Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1849

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Chronique n° 403
31 janvier 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 janvier 1849.

Commençons par rendre hommage à l’énergie des bons citoyens qui, dépositaires du pouvoir public dans un temps où le faix en est si lourd et la possession si peu enviable, persévèrent à défendre les grands intérêts dont ils sont chargés, et contre les intrigues parlementaires, et contre les factions des rues. Nous apprécions tout le mérite de leurs efforts, nous ne les trouvons point excessifs en présence des attaques ou secrètes ou patentes dont ils se voient assaillis ; nous ne les blâmons pas d’aller volontiers peut-être au-devant du péril plutôt que de l’attendre ; nous les croyons essentiels à leur tâche et nous les remercions de s’y maintenir ; nous comprenons leur tâche comme ils la comprennent.

Ils ont sans doute une façon d’être républicains qui n’est pas la façon de ceux auxquels nous devons la république, ni la façon même de tous ceux qui se sont ralliés autour du chariot de février. Le républicain de la veille et quelquefois aussi le républicain catéchumène auquel un dévouement plus exclusif a valu les honneurs d’une initiation plus complète, le républicain pur, se sait investi par privilège d’une règle suprême à laquelle le commun des martyrs est d’avance et de droit attaché sous peine d’hérésie : c’est un alchimiste politique qui a découvert sa pierre philosophale ; il en peut tout faire, excepté de l’or. Qu’importe ? il n’est pas homme à se déconcerter pour ce qui s’en manque, et il va droit son chemin, exigeant avant tout qu’on jure sur sa parole et qu’on prenne son trésor pour autant qu’il l’estime. Le républicain pur est un être éminemment contradictoire. Il élève aux nues l’autorité du suffrage universel, mais à la condition que l’électeur lui vote son dogme ; il invoque la raison de tous, mais il prétend bien la redresser, et de main de maître, si elle ne veut s’abonner aux mandemens souverains de sa raison particulière ; c’est un doctrinaire déguisé qui fait mine de s’en remettre au peuple quand il ne s’en fie qu’à lui. Aussi l’appel au peuple est-il tombé dans un discrédit public chez les plus francs de ce bord-là ; quant aux plus habiles, tout en le vantant beaucoup, ils ne s’y frottent pas, et, s’ils s’y frottent, ils trichent : ce serait conscience de ne pas corriger la fortune quand où n’a point encore achevé de l’éduquer, et, de ce qu’on la corrige à si bonne intention, il ne s’ensuit pas qu’on ne soit point honnête. En effet, les bonnes intentions abondent chez le républicain pur ; il en est plein comme on dit que l’enfer en est pavé, et c’est encore un de ses contrastes d’avoir tant de pensées salutaires et de les conserver stériles. Le républicain pur ne détesterait pas l’ordre, mais il a un goût invincible pour de certains élémens d’anarchie avec lesquels l’ordre n’a jamais cohabité ; le républicain pur s’est pâmé d’aise sur le mot de M. Caussidière : « faire de l’ordre avec du désordre ; » Cela lui semble magnifique, et l’on ne comprend pas, en vérité, qu’il ait tant de plaisir aux tours de force, quand il les manque toujours ; Le républicain pur ne dissimule pas que la justice est une belle chose, mais il a l’ame très sensible et la mémoire chargée de beaucoup d’exploits, qui ont tant d’analogie avec ce qu’il est obligé d’appeler aujourd’hui les crimes, que ces crimes-là le trouvent indulgent par nature. Conspirateur émérite, il a toujours du faible pour les manteaux couleur de muraille et ne se résigne pas vite à se montrer sévère aux conspirateurs novices, eût-il même failli essuyer les coups ; comme il est neuf encore à son rôle, il oublie facilement qu’il est devenu le représentant plus ou moins définitif de la société française, et, pour son compte, il pardonne. On n’a pas l’ame meilleure.

