Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1849

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Chronique no 425
31 décembre 1849
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 décembre 1849.

Combien avons-nous déjà eu de républiques depuis le 24 février ? Nous avons eu d’abord la république du 24 février, nous avons eu ensuite celle du 4 mai, et nous avons trouvé fort bon que la république du 4 mai, c’est-à-dire celle de l’assemblée constituante, remplaçât celle du gouvernement provisoire ; mais la république du 4 mai est déjà elle-même bien arriérée, et M. Ségur d’Aguesseau se donne trop de peine, selon nous, pour en raviver le souvenir. La république du 4 mai a été excellente relativement à celle du 24 février ; c’est là toute sa gloire, et cela ne suffit pas pour vivre dans l’histoire ou dans le temps présent. Dans le temps présent, en effet, elle a déjà été remplacée par la république du 10 décembre, qui fut, nous ne pouvons pas en disconvenir, un grand échec à la république du 24 février et même à celle du 4 mai. Nous serions tentés de croire que la république du 10 décembre a elle-même été remplacée par celle du 31 octobre. Jusqu’ici, cependant, le 31 octobre a eu les allures d’un plan de gouvernement plutôt qu’il n’a été un gouvernement nouveau.

Ces diverses républiques n’ont pas seulement leur date dans l’histoire de nos deux dernières années, elles ont aussi, pour ainsi dire, leur place dans le pays. Nous nous croyons un pays très uniforme, très centralisé, et nous le sommes assurément. Cependant la diversité commence à s’introduire dans le pays ; est-ce un bien ? est-ce un mal ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, il y a des communes en France qui en sont encore à la république du 24 février, et je les plains ; il y en a qui en sont à la république du 4 mai ; d’autres peut-être en sont déjà à la république de l’avenir, à celle dont nous ne savons encore ni la date ni la nature. Les désordres qui résultent ou qui peuvent résulter de cette diversité de situations doivent attirer l’attention du gouvernement et la vigilance de l’administration. À Montpellier, un sergent de ville est lâchement assassiné par les chanteurs de la démagogie. À Céret, il était resté un débris des proconsuls du gouvernement provisoire, un sous-préfet qui croyait encore à la résurrection possible de 1848. L’administration supérieure l’a révoqué. Là-dessus, protestations, c’est-à-dire cris, rassemblemens et quasi-émeute de la démagogie, qui ne veut pas croire à sa défaite. Ailleurs, le maire s’est fait le pacha de la commune, et ce pacha a aboli de son autorité privée l’exercice du culte catholique : il y a des endroits où un petit directoire gouverne le village comme les triumvirs gouvernaient Rome ; les avanies remplacent les proscriptions. Dans ces communes bienheureuses, on attend avec impatience l’avènement d’un nouveau 24 février à Paris, et en attendant, on conserve les traditions de l’ancien. C’est là que le 13 juin était su d’avance, et que les autorités, intimidées ou complices, n’osaient pas ou ne voulaient pas répéter les paroles du télégraphe, qui annonçait la défaite de la démagogie.

Si nous citons tous ces faits isolés, quoique nous en omettions quelques-uns qui sont tristement significatifs, ce n’est pas que nous voulions effrayer le pays : nous voulons seulement lui montrer que les adversaires de l’ordre social sont partout répandus et partout disposés à dresser leurs embuscades. Nous avons vaincu le corps d’armée, mais nous avons affaire aux guérillas. Nous sommes maîtres, si nous savons rester unis, des grandes villes et des centres principaux ; mais la démagogie a encore je ne sais combien de petits champs d’asile d’où ses bandes sont prêtes à s’élancer sur le pays.

Veut-on un exemple de cette puissance de la démagogie dans les petits centres de population ? voyez ce qui s’est passé dans le barreau de Paris et dans les barreaux de province. À Paris, le conseil de discipline de l’ordre des avocats n’a pas hésité à citer à sa barre les défenseurs qui, devant la haute cour de Versailles, avaient proclamé le droit de l’insurrection, et qui s’étaient prétendus opprimés, parce qu’il ne leur était pas permis d’être factieux. M. Crémieux lui-même, le ministre de la justice de février et le membre du gouvernement provisoire, un ancien dictateur, a été réprimandé comme un simple stagiaire par le conseil de discipline. Les avocats des barreaux de province, M. Michel de Bourges, le promoteur de la théorie de l’insurrection permanente, M. Thouret de Toulon, n’ont été ni réprimandés ni avertis par les conseils de discipline de leurs barreaux. Cela veut dire qu’il n’y a plus de grands seigneurs de février qu’en province et dans les petites villes. La démagogie a fui du centre vers les extrémités, mais elle est toujours prête à raccourir des extrémités vers le centre, si nous ne faisons pas bonne garde au centre, et si nous n’employons pas toutes les forces de l’administration et de la justice à la chasser des postes qu’elle conserve encore.

C’est là l’action que nous demandons au gouvernement. Le message du 31 octobre a promis des actions plutôt que des paroles. Les actes décisifs et éclatans sont difficiles, quelque bonne volonté qu’on ait d’en faire. Que reste-t-il donc ? L’action quotidienne de l’administration, la lutte assidue et vigilante. Sous ce rapport, nous n’avons pas entendu dire que le ministère du 31 octobre se soit encore trouvé en défaut. Les circulaires des divers ministres ont montré l’allure qu’ils voulaient que prît partout l’administration. Les mesures de répression qu’ont adoptées les préfets ont été approuvées et encouragées par le ministre de l’intérieur. Ce soin de l’administration suffit-il à la tâche d’un gouvernement ? Nous serions tentés de répondre oui dans le moment présent. Gouverner, selon quelques personnes, c’est imprimer au pays une direction ; c’est lui faire une destinée. Or, on nous a fait ou voulu faire tant de destinées diverses depuis deux ans, on nous a imprimé ou voulu imprimer tant de directions contraires, que nous ne serions pas fâchés qu’on laissât le pays se reposer un peu de tant d’essais de gouvernemens, et que l’on se contentât de l’administrer avec sagesse et avec fermeté. Il se ferait alors son sort à lui tout seul, comme se le font en général et comme doivent se le faire les sociétés modernes. Le gouvernement dans nos grands états modernes est la plus petite partie de l’activité de la société. La plus grande et la plus décisive portion de cette activité est en dehors du gouvernement ; elle est dans l’industrie, dans le commerce, dans l’agriculture, dans les arts, dans les lettres, toutes choses qui, pour bien aller, n’ont besoin que d’un point, c’est que le gouvernement ne se mêle pas de leurs affaires, soit pour les diriger, soit pour les contrarier. Tous ces grands élémens de l’activité sociale ne demandent au gouvernement que de faire une bonne police et de maintenir l’ordre. Ils se chargent du reste.

Pendant que le gouvernement continue à veiller au maintien du bon ordre et aide ainsi de la manière la plus efficace à la convalescence de la société, l’assemblée législative, en dépit des agitations convulsives de la montagne, fait de bonnes lois ou défait les mauvaises, ce qui est le grand point. Nous voulons parler ici du rétablissement de l’impôt sur les boissons. C’est, selon nous, le plus grand fait politique de la dernière quinzaine.

418 voix contre 241 ont décidé le maintien de l’impôt des boissons. On nous permettra de revenir sur cette discussion mémorable, et de chercher à faire ressortir quelques-unes des vérités qu’elle a mises en lumière. Nous vivons dans un temps où il ne faut pas se lasser de répéter les vérités utiles, et il n’y en a pas de plus importantes, en ce moment, que celles qui tendent à démontrer l’extravagance de la plupart des attaques dirigées contre notre système d’impôts.

On sait que la taxe sur les boissons remonte, en France, aux temps de l’ancienne monarchie. Perçue à l’aide de moyens vexatoires, les seuls que connût alors une fiscalité peu habile et peu scrupuleuse, elle a excité dans l’origine de justes plaintes qui sont peut-être encore la principale cause de son impopularité dans quelques-unes de nos provinces. Les lois et l’expérience administrative ont cependant corrigé peu à peu les abus de la perception. En dernier lieu, la restauration, puis le gouvernement de juillet, ont établi l’impôt sur les bases qui sont actuellement en vigueur, et que tout le monde connaît. Aucune quantité de vins, eaux-de-vie, liqueurs, etc., ne peut être déplacée sans une déclaration expresse. Cette formalité est la base du système en ce qu’elle assure le recouvrement des droits à chaque mouvement de la matière imposable. Les droits sont de plusieurs sortes. Il y a, premièrement, le droit de circulation, qui se perçoit lors de l’enlèvement des quantités destinées à la consommation intérieure du pays. Ce droit varie, pour les vins, d’après un tarif qui se divise en quatre classes, selon le prix de vente en détail dans chaque département. Les propriétaires récoltans sont exempts de ce droit pour les vins qu’ils consomment dans le rayon fixé par la loi ; ils ont seulement à acquitter, pour chaque transport, un droit d’expédition de 25 centimes. Après le droit de circulation vient le droit d’entrée, qui se perçoit à l’entrée dans les communes ayant quatre mille ames et plus. Ce droit est également réglé d’après une classification des départemens et en outre d’après le chiffre de la population des villes. En troisième lieu, il y a le droit de détail, qui se perçoit sur les débitans après la vente. Ce droit est de 10 pour 100. Comme il faut une surveillance rigoureuse pour en assurer la perception, les débitans sont continuellement soumis aux visites des employés de la régie, qui inscrivent en compte les quantités reçues et les quantités vendues. Toutefois, la loi donne aux débitans la faculté de se soustraire à l’exercice, soit en souscrivant un abonnement, soit en payant, à l’arrivée, une taxe de consommation. Enfin, il y a le droit de licence, taxe prélevée sur le commerce des boissons, et qui n’a qu’une importance secondaire dans le débat.

Tel est le système général de l’impôt. Maintenant, pour apprécier les attaques qui sont dirigées contre cet impôt, voyons les faits.

Parlons d’abord des producteurs. À entendre M. Mauguin, le seul habile défenseur de l’agitation vinicole, les producteurs sont écrasés, ruinés par la législation sur les boissons. Que répondent les documens officiels ? Nous ouvrons l’excellent rapport de M. Rocher, et nous y voyons que la culture de la vigne n’a pas cessé de s’étendre depuis un demi-siècle. En 1788, le nombre d’hectares consacrés à la vigne était de 1,555,400 ; en 1830, il était de 1,993,300 ; il est aujourd’hui de 2,137,000, et la production s’est naturellement accrue en proportion de la culture. Voilà, certes, des chiffres qui parlent d’eux-mêmes, et l’on a beau être un homme fort spirituel, c’est une tâche bien difficile d’avoir à démontrer, devant un auditoire sérieux, qu’une industrie qui double ses profits en cinquante ans est une industrie qui souffre, et qu’une législation sous l’empire de laquelle la propriété vinicole a augmenté de 300,000 hectares depuis vingt ans est une législation ruineuse pour les propriétaires de vignes.

