Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1922

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Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 230-240).

Chronique 31 décembre 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

L’année 1922 a vu s’opérer le redressement nécessaire de la politique française ; 1923 doit apporter des résultats et préparer des solutions. La chute de M. Lloyd George, victime de son incompréhension à l’égard des justes revendications françaises, est un heureux symptôme ; l’opinion universelle finira par rendre justice à la modération et à la patience de la France attaquée, envahie, ravagée et victorieuse. La question des réparations est un procès d’opinion. Derrière les acteurs qui tiennent les premiers rôles et conduisent ce que le Pape Jules II appelait « le jeu de ce monde, » s’agitent et s’affrontent les masses anonymes des foules ; elles sont, comme le chœur dans le drame d’Eschyle, le personnage principal. Mettez en présence quelques hommes au cœur élevé, à l’intelligence claire, — tels que, par exemple, M. Bonar Law et M. Poincaré, — ils parviendraient très vite à se comprendre et à s’accorder s’ils n’avaient, selon le terme consacré, « à compter avec leur opinion publique. »

C’est une bataille d’opinion que M. Clemenceau est allé livrer aux États-Unis, avec une crânerie et un entrain merveilleux. Pour la France et pour M. Clemenceau lui-même, le refus du Sénat américain de ratifier le traité de paix signé par le président Wilson fut un malheur ; la rentrée des États-Unis dans la politique européenne justifierait la politique de M. Clemenceau, car l’histoire s’étonnera qu’il ait pu sacrifier les essentiels intérêts français au mirage d’une double garantie savamment truquée pour ne pas jouer ; c’est donc la cause de son pays et sa propre cause qu’il a plaidée avec un accent de loyauté et de -franchise qui a conquis les acclamations des foules. Auprès des hommes d’État responsables, s’il a reçu l’accueil le plus courtois, il ne paraît pas avoir rien gagné ; il est difficile au parti républicain de revenir à une politique d’intervention en Europe. Mais cette campagne vigoureuse a cependant porté ses fruits ; comment en serait-il autrement quand, s’adressant au cœur loyal, à l’esprit lucide des Américains, il leur découvrait en leur langue, avec une vigueur de dialectique étonnante, la grandeur du rôle que les États-Unis ont joué dans la Guerre mondiale et les obligations d’honneur qui découlent pour eux de cette grandeur même. Un pays puissant comme les États-Unis est une personne morale une et indivisible ; ses actes ont des conséquences auxquelles il ne lui est pas permis de se dérober, ou, s’il s’y dérobe, c’est à son détriment ; un peuple qui a fait hier de grandes choses ne saurait sans déchoir en faire aujourd’hui de petites, et quand il a entrepris, pour le bien de l’humanité et de la civilisation, une œuvre de salut, s’il vient à l’abandonner brusquement, il en compromet les résultats et il compromet sa gloire.