À ce compte-là donc, nos ministres actuels ne sont pas des républicains purs, et franchement nous les en félicitons. Ils ne se soucient pas d’être tendres pour les comploteurs qui s’enorgueillissent de troubler savamment la paix douloureuse d’une patrie dont les blessures ne finissent pas de saigner. Ils n’éprouvent aucun charme à jouer avec ces foudres grossiers qu’on fabrique dans les officines d’émeute, et ils n’entendent pas permettre de les forger à loisir, sous prétexte de liberté, pour avoir ensuite plus de gloire à les éteindre ; ils aiment mieux prendre moins de peine et courir moins de chances : que voulez-vous ? ils ne se sentent pas appelés de naissance au métier de paratonnerre. Le métier d’ailleurs n’est pas de durée ; M. de Lamartine en est bien revenu, et le voilà presque un homme de gouvernement ; il a tout l’air d’être assez converti pour qu’il ne soit pas absolument impossible de lui trouver son poste dans un cabinet de rechange : la librairie va si mal ! Retournons à nos ministres, qui, en attendant, n’ont pas encore cédé la place. Une dernière preuve montre bien qu’ils ne sont pas de ces purs républicains dont nous parlions : ils n’ont pas peur du suffrage universel, et, quoiqu’ils ne l’aient pas inventé, ils le provoquent et ne demandent qu’à lui confier l’avenir de la politique dont ils sont les dévoués serviteurs. Ils ne doutent pas que cette politique ne réponde au vrai sentiment du pays, car le pays serait plutôt tenté de la dépasser que de rester en-deçà. Non, ils ne sont pas des républicains purs ; ils voudraient seulement une république dont tous les rouages ne fussent pas disloqués rien qu’à tourner, des libertés qui profitassent à tout le monde au lieu de privilèges qui ne profitent qu’aux partis, un pouvoir qui se tint debout et qui marchât sans rien renverser, au lieu d’un pouvoir qui n’a de choix qu’entre les coups d’état et le suicide à perpétuité ; ils voudraient, soit dit sans offenser nos lois, faire la meilleure de républiques avec la pire des constitution. C’est un beau rêve, dont nous leur savons du gré ; nous nous efforçons sincèrement de le rêver en même temps qu’eux, et, quoiqu’il doive en sortir de définitif, nous acceptons de bon cœur, nous appuyons de toute notre énergie les heureux progrès que chaque jour amène dans cette route qu’ils nous font faire. Nous ne sommes pas bien sûrs que cette république politique et modérée, à laquelle nous travaillons loyalement, soit tout-à-fait possible en France ; mais nous sommes certains que la république sociale et pure est impossible. Il n’y a donc pas à choisir pour qui veut travailler sans tout perdre.

Le mérite incontestable du cabinet, c’est d’entrer sans sourciller sur ce chemin clair et droit où l’on oblige ainsi l’ennemi lui-même à venir ; c’est un chemin de bataille, mais du moins il ne s’y rencontre pas de ces tâtonnemens, de ces surprises, de ces erreurs qui ont gâté la conduite d’hommes auxquels nous avons à regret reproché tout cela, parce qu’ils étaient dignes d’avoir une carrière plus nette. La pensée d’un gouvernement se révèle beaucoup dans le choix des personnes ; il n’y a qu’une voix sur les nominations récentes émanées de la chancellerie ; celles qui ont été signées aux ministères de l’intérieur et des affaires étrangères devaient naturellement prêter davantage à la discussion. On peut cependant résumer en deux mots l’esprit général qui les a dictées, et cet esprit est excellent : garder tous les hommes honorables et capables que la révolution de février a çà et là produits au jour, rétablir tous les hommes honorables et capables qu’elle avait brutalement chassés. La révolution se trouve ainsi réduite à son expression la plus juste et remise elle-même à sa place. Il nous paraît donc très simple et très bien arrangé que M. Armand Lefèvre, l’auteur d’une histoire diplomatique de l’empire si consciencieuse et si substantielle, quitte Carlsruhe, où février l’avait envoyé, pour aller maintenant à Munich, tandis qu’au contraire M. Emmanuel Arago rentre au palais dont il était l’ornement, pour céder à M. de Lurde la légation de Berlin ; chacun son lot. Celui de M. Thouvenel était marqué ; il avait trop bien géré nos affaires en Grèce du temps des grandes incuries de M. de Lamartine pour ne pas devenir enfin titulaire du poste d’Athènes. Les préfets de la façon de M. Faucher ont soulevé contre lui des clameurs qui ne l’ont empêché ni de les prendre où il voulait, ni de les faire à lui tout seul ; M. Faucher n’a jamais peur de déplaire à quelqu’un : ce défaut-là vaut presque une qualité dans un temps où l’universelle manie est de plaire à tout le monde ; nous honorons surtout le courage bien placé avec lequel il a inscrit au nombre des serviteurs du pays l’un des fils de M Rossi : c’est une protestation vivante contre la république de l’assassinat.