Sans doute, il y a des producteurs qui se ruinent, il y a des localités qui souffrent, personne ne dit le contraire ; mais ces souffrances, d’où viennent-elles ? Est-ce la faute de l’impôt si toutes les années ne se ressemblent pas, si les récoltes sont variables, si les temps d’abondance sont suivis de temps de disette, et s’il en résulte des variations fréquentes dans les prix, source de mécomptes pour les propriétaires de vignes ? Il y a de la loterie dans le revenu de toutes les propriétés. La terre donne tantôt plus et tantôt moins, les maisons urbaines tantôt se louent bien et tantôt se louent mal ; mais nous avouons volontiers que de toutes les productions de la terre la vigne est la plus capricieuse : tantôt grande fécondité et bonne qualité, tantôt petite quantité et mauvaise qualité ; rarement les vendanges se ressemblent, et c’est ce qui fait qu’il y a plus de loterie dans le revenu des vignobles que dans celui des autres propriétés rurales. Cependant ne croyez pas que le propriétaire de vignes règle sa dépense sur le revenu moyen de la vigne : non, il est tenté de prendre pour taux de son revenu le profit des belles années, et cela est si vrai, que même le langage des vignerons se conforme à ce penchant naturel du cœur humain. Quand on dit qu’on aura année entière, cela veut dire grande abondance ; demi-année ne veut dire qu’une récolte médiocre. C’est ainsi que toujours, en dépit de l’expérience, nous prenons le bien pour la règle et le mal pour l’exception. Une terre a beau accroître ses productions, son propriétaire accroît encore plus ses besoins et ses dépenses. Il en est, il en a été des propriétaires de vignes comme des colons. Il s’est fait dans les vignes de grandes fortunes ; mais il y a eu encore plus de luxe que de richesse. De là il est arrivé que lorsque la terre a moins donné et qu’on n’a plus eu le gros lot à la loterie, on s’est trouvé fort mal à l’aise. On avait pris pour un revenu ce qui n’est, pour ainsi dire, qu’un commerce.

Une fois la gêne arrivée, beaucoup de propriétaires de vignes ont cherché à qui s’en prendre, et, ne voulant pas s’en prendre à eux-mêmes, ils s’en sont pris à l’état, c’est-à-dire à l’impôt.

À entendre les producteurs, on croirait qu’ils supportent à eux seuls tout le poids de l’impôt. Or, voici quelle est leur situation. D’abord, ils sont exempts de droits pour toutes les quantités qu’ils vendent à l’étranger, et cela monte à une valeur annuelle de 90 millions. Puis, ils consomment en franchise une partie des boissons qu’ils récoltent. Ils ne sont assujétis au droit d’entrée que dans les villes de quatre mille ames ou plus.

Il n’est donc pas juste de dire que les propriétaires de vignes sont écrasés par l’impôt des boissons. Ils prétendent, il est vrai, qu’ils sont doublement lésés, d’abord par les droits qui les frappent directement, ensuite par ceux qui pèsent sur les consommateurs, et qui, par l’excès de leur poids, réagissent sur la production elle-même. Examinons si ce reproche est fondé, et voyons quelle est la situation des consommateurs.

Les documens officiels nous disent que, sur la population totale de la France, qui est de trente-cinq millions, les cinq sixièmes habitent des communes au-dessous de quatre mille ames. Voilà déjà trente millions de contribuables qui ne sont pas assujétis au droit d’entrée, et, sur ces trente millions, il y en a douze qui consomment en franchise les produits de leurs récoltes, et dix-huit qui ne paient pour leur consommation qu’un droit minime, dont la moyenne générale est évaluée à un centime par litre. Il n’y a donc que cinq millions de contribuables qui supportent avec le droit de circulation le droit d’entrée, et la moyenne de ces deux droits réunis s’élève pour eux à 3 centimes et demi.

Telle est la situation des consommateurs. Nous raisonnons toutefois, jusqu’ici, sans parler du droit de détail, celui qui se perçoit sur les ventes faites par les débitans. Tout le monde, malheureusement, ne peut pas avoir sa vigne, faire sa vendange chez soi, ou s’approvisionner chez le propriétaire ou le marchand en gros. Une partie des contribuables va donc au cabaret. Or, voici ce qui en résulte, toujours d’après les chiffres officiels. D’abord, nous venons de voir que douze millions de propriétaires récoltent leur vin chez eux : ceux-là, assurément, ne vont au cabaret que s’ils le veulent absolument, et on peut croire, pour leur honneur, qu’ils n’abusent pas de cette faculté. Quant aux vingt-trois millions de contribuables qui ne récoltent pas, il faut faire à leur égard une distinction. Sur ces vingt-trois millions, il y en a dix-huit qui habitent les petites communes affranchies du droit d’entrée ; pour ceux-là, le droit de détail ajoute au prix du vin une moyenne de 5 centimes par litre. Quant aux cinq millions qui habitent les grands centres, le droit de détail ajouté au droit d’entrée s’élève pour eux à un maximum de 7 centimes et demi

Voilà les victimes que fait le droit de détail : 5 centimes par litre pour ceux qui vont au cabaret dans les campagnes, 7 centimes et demi pour ceux qui vont aux cabarets des villes.

Cependant, parmi ces victimes, on nous permettra de signaler une différence. Les consommateurs de cabaret n’ont pas tous droit aux mêmes sympathies. Qu’on s’apitoie sur le compte de ceux qui ne vont chez le débitant que pour y prendre leur approvisionnement domestique, rien de mieux : ceux-là, en effet, méritent que leur position soit allégée, et le sentiment de l’assemblée a été unanime à cet égard ; mais elle n’a pas eu, à beaucoup près, les mêmes ménagemens envers cette autre classe beaucoup moins intéressante de contribuables qui ne vont au cabaret que pour y laisser leur bourse et leur raison. Ceux-là, il faut en convenir, ont trouvé dans la majorité peu de sympathies ; elle a résisté sur ce point à toutes les séductions. Ni la logique de M. Grévy, ni les bons mots de M. Antony Thouret, ni la sensibilité de M. Jules Favre ou de M. Mathieu de la Drôme, n’ont pu l’émouvoir le moins du monde. Au contraire, elle a écouté avec une satisfaction non équivoque, au milieu des interruptions violentes de la montagne, un discours très sensé et très courageux de M. de Charencey, qui n’a pas craint de flétrir en termes énergiques la clientelle oisive des cabarets, cette plaie honteuse, cette source de dégradation et de misère, où le socialisme recrute ses adhérens, et où les ennemis de l’ordre sont toujours sûrs de trouver leur armée un jour d’émeute. Si l’impôt qui pèse sur cette classe de consommateurs est relativement un peu lourd, loin de s’en plaindre, il faudrait au contraire s’en féliciter, et applaudir à la sagesse et à la moralité de la loi, car cette rigueur de l’impôt serait le seul moyen de réprimer ou de contenir un vice qui répand la corruption dans le pays.

Les consommateurs, on le voit, n’ont pas beaucoup à se plaindre de l’impôt des boissons. Sauf l’exception que nous avons indiquée, et qui sera certainement l’objet d’une modification prochaine, on ne peut dire que l’impôt soit un fardeau intolérable pour eux. Qui donc est en droit de se plaindre ? Est-ce le débitant ? Un mot suffit pour répondre à toutes les déclamations sans cesse renouvelées à propos de l’exercice : c’est que la loi donne aux détaillans la faculté de s’en affranchir. Si donc il y en a qui se soumettent à l’exercice, c’est qu’ils le veulent. D’ailleurs, l’exercice est le sort commun de beaucoup d’autres industries. C’est un moyen que le fisc est forcé d’employer, dans l’intérêt même du principe d’égalité ; car, si la perception d’un impôt n’était pas l’objet d’une surveillance sévère à l’égard d’une certaine classe de contribuables, toutes les autres seraient en droit de réclamer. Aussi l’exercice est-il en usage chez presque tous les peuples de l’Europe. Il est vingt fois plus rigoureux en Angleterre qu’en France. Les économistes de la montagne savent bien, du reste, que c’est un moyen dont il est difficile de se passer, puisqu’ils en font la base de leur projet d’impôt sur le revenu. Comme l’a fait remarquer M. de Montalembert, pour soustraire trois cent mille cabaretiers à un exercice qu’ils disent intolérable, ils ne trouvent rien de mieux que de soumettre trente-cinq millions de Français à l’exercice !

Si l’impôt des boissons est parfaitement tolérable pour les consommateurs aussi bien que pour les producteurs, s’il n’offre que des inconvéniens faciles à corriger, s’il n’est vexatoire pour personne, ou du moins s’il ne l’est en réalité que pour le vice et pour la fraude, pourquoi donc le supprimerait-on ? Parce qu’il n’est pas proportionnel, vous dira M. Grévy ; et qu’en cela il est contraire à la constitution ! En effet, la constitution de 1848, à l’article 15, proclame en principe la proportionnalité de l’impôt ; mais la constitution ne déclare-t-elle pas également, à l’article 17, qu’il y aura des impôts indirects ? Or, comment voulez-vous que des impôts indirects puissent être proportionnels ? Comment une taxe sur le tabac, sur le sucre, sur la poudre, pourrait-elle être mesurée aux facultés de celui qui la paie ? Évidemment cela n’est pas possible, et il faut bien reconnaître que la constitution s’est contredite elle-même, en autorisant d’un côté ce qu’elle semble avoir interdit de l’autre.

Remarquons ici, en passant, une analogie qui devrait recommander les taxes indirectes aux économistes de la montagne. M. Louis Blanc aurait voulu que le salaire fût proportionnel, non pas au travail, mais aux besoins des travailleurs. Eh bien ! les taxes indirectes sont proportionnelles, non pas à la fortune, mais aux besoins et aux goûts des contribuables. J’ai plus soif, ma part contributive dans l’impôt des boissons sera plus forte ; j’ai besoin d’alimens plus salés, je paierai plus à la gabelle ; plus sucrés, je paierai plus forte part dans l’impôt des sucres. Seulement la proportionnalité des taxes aux besoins a cela de bon, qu’elle modère les besoins et réprime les appétits, tandis que la proportionnalité des salaires aux besoins excite les besoins et développe les appétits.

Du reste, ceux qui réclament si vivement en faveur de la proportionnalité de l’impôt du revenu connaissent-ils bien la valeur réelle de ce principe ? Ayons le courage de le dire, puisque aussi bien, au temps où nous sommes, nous ne savons à quoi servirait d’entretenir des illusions, sur ce point, pas plus que sur tout autre ; avouons-le donc franchement, la proportionnalité de l’impôt est une chimère. C’est l’idéal que poursuivent les philosophes dans les académies des sciences morales et politiques ; c’est une promesse fallacieuse que l’esprit de parti adresse à la foule ; c’est une espérance que les bons gouvernemens inscrivent dans les lois, mais ce n’est point la vérité. L’exacte vérité, il faut bien le dire, c’est qu’il n’est pas dans la nature des sociétés, même les plus régulières, d’offrir, par leur organisation administrative et politique, des moyens d’action assez puissans, des procédés assez sûrs, pour établir d’une manière absolue dans la pratique ce principe de proportionnalité contributive que tous les gouvernemens sages s’accordent cependant à regarder comme un devoir d’humanité et de justice. Tout ce qu’on peut faire à cet égard, c’est de se rapprocher autant que possible du but, sans espoir de l’atteindre : Voyez notre contribution foncière, qui passe communément pour être une contribution proportionnelle. Où en est l’opération du cadastre ? Quand arrivera-t-on à la péréquation de l’impôt ? Comment fera-t-on pour effacer, soit dans les droits d’enregistrement, soit ailleurs, les inégalités de plusieurs sortes qui frappent certaines classes de contribuables ? L’expérience démontre que l’on n’y arrivera pas. L’expérience démontre aussi que l’on ferait une insigne folie de condamner, à cause de ces défauts inévitables, mais secondaires, tout notre régime d’impôts directs et indirects, et que, de tous les systèmes que l’on tenterait de lui substituer, le plus dangereux et le plus impraticable serait celui de l’impôt unique. En effet, il n’est pas besoin d’être un profond financier pour comprendre que le système de l’impôt unique appartient à l’enfance des sociétés, et qu’il ne saurait convenir aux états modernes. Le propre des sociétés modernes est de demander beaucoup à leurs gouvernemens, et ceux-ci, à leur tour, sont bien forcés de demander à leurs administrés beaucoup d’argent. Or, si cet argent était demandé en bloc, sous la forme d’une contribution unique, il est évident que ce serait une exigence intolérable. La cote du percepteur soulèverait partout mille résistances. Pour aborder plus sûrement le contribuable, qu’a-t-on fait ? On a imaginé d’établir, au lieu d’une seule et même taxe, plusieurs taxes différentes, qui, s’appliquant à la propriété foncière, à l’industrie, au capital, à la fortune mobilière, se confondant pour la plupart avec la valeur vénale des choses, et n’ayant toutes séparément qu’un poids modéré, viennent s’imposer au contribuable pour ainsi dire à son insu, ou ne le frappent que d’une manière insensible. Tel est le système qui résulte du mélange habile de l’impôt direct avec les impôts de consommation, et qui consiste, pour tout dire, à puiser un peu, et le plus souvent possible, dans le plus grand nombre de bourses, en prenant soin de cacher autant qu’on le peut la main du fisc. Ce système n’a sans doute pas la brutale simplicité ni la radicale franchise de l’impôt unique ; mais il a du moins le mérite d’avoir fait prospérer la France pendant trente ans.

