quoi qu’il en soit, le Directoire l’aurait emporté. Les troupes de Liebknecht, après une vigoureuse défense, auraient été d’abord rejetées dans les faubourgs de la capitale, et viendraient d’être chassées de Neukœlin, où elles avaient établi leur citadelle.

Mais, parallèlement à cette bataille de rues, il se livrait un combat de couloirs, politique, presque parlementaire. Les partis se tâtaient, se mesuraient, essayaient leurs forces sur tous les terrains. Des élections préparatoires au Congrès national des conseils d’ouvriers et de soldats, — donnons à cette réunion un nom commode qui n’est peut-être pas tout à fait le sien, — avaient assuré, à Berlin même, la majorité au gouvernement, — et à la fraction la plus modérée du gouvernement. Majorité faible, il est vrai, mais une majorité dans Berlin même, c’était la majorité, sûre et décisive, dans le reste de l’Allemagne, qui, de l’hégémonie berlinoise, redoutait surtout les exagérations, les excès et les écarts. Restait qu’on ne savait pas exactement sous quelle forme, avec quels visages, en quelles dispositions intérieures, le gouvernement, à son tour, se présenterait devant le Congrès. Le Directoire comptait-il toujours ses six membres, ou, comme le bruit en avait couru, n’en avait-il plus que trois : les majoritaires ? Les « indépendants » avaient-ils, par un acte tranchant, repris leur indépendance ? Les Six ont comparu, unis visiblement en faisceau, dans l’assemblée qui les attendait, et le gouvernement a eu l’élégance de faire exposer sa conduite par l’un de ses membres qui appartient à la minorité. Certes, de gros dissentiments n’ont pas tardé à se révéler ; des voix de discorde, ou de haine, se sont élevées, et dans le Comité exécutif et dans le Directoire lui-même ; des clameurs de guerre civile ont monté des groupes restés à la porte. Mais, au total, le gouvernement, et la fraction la plus modérée du gouvernement, ont eu la majorité dans le Congrès comme il l’avait eue aux élections préparatoires ; deux tentatives, visant à faire admettre Liebknecht et Rosa Luxemburg ont été successivement repoussées.

Qu’après cela, la violence n’ait pas désarmé, qu’elle médite une revanche, qu’à de prétendus coups d’État, elle s’apprête ou songe à riposter par des coups de main, que les mœurs brutales des révolutions se déchaînent par-dessus les mœurs grossières des réunions publiques : il demeure que l’Allemagne, à travers les manifestations de ses Conseils d’ouvriers et de soldats, paraît, — la prudence veut qu’on écrive toujours « paraît, » — s’orienter vers le gouvernement dont Ebert est la personnalité représentative. Qu’est, au juste, ce gouvernement ? On serait embarrassé d’en décider et Ebert, qui devrait le savoir, est embarrassé de le dire. Dans le même discours, à trois lignes de distance, il emploie les termes divers de « République populaire » ou de a République sociale » ou de « République socialiste allemande, » tout en continuant d’user avec prédilection de ce mot qui sonne plus loin, de plus haut, et laisse entendre autre chose par surcroît : « le gouvernement d’Empire. » Il paraît encore qu’à la suite de cette démonstration militaire qui s’était achevée en sa faveur, le titre de « Président de la République allemande » a été offert à Ebert et qu’il l’a décliné ; il a du moins ajourné son acceptation, ne voulant pas le tenir d’une sorte de pronunciamiento, et préférant une procédure plus correcte, revêtue, comme il convient, d’une apparence de légalité. Ebert, par conséquent, n’est pas « Président de la République, » s’il y a enfin une République populaire, ou sociale, ou socialiste allemande, et si l’on est sorti de la formule élastique, à tout faire, à tout permettre, à tout supporter et à tout couvrir : « l’État allemand. » Mais ce qu’il est encore bien moins, c’est ce qu’il aime le mieux se dire : « chancelier de l’Empire allemand. » Pour le motif péremptoire ci-devant allégué, qu’il n’y a plus d’empire allemand, il n’y a point, il ne peut y avoir de chancelier d’empire. Quand le prince Max de Bade a fait mine de lui en transmettre l’office, il ne lui a transmis qu’un titre vain et vide, un leurre.

