Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1878

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Chronique n° 1121
31 décembre 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1878.

Les années passent et s’enchaînent avec une irrésistible rapidité. Le jour où elles naissent, elles recueillent l’indéclinable héritage de tout ce qui s’est accompli, de tout ce qui est arrivé avant le moment imperceptible où semble s’ouvrir une ère nouvelle, bonheurs ou malheurs, succès ou revers. Le jour où elles expirent, elles lèguent à leur tour l’héritage de leurs actions et de leurs fautes, de leurs entreprises inachevées ou manquées et de ce qui a pu être réalisé dans cet espace de quelques mois si vite parcouru. Elles n’ont pas toutes assurément une fortune égale. S’il y a des années privilégiées, il y en a aussi de néfastes, à jamais marquées du sceau lugubre des catastrophes, et quand il y a eu une de ces années fatales dans la vie d’une nation, quand on a passé une fois un 1er janvier comme celui que nous passions il y a huit ans au milieu des misères du siège et des fureurs du bombardement, préludes des défaites inévitables et des rançons inexorables, le souvenir ne s’en efface pas de sitôt. Le poids de « l’année terrible » se fait longtemps sentir. L’héritage des malheurs accumulés par l’imprévoyance en quelques mois est lourd à porter et long à liquider. Ce n’est qu’avec beaucoup de temps, de travail, de patience, de courage, de sagesse, qu’on guérit les blessures presque mortelles, qu’on répare ce qui semblait irréparable, et qu’on finit par se retrouver à un de ces momens où le poids du passé commence à paraître moins lourd, où une année qui finit ne laisse que de bons souvenirs, des gages plus rassurans, où l’on se reprend enfin à respirer plus à l’aise.

Cette année qui s’achève aujourd’hui, elle est certainement en effet de celles qui gardent une bonne renommée dans l’histoire d’un pays éprouvé. Si elle n’a point été exempte de crises et d’émotions violentes pour l’Europe, elle n’a donné à la France qu’une profonde paix intérieure. Elle reste avant tout pour nous l’année de l’exposition, d’une exposition qui a été d’abord une gageure, qui est devenue une merveille d’invention et qui en définitive s’est accomplie jusqu’au bout dans les conditions les plus favorables, au milieu des témoignages de la bonne volonté universelle et d’une confiante sécurité.

Vous souvient-il de ce qu’un homme d’esprit, un grand sceptique, Mérimée, écrivait à une de ses correspondantes inconnues, en pleine exposition de 1867, au bruit des défilés pompeux des souverains et des fêtes officielles ? « Paris est aussi triste que possible, disait-il. Tout le monde a peur sans trop savoir pourquoi. C’est une sensation comme celle que fait éprouver la musique de Mozart lorsque le Commandeur va paraître… Il y a un malaise universel et on est nerveux. Le moindre événement est attendu comme une catastrophe. Enfin on est bête et ennuyé… » Et Mérimée, fort initié aux mystères de la cour impériale, de cette cour où venait de retentir le bruit de l’exécution de Maximilien au Mexique, où M. de Bismarck faisait déjà l’effet du « Commandeur, » prêt à paraître, Mérimée y revenait sans cesse : « Les affaires ne vont pas bien ; il y a beaucoup d’inquiétude sans qu’on se rende bien compte de quoi l’on a peur… » Voilà la misère sous la pompe asiatique et trompeuse du temps ! C’est justement la différence entre cette exposition de 1867, avant les catastrophes qu’on commençait à pressentir, qu’on préparait aveuglément, en les redoutant déjà, en ayant peur, — et cette honnête exposition de 1878, dont l’éclat n’a été que le prix d’un long effort pour réparer des désastres provoqués par d’autres. Cette fois il n’y avait en vérité ni peur, ni malaise nerveux, ni ennui de gens effarés. On s’est laissé aller tout bonnement au plaisir d’un grand succès national, parce qu’il n’y avait pas de remords des fautes commises. Pendant que l’exposition déployait ses merveilles, notre ministre des affaires étrangères était à Berlin travaillant à la paix de l’Europe, et il a été reçu avec estime parce qu’on savait qu’il ne portait au congrès aucune arrière-pensée, parce qu’on voyait en lui le représentant d’une nation dont la réserve n’est pas absolument de la faiblesse. Notre gouvernement a pu continuer sans effort son œuvre à l’intérieur, parce que le sentiment de l’ordre domine partout dans le pays, parce qu’on était bien décidé d’avance à respecter cette trêve qui pendant tout un été a fait encore une fois de Paris le rendez-vous de l’univers. C’est l’histoire de cette année 1878, qui, après avoir passé des orageuses incertitudes de ses débuts à l’éclat de l’exposition, a la fortune de finir dans un calme sensible, au milieu d’un mouvement électoral qui se poursuit presque sans bruit, sous les auspices de la paix des pouvoirs rétablie et d’un ministère qui n’est point évidemment étranger à cette œuvre de conciliation.

Que maintenant cette situation régularisée ne soit point à l’abri d’oscillations ou d’épreuves nouvelles, que les élections sénatoriales du 5 janvier soient attendues comme un signal de crises possibles, que les idées extrêmes et les passions de partis épient les occasions favorables, que tout ne soit pas fiai en un mot, rien n’est plus vraisemblable. C’est la tâche de l’année 1879 de se mesurer avec les difficultés qui pourront naître, qui ne seront certainement pas insurmontables avec un peu de sagesse et d’esprit de conduite. L’année 1878, quant à elle, a désormais parcouru sa carrière, elle a fait son œuvre ; elle est restée jusqu’au bout une année de régularité, et au moment où elle allait disparaître, avant la clôture légale de la session législative, les chambres ont consacré leurs dernières heures à la plus sérieuse, à la plus positive des discussions, celle du budget.