L’argumentation de M. Clemenceau a soulevé des colères et des enthousiasmes, ce qui prouve qu’elle a frappé juste ; elle a dissipé dans les esprits les doutes qu’une propagande tenace avait réussi à y faire naître. Il est inouï que nous soyons obligés de réfuter des accusations aussi ridicules que celle d’être des militaristes assoiffés de conquêtes, qui veulent opprimer l’innocente Allemagne ; ces mensonges, répandus par les Germains et leurs amis, trouvent un terrain favorable à leur diffusion dans l’idéologie humanitaire et pacifiste qui fleurit spécialement parmi ces multiples églises et sectes qui pullulent aux États-Unis et qui contribuent pour une si grande part à donner au Yankee sa physionomie morale caractéristique. A ces hommes de bonne foi M. Clemenceau a opposé des faits précis, des réalités indéniables ; il a certainement frappé leurs esprits. C’est une des plus déplorables conséquences de la guerre et des bouleversements économiques et monétaires qu’elle a produits que, dans tous les pays, les forces d’argent sont plus que jamais dominantes et les problèmes financiers plus absorbants. M. Clemenceau, dans un très bel article du New-York World, a dénoncé cette emprise tyrannique du matérialisme économique. Ce sont les théoriciens de l’école de M. Keynes qui, en prétendant renouer les lions économiques que la guerre avait détruits, ont poussé les pays anglo-saxons à cette politique qui se croyait réaliste parce qu’elle était matérialiste et qui méconnaissait ces hautes et fécondes réalités au nom desquelles la guerre a été conduite et gagnée : « Qu’on le veuille ou non, la Grande Guerre de 1914 a été plus politique qu’économique, et notre victoire a été celle des nationalités. C’est sur cette base de fait qu’il nous faut travailler. Nous devons restaurer, par dessus les frontières nouvelles, les vieilles relations d’intérêts : nous le savons et nous y sommes prêts. Mais si ces frontières elles-mêmes sont constamment remises en question, pensez-vous que cela facilitera cette restauration nécessaire ? Beaucoup d’Anglo-Saxons l’ont cru. Ils se sont trompés : « l’événement en fait foi. » Pour rétablir sa vie économique et garantir la stabilité de sa vie politique, l’Europe aurait besoin de l’Amérique. « Je vous répète ma question principale, n’a cessé de leur dire M. Clemenceau : pourquoi avez-vous fait la guerre ? Si vous ne répondez rien, l’histoire dira simplement que vous regrettez d’y avoir participé. » Et il concluait : « Tôt ou tard, il vous faudra revenir. Faites attention qu’il ne soit pas trop tard. »

L’heure des Américains viendra ; l’Europe invoquera leur concours quand il sera devenu possible de réaliser quelque emprunt international pour la stabilisation du mark et le paiement des réparations. On verra alors dans quelle mesure la croisade patriotique du « vieux Tigre » a porté des fruits. Il s’agit pour le moment, entre alliés européens, de décider si un moratorium sera accordé à l’Allemagne et à quelles conditions. Ici encore, c’est un grand procès d’opinion qui est ouvert. En elle-même, la question est fort simple. L’Allemagne, par la note du 14 novembre, se déclare incapable de payer quoi que ce soit ; même pour les réparations en nature, elle oppose la force d’inertie. Il suffit de lire sa presse pour être édifié sur sa bonne foi ; elle ne cédera qu’à la contrainte, mais elle espère que l’opinion anglaise, agissant sur le Gouvernement, empêchera la France de recourir aux moyens nécessaires. Tel est le problème ; il est simple en lui-même, infiniment délicat et complexe dans ses répercussions.

Les pourparlers de Londres, entre les premiers ministres d’Angleterre, de Belgique, de France, d’Italie, assistés de leurs ministres des Finances, commencés le 8, étaient ajournés le 11 et renvoyés à une nouvelle réunion qui commencera à Paris le 2 janvier. D’importantes séances du Parlement réclamaient la présence de M. Bonar Law. La question des réparations et des dettes a été examinée avec le plus vit et le plus sincère désir d’arriver à un accord. Des résultats intéressants ont été obtenus dans cette première prise de contact. L’Aile magne s’est décidée à faire présenter à Londres par M. Borgmann un projet que les ministres alliés ont été unanimes à déclarer insuffisant, mais qui n’en constitue pas moins un premier pas significatif. M. Bonar Law a laissé entendre qu’il ne considérait plus la note Balfour comme la base intangible de la politique du Cabinet britannique ; la presse parisienne s’est trop hâtée d’en conclure que l’Angleterre renonçait à recouvrer les dettes interalliées. Telle n’est pas la pensée du Premier ; il a simplement voulu dire que la question des dettes n’était pas écartée a priori du débat, mais qu’une annulation ne pourrait être envisagée que si une entente générale sur les réparations pouvait être obtenue. M. Poincaré s’est expliqué avec une entière franchise, bien qu’avec toute la réserve nécessaire, sur sa politique, devant la Chambre le 15, devant le Sénat le 21. Ses principes sont invariables ; on peut les résumer sous quelques chefs capitaux. La France ne se préoccupera de payer ce qu’elle doit à ses alliés que si elle-même est remboursée par l’Allemagne des cent milliards qu’elle a déjà déboursés pour les réparations et de ce qu’elle devra dépenser encore. Il n’y a aucune assimilation possible entre les dettes des Alliés et la dette allemande. Aucun moratorium de droit ou de fait ne sera accordé sans gages ; ces gages constitueront un moyen de paiement et surtout un moyen de pression. L’Allemagne a deux gouvernements : celui de M. Cuno, chancelier du Reich, et celui de M. Stinnes et de la grande industrie qui est de beaucoup le plus puissant. Les Alliés n’ont à connaître que le premier, dont ils renforceront l’autorité en prenant les moyens propres à amener le second à composition. M. Poincaré a donc formellement déclaré à ses éminents collègues qu’à son avis les Alliés devaient demander et au besoin prendre des gages, qu’il espérait que tous seraient d’accord pour recourir avec lui à cette indispensable mesure mais que, si son attente était déçue, il ne renonçait pas au droit de se nantir lui-même. L’article 248 du Traité de Versailles confère aux Alliés un privilège général sur les biens et ressources du Reich et des États allemands, M. Poincaré, pour sa part, le « regarde comme une réalité concrète et demandera à nos alliés de prendre quelques-uns de ces gages avec nous ou de nous les laisser prendre pour le compte commun. »