La montagne, on le pense bien, avait toute autre chose à faire, dans cette discussion, que de répondre aux preuves authentiques, aux chiffres péremptoires des documens officiels. Pour elle, l’intérêt du débat n’était point dans l’examen sérieux d’une question économique. Que l’impôt des boissons fût proportionnel ou non, qu’il fût bien ou mal réparti, qu’il fût ou non un fardeau trop lourd pour telle ou telle classe de contribuables, qu’il y eût ou non des changemens à y faire, soit dans les tarifs, soit dans le mode de perception : ce n’était pas là, au fond, ce qui importait le plus aux représentans de l’idée de février. Pour ceux-là, sachons-le bien, la discussion de l’impôt des boissons n’était qu’une nouvelle forme d’attaque contre la société. Supposez, en effet, que l’impôt des boissons eût été supprimé, qu’arrivait-il ? Tout notre édifice financier s’écroulait. Après la taxe des boissons, il eût fallu sacrifier tous les octrois des villes, puis toutes les contributions indirectes ; pas une seule taxe de consommation ne serait restée inscrite au budget des recettes. C’était un vide de plusieurs centaines de millions qu’il eût fallu combler ; mais comment ? Aurait-on pris le système de la taxe unique sur le capital ou sur le revenu ? C’était un bouleversement dans le régime économique de la France. Aurait-on supprimé, comme le voudrait M. Bastiat, tout ou partie du budget des dépenses ? C’était la décentralisation à l’infini, la destitution du gouvernement, c’est-à-dire une révolution nouvelle. Serait-on resté les bras croisés devant une dette flottante de 600 millions, un découvert de 534 millions pour 1849, et un déficit probable de 4 à 500 millions pour 1850 ? C’était marcher indubitablement à la banqueroute, avec la perspective plus ou moins prochaine des assignats sous forme de bons hypothécaires, et des réquisitions sous forme de dons patriotiques. Assurément, nous ne croyons pas calomnier les intentions de la montagne en supposant que toutes ces hypothèses s’étaient naturellement présentées à l’esprit de ses orateurs ; autrement, pourquoi auraient-ils mis tant d’âpreté et de violence à attaquer ce malheureux impôt des boissons, dont le seul tort, à vrai dire, était de donner au budget des recettes de 108 millions ? La pensée de la montagne n’a pas besoin, du reste, d’être supposée ; elle s’est exprimée assez ouvertement dans le débat pour ne laisser de doute à personne. « La monarchie, a dit un orateur de la montagne, s’est réfugiée dans la fiscalité comme dans une forteresse ; l’impôt est la citadelle, et nous ne cesserons de l’attaquer. » Ce mot est un des plus caractéristiques et des plus francs qui aient été dits dans tout le cours de cette discussion. À la place du mot monarchie, qui est aujourd’hui, comme on sait, une expression convenue, mettez le mot société, et vous aurez, sinon la pensée même de l’orateur, du moins bien certainement celle d’une quarantaine de ses collègues qui ont accueilli sa déclaration avec des applaudissemens frénétiques. Oui, l’impôt est aujourd’hui la citadelle de l’ordre, et c’est pour cela qu’on veut y entrer. C’est pour cela aussi que l’impôt des boissons a été défendu, cette fois, non pas seulement par des financiers, par des économistes, mais par des hommes véritablement politiques, qui ont senti que la société, dans cette circonstance, était attaquée avec l’arme la plus dangereuse de toutes, celle de la philanthropie hypocrite, et que, si l’on perdait cette nouvelle bataille, on serait exposé à en perdre bien d’autres par la suite.

Le grand mérite de la discussion de l’impôt des boissons, outre le déficit du trésor évité ou détourné, c’est d’avoir dit la vérité au pays, c’est de n’avoir pas couru après une misérable popularité. Ce mérite si rare de savoir et d’oser dire la vérité, nous le trouvons aussi dans un document important, dans le rapport de M. Reybaud sur les colonies agricoles de l’Algérie. Puissent tous les hommes qui sont encore disposés à être dupes des mirages de la philanthropie lire ce curieux et instructif rapport ! Ils y verront combien, pour faire le bien, il faut de prudence, de bon sens et surtout de temps. Ils y verront enfin qu’on n’improvise pas une colonie aussi facilement qu’une république.

Supposez qu’un gouvernement régulier, maître de lui-même, ayant tout le temps de la réflexion, ayant aussi les ressources nécessaires, veuille faire un essai de colonisation agricole, comment s’y prendra-t-il ? Apparemment, il choisira de préférence pour colons des cultivateurs, des hommes robustes, habitués à de rudes travaux, à une vie sobre, des pères de famille surtout capables de donner de bons exemples ; en même temps, il fera tous les préparatifs nécessaires pour établir commodément la colonie sur le sol qu’elle a à défricher. Il s’arrangera pour qu’elle y trouve, dès l’arrivée, un abri suffisant et des instrumens de travail. Il prendra enfin ses mesures de manière à ce que l’arrivée des colons ait lieu dans une saison propice aux travaux de la terre, car l’oisiveté, surtout au début, est une cause certaine de découragement.

Voilà ce que fera un gouvernement régulier ; mais, pour la même raison, voilà ce que n’a pas pu faire le gouvernement de la république aux mois de septembre et d’octobre 1848, non pas qu’à cette époque ce gouvernement n’eût déjà manifesté un retour à l’esprit d’ordre, mais il était encore dominé par les circonstances, et il subissait les inconvéniens de son origine. L’envoi d’une colonie en Algérie, proclamé par lui à la tribune comme une pensée de civilisation et de progrès, n’était que l’œuvre de la nécessité. On envoyait en Algérie les malheureux que la révolution avait mis sur le pavé, et dont on ne savait plus que faire depuis les barricades des journées de juin.

Aussi, comment a-t-on procédé ? Il fallait des cultivateurs, on a pris des artisans, des ouvriers ; il fallait des hommes robustes, on a pris des hommes d’une constitution chétive, énervés par le séjour des villes ; il fallait des pères de famille, on a pris une foule de célibataires, sans compter les enfans et les vieillards ; bref, on a transporté en Afrique les ateliers nationaux, et on les a fait partir au son des instrumens militaires, comme des régimens, musique en tête et bannières déployées. C’est ainsi que l’on faisait les choses en ce temps-là. Du reste, rien de préparé pour leur installation : des tentes, des baraques mal fermées, des instrumens insuffisans, des emplacemens mal choisis, et, quand les nouveaux colons sont arrivés en Algérie, la saison déjà avancée ne permettait plus les défrichemens ; il restait à peine la ressource du jardinage. Quoi d’étonnant, dès-lors, si la colonisation a eu jusqu’à présent bien peu de succès, et si la commission chargée d’en vérifier les résultats a trouvé sur son chemin si peu de champs défrichés, si peu de travaux entrepris, et tant de spectacles affligeans qui lui ont serré le cœur ?

Chose heureuse cependant et digne de remarque : à mesure que le temps s’écoule, sa force souveraine et salutaire discipline et épure cette société nouvelle. Sans doute, il y a là un fonds qui résistera à toutes les tentatives qu’on fera pour l’assainir, fonds de dépravation, d’orgueil, de lâcheté et de paresse qu’il faut absolument extirper. Il y a là un bon nombre de cultivateurs de nouvelle sorte, qui n’ont pas encore mis la main à la charrue ; grands politiques, grands orateurs de cabaret, pleins des réminiscences de février, organisant des émeutes contre les directeurs de districts, réclamant à tout propos leur droit au travail, et faisant bêcher leurs jardins par des soldats ou des Arabes. Ces gens-là feraient des barricades en Algérie, s’ils le pouvaient ; mais, à côté d’eux et en dépit de leur influence, il s’est formé peu à peu une population plus honnête et mieux réglée, qui a senti l’aiguillon du besoin, qui a compris que l’état ne pouvait tout faire pour eux, que c’était déjà beaucoup d’avoir affecté un crédit de 50 millions au défrichement de quelques hectares de terre, et que le travail était nécessaire pour fertiliser ses dons. Voilà une population qui ressemble à une colonie. En faisant pour elle quelques nouveaux sacrifices, on finira peut-être par l’acclimater. Elle restera sur le sol, surtout si l’on n’envoie pas cette année, à côté d’elle, de nouveaux émigrans qui ne trouveraient rien de prêt pour les recevoir, et seraient encore une nouvelle expérience ruineuse pour le budget.

Un fait que l’on apprendra, dans tous les cas, avec plaisir, en lisant le rapport de M. Louis Reybaud, c’est que, quels qu’aient été les écarts commis en Algérie par cette émigration sortie du volcan de février, quelque fidélité qu’elle ait montrée pour les principes dont elle avait été nourrie, il y a un point cependant au sujet duquel elle a complètement trompé les espérances de ses prédicateurs. Ce point, c’est le communisme. Là-dessus, toute la colonie a été unanime. Bons ou mauvais se sont accordés, dès le début, à repousser comme un fléau la vie en commun, le travail en commun, l’association sous toutes les formes. Leurs répugnances à ce sujet ont été invincibles. Ils ont même poussé jusqu’à l’excès la passion de l’isolement, et ce refus de toute communauté, cette antipathie instinctive contre tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à l’atelier national de M. Louis Blanc, sont devenus une des difficultés de la colonisation.

Nous devons, en finissant cette indication des travaux de l’assemblée pendant la dernière quinzaine, mentionner brièvement deux questions qui ont occupé quelques séances : nous voulons parler de la question de la Plata et de la question du tombeau de l’empereur.

Nous avons fait jusqu’ici tout notre possible pour prendre à la question de la Plata le genre d’affection qu’y veut prendre la commission dont M. Daru est le rapporteur, et jusqu’ici nous n’avons pas réussi à nous intéresser à cette vieille et mauvaise querelle. Nous avons lu bien des brochures contre le traité de l’amiral Le Prédour, et, parmi ces brochures, une, entre autres, fort bien faite par M. Edmond Blanc, ancien député ; mais, malgré tout ce qu’on peut dire contre le traité Le Prédour, ce traité garde toujours à nos yeux un grand et suprême mérite : c’est un dénoûment et une fin. Voilà, soyez-en sûr, ce qui fait sa force. Dans une question qui exciterait vivement l’attention du pays, ce dénoûment tel quel ne plairait pas ; mais, dans la question de la Plata, avec l’indifférence générale, tout ce qui finit l’affaire, sans même la finir très bien, doit réussir. Ce qui nous confirme dans cette idée, c’est l’irrésolution où nous voyons que vient de tomber de nouveau l’assemblée, et l’amendement qu’elle a adopté comme pour avoir l’air de décider quelque chose, sans rien décider au fond. Qu’est-ce en effet que cette proposition de négocier encore ? Et pour appuyer les négociations, on accorde 10 millions. Pour négocier, c’est beaucoup que 10 millions, et pour guerroyer, c’est bien peu. L’assemblée n’a pas pu se résoudre à approuver purement et simplement le traité Le Prédour, et elle se remet de gaieté de cœur sur la pente de la négociation ou de la guerre, sans trop savoir de quel côté elle doit pencher. Bizarre décision, qui n’est qu’un témoignage d’incertitude, et qui plaide éloquemment pour le traité Le Prédour, qui finissait tout, tandis que la décision de l’assemblée semble avoir l’air de tout recommencer.