Seulement, ne nous y trompons pas : si Ebert s’attache à ce titre, s’il s’y accroche, s’il se l’accroche, ce n’est pas vanité mesquine d’artisan, de petit bourgeois parvenu. Son dessein, faisons-lui l’honneur de le penser, est vraisemblablement plus large et plus profond. il entend par là affirmer la continuité de « l’État allemand, » marquer que la vie de la nation ne s’est pas interrompue, qu’il n’y a ni mort ni syncope. En résumé, sa position se consolide sans se définir : tant que tout lien n’est pas brisé entre le grand État-major, l’ancien gouvernement impérial et le nouveau « gouvernement d’Empire, » et, d’autre part, tant que les minoritaires font le pont entre ce nouveau gouvernement et la révolution, elle reste confuse, équivoque, ambiguë. Par sa victoire sur l’émeute, qui n’est ni incontestée ni peut-être garantie d’un retour offensif, par son succès dans les scrutins du Congrès des conseils des ouvriers et soldats, Ebert n’est pas tiré de toutes ses difficultés. Il manœuvre, il jette du lest à gauche et se sépare du docteur Soif ; pour la droite, il coupe sa queue et entre en lutte ouverte avec Liebknecht. Il se dirige plus rapidement qu’on ne le croyait, malgré tous les obstacles et toutes les résistances, vers la convocation d’une Assemblée nationale, d’où pourra légitimement sortir une République allemande dont il pourrait -devenir légalement le Président.

Il laisse dire ceux qui, obstinés dans la vieille doctrine, ne rêvent que de perpétuer, comme transition obligatoire d’une société à l’autre, « la « dictature du prolétariat, » et fait dire que les élections pour cette Constituante, qui ne devaient avoir lieu qu’en février, et que les enragés voudraient renvoyer ou à plus tard, ou à jamais, pourraient être avancées et se faire dès le 19 janvier. Évidemment, dans le Congrès des conseils d’ouvriers et de soldats, dans le Comité exécutif, dans le Directoire même, les choses ne vont pas toutes seules : au dehors s’amassent des visages grimaçants et menaçants. Dans la mesure où ces mouvements des comités de Berlin ne sont pas réglés comme des figures de quadrille, on peut y discerner la lutte d’une espèce de bolchevisme à la prussienne contre le bolchevisme à la russe. Nous serions portés à admettre qu’au début il y eut consentement ou connaissance, et connivence, sinon complicité, entre le commandement qui sentait son autorité s’évanouir et voulait sauver de la discipline ce qui pouvait en être sauvé, et les premiers conseils d’ouvriers et de soldats, fortement encadrés d’officiers et de sous-officiers. C’était s’efforcer de substituer à la hiérarchie défaillante un ersatz, une manière, un minimum d’ordre militaire indirect ; tordre la tige de l’armature pour la conserver. On le raconte tout bas de Ludendorff et du front occidental ; on le dit tout haut de Falkenhayn et du front d’Orient. L’erreur a été d’espérer qu’on pourrait faire au bolchevisme sa part ; mais tout de même, jusqu’à un certain point, contre le virus du bolchevisme à la russe, le bolchevisme à la prussienne a été un vaccin. L’instinct le plus puissant de la race allemande, qui est d’obéir, réagit.

Derrière tous les particularismes, et dessous, — particularismes de région, projets de république bavaroise, de république rhénane et westphalienne, ou particularismes de partis, programmes des majoritaires et des indépendants, — gît et perce un unique souci : le maintien de l’unité. L’unité allemande est le trait commun, la ligne fondamentale des plans, soit du gouvernement d’empire, soit de la future république populaire, sociale ou socialiste, dans le Sud comme dans le Nord, de Kurt Eisner comme d’Ebert, et de Liebknecht demain comme de Kurt Eisner aujourd’hui. Le maintien de l’unité prime tout : à cet égard, Deutschland, Deutschland über alles ! Maintenir l’unité, quel que soit le régime, tel est en dernière analyse le rôle réservé à l’armée ; c’est pourquoi l’on sait et l’on témoigne à Hindenburg tant de gré de l’avoir elle-même maintenue ; et pourquoi l’on reçoit sous des arcs de triomphe ces soldats que l’on grise de l’illusion qu’ils n’ont pas été battus. Il est bon que nous le sachions ; que, le sachant, nous ne l’oubliions pas ; et que, ne l’oubliant pas, nous montions, de Cologne, de Coblence et de Mayence, tout le temps qu’il le faudra, une garde vigilante au Rhin.