Le budget a pu être voté cette fois sans contestation de parti, sans qu’il ait été nécessaire de recourir à cet expédient malvenu et embarrassant des douzièmes provisoires. Un vote assez sommaire, enlevé au pas de course, à la fin d’une session, n’est pas sans doute encore une manière suffisante de rendre au budget de la France les honneurs qui lui sont dus ; on ne doit pas, par respect pour le pays, s’en tenir là à l’avenir, et M. le président du conseil l’a loyalement reconnu en invoquant comme circonstance atténuante l’obligation où l’on s’est trouvé de voter deux budgets depuis le 1er janvier 1878. A défaut d’un examen plus complet qui n’était pas encore possible pour cette année, le sénat a du moins tenu à ne pas laisser passer un budget de près de 3 milliards, et même de plus de 3 milliards avec les dépenses extraordinaires, sans l’accompagner d’une certaine discussion, de quelques réserves ou de quelques amendemens fort légers. M. Chesnelong a prononcé un long discours qui aurait gagné à être dégagé de déclamations politiques trop prévues. M. Bocher, avec la clarté séduisante qu’il sait mettre dans ces débats, a résumé et caractérisé la situation financière en toute sincérité, sans intention hostile comme sans illusion, et surtout sans vouloir créer une ombre d’embarras au gouvernement. M. Pouyer-Quertier, avec sa rondeur normande et sa compétence pratique, s’est attaqué à une modification de l’impôt sur les chèques, et M. le ministre des finances, qui n’était guère en danger, a tenu tête à tout le monde avec esprit, avec son bon sens aimable. M. Léon Say a même trouvé une occasion qu’il n’avait pas eue aussi bien à la chambre des députés d’entrer un peu plus avant dans l’examen des finances. Bref, de cette discussion qui n’a pas duré plus de trois ou quatre jours, il est résulté un budget voté sans nulle difficulté avec une légère augmentation de 200,000 francs pour les desservans âgés, avec un timbre modifié sur les chèques : tout cela sur un ensemble de dépenses et de recettes de près de trois milliards de francs ! C’était assurément bien modeste, et le sénat ne sortait pas de son rôle.

Chose bizarre ! il n’en a pas fallu davantage pour offrir un prétexte à toutes les récriminations, et pour avoir voté en faveur de quelques prêtres âgés une petite augmentation sur laquelle tout le monde était d’accord, à commencer par le gouvernement, pour avoir obtenu une autre manière de timbrer les chèques, peu s’en est fallu que le sénat n’ait été accusé de s’insurger contre les institutions, d’usurper les droits de l’autre chambre, de vouloir à tout prix réveiller les conflits. Il faudrait cependant s’expliquer une bonne fois sur ces abus de langage et sur cette manie de voir partout des conflits. Qu’on juge aussi sévèrement qu’on le voudra la majorité qui a dominé ; jusqu’ici dans le sénat et qui n’a été qu’une coalition impuissante de partis vaincus, qu’on demande aux élections du 5 janvier une majorité nouvelle, favorable à la république, décidée à maintenir ou à rétablir, comme on dit, « l’harmonie des pouvoirs, » soit, c’est une autre question ; mais les droits, les prérogatives, les attributions du sénat, ne dépendent ni du scrutin du 5 janvier, ni même de la couleur de la majorité ; ils sont, ils doivent rester hors de toute contestation, et c’est en vérité assez puéril de crier aussitôt au conflit, à la violation de la constitution, parce qu’il y aura une dissidence entre les deux chambres, parce que le sénat aura voté 200,000 francs de plus pour les desservans ou un timbre particulier sur les chèques. Si les deux chambres ne peuvent pas avoir des opinions différentes sans être considérées comme ennemies et sans qu’il y ait conflit, ce qui est toujours un péril, à quoi bon avoir deux assemblées ? Cette divergence dont on se plaint, elle est dans la nature des choses, elle est la condition des régimes parlementaires, et, pour ainsi dire, la sève des institutions libres ; elle est une garantie dans les affaires de finances comme dans toutes les autres questions, plus encore peut-être dans les affaires de finances que dans les autres questions, et s’il y a entre les deux assemblées une distinction de droits, la constitution elle-même la définit en disant simplement : « Le sénat a, concurremment avec la chambre des députés, l’initiative et la confection des lois. — Toutefois les lois de finances doivent être en premier lieu présentées à la chambre des députés et votées par elle. »

Tout ce qu’on pourrait conclure de là, c’est qu’à la rigueur le sénat ne peut pas de son initiative propre introduire dans la loi de finances des impôts nouveaux, des services imposant des dépenses nouvelles ; mais ce serait à coup sûr interpréter étrangement la constitution que de prétendre le dépouiller du droit de révision, de correction ou d’amendement dans un budget qui n’est que l’application des lois générales et permanentes du pays. Où voit-on surtout que la priorité de la présentation des lois de finances à la chambre des députés implique la subordination forcée du sénat, qu’elle ne laisse au sénat que le rôle d’une chambre d’enregistrement stérile et banal ? S’il en était ainsi, ce serait le monde renversé ; on arriverait tout simplement à annuler, dans les questions les plus graves, l’autorité du corps politique qui est censé réunir le plus de lumières, le plus de maturité, le plus d’expérience des affaires, — et c’est alors que la constitution serait réellement dénaturée : il ne resterait plus en réalité qu’une seule assemblée omnipotente, étendant la main sur tout, disposant de tout par le pouvoir de nouer et de dénouer les cordons de là bourse. C’est toujours l’idéal des partisans de l’assemblée unique, du système conventionnel, ce n’est pas la constitution de la république libérale et conservatrice, telle qu’elle a été organisée, et la majorité nouvelle qui paraît devoir entrer au sénat par le scrutin du 5 janvier ne sera pas probablement plus disposée que l’ancienne majorité à livrer ses prérogatives constitutionnelles. Elle maintiendra son indépendance, elle défendra ses droits d’une autre façon, dans une autre mesure, avec un autre esprit, avec sympathie pour les institutions, sans jalousie à l’égard de l’autre chambre ; elle les défendra sûrement dans tous les cas, elle n’hésitera pas à sauvegarder une des garanties essentielles consacrées par les institutions, et elle ne pourra rien faire de mieux dans l’intérêt de la république elle-même, qui aura longtemps encore besoin de se surveiller, de garder toutes ses forces modératrices pour remplir son rôle de gouvernement régulier.