Quant à l’autre question, celle du tombeau de Napoléon, il n’y a jusqu’ici qu’un rapport fait pas M. de Luynes sur un projet de loi retiré par le gouvernement. Ce rapport n’est pas accompagné des pièces qu’il indique ; il est donc sévère sans être encore convaincant. Nous souhaitons qu’une commission de l’assemblée, nommée avec l’importance qui s’attache à un pareil sujet, vienne discuter cette affaire et fasse la part de tout le monde. Nous ne dirons qu’un mot seulement. Les crédits ont été excédés, et c’est M. Duchâtel qui était ministre pendant que les crédits étaient ainsi dépassés ; mais cela ne rend pas l’irrégularité plus grande à nos yeux, car nous ne savons rien de pis que de mêler les passions aux chiffres. Quant à l’idée, dont quelques personnes se frottent les mains, que M. Duchâtel est d’autant plus responsable qu’il est riche, dit-on, c’est une idée qui eût à peine été de mise pendant les trois premiers mois de la révolution de février.

Il y avait long-temps, depuis deux ans, que nous n’avions eu une satisfaction aussi vive que celle que nous avons ressentie en apprenant le résultat des élections piémontaises. Le libéralisme semblait en train de devenir une pure chimère, surtout en Italie. — Oui, tout cela serait beau, disaient les railleurs de droite, si c’était possible. — Ne voyez-vous pas combien tout cela est mesquin ? disaient de leur côté les docteurs de la démagogie ; laissez là votre type de la monarchie constitutionnelle et venez à la république. Voilà ce qu’on disait des deux côtés aux partisans du libéralisme en Italie. Les événemens semblaient venir en aide aux adversaires de la cause libérale. Nulle part la liberté n’avait pu s’établir en Italie. Elle avait, dès le premier choc, succombé aux coups de la démagogie, qui elle-même n’avait pas tardé à succomber sous les coups du despotisme ; nulle part, un parti libéral n’avait pu se former, et quand, avec nos idées françaises, nous demandions pour Naples, pour Rome et pour Florence des institutions libérales, on nous disait que ces institutions n’avaient personne pour les comprendre, pour les pratiquer, pour les soutenir. Il y a deux choses que le Nord veut transporter en Italie, et qui n’y vont pas, disait un jour devant nous un homme d’un esprit familier et moqueur : ce sont les constitutions représentatives et les cheminées. Ces gens-là ne sont pas habitués à se chauffer : ils brûlent dans la canicule, et ils gèlent quand, par hasard, il fait froid l’hiver ; mais ils ne savent pas se chauffer. Aussi n’y a-t-il pas en Italie une seule cheminée qui ne fume, et, quant aux constitutions représentatives, ils ne savent pas non plus les faire aller. — Et, comme pour réclamer contre ce grave arrêt, nous disions, en ce qui concerne les cheminées seulement, que la plupart des fumistes de Paris étaient des Italiens. — Des Piémontais ! reprit vivement l’interlocuteur, des Piémontais ! Aussi est-il possible, continua-t-il, qu’une constitution représentative puisse aller à Turin, mais c’est difficile.

Oui, en vérité, et pour parler sérieusement, oui, c’était difficile, quand la démagogie, non contente d’avoir mis le pays à deux doigts de sa perte à la bataille de Novarre, continuait encore son détestable métier et cherchait à rendre impossible le gouvernement parlementaire. On aurait dit que la chambre des députés du Piémont avait pris à tâche de pousser le roi à un coup d’état, afin qu’il fût prouvé une fois de plus que la pauvre Italie n’avait à choisir qu’entre le despotisme et la démagogie. C’est entre ces deux écueils que le gouvernement piémontais a résolûment cherché un passage, et il l’a trouvé. Le ministère de M. d’Azeglio a lutté pendant plusieurs mois, avec une patience héroïque, contre la mauvaise volonté de la chambre ; il voulait convaincre le pays avant de le consulter ; il a donc laissé à la démagogie le temps et la faculté de développer ses mauvais desseins, et, une fois que ces mauvais desseins ont été visibles pour tout le monde, alors, sans hésiter, et avec une fermeté digne de la patience même qu’il avait montrée, le roi a dissous la chambre ; il en a appelé aux électeurs, et les électeurs, sortant de leur indifférence à la voix de leur roi, ont répondu à l’appel qui leur était fait. Ils ont rejeté la chambre démagogique ; ils ont nommé une chambre conservatrice, et dès ce moment le bien est redevenu possible, sinon facile, car il ne l’est jamais. Dès ce moment, la constitution et le parlement sont devenus des instrumens de salut, au lieu d’être des entraves. Dès ce moment aussi, une grande question a été résolue : c’est qu’il peut y avoir en Italie un gouvernement libéral.

Un écrivain spirituel et éloquent, mais qui est disposé à désespérer vite parce qu’il est jeune, comparait dernièrement l’Italie à l’Irlande : triste augure que nous repoussons de tous nos vœux, Oui, il y a au cœur des Italiens bien des sentimens contradictoires ; oui, ils veulent l’indépendance de l’Italie, et ils ne savent pas se supporter mutuellement les uns les autres ; oui, ils veulent la liberté, et ils ne savent pas la défendre contre les factions. Mais quoi ? faut-il en conclure que l’Italie ne peut ni se gouverner elle-même, ni être gouvernée par des étrangers, et qu’elle est vouée à l’agonie sociale de l’Irlande ou à la sépulture convulsive de la Pologne ? Non : l’indépendance de l’Italie est un sentiment qui a pu faire beaucoup de mal ou empêcher beaucoup de bien depuis deux ans ; mais il peut et il doit avoir sa place dans l’Italie, telle que l’ont faite les traités. Il a sa place à Naples, à Rome, à Florence, à Turin. Parce que ce sentiment n’est pas de mise partout, il n’en est pas moins bien placé où il est. Nous en dirons autant de la liberté. Oui, le libéralisme n’a été ni aussi éclairé ni aussi ferme que nous l’aurions souhaité ; oui, il s’est laissé vaincre trop aisément par la démagogie ; mais, pour n’être pas encore tout ce qu’il pourrait être, le libéralisme peut cependant aussi avoir sa place dans les institutions de l’Italie, à Naples, à Rome, à Florence, à Turin surtout, où il a moins failli que partout ailleurs à ses devoirs et à sa destinée. Ah ! si vous rêvez, comme le rêvent beaucoup d’Italiens, une Italie centralisée et libérale, ayant une seule constitution, une seule assemblée, un seul roi, ah ! oui, cette Italie-là est impossible, et il y a plus : comme il n’y a rien de si funeste et de si pernicieux que la passion de l’impossible pour les peuples comme pour les individus, cette passion-là perdra l’Italie toutes les fois qu’elle s’y ranimera. Si vous voulez seulement l’indépendance et le libéralisme à Naples, à Rome, à Florence, à Turin, où est l’impossibilité ? La grande Italie n’est plus de ce monde ; mais le royaume de Piémont, le grand duché de Florence, les états pontificaux, le royaume de Naples, sont des états italiens qui doivent être indépendans et qui peuvent être libéraux. Ne nous hâtons donc pas de faire de l’Italie une Pologne qui s’agite dans sa tombe, ou une Irlande qui s’agite dans sa misère. Non : la nationalité est possible en Italie, point partout, mais en beaucoup d’endroits, et là où la fortune n’a point respecté la nationalité politique des Italiens, la nationalité morale est possible encore, et d’autant plus possible qu’il y aura, à côté de ces nationalités limitées et relatives, des nationalités plus heureuses et plus complètes. La fermeté des unes soutiendra la patience des autres.

Les élections piémontaises sont donc, selon nous, un heureux événement pour l’Italie et pour la cause libérale en Europe. Nous ne demandons au parlement qui se rassemble en ce moment à Turin et dont le roi de Sardaigne a inauguré l’ouverture par un discours généreux et sage, nous ne demandons à ce parlement ni grandes actions ni grosses paroles. Nous lui souhaitons la prudence et le tact, et, pour le voir répondre à tout ce que nous attendons de sa présence en Italie et en Europe, nous ne lui demandons qu’une seule chose, nous lui demandons d’être.

Il y a aussi des élections qui doivent, dit-on, se faire en Allemagne et un parlement allemand qui doit aussi, dit-on, se rassembler à Erfurth le 31 janvier 1850. De ces élections, si elles se font, nous ne savons pas en vérité ce que nous devons souhaiter, et nous ne savons pas non plus si nous souhaitons que le parlement allemand naisse et vive, tant il y a de brouillard et d’incertitude sur toute cette question allemande. Notons en passant quelques-uns des événemens qui se sont accomplis depuis quelque temps, et tâchons d’entrevoir le dénoûment de ce drame bizarre et compliqué.

Disons tout d’abord que ce qui rend le dénoûment si difficile à entrevoir, c’est qu’il y en a deux. C’est ici un véritable drame romantique, et qui peut finir à volonté par une comédie ou par une tragédie. La Prusse peut s’entendre avec l’Autriche, partager avec elle le pouvoir en Allemagne, et remettre à un lendemain indéfini les institutions libérales qui devaient résulter, dit-on, de l’unité de l’Allemagne, ou même laisser les divers états de l’Allemagne accomplir dans leur sein les changemens que l’opinion publique peut réclamer. Les choses, en effet, en Allemagne, sont dans ce bizarre état que tout ce que l’Allemagne cherche par l’unité, elle peut l’avoir aussi bien par la diversité, que les constitutions particulières des états peuvent arriver au même résultat que la constitution générale de l’Allemagne unie, et qu’on se demande enfin parfois pourquoi l’Allemagne veut avoir en gros, en traversant je ne sais combien d’impossibilités, tout ce qu’elle peut avoir en détail, sans rencontrer d’autres difficultés que des difficultés ordinaires. L’accord de l’Autriche et de la Prusse et l’ajournement des utopies de Francfort, voilà le premier dénoûment que nous entrevoyons au drame de l’unité germanique, et c’est pour ce dénoûment que nous avons toujours parié, comme étant le plus simple et le moins exposé aux péripéties révolutionnaires.

L’autre dénoûment, qui serait le dénoûment tragique, serait que la Prusse s’obstinât à avoir le parlement germanique d’Erfurth ; que l’Autriche, de son côté, s’obstinât à résister aux vœux de la Prusse, et que la guerre sortit de ce dissentiment. Nous espérons que ce dénoûment sera évité.