Cette décision qu’on a portée dans le renouvellement du personnel, on l’a témoignée par des actes encore plus significatifs, et toute cette quinzaine atteste au sein du gouvernement la fermeté d’un parti pris. Le 17, M. Barrot soumet à l’assemblée un projet de loi qui a pour objet de renvoyer les auteurs et les complices de l’attentat du 15 mai devant la haute cour nationale, et non pas devant le jury ordinaire ; il demande l’urgence. Le même jour, M. de Champvans ayant voulu prendre l’initiative d’une mesure définitive contre les clubs, M. Barrot et M. Faucher la réclament et obtiennent qu’on cède au gouvernement l’honneur de cette initiative courageuse. Le lendemain, les bureaux prononcent l’urgence sur la proposition ministérielle ; le 20 et le 22, la discussion publique s’engage et se termine. Le principe de rétroactivité, salutaire et sacré en matière de dispositions pénales, ne saurait l’être en matière de procédure et de compétence : M. Dupin établit surabondamment ce point de droit avec tout son talent de jurisconsulte. La montagne voudrait l’abîmer sous les injures, et n’y gagne que de réveiller sa verve d’autrefois : « Laissez-les crier, dit-il, c’est le chant du départ. » M. Crémieux rappelle les horreurs de la cour des pairs ; l’ingrat oublie qu’il s’y échauffa quelquefois à courir après l’éloquence, et qu’il ne se fâchait point, si hasard les juges de Tibère, qui étaient des gens polis, lui disaient qu’il avait parlé. M. Dupont de Bussac célèbre avec le calme d’un homme des champs les douceurs de la convention et de ses tribunaux révolutionnaires. M. Barrot pose la question politique : la gauche demande le jury ordinaire pour les prévenus de mai, parce que l’on compte exploiter la faiblesse d’une magistrature qui n’est point assez protégée ; le ministère invoque l’autorité de la haute cour, parce que nous sommes à une époque où l’on ne saurait trop fortifier les garanties de l’ordre et de la société. 470 voix contre 284 lui donnent raison et lui prouvent qu’il n’a pas trop compté sur le bon sens et la loyauté de l’assemblée nationale. La montagne, battue, répond par une protestation du peuple de Paris, qui est censé en appeler contre la haute cour « aux droits antérieurs et supérieurs » dont il est mention quelque part dans la constitution. M. Thoré, qui ne veut absolument pas retourner aux beaux-arts, s’est improvisé l’éditeur de cette grande manifestation nationale, et les journaux rouges la signent en guise de peuple, comme à Rome, dans certains comices, les trente licteurs votaient à la place des curies. Le 26, M. Faucher apporte un second projet de loi dans lequel il est écrit, article 1er : Les clubs sont interdits. Il sollicite l’urgence. M. Proudhon s’en prend au président de la république de l’audace de ses ministres, ainsi que parle M. Gent, et le traite comme le plus grand propriétaire de France où simplement comme le bon Dieu, c’est-à-dire fort mal. Deux jours de suite, la feuille de M. Proudhon est saisie, et, au moment même où la commission présidée par M. Senard (pauvre M. Senard !) invite l’assemblée à refuser l’urgence sur la discussion de la loi des clubs, le ministère demande l’autorisation de poursuivre M. Proudhon.

Il y avait 418 voix contre 342, qui condamnaient à peu près ainsi toute pensée de suppression définitive des clubs en écartant la question d’urgence, et parmi ces voix, cependant, beaucoup d’honnêtes gens qui avaient eux-mêmes été tout près de les fermer, et qui ne les aimaient pas encore davantage en les défendant aujourd’hui ; mais l’intrigue, l’intrigue ! que d’enlacemens dont on ne se défend plus quand elle vous a saisis ! Au même instant, le journalisme rouge formulait une seconde protestation, toujours au nom des mêmes « droits antérieurs et supérieurs ; » les clubs lui prêtaient leurs signatures et promenaient dans Paris les étudians de leur choix. La montagne trouva beau de frapper un grand coup, et M. Ledru-Rolljn, qui n’est qu’un homme sanguin, mais point méchant, s’avisa, dans un accès de patriotisme bouffi, de demander à la tribune la mise en accusation du ministère. Le ministère était en effet bien coupable : li veillait, et l’émeute des rues qui perçait sa mine pour aller rejoindre au besoin la sape parlementaire l’émeute armée, qui dépave les carrefours, était tenue d’avance en échec par l’activité du gouvernement. Les élémens de trouble matériel s’augmentaient depuis quelque temps : les fauteurs d’insurrection renouvelaient leur personnel ; les graciés de Cherbourg et de Brest rentraient dans Paris avec les sentimens qu’ils n’ont laissé nulle part ignorer sur leur passage. On attirait les clubistes de province ; on allumait les cervelles vides des étudians qui étudient pour ne rien apprendre, et l’on ressuscitait des haines pourtant bien vieilles, afin de lancer cette jeunesse intolérante contre la chaire de M. Lerminier ; on l’exaspérait en attaquant par de détestables insinuations l’homme lui-même, et non plus seulement le professeur qu’elle avait devant elle. « L’homme écrit M. Lerminier, qui donne aujourd’hui sa démission, va maintenant répond aux calomnies dont on a voulu ternir son honneur. » Il n’y a pas d’acharnement qui ne doive s’arrêter devant ce suprême combat : c’est le jugement de Dieu.