C’est toujours en effet par les idées fausses, par les entraînemens des passions, par les prétentions exclusives de l’esprit de parti, par les incohérences de conduite et les instabilités que la république est le plus directement menacée ; c’est par là qu’elle est faible, et c’est précisément parce que tout le monde a les yeux fixés sur le scrutin du 5 janvier comme sur l’occasion prochaine de toutes les tentations, comme sur le point de départ de crises ou d’expériences que les uns redoutent, que les autres espèrent, — c’est pour cela que ceux qui s’intéressent au régime nouveau doivent se hâter de régler leurs idées et leur marche. Le meilleur moyen, la première condition est de ne pas laisser les esprits s’égarer sur les conséquences de cette victoire électorale qui se prépare, à l’aide de laquelle on va avoir la majorité dans le sénat et toutes les majorités.

M. Gambetta, qui est un prophète et qui est allé l’autre jour porter la bonne nouvelle avec son programme dans un banquet de commis-voyageurs au Grand-Hôtel, M. Gambetta a prédit que le scrutin dépasserait toutes les espérances et serait plein de surprises : soit ! Il a profité aussi de la circonstance et de la complaisance d’auditeurs qui n’avaient rien à1 lui refuser pour annoncer qu’il pourrait être utile d’inaugurer le règne définitif de la république devenue majeure par de nouvelles lois sur la presse : la révélation est inattendue, et des sévérités contre la presse seraient, à vrai dire, une assez curieuse conséquence d’une victoire de scrutin représentée comme la consécration populaire et définitive de ; la république. M. Gambetta n’a cédé sans doute qu’à quelque mouvement de mauvaise humeur et d’irritation passagère. Il a parlé plus sérieusement et en politique plus avisé, lorsque, cherchant à préciser les conditions d’un avenir prochain, il a dit qu’avec la majorité qu’on va avoir partout on échappe aux périls et aux conspirations, on n’échappe pas aux difficultés. « L’ère des dangers est close, a-t-il dit, celle des difficultés va commencer… donc plus de périls, mais des difficultés et la responsabilité ! .. » Le nœud de la situation, M. Gambetta lui-même l’a nettement défini en montrant que dans la politique à suivre il faudra « considérer ce qui est mûr, ce qui est urgent, ce qui doit attendre, ce qui doit être écarté et ce qui doit être résolument condamné… » M. Gambetta parle ainsi, et il a raison d’ajouter comme le dernier mot de tout, que « les partis ne tombent et ne se perdent que par les fautes qu’ils commettent. » C’est là toute la question du moment. La vérité est que, si l’on ne veut pas recommencer l’éternelle série des fautes toujours prévues conduisant toujours à la même chute, la première condition est de ne pas se laisser aller à l’aventure, de savoir ce qu’on veut et ce qu’on peut, et c’est ici que le gouvernement a une action nécessaire. Ce que font ou ce que disent les chefs de partis dans leur indépendance a sa portée sans doute ; ce que font ou ce que disent les gouvernemens décide de la marche des choses, de la direction d’un régime qui se fonde. Des résolutions les plus prochaines du ministère va dépendre en grande partie ce qui arrivera au lendemain des élections qui, en changeant la majorité du sénat, vont créer une situation toute nouvelle.

C’est compter sans les mouvemens inévitables qui vont se produire et transformer la scène, dira-t-on. Les nouvellistes sont depuis longtemps occupés à prédire ce qui va arriver. Ils savent, à n’en pas douter, que l’ère de régularité définitive et de stabilité assurée par les élections doit être inaugurée par un changement de ministère qui conduira, cela va sans dire, à un certain nombre d’autres changemens, et qui sera suivi, c’est encore plus clair, d’un certain nombre de crises ministérielles déterminées par des incohérences de partis. Ils prennent des bruits insaisissables, des impressions futiles, des présomptions, des craintes ou des espérances pour des réalités. Tout ce qu’on prédit n’est pas encore fait, et s’il y a au contraire une chose sensible, c’est que plus on approche de cette échéance du scrutin où apparaîtra une situation nouvelle, où va s’ouvrir aussi cette « ère des difficultés » dont parle M. Gambetta, plus on sent la nécessité de ne pas se livrer légèrement à l’imprévu, de ne point ébranler imprudemment un pouvoir qui après tout vient de donner une année de paix au pays, qui a préparé par sa modération un scrutin favorable aux institutions républicaines. Les chances de crises ministérielles diminuent peut-être à mesure qu’on avance vers le moment où elles pourraient se réaliser, et à l’heure décisive il n’est point impossible qu’on n’hésite tout à fait. M. Gambetta lui-même n’a pas ménagé récemment les déclarations plus ou moins sincères, plus ou moins calculées de désintéressement. C’est qu’en effet un ministère ayant à sa tête le personnage politique le plus respecté du jour, M. Dufaure, — réunissant autour d’un tel chef des hommes de raison, de bonne volonté sincère et d’intentions éclairées, représentant dans ce qu’elle a de plus vraie et de plus honorable cette « harmonie des pouvoirs » dont on parle si souvent, ce ministère n’est pas facile à remplacer. Des critiques de détail ne changent pas le caractère essentiel d’un cabinet, qui à travers tout reste le médiateur le plus sérieux et le plus autorisé, qui est peut-être plus nécessaire encore dans les circonstances nouvelles qu’il ne l’a été jusqu’ici. M. Dufaure, s’il le veut, aura sans aucun doute pour lui la majorité nouvelle du sénat ; il en est d’avance le représentant et pour ainsi dire le mandataire au pouvoir : il lui promet l’autorité de son nom et de son caractère, la garantie de sa loyauté, de la constance de ses opinions, de même que les collègues de M. Dufaure promettent à la majorité sénatoriale le zèle d’hommes distingués, dévoués au bien public.