Quels seraient ces gages ? M. Poincaré n’en a désigné aucun ; c’est la presse qui, dans tous les pays, s’est lancée dans de violentes et interminables discussions sur l’occupation de la Ruhr. Ni dans les Conférences avec ses collègues, ni même dans son entretien privé avec M. Bonar Law, il n’a spécifié qu’il eût l’intention de faire occuper la Ruhr. La France ne tient pas essentiellement à ce gage-là ; il en existe d’autres de diverses natures telles que la saisie des recettes douanières, qui paraît avoir les préférences de M. Rabot (discours au Sénat, 21 décembre), l’établissement ou plutôt le rétablissement d’un cordon douanier à la limite des zones occupées par les troupes alliées, etc. Si, au surplus, le Gouvernement français se trouvait amené, après les Conférences du 2 janvier, à décider l’occupation de tout ou partie du bassin de la Ruhr ou de tout autre territoire allemand, les modalités d’une telle opération seraient combinées de manière à apaiser les susceptibilités et à calmer les appréhensions de nos alliés. Ceux qui ont assisté aux entretiens de Londres en ont rapporté l’impression bienfaisante que si grandes et évidentes sont la sincérité et le désir d’entente qui animent les Alliés, et notamment les Gouvernements de Londres et de Paris, que l’hypothèse d’une rupture de l’Entente paraît invraisemblable. « S’il advient, a dit M. Poincaré au Sénat, que, sur un point quelconque, nous ne parvenions pas à une solution commune, nous nous arrangerons pour que cette dualité de vues ne prenne jamais la forme d’un désaccord et ne puisse affaiblir ou troubler nos alliances. »

Le plus grand inconvénient de l’ajournement au 2 janvier des entretiens de Londres, c’est qu’il a laissé libre cours à une nouvelle et violente offensive de la presse allemande et de tous les amis de l’Allemagne. La bataille d’opinion est déchaînée. La Ruhr n’est plus présentée comme un gage qui pourrait être éventuellement saisi en garantie d’une dette de réparation, mais comme le symbole des appétits de conquête et de l’esprit de domination des Français. La presse allemande connaît les défiances de certains Anglais et s’applique à les exciter : si on laisse les Français s’établir dans la Ruhr, ils y resteront, ils annexeront la rive gauche du Rhin et, faisant de la Westphalie un État vassal, ils deviendront les maîtres du cours inférieur du Rhin en même temps qu’ils disposeront des usines et des mines du bassin westphalien pour faire à l’industrie anglaise une concurrence désastreuse ; Louis XIV, dans toute sa gloire, n’avait pas rêvé tant de conquêtes. Ces diatribes ne restent pas sans écho : n’est-on pas convaincu, même par les plus médiocres arguments, quand on a bonne envie de l’être ? Les Allemands ne se contentent pas de protester par avance contre toute occupation de la Ruhr, ils réclament l’évacuation immédiate de toutes les régions occupées ; ils veulent en faire, et ils incitent les Anglais à en faire de leur côté, une condition expresse de tout paiement de réparations. Il ferait beau voir ce qu’ils paieraient si, loin de prendre de nouveaux gages, nous abandonnions ceux que nous possédons ! Telle n’était pas la méthode que préconisait l’empereur Guillaume à l’égard d’une France qui s’acquittait avec toute sa bonne foi d’une indemnité de guerre qui n’était pas la réparation d’abominables et volontaires destructions ; le Temps a rappelé à propos une dépêche de Bismarck à son ambassadeur à Paris, d’Arnim, du 12 mai 1872 ; M. Thiers espérait hâter la libération de notre territoire en remettant en gage à l’Allemagne deux milliards de valeurs mobilières non françaises ; Bismarck refusa : « Pour des raisons que je dois respecter et reconnaître, Sa Majesté tient aux garanties territoriales. Cette pensée du souverain correspond à celle d’importantes autorités militaires qui sont inquiétées par les armements de la France et par la répartition de ses forces de combat et qui attachent plus de valeur à une position dans laquelle nous sommes immédiatement prêts à la guerre qu’à des avantages financiers. »