Tandis que la nouvelle Allemagne se cherche, la nouvelle Europe se crée. Nous sommes venus victorieusement à bout de la guerre ; il s’agit à présent de nous tirer, heureusement, des suites et des effets de la guerre. S’être tenu, d’ailleurs, en dehors de la guerre même, ce n’est pas s’être tenu en dehors de la crise. L’Espagne, qui est restée, ces quatre années durant, obstinément neutre, en fait l’expérience ; et, au contraire, on pourrait sans paradoxe dire d’elle qu’elle souffre de sa neutralité, et que la participation à la guerre lui aurait été un bienfait, ou, si le mot scandalise, un dérivatif à son mal. Qu’on les appelle comme on voudra, le régionalisme catalan et le régionalisme basque sont des manifestations de ce mal, l’absence d’unité réelle, qui lui est congénital, depuis que le royaume espagnol est sorti de dix royaumes arabes : or, à ce mal, il n’y a qu’un remède, et il est dans la force unifiante de la guerre, par laquelle, jadis, l’unité française s’est faite, et par laquelle s’est faite et se couronne sous nos yeux la moderne unité italienne. L’unité nationale une fois faite put survivre à une guerre malheureuse ou même désastreuse, à des amputations de provinces, et nous l’avons prouvé ; elle peut même se resserrer et comme se condenser par elles ; mais elle ne se fonde pas par abstention ; et l’Espagne elle-même ne s’en est jamais autant approchée que lorsqu’elle s’est dressée d’un même élan dans la guerre napoléonienne. Objectera-t-on que le Portugal n’est pas demeuré neutre, et qu’il n’en est pas moins troublé jusqu’au crime, puisque le président Sidonio Paës vient d’être assassiné ? Mais ce ne sont querelles que de sectes et de partis : ce n’est pas hésitation ni déni de nationalité. A la rigueur, le pis que l’argument tendrait à démontrer serait qu’il y a une maladie politique ibérique comme il y a une maladie politique slave ; mais on ne démontrerait pas que cette maladie aurait été, en Espagne, atténuée par la neutralité, et, en Portugal, aggravée par la guerre. A tous les points de vue, nous saluons et nous accompagnons de nos vœux la démarche dont le président du Conseil espagnol, M. le comte de Romanones, s’acquitte en ce moment à Paris auprès de nous et de nos alliés. Trop de services rendus dans la neutralité même nous empêchent de regarder à quelle heure elle est faite ; nous y voyons un signe d’amitié, peut-être la promesse de quelque chose de plus ; et nous nous en félicitons tout ensemble pour nous-mêmes, pour l’Espagne et pour le monde, dont l’équilibre, dans la sécurité de la paix, ne peut plus reposer que sur la pleine et entière alliance de toutes les puissances occidentales.