C’est une première assurance, — et pour obtenir une certaine majorité dans l’autre chambre, le moyen le plus sûr que le ministère ait à sa disposition, c’est de ne point hésiter dès le début, d’aller au-devant des difficultés, d’aborder sans détour des questions dont on peut essayer de l’embarrasser, qui ont une importance plus factice que réelle, qui font souvent plus de bruit qu’elles ne valent. Nous parlions récemment des mauvaises apparences qui s’interposent trop fréquemment entre le pays et la bonne politique qui servirait ses intérêts, qui lui assurerait des conditions favorables à un essor régulier, continu. Le ministère, fidèle à lui-même, à ses intentions évidentes, à ce qui a été sa raison d’être, n’a qu’à se préoccuper sans cesse de dissiper ces mauvaises apparences en montrant que la république n’a rien à gagner à s’embarrasser de toute sorte de questions artificielles et irritantes qui peuvent flatter des passions de partis, qui ne répondent pas aux instincts vrais du pays. Son programme à l’intérieur est par la nécessité même des choses celui d’une politique modérée, et c’est le seul qui puisse venir en aide, donner une autorité réelle à cet autre programme de la politique extérieure que M. le ministre des affaires étrangères s’est plu à exposer dans une des dernières séances du sénat. M. Waddington a tracé avec une simplicité sincère un tableau rassurant de nos affaires et de nos relations depuis le congrès de Berlin. Plus que tout autre, M. le ministre des affaires étrangères a besoin de se sentir appuyé sur une bonne politique à l’intérieur pour pouvoir maintenir la France en paix et en crédit au milieu des guerres qui se poursuivent au loin, des difficultés qui compliquent encore l’exécution du traité de Berlin et des mille questions qui agitent les autres pays de l’Europe.

La crise qui est venue assombrir les dernières semaines de l’année pour l’Italie s’est provisoirement dénouée par un changement de ministère qui a ramené au pouvoir M. Depretis à la place de M. Cairoli. Dès l’ouverture du parlement, au lendemain de l’attentat dont le roi Humbert a failli être victime à Naples, le cabinet Cairoli semblait déjà fort compromis, et le vote d’hostilité qui n’a pas tardé à l’atteindre, qui a rallié des fractions diverses de la chambre, ce vote a été surtout l’expression d’un malaise assez universel, du sentiment impatient d’une situation difficile.

Ce n’est pas que le chef du ministère, M. Cairoli, excitât personnellement des antipathies ; il était au contraire défendu par une séduisante loyauté de caractère, par les marques récentes de son dévoûment au roi. La vérité est que le cabinet Cairoli est tombé sous le poids de toute sorte de complications intimes ; il a été condamné pour ce qu’il a fait et pour ce qu’il n’a pas fait, pour ses indécisions et pour ses tendances involontaires, pour n’avoir pas su empêcher cet été des manifestations de nature à compromettre l’Italie au dehors, pour n’avoir pas réprimé assez tôt ou assez résolument des agitations révolutionnaires, pour avoir laissé se développer une certaine incohérence au milieu de laquelle a éclaté comme un coup de foudre cet attentat de Naples. Le président du conseil a eu beau payer chevaleresquement de sa personne, c’est le système qui a été compromis : des rivaux du même camp en ont profité contre lui, et des amis comme Garibaldi ont peut-être achevé de le perdre par la candeur de leur zèle à recommander le ministère Cairoli et à prophétiser un prochain avenir républicain. Le cabinet, battu en brèche, assez embarrassé, n’a pas pu résister à l’épreuve d’une longue et sérieuse discussion où l’on n’a pas même dit tout ce qu’on pensait. Vaincu par une coalition, mis en minorité par un vote, il ne pouvait désormais rester régulièrement aux affaires que s’il obtenait du roi la dissolution de la chambre ; mais une dissolution dans les circonstances présentes, c’était une grave aventure, et tout bien pesé, après avoir consulté les présidens des deux chambres, les chefs de partis, le roi Humbert a jugé plus prudent de faire une tentative nouvelle avec M. Depretis, qui a été déjà renversé l’an dernier dans le même parlement.

Le ministère qui s’est immédiatement formé n’est pas et ne pouvait pas être l’expression combinée de la coalition qui est apparue il y a quelques jours dans un vote de circonstance ; il n’est pas fait non plus pour désintéresser les fractions de la gauche qui ont contribué à la chute de M. Cairoli, la fraction Crispi, la fraction Nicotera. Il représente une certaine moyenne de la gauche modérée, et il se compose d’hommes assez peu marquans. Sa force principale est dans son chef, M. Depretis, vieux Piémontais sensé, parlementaire expérimenté, qui a été assez généralement désigné pour prendre le pouvoir dans ces circonstances difficiles.