La prise de gages, que ce soit l’occupation de la Ruhr ou toute autre, apparait à la France non pas comme une fin, mais comme un moyen ; il s’agit de contraindre les Allemands à assainir leurs finances, à stabiliser leur monnaie, à réparer les ravages qu’ils ont faits en Belgique et en France. Si nos alliés nous proposent un autre moyen, qui ne soit pas un leurre, d’arriver au résultat, si les Allemands eux-mêmes nous apportent des propositions qui ne soient pas dérisoires, nous sommes prêts à les examiner avec le désir de les trouver acceptables. L’opinion publique, en France, est convaincue qu’il faut frapper, quelque part et par des moyens à choisir, un coup de forée : la France n’a fait que trop de sacrifices à la bonne harmonie avec ses alliés, elle n’en est payée que par un redoublement de calomnies et d’injustices ; le temps est enfin venu de changer de méthode. La France est absolument résolue à faire payer à l’Allemagne les réparations ; ni le déchaînement de la presse germanophile, ni la menace de provoquer la chute du franc, ne la détourneront d’une décision longtemps mûrie et différée. Il est bon qu’on le sache, mais il faut aussi qu’on sache qu’elle ne s’y résout qu’avec regret et parce qu’on lui ferme toute autre issue. L’Allemagne, mal conseillée par les Keynes et les d’Abernon, mal dirigée par les magnats de la grande industrie, a choisi la mauvaise voie ; elle s’est réfugiée dans le maquis de la chicane, de l’inertie, de l’inflation monétaire ; elle ne s’est prêtée à aucun moyen de réparations ; sa presse a mené contre nous les campagnes les plus venimeuses, les plus calomnieuses, dans l’espoir de nous obliger à renoncer à la fois aux réparations et à l’occupation, et à réviser le traité de Versailles. Nous souffrons par sa mauvaise volonté ; il est juste que les conséquences en retombent sur elle. Pour tout esprit politique, il est évident qu’après la terrible liquidation de 1918, le retour de l’Alsace et de la Lorraine à la patrie française et la renaissance de la Pologne, l’heure pouvait venir d’un rapprochement entre la France et l’Allemagne ; la France avait intérêt à aider l’Allemagne à se relever, sachant bien qu’une Allemagne riche et prospère serait mieux en état de remplir ses obligations. L’évacuation des régions occupées se serait faite en temps normal ; elle aurait pu même devenir une prime anticipée à une bonne volonté manifeste. L’Allemagne ne l’a pas voulu ainsi : c’est elle qui a choisi.

La France, fidèle à ses principes, n’annexera pas la rive gauche du Rhin ; mais, s’il existait un moyen de l’obliger à en perpétuer indéfiniment l’occupation, ce serait, comme le font les Allemands, de cultiver la haine dans les cœurs, de la semer dans les écoles, de prêcher et de préparer une nouvelle guerre. Si la démocratie allemande n’est pas assez forte pour promouvoir le désarmement moral, qu’elle sache que la prochaine guerre, si elle la provoque, se fera sur la rive droite du Rhin. Mais jusqu’ici la démocratie allemande n’a pas réussi à trouver un Gouvernement capable de faire prévaloir ses volontés, si tant est que ces volontés soient pacifiques ; l’Allemand a la discipline dans le sang ; il souffre, mais il obéit ; faute d’empereur et de roi, il obéit à M. Stinnes.