L’émeute s’était enfin préparé des soldats plus redoutables que des écoliers ; sans discipline, et l’on a pu voir si le ministère se pressait trop de s’alarmer s’il avait tort de multiplier les mesures sévères et protectrices. Les gardes mobiles, mécontens de l’arrêté qui réduisait leurs bataillons à des proportions moins anormales et moins dispendieuses ; les vainqueurs de juin, oubliant leurs services et la reconnaissance du pays, pactisaient secrètement avec les éternels ennemis de la paix publique, et ceux-ci, de leur côté, oubliaient leurs sanglans griefs pour convier à la fraternité de la révolte les hommes qu’ils avaient appelés des bouchers et des bourreaux. Les officiers, plus particulièrement atteints par la réforme du corps, soulevaient leurs soldats, communiquaient avec les clubs, siégeaient au conseil de certains journaux, et qui sait ? avaient peut-être l’honneur de rendre leurs devoirs aux grands citoyens qui arrangent de haut ces sortes de choses sans y toucher jamais. Le sang-froid du général Changarnier dans la journée de dimanche, l’immense déploiement de troupes dans la journée de lundi, ont fait avorter ces tentatives criminelles. De nombreuses arrestations ont eu lieu, la justice instruit ; mais la montagne, qui est en humeur de plaisanter selon le goût dans lequel elle plaisante, a lancé une proposition d’enquête pour prouver que c’est le ministère qui a conspiré contre l’assemblée. L’enquête ira de pair avec la mise en accusation. Voilà comment il est arrivé que nous avons eu encore cette journée de transes et d’émoi, au bruit des tambours, au feu des bivouacs au milieu des chevaux, des canons et des caissons. La montagne s’en plaint ; elle devrait au contraire remercie eux qui ont mieux aimé prévenir que de réprimer. M. Marrast n’est pas si farouche ; il s’est réveillé le matin en face de tout cet appareil guerrier, et, surpris d’abord, il a pardonné la surprise, quand il a su qu’on la lui avait épargnée durant la nuit pour ne pas troubler son sommeil. » M. Marrast était à ravir et presque à peindre, lorsqu’il prenait ainsi la peine d’informer l’assemblée nationale qu’il avait bien dormi.

Soyons justes pour tout le monde : M. Louis Bonaparte a soutenu son ministère avec une loyale énergie. Lundi matin paraissait dans le Moniteur une note officielle qui garantissait au cabinet décrété d’accusation par M. Ledru-Rollin « l’appui ferme et persévérant » du président de la république, et le président était à cheval au front des troupes à l’heure où l’on attendait la crise. C’était peut-être l’heure où M. Jules Favre épuisait les habiletés de sa parole pour vanter sa fidélité napoléonienne ; mais il est permis de croire que le temps est passé de cette tactique qui a voulu séparer le président de son ministère, en intercalant à titre d’amis, entre les deux, les hommes d’état qu’on sait bien. Cette tactique, malheureusement trop voyante, a pourtant encore jeté son dernier feu dans le scrutin d’où nous est né le vice-président de la république, l’honorable M. Boulay de la Meurthe. Le vice-président siége à la tête du conseil d’état la constitution et la loi organique le disent, car à propos nous avons déjà bâclé la loi du conseil d’état ; ç’a été l’affaire d’une demi-douzaine de séances, et quelles séances bien employées ! La belle loi qu’on aura quand on aura refait celle qu’on a défaite ! Puisqu’il y a cependant un conseil d’état, encore faut-il le présider, quel qu’il soit, et n’importe comment : après cela, ce président serait expert en jurisprudence administrative que la chose n’en irait pas plus mal. M. Louis Bonaparte ayant proposé au choix de l’assemblée M. Boulay, M. Baraguay d’Hilliers et M. Vivien, M. Vivien pouvait paraître élu par destination ; mais il est des gens qui prétendent que M. Vivien aurait dû se couper la main plutôt que de se condamner à la porter sur cet ancien conseil d’état où il avait rendu tant de services et il en est beaucoup, une foule, qui affirmaient que, M. Boulay étant l’ami du prince, cela valait mieux dans l’occasion présente que d’être un jurisconsulte. Cette foule-là campait surtout à la gauche de l’assemblée ; la droite n’a pas voulu qu’on se targuât d’être plus agréable au président qu’elle-même, et M. Boulay a passé du premier coup. Dans une allocution d’un à-propos parfait, il a su relever jusqu’à la dignité d’un acte politique cet acte de complaisance intime dont il était l’objet particulier ; au fond, pourquoi ne serait-ce pas aussi là de la politique ? on en peut mettre à tout. M. Boulay d’ailleurs n’est pas une personne à qui les titres manquent, et si le président ne les a pas voulus plus éclatans, n’est-il pas bon, en somme, qu’on ne puisse point, du second rang, faire éclipse au premier ?