Voilà donc la crise dénouée pour le moment, et le nouveau ministère a du moins la chance de vivre quelques jours. Il a pu obtenir sans trop de difficulté le vote de l’exercice provisoire du budget avant les vacances du renouvellement d’année qui vont durer jusque vers la mi-janvier. C’est une trêve sans doute, c’est un répit de deux ou trois semaines, mais ce n’est qu’un répit. D’un côté on ne peut se dissimuler que l’état de l’Italie ne reste assez grave. Des incidens tout récens qui se sont produits à Naples, à Pise, après tous ceux qui se sont succédé depuis quelque temps, révèlent une fermentation sourde et continue qui impose désormais à tout gouvernement une politique aussi ferme que prudente. Le moment est peut-être venu d’agir avec une prévoyante décision si on ne veut pas laisser se développer des agitations incessantes, fatigantes, d’où naîtrait bientôt forcément quelque réaction. D’un autre côté, le ministère qui vient de naître est-il constitué de façon à suffire à cette tâche épineuse ? Eût-il même la meilleure volonté, trouvera-t-il un appui suffisant à la rentrée prochaine du parlement ? Ne se rencontrera-t-il pas en face d’une de ces coalitions qui ont déjà renversé trois ministères, à commencer par celui de M. Depretis, depuis que la chambre actuelle existe ? C’est une éventualité qui n’a rien d’invraisemblable, et alors, comme il y a quelques jours avec le cabinet Cairoli, la nécessité d’une dissolution se présenterait de nouveau à titre de remède extrême. Or c’est là une question des plus sérieuses devant laquelle hésitent les esprits les plus réfléchis, à Rome, précisément, parce que personne, à l’heure qu’il est, ne peut distinguer ce que produirait cette dissolution. Si elle ramène la même chambre ou une chambre à peu près semblable à celle qui existe aujourd’hui, la difficulté ne change pas, la situation parlementaire, au lendemain du scrutin ; reste avec ses incohérences et ses impossibilités. Si les élections ont une couleur plus accentuée, plus prononcée dans un sens radical, alors on a couru au péril contre lequel on sent le besoin de se prémunir ; on a joué le jeu le plus redoutable. Si l’opinion, impatiente et troublée, se laisse aller à une certaine réaction, c’est peut-être encore un danger, non pas que le retour au pouvoir des conservateurs libéraux qui ont si longtemps gouverné l’Italie soit une perspective à redouter, mais parce qu’on ne sait pas où s’arrêterait un mouvement d’opinion qui deviendrait décidément réactionnaire. Les chefs du libéralisme modéré agissent visiblement avec une grande circonspection ; ils laissent s’accomplir jusqu’au bout l’expérience du gouvernement de la gauche, et, par la prudence de leur attitude, ils restent en mesure de reprendre utilement à l’heure favorable la direction des affaires.

Ce qu’il y a de plus grave et de caractéristique, c’est que ces incohérences parlementaires mêlées de beaucoup d’antagonismes personnels, ces efforts impuissans pour former des ministères ou pour les faire vivre ne sont que le déguisement trompeur d’un mal plus profond qui est peut-être la vraie et unique cause des sourdes agitations de l’Italie, qui est de nature à favoriser les propagandes révolutionnaires. Le mal est tout économique, c’est la misère des populations, et depuis quelque temps déjà les esprits les plus sérieux se tournent de côté. Un ancien ministre, M. Jacini, s’en est occupé dans ses travaux sur la vie agricole en Lombardie. M. le professeur Villari a décrit cette plaie dans des études du plus vif intérêt. Un journal bien inspiré, l’Italie, consacrait récemment une série d’articles à cette question qu’un député portait, il y a quelques jours, devant le parlement. C’est là le mal qui produit le brigandage, l’émigration, qui livre à toutes les propagandes des populations sans défense naturellement peu portées à s’intéresser aux compétitions de pouvoir, aux jeux des partis. C’est là ce dont on devrait s’occuper dans l’intérêt de l’Italie et de son avenir, pour la consolidation définitive de sa fortune nouvelle.

Parfois, tandis que ces choses du moment se déroulent et que les hommes du jour se succèdent occupant ou troublant la scène de leurs querelles éphémères, on se reprend à tourner les regards vers le passé, un passé d’hier qui est pourtant déjà de l’histoire. Passé politique, passé social, passé littéraire, c’est tout un monde qui a ses personnages, qui a eu ses drames ou ses comédies et que nous rendent des écrivains habiles, M. Saint-René Taillandier avec son livre sur Stockmar, sur le Roi Léopold et la reine Victoria, M. Cuvillier-Fleury avec ses études nouvelles sur les Posthumes et revenans.

Ce personnage, ce Stockmar, qui remplit le livre de M. Saint-René Taillandier, on le connaît pour avoir suivi son histoire ici même : c’est un simple docteur allemand qui était né à Cobourg à la veille de la révolution française et qui est revenu mourir à Cobourg après avoir vécu soixante-seize ans, après avoir passé cinquante années de sa vie dans les plus grandes affaires. Officiellement il n’a jamais rien été, ni un politique attitré, ni un ministre, ni un diplomate ; c’était un de ces hommes faits pour être des témoins attentifs, des observateurs sagaces, des conseillers expérimentés. Il a été de toutes les intimités princières, ami du sage Léopold de Cobourg, premier roi de Belgique, et par Léopold de la famille royale d’Angleterre, ami du prince Albert, de la reine Victoria, ami du spirituel et fantasque Frédéric-Guillaume IV de Prusse. Il a eu sa place, une place privilégiée dans la carrière de ces princes, pour qui il a été un confident sûr, un politique consultant encore plus qu’un médecin ; il a pu tout voir, il a été mêlé à tout, il a eu son mot sur tout, et après une longue vie qu’on ne peut pas appeler une vie publique, mais qui côtoie les événemens, il a laissé des lettres, des souvenirs qui ont leur prix, qui révèlent une nature originale d’observateur. C’est en se servant avec sûreté de ces souvenirs de Stockmar, en les rectifiant souvent ou en les complétant, en les éclairant, en les prenant comme une sorte de fil conducteur que M. Saint-René Taillandier, d’une plume habile, s’est plu à retracer dans une série de tableaux tous ces épisodes, — et le procès de la reine Caroline, et la création du royaume de Grèce, et la fondation de la Belgique, et le mariage de la reine Victoria, et les rapports de l’Angleterre avec la France à la fin du règne de Louis-Philippe. Les souvenirs du docteur allemand disparaissent, l’œuvre de notre éminent collaborateur reste comme un choix de récits variés et intéressans.