La petite Autriche, elle, a enfin trouvé un chef, et ce chef est un prêtre, un professeur de théologie, Mgr Seipel. Son énergie a fait taire les haines des partis et imposé le salut du pays par les moyens que la Société des Nations a décidé, en septembre, de mettre en pratique. Le plan financier arrêté à Genève ne pouvait suffire à lui seul à sauver l’Autriche en stabilisant la couronne et en restaurant la vie économique ; il y fallait la collaboration d’un Gouvernement honnête et fort qui appliquât les réformes nécessaires pour réduire le nombre des fonctionnaires et le total des dépenses à la mesure de la nouvelle Autriche et de son budget. L’effort est récompensé ; la couronne, depuis le 1er septembre, s’est fixée à un cours extrêmement bas (1/15 000e de sa valeur-or) mais qui n’a plus varié ; la guérison morale s’opère ; le travail reprend, les impôts rentrent : c’est la voie du salut. En Allemagne la situation est loin d’être aussi grave, puisque les moyens de production n’ont diminué que d’environ 15 pour 100 ; c’est la confiance et le courage qui manquent. Au lieu d’appliquer leur énergie à traverser la crise d’après-guerre en faisant honneur à leur signature, les Allemands, conduits par les grands industriels et les financiers, se sont évertués à ne rien payer, à tromper les Alliés en gardant intacte, en accroissant même, la richesse potentielle de l’Allemagne et ses moyens de production ; ils ont employé leurs bénéfices, soit à constituer des réserves à l’étranger, soit en constructions neuves, en machines, en chemins de fer, en préparatifs de toute sorte pour la grande offensive industrielle qui doit suivre la crise. Le calcul se fût peut-être trouvé juste si, grâce aux Keynes et aux Lloyd George, la question des réparations eût été plus rapidement liquidée ou plutôt enterrée ; mais la France a résisté et la chute du mark met aujourd’hui l’Allemagne en face d’un terrible danger. Elle a vécu sur son capital, elle a ruiné chez elle tout pouvoir de crédit, avilissant sa monnaie pour sauver les valeurs réelles, c’est-à-dire la capacité de production. Le navire fait eau et menace de couler à pic, mais la riche cargaison est toujours à bord et les machines motrices sont en bon état. Si les intrigues des Allemands et la pression de leurs amis amenaient le Gouvernement français à renoncer aux réparations ou, ce qui reviendrait au même, à ne pas se nantir de gages et même à évacuer la Rhénanie, on verrait le peuple allemand, qui paie beaucoup moins d’impôts que l’Anglais, le Belge, l’Italien ou le Français, dans une situation tellement privilégiée qu’il écraserait ses concurrents. Est-ce un tel résultat que souhaitent les Anglais quand ils réclament la réduction des charges que le Traité fait peser sur l’Allemagne ? Si elle était allégée du fardeau des réparations sans avoir entamé son capital ni compromis ses moyens de production, elle se trouverait toute prête pour la bataille économique qui se prépare et où nous serions, les Anglais et nous, infailliblement vaincus.

Telle est la combinaison qu’espèrent faire aboutir les grands industriels ; il est étrange que certains Anglais en soient dupes. Les Allemands ne sont pas dans une détresse comparable à celle de l’Autriche ; ils peuvent trouver chez eux, et dans les réserves de valeurs-or qu’ils ont constituées à l’étranger, le moyen de couvrir un emprunt intérieur pour la stabilisation du mark. Il s’agit de leur salut avant même de s’agir du nôtre ; mais ils doivent se résigner à associer leur salut à l’idée de réparations ; il faut aussi qu’ils se réduisent à une vie moins fastueuse, qu’ils renoncent aux rêves d’hégémonie et à une politique de revanche qui achèveraient de les ruiner. Rien ne sert de discuter actuellement sur le chiffre des réparations que devrait payer l’Allemagne puisqu’elle n’est pas plus disposée à payer un milliard que cent ou deux cents ; en maintenant intégrales ses revendications, la France rend service à tous ses alliés ; ils oui tous avantage à admettre, si l’Allemagne n’entre pas de bonne volonté dans la voie où son devoir et son intérêt même l’engagent, la nécessité de l’y contraindre.