En attendant, un des principaux personnages du drame de 1848, l’archiduc Jean, vient de se retirer définitivement de la scène, On sait comment l’archiduc Jean avait été nommé lieutenant-général de l’empire par le parlement germanique : il représentait l’unité de l’Allemagne dans le pouvoir exécutif comme le parlement la représentait dans le pouvoir législatif. Le parlement germanique s’est évanoui ou déchiré dans les convulsions de la démagogie ; mais l’archiduc Jean restait encore debout comme la dernière personnification ou la dernière ombre de l’unité de l’Allemagne. Cela lui faisait encore une sorte d’autorité morale dont il ne pouvait plus rien faire pour lui-même et pour l’Allemagne, mais dont il pouvait faire un legs utile et profitable pour qui le recueillerait. De là l’empressement que la Prusse avait eu de faire abdiquer à son profit l’archiduc Jean ; mais l’archiduc Jean, se souvenant de Marie-Thérèse, a refusé d’abdiquer entre les mains de la Prusse : il n’a pas voulu non plus attendre la réunion conjecturale du parlement allemand d’Erfurth pour déposer entre les mains d’une assemblée germanique le pouvoir qu’il avait reçu des mains d’une assemblée germanique ; il a abdiqué entre les mains de la commission intérimaire, composée de deux députés de l’Autriche et de deux députés prussiens et chargée d’exercer le pouvoir. Cette abdication de l’archiduc Jean au profit de la commission intérimaire plutôt qu’entre les mains du parlement à naître d’Erfurth montre vers quel dénoûment le drame semble marcher.

Ce qui ressemble le plus, en effet, à la diète germanique de 1815 et ce qui ressemble le moins au parlement germanique de Francfort, c’est la commission austro-prussienne, chargée par intérim du pouvoir fédéral. C’est un pouvoir plus centralisé que la diète de 1815, et si l’Allemagne devait en rester à cette commission fédérale pendant quelques années, et cela est possible, il en résulterait que, pour avoir voulu aller jusqu’à un parlement populaire, l’Allemagne se trouverait ramenée à un comité exclusivement monarchique. La commission fédérale, en effet, ne représente que les deux grandes monarchies allemandes, la Prusse et l’Autriche.

Si nous comparons les chances d’avenir de la commission intérimaire d’une part et du parlement d’Erfurth de l’autre, il est évident à nos yeux que les chances d’avenir sont beaucoup plus grandes pour la commission que pour le parlement. D’abord la commission existe et le parlement n’est pas encore né ; mais ce qui nous frappe surtout, c’est que la commission représente le principe de l’ordre et de la stabilité, tandis que le parlement représente le principe d’innovation et d’instabilité. Or, il y a deux ans ou dix-huit mois, nous aurions parié à coup sûr pour le principe d’innovation. Aujourd’hui, nous parions pour le principe de l’ordre. Il ne faut pas se le dissimuler, ce qui fait la faiblesse du parlement éventuel d’Erfurth, ce qui l’empêchera peut-être de naître, c’est son origine et ses précédens. Il procède de 1848 ; il a beau vouloir corriger les erreurs de 1848, il a la même source. Il est de la même famille, et toute sa gloire serait, s’il vit, d’être le très bon cadet d’un assez mauvais aîné. Or la famille est suspecte à tous ses degrés, et la Prusse a beau dire qu’elle veut réformer la révolution à l’aide de la révolution : on lui répond que le procédé réussit rarement et que les pays où on a voulu faire de l’ordre avec du désordre s’en sont mal trouvés. Pourquoi ressusciter de gaieté de cœur ce parlement germanique qui s’est suicidé lui-même ? pourquoi lui donner une participation quelconque aux destinées de l’Allemagne après les mauvaises expériences qu’il a faites ? On ne s’en tient pas à ces considérations générales, et il y a une raison décisive qui pousse l’Allemagne vers la commission fédérale, c’est-à-dire vers le principe d’ordre plutôt que vers le parlement d’Erfurth. Les petits états de l’Allemagne ne sont plus assez forts, cela est triste à dire, pour faire eux-mêmes la police chez eux. N’en soyons pas trop étonnés. Il y a dans la vie des états un moment critique, c’est celui où l’équilibre entre la force qui attaque et la force qui défend est rompu au profit de la force qui attaque. Ces deux forces existent toujours dans la société ; mais les sociétés régulières sont celles où la force qui défend a une prépondérance décisive sur la force qui attaque. Quand c’est le contraire, la société alors est menacée de perdre son ordre social, ou l’état de perdre son indépendance. Dans ces momens suprêmes, en effet, la société est tentée de chercher au dehors l’appui qu’elle ne trouve plus au dedans. Telle est la situation des petits états de l’Allemagne. Minés par la démagogie, ils ne peuvent plus se défendre et se protéger eux-mêmes ; ils sont donc forcés de demander à la Prusse ou à l’Autriche de venir faire la police chez eux. C’est ainsi que l’ordre a été rétabli dans le grand-duché de Bade par la Prusse : c’était le temps où l’Autriche, occupée en Hongrie et en Italie, était impuissante en Allemagne ; mais aujourd’hui que l’Autriche a les mains libres, c’est à elle plutôt qu’à la Prusse que s’adressent les petits états de l’Allemagne. Ils ont plus de confiance en l’Autriche qu’en la Prusse, parce que l’Autriche n’a jamais manifesté l’envie de réaliser l’unité de l’Allemagne à son profit. La Saxe menacée par la démagogie, le Wurtemberg aussi, se sont donc tournés vers l’Autriche, et s’il y a quelque agitation dans l’un ou dans l’autre de ces deux états, ce sera fort probablement l’Autriche qui y fera la police.

La confiance que l’Autriche inspire fait la force de la commission fédérale. Cette commission, en effet, procède plutôt de l’Autriche que de la Prusse, et voici pourquoi : la Prusse est à la fois représentée dans la commission fédérale et dans le parlement d’Erfurth ; elle a une politique à deux têtes ; elle est à cheval sur deux principes. Cette politique à double but peut avoir son avantage pour la Prusse, mais elle n’est pas favorable à l’avènement du parlement d’Erfurth. Ce parlement, en effet, ne reçoit de la Prusse qu’une demi-force, puisqu’une autre moitié de l’autorité et de l’ascendant moral de la Prusse est engagée dans la commission fédérale de Francfort. Pour que le parlement d’Erfurth eût bonne chance, il faudrait que la Prusse fût décidée à prendre en main la cause populaire ou démocratique en Allemagne, qu’elle se fît hardiment l’héritière du parlement de 1848 ; il faudrait enfin que le roi de Prusse jouât en Allemagne le rôle que Charles-Albert a voulu jouer en Italie, rôle ingrat et dangereux où l’on s’expose à faire la guerre contre ses vrais amis au profit de ses vrais ennemis, et où la meilleure chance est d’être battu et de mourir héroïquement, comme l’a fait Charles-Albert.



LE MOUVEMENT INTELLECTUEL EN ESPAGNE.

Courtes Réflexions sur la crise que traversent les gouvernemens et les peuples d’Europe, par M. Alcala Galiano. — Histoire de Grenade, par D. Miguel Lafuente Alcantara. — Histoire de la Législation espagnole, par D. José-Maria Antequera. — Études sur les Finances et l’administration d’Espagne, par D. Fremin G. Monon. — La Question romaine, par D. Evaristo San-Miguel. — Les Mansardes de Madrid, par D.-L. Corsini.


L’Espagne est dédommagée de ses longues épreuves ; au moment même où la France, l’Italie, l’Allemagne s’ébranlaient au tocsin des insurrections, sonnait pour elle l’heure des travaux calmes et recueillis de la pensée. De son douloureux passé de trente ans, il ne lui reste guère plus que ce surcroît d’activité intellectuelle dont chaque grande crise est suivie de près ou de loin, et ces enseignemens sociaux qui germent si nombreux sur tout sol engraissé de sang et de débris : jeunesse et maturité à la fois. La Revue se propose de suivre pas à pas, dans leurs manifestations écrites, les résultats de cette pénible initiation, qui a fait parcourir à l’Espagne, tant politique que littéraire, le cercle entier des expériences. Une double anarchie était venue, en effet, peser sur la Péninsule. En littérature, la tradition léguée par les grands maîtres du XVIe siècle s’y débattait tour à tour contre notre école classique et notre école romantique, importées presque simultanément par de prétendus novateurs. Même chaos dans la politique, où alternaient l’imitation anglaise et l’imitation française, se repoussant l’une l’autre et repoussées toutes deux par les nécessités nationales. Laissée sans direction dans ce vaste champ d’incertitudes où toutes les perspectives étaient ouvertes par cela seul qu’aucun horizon n’était arrêté, la société espagnole s’est jetée à la débandade dans tous les sens, explorant curieusement chaque sentier, fourvoyée en plus d’une impasse, mais éclairée par ses déceptions même sur la véritable route à suivre. En fin de compte, nos voisins y ont gagné deux choses : une littérature arrêtée et une politique arrêtée ; l’une, enrichie de quelques procédés nouveaux qui laissent pourtant presque toute son originalité au génie national ; l’autre, également très espagnole, quoique offrant çà et là quelques restes de contrefaçon qui, à force d’être arrosés de sang et d’encre, ont pris racine dans le pays.

Celle-ci occupe naturellement la plus large place dans les préoccupations actuelles de nos voisins. L’Espagne semble avoir compris qu’une situation n’offre pas deux fois ce phénomène d’un gouvernement fort, d’une majorité unie et d’une opposition muette en plein enfantement révolutionnaire, quand rien, presque rien n’est encore fondé, que les questions les plus vitales sont encore en suspens, que toutes les passions, tous les intérêts, tous les regrets et les espérances ont encore, en somme, leur carte au jeu. De là cette conspiration tacite qui porte au-delà des Pyrénées les bons esprits vers toutes les solutions ajournées ou oubliées, crainte que plus tard l’esprit d’anarchie, venant à se réveiller, ne s’en emparât de nouveau. Au milieu de ce calme profond où elle paraît de loin comme endormie, l’Espagne n’opère, en un mot, rien moins que sa transformation morale et matérielle : finances, administration, législation, instruction publique, économie commerciale, tout y subit ou va subir un remaniement radical. N’y aurait-il pas là pour nous plus d’un enseignement pratique ? Non pas qu’il faille emprunter à l’Espagne des systèmes de réforme nous n’en avons, hélas ! que trop ; mais le fait seul de cette immense révolution s’accomplissant sans bruit et sans secousses, quand tant d’autres promènent la société européenne de précipice en précipice pour la ramener, en définitive, dans le cercle éternel du passé, ne présente-t-il pas un exemple instructif, un mécanisme curieux à étudier ? Nos voisins sont même en mesure de nous faire la leçon d’une façon plus directe. Spectateurs désintéressés de la crise où s’agite le reste de l’Europe, ils peuvent la mesurer plus sûrement que nous, aveuglés que nous sommes par la poussière de tant d’écroulemens ; et ils ne s’en font pas faute. Ainsi va le monde : que d’études in animâ vili ne faisions-nous pas hier, dans notre orgueil, sur cette pauvre Espagne ! C’est aujourd’hui son tour, et les aberrations même de son passé favorisent sa perspicacité actuelle. À force d’imiter à tort et à travers les autres pays, l’Espagne a appris à les connaître, et c’est à ce point que les questions extérieures sont souvent plus familières à nos voisins que leurs propres questions.

Les Courtes Réflexions de M. Alcala Galiano sur le caractère de la crise que traversent les gouvernemens et les peuples d’Europe[1] offrent, sous ce rapport, un intérêt exceptionnel. Ancien émigré, M. Galiano a long-temps étudié de près les sociétés qu’il juge aujourd’hui de loin. Ancien ministre et l’un des orateurs les plus éminens de la majorité, il apporte en ses appréciations cette sûreté de vues et cet esprit pratique qui s’acquièrent surtout au contact des affaires. Son livre a été improvisé dans les premiers mois de la révolution européenne, entre la surprise de février et l’ouragan de juin ; mais, chose rare, il est encore actuel. En ces jours de fièvre, où les esprits les plus fermes, trompés par le miroitement des événemens, hasardaient des appréciations qu’ils voudraient pouvoir désavouer aujourd’hui, M. Galiano a su voir loin et juste. Presque toutes ses prévisions sont devenues des réalités.