C’est l’histoire d’un temps qui n’est plus. Tous ces événemens ou ces incidens ont remué les contemporains ; ils ont eu leur importance dans la vie des peuples, quelques-uns ont laissé des traces dans des révolutions ou se survivent par des créations durables. De tous les personnages qui en ont été les héros ou les coopérateurs, qui ont eu un rôle brillant ou modeste, la plupart ont déjà quitté le monde. La reine Victoria reste presque seule. Les autres ont cessé de vivre, et le prince Albert, qui s’est éteint prématurément, et le vieux, le sage Léopold, qui est mort après avoir fait de son petit royaume une citadelle du libéralisme, et le roi Louis-Philippe, et le roi Frédéric-Guillaume de Prusse, qui a eu pour successeur un empereur d’Allemagne. Avant ou après les princes ont disparu aussi tous ceux qui ont occupé la scène, et Peel, et Wellington, et Melbourne, et Brougham, et Palmerston, dont Augustus Craven publiait récemment en français la Correspondance intime pour servir à l’histoire diplomatique de l’Europe de 1830 à 1865. En France, M. Thiers a été un des derniers à disparaître, il a suivi de près M. Guizot. C’est le défilé des fantômes de l’histoire qu’on peut appeler encore contemporaine, puisqu’elle ne date que d’hier. Ils appartiennent déjà tous à ce « royaume des ombres » dont parle M. Cuvillier-Fleury et où l’habile écrivain va chercher, lui aussi, des figures d’un autre ordre pour les faire revivre dans ses Posthumes et revenans. Il les appelle des revendus parce que ce sont bien des revenans d’un autre monde, et il les appelle aussi des posthumes parce qu’il se plaît à retracer ces portraits à l’occasion de toutes ces correspondances posthumes qui se multiplient, qui ont souvent bien de l’intérêt quoiqu’elles ne soient pas toujours sans péril pour toutes les mémoires. M. Cuvillier-Fleury ne s’en tient pas d’ailleurs au commencement de ce siècle, à la génération qui nous a précédés ; il revient sans effort jusqu’au dernier siècle, et c’est ainsi que, dans ces pages si vivement enlevées, il mêle Mme Geoffrin ou Mme de Sabran et Daniel Stern, Stanislas Poniatowski et Mérimée, Boufflers et M. Odilon Barrot, sans oublier Xavier Doudan, inconnu la veille, célèbre le lendemain par ses lettres. L’auteur des Posthumes et revenans n’est pas toujours exempt de sévérité pour ces exhumations, pour les « vieilles amours et les vieilles mœurs, » ni même pour la vieille politique de M. Odilon Barrot, M. Cuvillier-Fleury a le mérite de parler de ce qu’il sait en homme d’instruction solide, de jugement ferme, de sentimens tout modernes, en homme fidèle aux traditions de l’esprit français, et ces traditions sont une de ces choses qu’il faut tâcher de sauver de tous les naufrages ou de toutes les révolutions.

Oui, ce qu’il y aurait de mieux à souhaiter à cette année qui s’ouvre comme aux années qui viendront, ce serait non pas de recommencer le passé, mais de recueillir et de garder un peu de l’esprit, du goût, de l’urbanité ou de la candeur libérale de ce monde des revenans, de la société d’autrefois. Ce ne serait rien de trop ni dans la littérature, ni même dans la politique.


CH. DE MAZADE.


LIVRES D’ART.


I. Hans Holbein, par Paul Manti, eaux-fortes d’Edouard Lièvre, gr. in-fol. ; A. Quantin, — II. Sahara, et Sahel, par Eugène Fromentin, édition illustrée de gravures et de bois, d’après Fromentin, gr. in-8o ; Plon. — III. Roland furieux, illustré par Gustave Doré, in-folio ; Hachette.


Chacun possède les œuvres d’Homère, de Shakspeare, de Molière, de Victor Hugo ; pourquoi n’aurait-on pas aussi à portée de la main, ou pour mieux dire à portée des yeux, l’œuvre de Raphaël, de Léonard, de Titien, de Delacroix ? Ainsi la bibliothèque se doublerait d’un musée. C’est un tel musée dont M. A. Quantin a eu l’idée et qu’il inaugure par la publication du Hans Holbein. On peut prédire un succès sérieux à cette série d’importantes monographies, si les volumes qui suivront le Holbein sont édités avec le même luxe de haut style, si les gravures sont choisies avec le même goût, gravées avec le même art, si enfin le texte est confié à des écrivains tels que M. Paul Mantz, d’une science spéciale et d’un esprit profondément juste. M. Paul Mantz raconte la vie d’Holbein, décrit son œuvre, étudie son talent avec la circonspection, la sûreté de critique et le sentiment intime des choses de l’art qui lui sont habituels. Celui-là certes n’avance pas un fait qui tienne de l’hypothèse, et n’exprime pas une idée qui touche au paradoxe.