Les Alliés viennent de faire, à propos des incidents.de Passau et d’Ingolstadt, l’expérience de cette méthode nouvelle : le Reich, se déclarant responsable, pour la Bavière, s’est hâté de payer un million de marks-or et d’accorder l’essentiel des réparations exigées. Et la seule annonce d’un emploi possible de la manière forte a fait surgir, dans les colonnes du Manchester Guardian, un projet destiné à donner satisfaction à la France. Il se peut qu’avant le 2 janvier, ou à la Conférence même, nous voyions éclore des plans capables de nous apporter les satisfactions dont nous ne pouvons nous passer ; si ces combinaisons viennent d’Allemagne, elles devront être présentées par le Gouvernement lui-même et comporter une prise de gages automatique en cas de manquement ; si elles viennent d’Angleterre, elles ne seront acceptables que si elles contiennent, pour le cas où l’Allemagne se déroberait, un engagement de coopération, tout au moins un amical blanc-seing, pour les mesures de coercition éventuellement nécessaires. La France est résolue à changer de méthode. M. Poincaré attend à Paris, le 2 janvier, ses éminents collègues fort d’une majorité compacte de 486 voix contre 66 à la Chambre et de l’unanimité du Sénat. « Vous avez derrière vous tous les Français, » lui a dit M. François-Marsal. Et M. Ribot, se félicitant qu’à Lausanne la France réussisse à concilier ses devoirs d’alliance avec ses intérêts, ajoutait : « L’Angleterre doit remplir ses devoirs d’alliée fidèle ; elle doit aussi veiller à ses propres intérêts en nous aidant à sortir de nos difficultés... Une attitude négative de sa part ne se comprendrait pas. » Attendons avec confiance la conférence de Paris.

La Pologne traverse une de ces épreuves douloureuses qui peuvent, si la leçon qu’elles comportent est entendue, tremper les caractères et éclairer les consciences. L’assassinat de M. Narutowicz, le Président de la République nouvellement élu, ne constituerait qu’un dramatique incident, qu’il conviendrait de relater en une ligne, si la passion politique n’avait armé l’assassin. Analyser les circonstances qui expliquent un tel crime, c’est révéler la source des dissensions intestines dont souffre la Pologne ressuscitée. La chronique du 1er décembre a exposé le résultat des élections à la Diète et au Sénat ; elles envoyaient au Parlement un bloc de droite très cohérent d’un peu plus de 220 membres, et un bloc de gauche, plus disparate mais numériquement égal. L’élection du Président, comme la vie des ministères, dépend donc du groupe des minorités nationales qui compte 83 députés et 21 sénateurs ainsi répartis : 53 juifs, 20 allemands, 25 blancs-ruthènes, 6 ukrainiens. La vie politique de la Pologne se trouve ainsi dépendre d’hommes qui, pour la plupart, sont étrangers aux sentiments nationaux.

L’élection pour la présidence de la République était fixée au 9 décembre. Le maréchal Pilsudski, président sortant, déclinait toute candidature ; ne croyant pas pouvoir compter sur les voix de la droite, il ne se résignait pas à devenir l’élu d’une minorité polonaise devenue majorité par l’appoint des voix non polonaises. Des négociations laborieuses furent menées pour trouver un candidat qui pût réunir une majorité polonaise. Le parti dirigé par M. Witos laissa croire qu’il voterait peut-être pour le candidat des droites, le comte Maurice Zamoyski, le sympathique et distingué représentant de la Pologne à Paris ; mais, à l’heure du scrutin, l’Union nationale chrétienne se trouva réduite à ses seules forces ; son candidat obtint 221 voix au premier tour et ne dépassa jamais 228. Après lui venaient M. Wojciechowski avec 105 voix, M. Baudoin de Courtenay avec 103, M. Narutowicz, ministre des Affaires étrangères, 62, M. Daszynski, chef du part socialiste, 49. Au 5e tour de scrutin, M. Narutowicz l’emportait par 289 voix contre 227 au comte Zamoyski.