Dans cette étude, comme dans la crise qui en est l’objet, la France occupe, bien entendu, le premier rang. D’après M. Galiano, la révolution de février se distingue de toutes les autres par ce double caractère, qu’elle n’était ni légitime ni logique. Le droit a été jusqu’au bout du côté de Louis-Philippe, qui a marché constamment d’accord avec la majorité et n’a pas un seul instant méconnu les principes dont il était la personnification. Que certaines promesses de 1830, concessions faites à l’incertitude du moment, n’aient pas été tenues, c’est possible ; mais ces promesses, outre qu’elles étaient vagues, n’ont jamais été comprises dans le pacte fondamental qui seul pouvait et devait engager le roi. M. Galiano remarque d’ailleurs avec raison que la royauté n’a jamais été accusée de manquer à ses engagemens que par ceux qui ne la reconnaissaient pas, par les républicains de 1830 et de 1848 : le cas échéant, cela ne répondrait-il pas à tout ? Pour être en droit d’invoquer un contrat quelconque, la première condition, ce nous semble, c’est d’y avoir adhéré. La révolution de février, dans la pensée de M. Galiano, n’était pas moins illogique qu’illégitime. Faite dans le but apparent de soulager les misères du peuple, elle devait avoir pour effet nécessaire et immédiat d’aggraver ces misères en tarissant les sources du travail. On sait quelle terrible confirmation a reçue bientôt cette prophétie.

Mais, justes ou iniques, logiques ou absurdes, toutes les révolutions dont février a été le signal se confondent dans cette triste communauté, qu’elles sont mauvaises. M. Galiano n’en veut pour preuve que l’intimité spontanée qui s’établit, dès le début, entre l’insurrection de Paris, qui vient de tuer le système constitutionnel, et les insurrections italiennes et allemandes, accomplies au nom de ce système. Ces insurrections comprenaient instinctivement leur solidarité. Malgré l’apparente diversité du but, elles n’étaient que les différentes étapes du chemin qui conduit à la destruction universelle, et ici encore les orgies démagogiques de Vienne, de Francfort, de Florence, de Rome, sont bientôt venues faire écho aux prédictions de l’homme d’état espagnol. Un autre genre de solidarité unissait les révolutions française, allemande et italienne quelles que fussent leurs vicissitudes, toutes étaient condamnées à procéder par la compression. Il n’y a pas, en effet, de transaction possible dans cette question de vie ou de mort qui s’agite pour la société. Quel que soit l’élément qui l’emporte, l’instinct de conservation le rendra intolérant envers l’élément opposé. Et, en effet, depuis bientôt deux ans qu’elle a commencé son travail de Pénélope, la révolution n’a pas pu sortir de ce dilemme : la dictature d’en bas ou la dictature d’en haut. Entre ces deux dictatures, les chances de durée ne sont pas heureusement pour la première. Les démagogues, condamnés qu’ils sont à surexciter ces souffrances populaires dont ils se proclament les médecins, seront tôt ou tard abandonnés par les masses, qui accepteront la tutelle d’un pouvoir sérieux. Avec moins de promesses à remplir, celui-ci aura une responsabilité plus forte et plus saisissable, car elle sera moins divisée. De là deux garanties de stabilité : moins d’impatience chez les masses, plus de sollicitude dans le gouvernement ; mais, quelle que soit l’origine et la nature de ce gouvernement, il n’y aura encore une fois de salut pour lui, comme pour la nation, que dans l’exercice énergique et continu de l’autorité.

Sauf quelques sous-entendus qu’explique l’incertitude du moment où fut écrit ce livre, et dont je ne crois pas avoir méconnu le sens, voilà en substance l’idée développée par M. Alcala Galiano. De piquantes digressions arrêtent souvent le lecteur, mais sans l’égarer. Écrivain d’une admirable lucidité, M. Galiano excelle à faire marcher de front les détails de la situation la plus complexe, de sorte que l’idée générale ne se perd jamais de vue. Une critique rigoureuse pourrait exiger plus de concision. Orateur facile et élégant, et qui s’écoute, je gage, presque avec autant de plaisir qu’on l’écoute, M. Galiano a, comme écrivain, les défauts de ces qualités : son livre est plutôt parlé qu’écrit ; mais le langage qu’il parle est si pur, si rayonnant de simplicité et de clarté, qu’on regretterait, en définitive, d’en sacrifier un seul mot. J’ajouterai que ce livre devrait être traduit, car l’auteur a saisi avec beaucoup de finesse les mille nuances, les contradictions plus apparentes que réelles de nos mœurs politiques, si aristocratiques et si démocratiques à la fois. À ce propos, M. Galiano se raille de cet empirisme qui voudrait implanter tour à tour chez nous les institutions de l’Angleterre et celles de l’Amérique, comme s’il y avait pour chaque société d’autres institutions possibles que celles qui naissent naturellement de ses traditions, de ses besoins, de ses mœurs. M. Galiano a d’autant plus de mérite à combattre ce genre d’illusions, qu’il les a autrefois partagées. C’est lui qui, engageant jadis ses compatriotes à braver les dangers d’une expérience révolutionnaire, s’écriait : « On n’apprend à nager que dans l’eau ! » Depuis lors, M. Galiano s’est aperçu, et il en fait très loyalement l’aveu, que les peuples qu’on jette dans cette eau-là peuvent parfois s’y noyer.

L’Espagne s’est, elle aussi, rangée à l’avis de M. Galiano, après avoir partagé son erreur. Nos voisins ont à peu près renoncé, je l’ai dit, à la stérile manie des contrefaçons politiques. C’est sur leurs besoins qu’ils cherchent désormais à modeler leurs lois ; c’est à leur passé et non plus au nôtre qu’ils vont demander des principes et des traditions. L’Histoire de Grenade, par M. Lafuente Alcantara[2], et l’Histoire de la Législation espagnole, par M. Antequera[3], sont en ce sens de très notables efforts.

Je me défie des monographies de clocher, et quelques harmonieux échos que réveille dans le souvenir ce doux nom de Grenade, ce n’est pas sans défiance que j’ai ouvert l’ouvrage de M. Lafuente Alcantara. Comment supposer qu’une histoire de ville, cette ville eût-elle pour passé les califes, pour chronique le Romancero, pour ruines l’Alhambra, pût offrir un intérêt soutenu pendant quatre énormes volumes in-8o ? Je me trompais, jamais cadre n’aura été plus vaste et plus rempli. Sous le titre modeste que porte son livre, M. Lafuente Alcantara a écrit en réalité les annales de tout ce midi espagnol que Grenade illumina à un moment donné de son glorieux rayonnement. Ainsi vu de haut, cet étroit horizon s’agrandit de toute l’immensité des trente siècles historiques qui, des Phéniciens aux Français, en passant par les Carthaginois, les Romains, les Goths, les Sarrazins et les Bérébères, sont venus dire là leur dernier mot. Les contrées grenadines semblent en effet vouées à une prédestination singulière. Soit que leur climat privilégié ; dont rêvait déjà le vieil Homère, appelât de toutes parts dans leur sein l’invasion, et par suite les conflits de race, soit que leur position géographique, à l’issue du monde européen et au seuil du monde africain, en fit tour à tour la première ou la dernière halte des civilisations successives, presque tous les grands enfantemens et les grands écroulemens de l’histoire ont eu leur sol pour théâtre, comme si Dieu, en ce long drame de l’humanité, avait pris à tâche d’observer l’unité de lieu. C’est là d’abord que Tyr et Sidon, ces deux reines de l’Orient biblique, viennent jeter, sous forme de colonies, les premiers fondemens de leur grandeur. C’est là que grandit Carthage, là qu’est organisée par Annibal cette immortelle expédition d’Italie, qui faillit détourner le courant du destin ; là que succombent coup sur coup la république romaine avec Cnéïus Pompée, la monarchie gothe avec Rodrigue, l’empire arabe avec Boabdil. C’est enfin là, sur le néfaste champ de bataille de Baylen, que Napoléon apprend pour la première fois à douter de ses aigles, non loin de cet autre champ de bataille de Munda, qui, vingt siècles plus tôt, avait vu reculer tour à tour les aigles du premier Scipion et celles du dernier Pompée. Quel historien pourrait trouver un sujet plus riche et plus attrayant ? M. Lafuente Alcantara l’a traité sans prétention, mais de main de maître. Impossible de fouiller plus amoureusement qu’il l’a fait ce sol privilégié, où chaque pierre est un débris, chaque débris le reste d’une civilisation éteinte. Loin d’alourdir la marche de l’écrivain, l’accumulation même des noms, des dates, des péripéties de toute espèce qui se pressaient autour de lui, l’a accélérée en lui faisant une nécessité perpétuelle de la concision. S’il s’arrête parfois, ce n’est que pour crayonner en passant ces vues d’ensemble qui sont à chaque époque historique ce que l’horizon est au paysage. L’anecdote, le trait de mœurs, la légende, tous les souvenirs d’art et de poésie qui germent sur ce poétique sol de Grenade, animent aussi ce livre, que M. Lafuente Alcantara, s’il était jamais permis d’affronter certains parallèles, aurait presque le droit d’intituler l’Histoire de la Civilisation en Espagne.

Le livre de M. Antequera pourrait servir de complément ou de commentaire à l’Histoire de Grenade. M. Lafuente Alcantara étudie le passé de l’Espagne dans les événemens, et M. Antequera l’étudie dans les lois. La clarté et la sagesse de vues qu’on remarque dans tout cet écrit nous font regretter que M. Antequera se soit imposé un cadre trop étroit. Comment analyser en un seul volume ce chaos de lois hétérogènes et contradictoires qui constituent l’ancien droit espagnol, et dont la disparité même est cependant le côté le plus caractéristique ? L’auteur a donc dû se borner à esquisser à très grands traits les aspects les plus saillans de chaque période législative. Son livre n’est pas moins appelé à rendre de très nombreux services en vulgarisant un genre d’études qui a maintenant pour l’Espagne un véritable intérêt d’actualité. Nos voisins travaillent en effet, depuis trente ans, à refondre et à simplifier leur législation. Ils ont déjà un code pénal et un code de commerce ; mais, quant à leur jurisprudence civile, elle en est toujours réduite à chercher des textes jusque dans la ley de partidas, qui date d’Alphonse-le-Sage, et, qui plus est, jusque dans le fuero juzgo ou code visigoth. Il est temps d’en finir avec ces anachronismes ; ce n’est pourtant pas une raison de jeter à bas, sans distinction et sans ménagement, tous ces vieux monumens de la sagesse nationale, qui doivent encore avoir quelques fondemens bien solides pour s’être maintenus debout, depuis douze ou treize cents ans, sur ce sol si tourmenté de l’Espagne. Le livre de M. Antequera peut aider beaucoup, sous ce rapport, le discernement des nouveaux législateurs.