Holbein naquit à Augsbourgen 1497. Son père était Hans Holbein le vieux. Holbein devint très jeune un peintre habile. On lui attribué des œuvres datées de 1512, — il n’avait que quinze ans, — et les portraits qu’il fit en 1516 du bourgmestre Meïer et de sa femme portent déjà la marque d’un maître. Il était alors à Bâle, ayant quitté Augsbourg on ne sait pour quel motif. Ce premier séjour à Bâle fut fécond en œuvres de toute sorte. Il peignit des tableaux et des portraits, des boucliers et des enseignes ; il orna de frontispices les livres de Fröben, il composa dix grands dessins d’une Passion pour les maîtres verriers, il dessina ses célèbres Simulacres de la mort, il décora de sujets héroïques les salles du conseil de l’hôtel de ville de Bâle. Mais si, comme est tenté de le croire M. Paul Mantz, il faut reporter à une époque plus avancée de la vie d’Holbein l’admirable portrait d’Érasme du Louvre, toutes les œuvres de cette période sont dominées par le Christ mort du musée de Bâle. Cette étude de cadavre, d’une savante et virile exécution, a le poignant accent de la vérité. A la profonde impression qu’elle produit, on se sent devant un chef-d’œuvre. Holbein ne fut pas heureux en ménage ; par surcroît sa femme était laide et plus âgée que lui. Il est donc permis de conjecturer que, s’il quitta Bâle pour aller Londres, en 1526, l’idée de quitter cette Xantippe fut pour quelque chose dans son voyage. Accueilli à Londres par Thomas Morus, auquel Érasme l’avait recommandé, Holbein y peignit nombre de portraits. Il revint deux années plus tard à Bâle ou l’attendaient de nouveaux travaux : le beau Saint Michel, les volets de l’orgue de la cathédrale, la Danse des paysans, le fougueux Combat des lansquenets. Holbein peignit aussi quelques portraits, entre autres le portrait de sa femme, qui est peut-être son chef-d’œuvre. — Le peintre oubliait les rancunes du mari. — C’est de cette époque qu’on peut dater dans la manière d’Holbein le changement que révèle l’étude de ses œuvres. Sans perdre rien de sa fermeté, son pinceau s’assouplit ; il enveloppe la forme par un modelé précis au lieu de la circonscrire par un contour trop sec. De retour à Londres, en 1532, il devint le peintre officiel de Henri VIII. Le roi lui confia de délicates missions pour lesquelles il fallait que le diplomate fût un peintre. On sait que Henri VIII n’avait pas un goût bien vif pour la monogamie. Holbein était envoyé vers les femmes que voulait épouser ce Barbe-Bleue couronné avec mission de faire leurs portraits. Le roi jugeait ainsi de la beauté de ses futures victimes. Henri VIII avait une vraie affection pour son peintre, si l’on en croit cette anecdote plus ou moins apocryphe. Un jour, à la suite d’une discussion, Holbein avait mis fort incivilement à la porte de son atelier, en le jetant du haut en bas de l’escalier, un grand seigneur anglais. Celui-ci demanda vengeance au roi en faisant sonner un peu haut son titre de baron. « Sachez, lui-dit Henri VIII, qu’avec sept paysans je puis faire sept barons, tandis qu’avec sept barons je ne saurais faire un seul Holbein. » Holbein mourut à Londres en 1543, après avoir vu décapiter plus d’un de ses modèles.

Hazlitt a dit : « Les têtes de Holbein sont aux autres portraits ce que les archives sont à l’histoire. » Holbein, en effet, est le peintre de la vérité vraie ; Il a la touche incisive, l’intimité de l’accent, l’expression saisissante, l’impression profonde et durable. Quand on a vu une tête d’Holbein, on ne l’oublie pas. Devant le modèle, il était, selon le mot heureux de M. Paul Mantz, « d’une intraitable sincérité. » Pour Holbein, la physionomie humaine n’a pas de secrets. Il surprend le moral de celui qu’il peint, et sur sa face, il marque ses instincts, ses pensées, ses passions. Il ne veut peindre que l’individu, mais à son insu, par la précision du rendu et la profondeur de l’expression, il généralise et s’élève jusqu’au type. Grands seigneurs, bourgeois, marchands, jeunes femmes, tous ses portraits sont l’image vivante de la première moitié du XVIe siècle. M. Paul Mantz se plaint que, suivant l’habitude française de simplifier ce qui est compliqué, on ne considère Holbein que comme un portraitiste, en oubliant volontiers ses grands compositions. Ne reprochons point au génie français, tout de clarté, sa propension à la synthèse. À force de voir tous les côtés d’une chose sans chercher à en comprendre et à en exprimer le caractère dominant, le génie allemand arrive trop souvent à ne plus rien voir du tout Nous ne nions pas la valeur des autres œuvres d’Holbein, mais c’est le portrait qui est la manifestation souveraine de son génie, il y a de l’invention, du mouvement, de la fantaisie décorative dans ses figures de la Passion, dans ses cartons pour l’hôtel de ville de Bâle, mais il n’atteint là ni au grand style de Mantegna, ni à la noblesse et à la raide élégance d’Albert Durer, toute l’illustration de l’Éloge de la Folie, qui d’ailleurs fut toute fortuite, — ces dessins furent faits en huit jours sur les marges du livre qu’Holbein lisait, — n’est qu’une suite de caricatures vulgaires de formes et assez lourdes d’esprit. Dans les Simulacres de la mort, il a renouvelé heureusement les vieux bois des premières impressions du XVe siècle, en variant les attitudes, en groupant mieux les figures, en en précisant d’un trait sûr les squelettes et les vivans ; mais, ce n’est qu’une paraphrase. Le Saint Michet, le Christ mort, les Lansquenets, sont des exceptions dans son œuvre. Holbein est avant tout un portraitiste. Dans le portrait il a des rivaux, il ne connaît point de maître. C’est comme portraitiste qu’il a sa place dans l’Olympe des dieux de la peinture.

La réunion en un beau volume illustré d’eaux-fortes et de bois d’après les tableaux et les croquis d’Eugène Fromentin, de l’Eté dans le Sahara et de l’Année dans le Sahel, serait l’occasion de faire la double étude du peintre et de l’écrivain. Dans la manière de dire comme dans la manière de peindre, Eugène Fromentin a des qualités analogues de finesse, de délicatesse, de perception profonde et d’expression juste. C’est, si on peut dire, un peintre et un écrivain de nuances. Il excelle à rendre par la plume comme par le pinceau les dégradations des loin tains horizons, les vibrations, infinies de la lumière, les variétés et les différences des clairs obscure. Qu’il écrive ou qu’il peigne, il procède par gradations et par frottis. Il n’a point la touche large, mais son pinceau a d’exquises caresses, sa plume des expressions d’un indicible sentiment. Écrivain, il est moins peintre au sens absolu du mot, que Théophile Gautier, en ceci que Gautier fait voir l’objet ou le paysage qu’il décrit, au lieu, que Fromentin en donne l’impression. Peintre, il est moins puissant et moins hardi, que Decamps et Marilhat, en ceci que Decamps et Marilhat ont osé peindre l’Orient dans son type général, dans son expression embrasée, tandis que Fromentin a surtout peint l’Afrique dans son caractère exceptionnel, et dans son état, particulier de limpidité humide. D’ailleurs Eugène Fromentin est un écrivain de race et un maître parmi les orientalistes.