Frustrée dans sa tentative de flatteries et de caresses bonapartistes, l’intrigue parlementaire s’est réfugiée sur un double terrain : elle s’est adressée à un sentiment bien naturel dans une grande assemblée, au besoin de durée qui en fait la force et quelquefois l’erreur ; elle s’est armée du désir le plus vif dans un pays obéré, du cri public en faveur des économies financières. Elle a joué sur deux cartes : le rapport de M. Grévy au sujet de la proposition de M. Rateau, le rapport de M. Dezeimeris au sujet de l’interversion des budgets proposée par M. Billault. Ces deux cartes ont tourné contre elle à deux jours de distance. 416 voix contre 405 ont rejeté les conclusions de M. Grévy, qui n’entendait fixer aucune espèce de terme à la durée de l’assemblée ; ni les orages suscités par les pétitions où l’on sollicite avec ardeur l’avènement de la législative, ni la remarquable faconde de M. Favre, ni l’influence perfide du scrutin secret, n’ont pu entraîner l’assemblée nationale à voter elle-même son immortalité. La passion radicale avec laquelle M. Grévy avait écrasé les propositions Pagnerre et autres sous le même anathème que la proposition Rateau a justement dégoûté les plus raisonnables de le suivre. Même échec dans l’arène financière : on y a mis trop d’acharnement. M. Billault ne voulait plus ni impôts, ni dépenses, rien que des économes ; M. Billault combattait le projet d’impôt sur les successions et donations ; Chavoix allait jusqu’à rendre les 45 centimes ; 78 montagnards détrônaient le comité des finances au profit d’une commission nommée par les bureaux pour examiner ou pour établir le budget : ils n’étaient sûrs ni de leur mot ni de leur droit. M Billault derechef demandait à régler préalablement le budget des recettes pour obliger Ie gouvernement à y proportionner ensuite les dépenses, comme s’il n’y avait pas toujours dans un état les dépenses irréductibles et les dépenses indispensables. M. Dezeimeris établissait, par deux rapports, que M. Billault était un grand citoyen. M. Billault a vainement aujourd’hui étalé à tribune, pour toute invention économique, le fameux plan administratif fameux journal ; M. Passy l’avait confondu d’avance les chiffres à la main. Sept voix de majorité ont encore raffermi l’existence du ministère et le bon ordre des services publics ; nous gardons notre brave armée et nous couchons tranquilles. Peut-être sortirons-nous à la fin de ces luttes quotidiennes auxquelles la France use ce qui lui reste de force. À quand maintenant la législative ?

Les grands états européens ont eux-mêmes bien de la peine à se remettre de ce soudain tremblement qui les a si fort secoues. Nous décrivions dernièrement la situation trop tendue de la Prusse, de l’Autriche, de l’Allemagne entière ; nous montrions les périls nouveaux qui sortaient de cette situation, les nouvelles épreuves imposées aux gouvernemens qui semblaient se relever avec le plus de vigueur. Nous comptions au premier rang parmi ces difficultés l’effacement si regrettable du parti libéral et modéré, pris et pour ainsi dire étouffé entre les opinions extrêmes, sans qu’il ait presque en aucun endroit le pouvoir où la volonté de ressaisir sa légitime influence dans les affaires de ce monde. C’est cette abdication plus ou moins inévitable qui laisse encore toutes choses dans l’incertitude sur le Rhin, sur le Danube et sur la Sprée ; c’est cette mollesse qui achève de perdre l’Italie ; c’est elle qui permet au ministère Gioberti de pousser le Piémont à une guerre dont les éventualités dépassent de bien loin sa prévoyance ; c’est elle qui abandonne Rome à la direction d’une dictature démagogique, Florence à la tutelle des révolutionnaires déclamateurs du cabinet Guerrazzi et Montanelli.

Pendant que l’autorité pontificale, réfugiée à Gaëte, consume un temps précieux dans les tergiversations d’une politique hésitante, ou dans le maniement solennel des armes émoussées de saint Pierre, M. Sterbini règne en maître, organise les clubs et leurs promenades, fabrique avec nos recettes le patriotisme et la popularité. Rome se fait chaque jour plus déserte ; le peu qu’il y restait encore de personnages distingués quitte la place, et les journaux avancés s’écrient en triomphateurs : « Voilà bientôt la ville qui va devenir tout-à-fait démocratique ! » Il n’y manque plus que cette fameuse constituante italienne que la constituante romaine appelle à la rescousse, et pour laquelle le ministère toscan présente à la chambre des députés un projet de loi électorale basée sur le suffrage universel et direct. Triste destinée du grand-duc Léopold, ce prince si naturellement raisonnable, d’être obligé de prêter son nom à toutes les folles entreprises d’un cabinet auquel il a été condamné par le découragement trop hâtif, par la retraite impolitique des hommes qui, avec plus de fermeté, auraient pu l’aider à conserver chez lui quelque place au bon sens et à la modération nous aurons donc bientôt à Rome un surcroît de régime parlementaire, un redoublement de phrases ; mieux vaudrait, pour l’honneur de l’Italie, un commencement de courage, et quelques soldats de bon aloi feraient plu de besogne que tous ces beaux parleurs. Le ministre de la guerre à Florence, M. d’Ayala se donne, il est vrai, beaucoup de mal pour avoir une armée ; mais il ne parait pas qu’il possède en perfection le style militaire, et ses circulaires sont d’un philosophe bien sentimental pour annoncer un grand capitaine.