Pour notre part, un rapprochement nous frappe dans ce rapide résumé c’est que le pouvoir royal a long-temps présenté en Espagne les mêmes phases qu’en France, s’appuyant d’abord sur l’église, débordé plus tard par l’église et les grands vassaux, cherchant et trouvant enfin son point d’appui dans le tiers-état. Ici pourtant s’arrête le parallèle. En cessant d’être opprimée, la royauté française est devenue ambitieuse. Réintégrée dans ses droits par l’intervention des communes, elle a commis la faute de vouloir s’agrandir aux dépens des communes, que la royauté espagnole, sauf d’insignifiantes exceptions, n’a pas cessé, au contraire, de ménager. De là l’énorme différence des deux révolutions française et espagnole. La première a trouvé le trône et le peuple profondément divisés, la seconde les a trouvés réunis. L’une a commencé par 93 et fini par février ; l’autre a commencé et fini par un 1830. Dans un moment où le gouvernement espagnol cherche à resserrer les liens de l’administration, il ne doit pas perdre de vue, selon nous, l’enseignement qui ressort de ce contraste. La décentralisation, qui est souvent un inconvénient, est parfois aussi une garantie.

D’autres causes expliquent l’inoffensivité de la révolution espagnole. Onéreuse et oppressive jusqu’au dernier moment, l’aristocratie française a subi le premier choc de ce furieux travail de démolition qui commence à 1788, et elle a forcément entraîné en tombant le trône qui était sa clé de voûte. L’aristocratie espagnole, au contraire, a été à peine effleurée par le vent révolutionnaire, car elle ne portait ombrage à aucune susceptibilité sérieuse. Les restes de servage qu’avait légués à l’Espagne la domination romaine et visigothe avaient disparu depuis des siècles, et ils avaient disparu spontanément, sans luttes, sans laisser après eux ces haines de caste qui suivent tolite émancipation violemment obtenue. À chaque conquête qu’ils faisaient sur les Maures, les rois d’Espagne, pour sauvegarder leurs nouvelles frontières, y attiraient la population chrétienne par l’appât de nombreuses franchises dont les serfs s’empressaient de profiter. Souvent même c’étaient les grands vassaux qui, pour arrêter le dépeuplement de leurs domaines, prenaient l’initiative de l’affranchissement. Un autre essai de féodalité fut tenté, il est vrai, sur les territoires conquis ; mais cette féodalité n’avait aucune analogie avec la nôtre. Ne pouvant s’accommoder d’un joug que les haines de religion eussent rendu intolérable, les Maures subjugués émigraient presque toujours en masse chez les leurs, laissant ainsi l’entière disposition de leurs terres au conquérant, qui les partageait, sous certaines conditions, entre ses hommes d’armes. Cette irritante distinction entre vainqueurs et vaincus, qui marqua chez nous l’établissement de la féodalité, n’existait donc pas ici ; le nouveau vassal n’était, à proprement parler, qu’un privilégié de plus dans cette hiérarchie de privilégiés que fondait chaque conquête, un hidalgo parfaitement pénétré de son importance et de sa force, et que le suzerain, bon gré mal gré, ménageait. Les sept siècles de guerre continue que coûta l’expulsion des Maures, la coutume qui admettait l’anoblissement par les femmes, la faculté laissée à l’hidalgo que sa pauvreté obligeait à déroger de se réhabiliter plus tard au moyen d’une formalité insignifiante, ont multiplié à l’infini cette noblesse secondaire, en même temps que les progrès successifs du régime municipal et du pouvoir royal achevaient de miner les prérogatives seigneuriales des grands vassaux. Qu’en est-il résulté ? Qu’au moment de la crise révolutionnaire, le principe aristocratique, qui se dressait chez nous comme une provocation devant l’orgueil déchaîné des masses, était au contraire devenu, en Espagne, une garantie d’ordre et d’union. Il ne blessait qu’un très petit nombre d’intérêts et intéressait un très grand nombre de vanités.

C’est donc une très grave question de savoir si le libéralisme espagnol a prudemment agi en affaiblissant un principe qui, dans ces conditions, ne pouvait plus être un danger et pouvait être une force. Les meilleurs esprits semblent hésiter à cet égard, et de là, sans doute, les interprétations si diverses et si contradictoires que reçoit en Espagne la loi sur l’aliénation des majorats, dont le texte et l’esprit ne sont pourtant pas douteux. Ce conflit de jurisprudences est assez bien discuté dans une brochure anonyme que nous avons sous les yeux[4], et qui sera consultée par quiconque s’intéresse à cette question presque vitale pour nos voisins.

Mais voici qui nous touche de plus près. L’Espagne doit un peu à tout le monde, et, à ce titre seul, M. Moron, qui nous donne des nouvelles de notre créance, serait le bienvenu. Malheureusement, ses rapports sont quelque peu passionnés. M. Moron est un de ces conservateurs déclassés qui passent leur vie politique à la poursuite de ce difficile problème : cumuler les profits du gouvernementalisme avec les honneurs de l’opposition. De là, dans son livre[5], un singulier amalgame d’idées pratiques et de lieux-communs faux et déclamatoires. Rien de plus aisé, par exemple, que de déplorer, comme le fait M. Moron, l’insignifiance des allocations consacrées, de l’autre côté des Pyrénées, aux travaux publics ; rien de plus légitime même que ce regret. Si le gouvernement de Louis-Philippe, rien qu’en perfectionnant les voies de communication, a pu augmenter le bien-être de la France, et par suite les recettes du trésor d’environ 45 pour 100, que ne produirait pas une politique analogue en Espagne, où il y a infiniment plus à faire sous ce rapport ? Mais reste toujours la question d’exécution. Pour subventionner largement les travaux publics, il faut de deux choses l’une : ou un excédant de recettes en caisse, et M. Gonzalo Moron crie tout le premier sur les toits que le trésor espagnol est en déficit, ou bien un emprunt, qui, dans la situation actuelle des finances, serait forcément usuraire et aggraverait ce même déficit que M. Gonzalo Moron voudrait à tout prix voir combler. M. Moron adjure d’ailleurs quelque part le gouvernement de s’affranchir de la tutelle des hommes d’argent, et malheureusement il n’y a que les hommes d’argent qui en prêtent.

L’auteur a également raison en principe lorsqu’il proclame la nécessité de réduire le personnel des différens services. Pour ne parler que de l’armée, l’Espagne est arrivée à ce point de désordre qu’elle a dans ce moment en moyenne quinze généraux ou maréchaux de camp pour chaque régiment d’infanterie ; mais ce n’est là qu’une surcharge temporaire, et qui, si l’on y regarde de près, n’est nullement onéreuse pour le trésor. En effet, nous ne sachons pas que la situation financière se soit le moins du monde aggravée depuis que le gouvernement, en reconnaissant les grades conquis sous d’autres drapeaux que le sien, a dissous l’état-major de la guerre civile. Bien au contraire, le revenu du trésor et le crédit public se sont sensiblement relevés. C’est là de la politique d’expédiens, tant qu’on voudra ; mais un gouvernement n’a pas toujours le choix de sa politique.

Nous aurions à relever dans les projets financiers de M. Moron bien d’autres contradictions, bien d’autres impossibilités. En revanche, nous ne pourrions qu’adhérer sans réserve à différentes mesures qu’il propose, soit pour mettre fin aux dilapidations traditionnelles qui rognent au passage les revenus du trésor, soit pour diminuer les frais de perceptions. Plusieurs de ces mesures rentraient déjà dans les plans du ministère ; d’autres mériteraient, selon nous, d’y figurer.

Quoi qu’il en soit, un simple rapprochement nous autorise à ne pas désespérer des finances péninsulaires : avec une population qui dépasse de beaucoup le tiers de la nôtre, l’Espagne a un budget qui n’égale même pas le cinquième du nôtre, et si l’on songe que la matière imposable est bien loin d’avoir atteint chez nos voisins son développement normal, on conviendra qu’il y a là pour leurs recettes une marge très considérable d’améliorations. En regard de ces chiffres si rassurans, vient se placer, il est vrai, celui de la dette tant consolidée que non consolidée, qui s’élève au total effrayant de près de seize milliards de réaux (4 milliards de francs), dont plus des trois quarts environ sont en souffrance[6] ; mais ces 12 ou 13 milliards en souffrance ne représentent pas en réalité, sur le marché, le vingtième de leur valeur nominale, soit environ 150 millions de francs. Il y a là les élémens d’une solution facile et loyale tout à la fois. En réduisant, par exemple, d’un quart son budget de la guerre, l’Espagne se mettrait en mesure de racheter cette énorme masse de papier en moins de dix ans.

Ce genre d’économie est, de tous, celui que l’opinion péninsulaire accueillerait avec le plus de faveur. L’opposition parlementaire l’a compris, et c’est par là qu’elle a abordé la question de Rome, où elle se trouvait beaucoup plus mal à l’aise que notre montagne. L’Espagne est essentiellement catholique ; l’envoi d’une expédition en Italie flattait tout à la fois ses croyances et son orgueil national, et les orateurs progressistes auraient été très mal venus à soulever à cet égard les questions de principe qui ont fait chez nous tous les frais du débat. Ils n’avaient même pas la ressource d’invoquer ici la raison d’état, car l’intervention espagnole est restée jusqu’au dernier moment à l’abri des complications matérielles et diplomatiques au milieu desquelles notre intervention a dû se débattre. Le corps d’armée espagnol n’est allé faire, à proprement parler, en Italie, qu’une Promenade artistique, et les rapports adressés au ministre de la guerre par le général Cordova mériteraient bien moins les impoétiques honneurs de la Gazette que les honneurs du feuilleton. De là plus d’un discours rentré chez les membres de la minorité progressiste ; mais l’un de ceux-ci, M. Evaristo San-Miguel, n’en a pas voulu avoir le déboire, et il publie en brochure ce qu’il n’a pas osé dire à la tribune du congrès.

En dépit des réticences et des précautions oratoires que lui imposaient les dispositions de son public, M. San-Miguel n’a tenté rien moins qu’une apologie complète de la république mazzinienne, et il a su déployer dans les développemens de ce thème scabreux une modération que nous croyons sincère, mais qui est habile à coup sûr. C’est au nom de l’intérêt catholique qu’il repousse le pouvoir temporel de la papauté. Le souverain pontife, selon lui, est condamné, par la petitesse de ses états, à dépendre politiquement des grandes puissances, et cette dépendance temporelle doit forcément enchaîner, dans certains cas, son omnipotence spirituelle. Donc le pape doit, dans l’intérêt de son influence et de sa liberté d’action, sacrifier son pouvoir temporel. Une chose nous embarrasse : c’est de savoir comment le pape serait moins dépendant chez les autres que chez lui ; c’est de savoir surtout si, dans le cas d’un conflit entre l’Espagne, par exemple, et l’état où le pape, devenu simple prêtre, aurait fait élection de domicile, les catholiques espagnols écouteraient avec plus de déférence qu’à présent une parole qui leur arriverait en même temps et du même lieu que les boulets de l’ennemi. M. San-Miguel objectera peut-être que le pape, comme souverain temporel, peut être entraîné lui-même à faire la guerre ; mais ce n’est là, surtout dans la situation actuelle de l’Europe, qu’un danger très hypothétique, contre lequel le saint-siège est d’ailleurs prémuni par la faiblesse même de son pouvoir temporel, qui lui interdit toute velléité belliqueuse. Est-il bien vrai, en outre, que la faiblesse d’un état ait pour résultat forcé sa dépendance ? L’expérience et la raison prouvent plutôt le contraire. Plus un état est petit, plus il a de chances de rester indépendant et neutre, car les prétentions respectives des grandes puissances s’y surveillent et s’y neutralisent beaucoup mieux.

M. San-Miguel nous paraît également en contradiction avec les faits, quand il déclare le principe catholique incompatible avec certaines formes de gouvernement. Le catholicisme, et c’est là au point de vue humain sa grande force, a au contraire cela de particulier, qu’il sait au besoin s’accommoder de toutes les politiques. Ne l’avons-nous pas vu, de nos jours, passer plusieurs fois du principe d’autorité au principe révolutionnaire, et trouver son compte des deux parts ? On pourrait tout au plus lui reprocher, sous ce rapport, un excès de flexibilité.