Gustave Doré s’est fait le commentateur à coups de crayon des grands chefs-d’œuvre du génie humain. Après le Pantagruel la Bible, après la Divine comédie le Don Quichotte. Plug d’un fleuron manque encore à cette couronne d’in-folio : Homère, le Tasse, Shakspeare, Molière. Nous ne désespérons pas de la voir un jour achevée. Voici déjà le Roland furieux, cette merveilleuse épopée héroï-comique. Il était bien fait pour tenter le talent de Doré, ce poème féerique comme les Mille et une Nuits, épique comme l’Iliade, amusant et varié comme le Décaméron, railleur comme un conte de Voltaire. L’Arioste, avec un sans-façon adorable, mêle l’histoire et la légende, le sacré et le profane, confond les époques et les pays, les usages et les costumes, fait assiéger Paris par les Sarrasins, arme les guerriers du VIIe siècle de l’armure maximilienne, transforme Charlemagne et ses pairs en seigneurs de la cour de Ferrare, peint Rodomont, roi d’Alger, en chef de bande, comme le marquis de Pescaire ou Prospero Colonna, donne à son héros Roger le caractère d’un Bayard sans peur et sans reproche, et n’a pas l’air de croire un mot de ce qu’il raconte. M. Gustave Doré, qui dans ses illustrations du Dante, de la Bible, de Cervantes, avait maîtrisé sa verve inventive, a interprété le Roland furieux à la manière de l’Arioste lui-même. Il est revenu au pittoresque à outrance, à la fantaisie endiablée de ses dessins des Contes drolatiques et de la Légende du Juif-Errant. Les architectures compliquées des burgs gothiques sont suspendues comme des nids d’aigles aux flancs des monts escarpés. Les grands arbres des forêts dénudés par l’hiver prennent dans les enchevêtremens de leurs ramures des apparences de spectres. Les cavernes se peuplent de monstres qui ont les formes invraisemblables des animaux antédiluviens. Au seuil des palais enchantés se pressent des moines obèses, des nains difformes, des gnomes hideux et d’horribles sorcières

Dont la barbe fleurit et dont le nez trognonne.

Au passage des chevaliers, la foule grouille dans les rues d’Orient, s’entasse aux fenêtres, se juche sur les gargouilles, s’amasse en grappe humaine le long des flèches des minarets. Dans les tournois, dans les batailles, dans les assauts, les chevaux volent plus qu’ils ne courent, des gerbes de flèches sillonnent l’air, les têtes coupées et les bras tranchés volent de droite et de gauche, les corps sont transpercés d’outre en outre par les lances ou pourfendus jusqu’au nombril par les grandes épées. Doré va souvent jusqu’à la caricature, mais c’est de la caricature héroïque.

HENRY HOUSSAYE.


Mythologie de la Grèce antique, par M. P. Decharme, 1 vol. in-8o, Garnier.


Le livre que M. Decharme vient de publier sous ce titre est d’une science plus solide, plus sûre, plus voisine des monumens et des textes que n’est d’ordinaire l’érudition un peu superficielle des Manuels de mythologie. Ce n’est pas seulement un de ces dictionnaires que l’on consulte et que l’on s’empresse de refermer. Ce n’est pas seulement, quoiqu’il paraisse dans le format et sous la forme d’un livre d’étrennes, un volume à feuilleter pour les images. C’est un livre à lire. Disons même que les images ne satisfont l’œil qu’à moitié. Le texte eût mérité mieux que cette maigre illustration. Et l’auteur assurément aurait droit de se plaindre du graveur, si l’art antique ne se suffisait à lui-même, et s’il n’était facile, même à travers une médiocre traduction, d’en ressaisir la beauté. Personne aujourd’hui n’ignore les progrès récens des études mythologiques. C’est à l’Allemagne que revient l’honneur de les avoir constituées, comme aussi de les poursuivre avec un zèle infatigable. M. Decharme s’est proposé de dégager de ces travaux, dépouillés de tout leur appareil philologique, archéologique, voire quelquefois soporifique, un ensemble de notions claires, précises, mises en ordre, sur les dieux de la Grèce. On le louera surtout de n’avoir pas oublié qu’une exposition de la mythologie grecque est inséparable de l’histoire sommaire de l’art hellénique. Nous ignorons l’origine des mythes, nous ne saurions dire comment s’est peuplé le panthéon des religions antiques. On a proposé force théories : toutes ont semblé contenir une part de vérité, d’ailleurs aucune n’a pu suffire à l’interprétation de toutes les légendes. Mais ce que nous savons, c’est que toutes ces légendes n’ont reçu leur consécration que des chefs-d’œuvre de l’art et de la poésie. Ce que nous pouvons dire, c’est qu’elles seraient pour nous des songes de malades, quelque chose de puéril et d’immoral en même temps, si le génie d’une race privilégiée entre toutes ne les avait élevées et purifiées. Elles ne sont devenues un patrimoine classique pour les peuples modernes que parce qu’elles ont inspiré son Achille au poète inconnu de l’Iliade, son Œdipe à Sophocle, ou encore à Phidias son Jupiter, et sa Vénus à Praxitèle.

Il reste à souhaiter que1 le livre de M. Decharme fasse un heureux chemin dans le monde. Tout utile qu’il soit, il ne laisse pas d’être intéressant à lire. S’il réussissait, sous une forme un peu réduite, à s’introduire dans nos écoles, on y pourrait faire connaissance avec les dieux de la Grèce autrement que par le moyen de quelques notes au bas d’une page de l’Iliade. Le progrès ne serait certes pas à dédaigner pour ceux qui se flattent que nous ne sommes pas près de nous lasser des fables qui bercèrent l’antiquité. L’éducation de l’honnête homme aujourd’hui, comme jadis, est à ce prix.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.