La Prusse est toute aux élections, et, s’il faut en croire les récits des ultra-démocrates, leur triomphe serait assuré. Il y aurait encore là un résultat déplorable de l’incohérence ou de la faiblesse avec laquelle les modérés ont jusqu’à présent dirigé leur action politique. Le système électoral établi en Prusse par la constitution octroyée du 5 décembre admet un mode d’élection différent pour chacune des deux chambres. La seconde chambre est nommée par le suffrage à deux degrés, la première par le suffrage direct, mais non universel. Pour avoir droit d’élire la première chambre, il faut soi-même payer un impôt personnel (Classensteuer) de 10 thalers, ou posséder une propriété de 5,000 thalers. Les élections primaires d’où sortent les électeurs définitifs de la seconde chambre, ont eu lieu le 22 de ce mois ; on a procédé le 29 à l’élection directe les membres de la première chambre. La question posée devant l’urne du scrutin était simple et décisive : — Doit-on reconnaître la charte royale du 5 décembre comme une constitution valable, et faut-il dès à présent lui accorder force de loi, quoique elle ait été octroyée et non pas discutée ? Il y a, d’un côté, des gens qui la trouvent trop libérale et la repoussent comme une source inépuisable de révolutions parce qu’elle contient l’absolue liberté de la presse et des clubs, la complète dispense de cautionnement et de timbre pour les journaux, etc. ; ils ne parlent d’y toucher que pour la détruire, Il en est d’autres, au contraire, et plus nombreux, qui l’accusent d’être une œuvre de réaction, par cela seul qu’elle est, dans la forme, une concession du roi, au lieu d’être une conquête sur le roi. Les gens raisonnables, qui, sans se préoccuper outre mesure de la question de forme, font la part des circonstances et admettent en principe la charte octroyée pour se tirer enfin d’une complication de plus en plus anarchique, les gens qui se trouvent suffisamment armés contre l’origine de bon plaisir d’où leur vient la constitution par le droit de révision qui y est inscrit, ces gens-là sont les plus nombreux de tous ; mais il y a lieu de croire, d’après le cri de triomphe des partis avancés, que le vote des électeurs primaires ne les a pas favorisés, et il se pourrait bien, il serait fort dans l’humeur prussienne, que le prochain parlement se heurtât et s’accrochât tout d’abord à cette question préalable : — La constitution du 5 décembre est(elle ou n’est-elle pas ? Tout serait alors à recommencer, et à qui la faute, sinon à la défaillance des amis trop relâchés de l’ordre et de la paix ? Il faut dire cependant que les noms sortis de ces élections primaires étaient à peu près tous assez obscurs ; on ne saurait avoir une connaissance très positive des nuances qu’ils représentent, et déjà même dans plusieurs endroits on s’inscrit en faux contre les résultats glorifiés par les meneurs du parti démocratique. Les élections de la première chambre seraient, à ce qu’on nous assure, menacées d’une autre manière par cette mollesse que nous reprochons à l’opinion modérée. C’est le propre des opinions extrêmes d’être toujours et à tout prix sur la brèche ; celles-ci se sont, à ce qu’il paraît, portées en masse sur les listes électorales, où elles ont scrupuleusement consigné toutes leurs forces : à l’opposé de cet empressement, beaucoup de modérés auraient négligé de constater leurs titres et d’établir leur cens. Il y a partout aujourd’hui de ces sages personnes qui ne demandent qu’à vivre tranquilles, et qui ne veulent pas faire les frais de leur tranquillité : celles-là sont évidemment partout les gros bataillons ; mais, tant qu’il n’y a pas derrière elles d’impulsion énergique, elles arrêtent sur leur chemin au moindre caillou. On a craint, à ce qu’il paraît, en Prusse de mettre sa fortune trop à jour sous l’œil du fisc, et l’appréhension du contribuable a singulièrement ralenti le zèle du citoyen. Nous souhaitons qu’il n’en coûte pas trop cher.

Quant à l’Autriche, l’intérêt d’une pondération purement politique disparaît chaque jour davantage sous la pression des luttes de nationalité. La diète de Kremsier offre maintenant un spectacle instructif pour quiconque a suivi le cours des événemens sur le Danube : par un subit revirement de la majorité, le ministère, d’abord si influent, se trouve presque en échec. Les députés slaves donnent la main à la gauche allemande, et tous pèsent ainsi d’ensemble sur le cabinet, les uns pour accélérer ou étendre leurs progrès démocratiques, les autres pour assurer avant tout l’empire de leur race dans les destinées générales de la monarchie. Le vote des droits fondamentaux, les scrutins parlementaires à interpellations et les pétitions, tout a été mis en usage contre le cabinet Schwarzenberg, et l’on parlait même à Berlin, le 24 janvier, d’une prochaine dissolution de la diète autrichienne. Cette rigoureuse mesure du cabinet impérial serait loin de le tirer d’embarras. L’Autriche a vaincu par les armes ; son triomphe n’est rien, si elle ne le conserve par la politique. Le gouvernement impérial tient sans doute entre ses mains une grande force militaire ; mais ce n’est point une situation naturelle pour un empire que d’avoir presque tout son territoire en état de siége. Quand le prince Windischgraetz aura fini d’anéantir les Magyars, si vaillant qu’on soit, on ne le sera pas tellement, qu’on n’ait plus besoin de compter avec le ban Jellachich, qui ne s’est pas toujours montré des mieux intentionnés pour le bombardeur de Prague. La destinée des dominations trop exclusivement militaires, c’est de périr par la division des chefs d’armée. Il y a de ce côté tout un monde en fusion ou peut-être en germe.