Paulò minora canamus ! Et de fait, comment oser parler des tendances intellectuelles de l’Espagne sans dire un mot de ce qui fut jadis sa royauté intellectuelle, de sa littérature de mœurs ? L’Espagne, hélas ! n’a plus de Cervantes ; elle n’a même plus de Larra, et M. Lafuente, le spirituel rédacteur du Fray Gerundio, me paraît avoir vidé le meilleur de son sac. Ce qu’il reste cependant à nos voisins de verve satirique mérite une attention spéciale, car, après leur théâtre, c’est dans ce genre que la crise littéraire dont j’ai parlé plus haut a laissé les traces les plus profondes. L’école descriptive, naturalisée au-delà des Pyrénées par les romans anglais et français, est venue se confondre ici avec la tradition nationale. Les personnages de la nouvelle littérature picaresque parlent, vivent, s’agitent bien moins que ceux d’autrefois ; mais ils posent beaucoup plus long temps devant l’auteur, qui ne se contente plus de cet énergique coup de crayon avec lequel les grands satiriques espagnols du XVIe siècle fixaient leurs plus vigoureux profils. C’est toujours, si l’on veut, l’ancien esprit d’observation, mais un peu délayé, et rachetant par certaine mollesse de dessin ce qu’il gagne en minutieuse exactitude. M. L. Corsini nous paraît résumer assez fidèlement ce genre bâtard, bien que remarquable encore. Je défierais, par exemple, daguerréotypeur ou marchande à la toilette de saisir plus finement que ne l’a fait l’auteur des Mansardes de Madrid[7] le minois de ses grisettes et les secrets de leur rieuse pauvreté, depuis les bas blancs troués à la pointe jusqu’aux pelures d’orange qui trahissent, dans un coin, le sobre dîner de la veille, et jusqu’à l’huile de ménage dont reluisent, faute de mieux, ces admirables chevelures de jais ou d’or qui seraient dignes de moins économiques parfums. M. Corsini pousse même un peu trop loin la fidélité dans ses études de femme. Les draperies y sont trop disposées de façon à accuser ce qu’elles voilent. Ce n’est pas du nu, c’est du déshabillé, qui est infiniment plus nu. M. Corsini mettrait volontiers un cotillon à la Vénus de Milo pour lui donner du piquant. J’insiste à dessein : l’auteur des Mansardes de Madrid est assez fort de ses propres ressources pour pouvoir dédaigner ce vulgaire procédé des succès de bas étage. J’ajouterai un autre reproche. Les Mansardes de Madrid ont le grand tort de pouvoir s’appeler, à la rigueur, les Mansardes de Paris. Les grisettes de M. Corsini ne seraient pas trop dépaysées dans la rue Vivienne. Son grand homme futur semble avoir fumé des cigares avec tous nos bohémiens politiques et littéraires. Ses voleurs ne diffèrent guère que par l’argot des voleurs de Paris. Ses trois types de courtisanes enfin, la courtisane par métier, la courtisane par tempérament et la courtisane par dévouement, ont quelque peu traîné, ce nous semble, dans les romans socialistes qui, il y a cinq ou six ans, ont introduit ces dames dans l’intimité de nos femmes et de nos sœurs. Madrid n’a-t-il donc pas vingt types plus indigènes et sentant mieux leur terroir ? Nul ne pourrait mieux les saisir que M. Corsini, car la partie de son livre où il prend la peine d’être original, c’est-à-dire Espagnol, pétille d’entrain, de finesse et de douce moquerie.


G. D’ALAUX.


Polémique religieuse en Hollande. — Quoique l’on parle peu de la Hollande, cela ne signifie point qu’il n’y ait rien à en dire. On ignore en général ce qui se fait et ce qui se dit dans ce sérieux pays. Voilà l’unique raison du silence que l’on garde à son sujet. C’est notre faute et non la sienne.

Parmi les questions nombreuses et graves qui l’ont préoccupé durant les dernières années, nous rencontrons aujourd’hui une discussion religieuse qui vient d’emprunter tout exprès notre langue afin d’être connue au dehors. Comme le fait justement observer l’un des écrivains qui ont pris part à cette lutte, ce n’est qu’une phase du grand débat entre l’église catholique et les idées du jour. Les catholiques néerlandais, qui forment les deux cinquièmes de la population du royaume, se plaignent de n’être pas traités par le pouvoir suivant leur importance, d’être gênés dans la pratique de leur culte, de ne pas jouir des bienfaits de l’égalité politique et religieuse que leur assure la constitution de 1798, enfin de se voir en butte à une sorte de coalition, tantôt sourde et tantôt patente, de la part des protestans et des rationalistes. C’est du moins ce qui ressort d’un écrit anonyme, intitulé Mémoire sur la situation des catholiques dans les Pays-Bas depuis leur émancipation en 1798 jusqu’à nos jours.[8] Un adversaire, qui a voulu s’égayer, a répondu à cet écrit par une critique virulente sous le titre d’Analyse d’un poème en prose intitulé Mémoire sur la situation des catholiques dans les Pays-Bas.[9] Enfin, un esprit plus calme a abordé le même sujet sur un ton plus grave, dans la forme et avec le titre de Lettres d’un protestant hollandais à l’auteur d’un Mémoire sur la situation des catholiques dans les Pays-Bas.[10] L’écrivain protestant déclare que, si les catholiques ne sont pas représentés dans les administrations suivant leur nombre, la cause en est moins dans le mauvais vouloir du gouvernement que dans la condition des populations catholiques, qui sont loin de représenter proportionnellement à leur nombre les forces intellectuelles, scientifiques et financières de la société civile. Il ajoute que, si les catholiques se sont vus quelquefois gênés dans leur action, c’est un peu la conséquence de la conduite hostile qu’ils ont tenue à l’époque de la révolution de Belgique et des entraînemens auxquels ils se sont laissé aller depuis sous les inspirations du puissant clergé belge. Quant aux associations protestantes dont se plaint amèrement le défenseur des catholiques, elles n’ont nullement le caractère agressif, suivant l’écrivain protestant ; elles se sont formées, avant ou depuis 1830, dans l’intention de défendre le protestantisme contre les empiétemens de la propagande catholique, et non dans la pensée de faire la guerre au catholicisme ou d’inquiéter les catholiques dans l’exercice de leurs devoirs. Si l’une de ces associations a pu se livrer à quelques excès de zèle qui s’écartaient de la fraternité évangélique, ce n’était que le résultat de la terreur inspirée, à tort ou à raison, par le nom des jésuites en un moment où ils semblaient sur le point de reprendre pied en Hollande et en Europe.

La question a été portée récemment devant la seconde chambre des états-généraux par un député catholique, M. Dominer van Poldersveldt, qui a pris avec chaleur la défense de ses coreligionnaires. M. de Poldersveldt, afin de mettre en relief le système d’exclusion dont ils lui paraissent frappés, a fait appel à la statistique, et, comparant les diverses confessions religieuses dans l’arrondissement de Nimègue et sur les bords de la Meuse et du Wahal, il a recherché quelle peut être entre elles la proportion des fonctionnaires publics. Il a trouvé que, sur une population de quarante-deux mille six cent douze catholiques et de sept mille six cent vingt-sept protestans, le nombre des fonctionnaires protestans est de quatre-vingt-douze, tandis que celui des fonctionnaires catholiques est de onze seulement. Dans une séance suivante, l’objection tirée de l’incapacité des catholiques a été relevée par un autre député de la même communion ; M. Borret. Il a hautement contesté le fait, déclarant d’ailleurs que, s’il eût été vrai, il n’eût été que la conséquence même de l’exclusivisme pratiqué à l’égard des catholiques. Il a osé rappeler qu’il y a vingt ans les Belges se sont plaints des mêmes procédés, qu’on leur a de même répondu par le reproche d’incapacité : « Et qu’avons-nous vu depuis lors ? a-t-il ajouté. La Belgique régénérée a prouvé ce qu’il en est et ce qu’il en fut toujours de cette incapacité prétendue qu’on lui alléguait ; et aujourd’hui, cette même Belgique, l’on est obligé de la prendre pour modèle. » Tels sont, des deux parts, les termes de la polémique soulevée récemment entre les protestans et les catholiques de la Néerlande. Les journaux s’en sont emparés les catholiques ont eux-mêmes fondé un journal en langue française, le Publiciste, pour assurer plus d’écho à leurs griefs.

En d’autres temps, nous eussions peut-être pris plaisir au spectacle de ces luttes dont notre pays donnait lui-même l’exemple, et qui semblaient inoffensives. La situation est bien changée pour tous les états, grands ou petits, par les événemens qui ont ébranlé les vieilles sociétés européennes. Dès le lendemain de notre révolution, l’on a senti la nécessité d’un accord entre toutes les forces qui peuvent servir d’appui à la morale publique. Les philosophes ont dû mettre de côté leurs préventions contre l’église ; les catholiques ont oublié ou ajourné leurs rancunes ; les uns et les autres se sont appliqués à rechercher ce qui pouvait les rapprocher en jetant un voile sur ce qui les avait jusque-là divisés. La Hollande, il est vrai, n’a pas ressenti les secousses qui ont ébranlé notre société sur sa base. Cependant cet heureux pays n’est pas assez séparé du reste du monde, il n’est pas assez éloigné de l’Allemagne pour que le contrecoup des doctrines perverses qui agitent une partie de l’Europe ne puisse se faire ressentir un jour aux embouchures du Rhin. Alors la Hollande, comprenant tout le prix des croyances fortes et des convictions religieuses, pourrait regretter de les avoir perdues dans de stériles débats. Le catholicisme et le protestantisme bien plus encore que le catholicisme et la philosophie rationaliste ont intérêt à s’unir fraternellement et à se liguer contre les envahissemens du matérialisme contemporain. Que les esprits clairvoyans et modérés interviennent donc entre les deux partis avant que le débat ne s’envenime, afin de leur signaler vivement cette grande communauté de devoirs qu’un commun danger impose aux deux églises. En définitive, le catholicisme et le protestantisme, en Hollande comme ailleurs, n’ont rien à gagner et beaucoup à perdre à se combattre. Nous souhaitons donc de bon cœur que la Hollande échappe à ces discussions peu profitables en temps ordinaire et périlleuses dans les crises révolutionnaires où la civilisation est aujourd’hui engagée.



V. de Mars.

  1. Madrid, 1848. D. Ramon Rodriguez de Rivera, éditeur.
  2. Historia de Granada ; Madrid, 1843, chez Sanz, imprimeur-libraire.
  3. Historia de la Legislacion española ; Madrid, 1819. Imprimerie Martinet et Minuesa.
  4. Cuuestion legal sobre et derecho de demandar bienes de los mayorazgos, etc. ; Madrid, 1849. Imprenta del Clamor publico.
  5. Estudios sobre la hacienda y la administracion de España : Madrid, 1849. Imprenta de la biblioteca del Siglo.
  6. Nous empruntons cette récapitulation de la dette à la Hacienda, excellent recueil financier qui se publie depuis quelques mois à Madrid, mais qui va céder la place à une publication officielle.
  7. Las Guardillas de Madrid ; Madrid, 1849. Imprimerie de Higinio Reneses.
  8. 1 petit vol. in-18 ; Amsterdam, 1849, chez C.-L. von Langenhuysen.
  9. 1 vol. in-18 ; Arnhem, 1849, chez P.-A. de Jong.
  10. 1 vol. in-18 ; La Haye, 1849, chez H.-C. Susan.