Dans la rue, ce résultat est très mal accueilli ; une foule, composée surtout d’étudiants, hue le nouvel élu ; une collision s’en suit avec les jeunes gardes révolutionnaires ; il y quatre morts et des blessés. Les nationalistes s’indignent que le chef de l’État puisse être l’élu d’un groupe qui souhaite la dissolution de l’État ; dans tous les parlements, disent-ils, il y a des juifs députés répartis entre les diverses fractions, mais en Pologne seulement il existe des députés juifs formant un parti non pas confessionnel, mais national et racial ; il semble douloureux à leurs cœurs de patriotes que ces Juifs et ces Allemands qui n’ont pas souffert avec eux, qui n’ont rien fait pour la libération de la patrie, exercent une influence prépondérante sur la vie politique de la Pologne. Ils rappellent que, pendant la guerre, M. Narutowicz, comme le maréchal Pilsudski son parent, a été « activiste, » c’est-à-dire a, jusqu’à l’effondrement de la Russie, combattu l’empire des Tsars et espéré la renaissance d’une petite Pologne du bon vouloir des Empires centraux ; ils soutiennent enfin que la Pologne a intérêt à chercher, dès qu’elle deviendra possible, une entente avec la Russie pour pouvoir opposer toutes les forces nationales à la poussée germanique. Tels étaient les sentiments qui, après l’élection de M. Narutowicz, agitaient l’opinion et dont l’exaltation troubla le cerveau malade_ d’un peintre nommé Nieviadomski et arma son bras. Sept jours après son élection, le 13 décembre, le Président de la République tombait frappé de trois balles.

L’horreur d’un tel crime souleva sans distinction l’indignation de tous les partis ; une tache ternissait la gloire historique de la Pologne restaurée ; les ennemis de la Pologne allaient en profiter pour la vouer, une fois de plus, aux gémonies. L’Allemagne, où fleurit l’assassinat politique, se répandit en invectives ; certains journaux y dénoncèrent le fruit de l’influence française ! La Pologne donna un bel exemple de sang-froid et d’énergie ; le jeu normal de la Constitution fit assurer l’intérim de la Présidence par M. Rataj, président de la Diète, qui, avec beaucoup de décision, maintint l’ordre et constitua un Cabinet dirigé par le général Sikorski, chef d’État-major. Le maréchal Pilsudski assuma les fonctions de chef d’État-major qui lui donnent le commandement de l’armée. On s’occupa aussitôt de réunir pour la seconde fois l’Assemblée nationale. La nouvelle élection s’est faite sans troubles le 20 décembre. Tous les amis de la Pologne regretteront que les partis n’aient pas réussi à se mettre d’accord sur un candidat qui, réunissant l’unanimité des suffrages, fût vraiment le mandataire de toute la nation. Au premier tour de scrutin, M. Wojciechowski fut élu par 298 voix contre 227 au professeur Morawski, président de l’Académie des Sciences de Cracovie, candidat des droites. Dans les circonstances actuelles, l’Assemblée ne pouvait faire un meilleur choix ; elle a élu un homme d’énergie et de conciliation qui ne compte que des amis. Le nouveau président, autrefois socialiste, créateur d’un puissant mouvement coopératif, est inscrit au groupe de M. Witos, mais son passé le place au-dessus des partis ; dès le début de la Grande Guerre on le trouve en Russie, où la confiance générale le nomme président de l’Union de tous les partis polonais ; il organise la participation des Polonais à la lutte pour la victoire de l’Entente. Après la libération, il est ministre de l’Intérieur dans les Gouvernements présidés par MM. Paderewski et Skulski. Son premier message, conçu en termes très élevés, est un appel à cette union des cœurs qui est le premier besoin de la Pologne ressuscitée. La France, dont il s’est toujours montré un ami fervent, souhaite, pour le bien de sa patrie et la paix de l’Europe, que sa voix soit entendue et que sa présidence inaugure une ère de concorde et de prospérité.


RENE PINON.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.