On détourne volontiers les regards de ces vastes et obscurs horizons pour les porter sur des régions à la fois moins confuses et plus limitées. On ne trouve là sans doute ni l’imprévu, ni la proportion des immenses péripéties auxquelles nous assistons dans les grands états ; mais on sent à travers ces terribles bouleversemens des empires je ne sais quelle force fatale qui humilie la raison et la liberté de l’homme, qui le jette en proie à des hasards dont il ne parait pas toujours bien clairement responsable, et l’on souffre d’une démonstration si péremptoire de son impuissance. C’est plaisir au contraire de voir aujourd’hui, dans des états moins considérables, les bons effets d’une pratique réfléchie des règles ordinaires de la science politique. On dirait qu’au sein d’une patrie plus étroite les citoyens connaissent mieux leurs devoirs, qu’ils ont mieux l’intelligence de leurs intérêts. Obligés d’être beaucoup par eux-mêmes pour que leur patrie soit quelque chose dans le monde, ils ne se laissent point absorber si vite par ces entraînemens tumultueux des masses où leurs redoutables voisins dépensent si souvent toute leur sève. La masse ici ne pèserait point assez ; c’est l’énergie de l’individu qui relève le pays ; il n’y a pas un courant de la foule qui l’emporte. Ces petites et robustes nations se sont ainsi perpétuées en Europe à force d’application et de bon sens ; grace à Dieu, elles y tiennent encore leur place ; ce sont les chevilles ouvrières de l’édifice européen.

La Hollande est peut-être au rang le plus honorable entre toutes. Le pays, doté maintenant d’une constitution réformée sur des bases à la fois raisonnable et progressives, fonctionne régulièrement avec un nouveau cabinet et avec des députés issus d’un nouveau système d’élections. Les élections directes, qui viennent d’être appliquées pour la première fois à la place du régime des anciens privilèges, ont prouvé que le peuple hollandais n’entendait pas déserter ; sous un régime plus moderne, ses traditions domestiques de prudence et de fermeté. Les prédications radicales ont été pourtant se fourvoyer jusque-là ; mais elles se sont éteintes sans écho. Les libéraux avancés du pays, dont nous nous accommoderions probablement ici d’assez bon cœur, n’ont exercé aucune influence sérieuse dans l’arène électorale, et leur chef le plus connu, M. Lipman, y a même été fort maltraité. Les journaux qui voudraient aller au-delà des institutions actuelles, plus larges cependant que personne ne les eût attendues avant 1848 les journaux qui crient nos grands mots révolutionnaires au milieu de ce peuple positif, n’en obtiennent presque aucune attention. D’un autre côté, et comme preuve de ce bon esprit général, les anciens conservateurs, qui s’étaient long-temps opposés à tout changement dans la constitution et qui en avaient vu la révision de très mauvais œil, se sont accordés à prendre désormais la constitution révisée pour unique fondement de leur politique. Voilà comment il n’y a point eu proprement de partis aux prises dans les élections hollandaises : tout le monde voulait une représentation à la fois libérale et modérée ; il n’y avait plus en jeu des questions de principes, c’était partout question de personnes. Sur ce terrain si scabreux, les électeurs ont encore montré un tact spécial.

La seconde chambre des états de Hollande est aujourd’hui composée de 68 membres ; elle n’en comptait autrefois que 56. De ces 68 membres qui forment la nouvelle chambre, il y en a 23 pris à l’ancienne et bien déterminés à ne point s’avancer plus loin que la constitution. L’opposition parlementaire de 1847 a retrouvé ses siéges, et, comme elle a maintenant plus qu’elle ne demandait alors, elle est sincèrement conservatrice. Par contre, il n’est pas un des ultra-conservateurs de ce temps-là qui ait été réélu. Cependant ceux des chefs de cette intelligente opposition qui sont devenus ministres n’ont pas tous été renommés à la chambre ou ne l’ont été qu’avec beaucoup de peine, comme M. Donker Curtius, ministre de la justice : le ministre de l’intérieur, M. de Kempenaer, celui du culte réformé, M. Van Heemstra, n’y sont pas rentrés. Il y a beaucoup d’hommes distingués parmi les 45 membres nouveaux, et s’il en est un qui mérite d’être d’abord cité, c’est M. Van Hall, ancien ministre des finances, élu à Amsterdam, malgré une violente opposition, par la faveur de la bourse, qui se fie beaucoup à son expérience en matière de crédit. Malheureusement M. Van Hall n’a pas la même autorité comme homme politique ; successivement libéral et rétrograde, il a traversé, pour des motifs trop personnels, le ministérialisme et l’opposition, ce qui ne l’empêchera pas peut-être de faire encore une concurrence dangereuse au ministère actuel. La province de Drente a également envoyé un membre des anciens cabinets, M. Van Randwyck, qui a été un instant à l’intérieur et aux affaires étrangères. La ville de Leyde a nomme un représentant qui se trouvait aussi désigné par des antécédens politiques, M. Thorbecke, l’un des professeurs les plus éminens de l’université. Introduit par le roi dans la commission qui a révisé la constitution, écarté du ministère provisoire qui l’a encore modifiée avant de la promulguer, écarté du ministère définitif qui gouverne aujourd’hui, M. Thorbecke arrive à la chambre avec des intentions peu accommodantes pour un cabinet auquel il s’était cru nécessairement attaché ; c’est, dit-on, un esprit dominant qui éloigne plus de gens qu’il n’en rallie. Un point à noter dans la composition d’une assemblée hollandaise, c’est que celle-ci ne renferme pas un seul membre qui soit pourvu d’une aptitude connue pour les affaires maritimes et coloniales ; il a là un vide que la chambre sentira bientôt, la politique hollandaise n’ayant pas de chapitre plus important et plus compliqué.