On ne saurait trop se louer que ce signe soit fait en la présence et comme sous les auspices du Président Wilson. Jusqu’ici les États-Unis, conformément à une tradition vénérable, n’ont eu, dans la guerre, que des « associés » et n’ont été les « alliés » de personne. Mais le monde n’était pas hier ce qu’il est aujourd’hui, et moins encore ce qu’il sera demain. Jamais non plus le Président de la grande République américaine n’avait quitté les territoires de l’Union pour venir en Europe travailler à la paix et à l’organisation du monde. Aucune fraction du globe, après cette guerre universelle, n’est plus et ne sera plus exclusivement à aucune portion de l’humanité. Que le Président des États-Unis siège à une conférence où seront discutées surtout des questions pour la plupart ou plus spécialement européennes, et que son esprit la préside, c’est la marque que désormais toute doctrine de Monroë est trop étroite, et que l’on entrevoit l’aube du temps, prédit il y a de longs siècles, ou à aucun homme rien d’humain ne sera étranger. C’est parce qu’il en a eu la vision, et qu’il en a hâté l’avènement par sa foi, que le Président Wilson a conquis un prestige incomparable, qu’une seule épithète peut réussir à qualifier, en en rendant le caractère quasi religieux, et dont il est permis de dire qu’il a on ne sait quoi de mystique, d’auguste et de pontifical. Mais il faut de la mesure dans le respect, dans le culte même, et l’hyperbole de l’éloge deviendrait une sorte d’injure. On peut être certain qu’il déplairait fort au sage et au démocrate qu’est le Président de la République américaine de voir que quelques-uns de nos socialistes, sincèrement ou dans l’intérêt de leurs desseins, veulent faire du « wilsonisme » un véritable « islamisme, » et de les entendre proclamer, pour ne pas être trop infidèles à leurs principes, qu’il n’y a point de Dieu, mais que Wilson est son prophète. Ses quatorze propositions sont des propositions, mais ne sont pas quatorze versets du Coran. Le Président, si d’autres l’oubliaient, serait le premier à le leur rappeler. Il a son idéal, mais il sait qu’il y a les réalités. En France et en Belgique, il va toucher de la main les plus douloureuses, et les plus impérieuses. Il va se rendre compte de combien il s’en faut que le Rhin soit aussi large que l’Océan, et en conclure que la société des nations vaudra ce que vaudra la base territoriale sur laquelle elle sera construite. Nous le prenons volontiers pour juge. Nous nous en remettons à son front solide, à ses yeux clairs, à sa bouche loyale.

Que de fois n’a-t-on pas répété que cette guerre qui finit serait non seulement la plus grande des guerres, mais la plus grande des révolutions ! Nulle part son énormité n’aura été plus sensible que dans la Grande-Bretagne. Pour elle, l’Angleterre s’est transformée ; par elle, l’Angleterre va se renouveler. Le gouvernement britannique n’hésite pas à vouloir qu’elle porte toutes ses conséquences, et, comme préface aux rénovations et innovations, il a procédé à une réforme électorale si vaste que jamais nulle part on n’en avait opéré une pareille. Vingt et un millions d’électeurs et d’électrices, — hommes et femmes, — ont été appelés aux urnes ; et, malgré le flot, malgré la nouveauté, la consultation s’est faite dans un calme absolu. La politique de guerre et de paix de M. Lloyd George en sort ratifiée et consacrée. L’Angleterre, comme toute nation, a ses plaies et ses épines : mais, dans la paix aussi bien que dans la guerre, elle se lance, avec une magnifique hardiesse, sur les routes de l’avenir. Elle démobilise aussi méthodiquement qu’elle avait mobilisé ; elle se réindustrialise aussi énergiquement qu’elle s’était militarisée. Cette faculté, cette rapidité d’adaptation, sera un des émerveillements de l’histoire, et si le mot « miracle » peut avoir sa place, c’est ici. La paix y trouve son meilleur gage. Quand on observe qu’au cours de ces quatre années de guerre, deux puissances colossales sont nées, la puissance militaire de la Grande-Bretagne avec ses dominions qui se sont affirmés de sa chair et de son sang, la puissance militaire et navale des États-Unis, il y aurait de quoi faire là-dessus bien des réflexions, si l’on n’avait vu dans le même temps s’accroître prodigieusement dans les deux hémisphères le sentiment du droit, de la justice et de la liberté. Mais, grâce à cet accroissement, on peut regarder sans crainte s’épanouir ces puissances qui ne veulent être que, sur elles-mêmes, des forces de renouvellement. Leur exemple est une leçon. C’est à ceux, hommes d’État ou peuples, qui ne l’en dégageraient pas, qui retourneraient et s’enfonceraient aux misères el aux sottises d’avant 1914, qu’il faudrait dire qu’ils ont su vaincre, mais qu’ils sont incapables de profiter de la victoire.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.