La meilleure raison de sécurité du ministère, c’est qu’on a besoin de repos, C’est qu’on tient à le laisser achever son œuvre de réforme ; il faut qu’il aborde maintenant les lois organiques et les mesures d’économie. Ces mesures sont aussi bien d’urgence en Hollande que partout ailleurs, et pas plus qu’ailleurs elles n’y sont faciles ; on n’est pas très tenté de s’en disputer l’exécution. Les questions de cabinet et les guerres de portefeuilles sont néanmoins de tous les instans, nous nous en apercevons trop nous-mêmes ; elles sont aussi de tous les pays, et la sagesse hollandaise n’en défend pas les législateurs de La Haye. À voir de près cette seconde chambre, il se pourrait qu’il s’y formât deux ou trois petites minorités, l’une autour de M. Van Hall, l’autre autour de M. Thorbecke, la troisième avec quelques libéraux moins constitutionnels que la masse, et ces minorités réunies ne laisseraient pas d’embarrasser le ministère, qui n’a d’acquises que les 23 voix de l’ancienne chambre. On pense que l’on pourrait bien engager la bataille sur le budget rectifié que le cabinet a soumis récemment au roi. Le cabinet veut garder les deux ministères du culte catholique et du culte réformé ; on le démolirait en lui retranchant par un vote ce luxe administratif qui lui assure deux membres de plus.

La composition de la première chambre est moins heureuse que celle de la seconde. Les mêmes électeurs qui nomment la seconde ont présenté au roi cent trente-six candidats, entre lesquels le prince, avec l’avis de son conseil, mais pour cette seule fois et comme expédient de rigueur, a choisi trente-neuf personnes. Ce choix n’a rien eu de précis et de significatif ; il semble qu’on ait voulu éviter d’arborer un principe plutôt qu’un autre. Parmi les membres de la première chambre de 1849, il y en a huit qui siégeaient dans celle de 1847 ; mais, de ces huit, les uns sont conservateurs, les autres libéraux, quelques-uns uniquement attachés à M. Van Hall. Des trente-un membres nouveaux, plusieurs appartiennent à la haute aristocratie, et l’on ne connaît point encore leur nuance. Le prince Frédéric qui avait été porté au nombre des candidats dans plusieurs provinces, a décliné le choix du souverain ; M. Baud, ancien gouverneur des Indes et ministre des colonies, désigné par la seconde ville commerciale du royaume, n’a pas été accepté, tandis que cette faveur était conférée au ministre des affaires étrangères, M. Lightenveld. À tout prendre, il y a dans cette chambre bon nombre de personnes utiles et respectables, mais pas une qui puisse jouer un grand rôle politique et gêner la marche du cabinet.

Nous nous étendons avec quelque satisfaction sur le tableau de ce paisible mouvement d’un gouvernement régulier ; nous aimons à contempler ces pouvoirs déjà bien assis, même après qu’une réforme en a changé la base, ces libertés qui jouent à l’aise dans un cercle légal, ces opinions droites et sensées qui cherchent, qui reconnaissent si volontiers des limites, tout ce progrès contenu, toute cette vie patiente et sérieuse d’un pays sage. Il en coûte de retourner ensuite à la mêlée sans but qui nous entraîne ici comme un tourbillon. Il en coûte de se retrouver, chez soi, au milieu des passions factices ou mauvaises qui sacrifient la chose publique à des phrases sonores ou à des calculs misérables, et l’on a beau se répéter qu’on est l’enfant de la grande nation, qu’on n’a qu’à souffler sur le monde pour l’allumer ou l’éteindre, on ne peut encore s’empêcher, du haut de cette poésie, d’envier la froide honnêteté de ce petit peuple prosaïque et positif, comme l’appellent ceux qui ne sont pas dignes d’apprécier ses solides vertus.


V. de Mars.