Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1872

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Chronique n° 955
31 janvier 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1872.

On savait bien que ce singulier état politique où la fatalité des choses nous a jetés, où elle nous retient encore, était aussi laborieux que précaire. On n’ignorait pas que pour mettre en mouvement cette machine complexe, puissante et délicate d’une souveraineté nationale représentée par des pouvoirs mal définis, il fallait presque un miracle permanent de prudence, d’abnégation et même de dextérité. On gardait cependant l’illusion que le miracle pouvait continuer à se faire, puisqu’il s’était fait jusqu’ici ; on vivait sur la foi de ce compromis accepté à Bordeaux, renouvelé il y a six mois à Versailles, et dont l’objet était d’assurer « sinon la stabilité qui est l’œuvre du temps, du moins celle que peuvent donner l’accord des volontés et l’apaisement des partis. » C’était justement la force de cette situation d’être exceptionnelle comme les circonstances, de s’imposer comme une nécessité de prévoyance et de patriotisme, d’avoir le caractère d’une combinaison dont la durée devait être proportionnée à l’occupation étrangère, de trouver enfin son expression dans l’alliance réputée indissoluble d’une assemblée bien intentionnée et d’un homme illustre entre tous, élevé au premier rang par ses services, appelé au gouvernement par une sorte de désignation universelle.

Dans ces conditions, dans l’alliance de M. Thiers et de l’assemblée, le sentiment public si profondément éprouvé trouvait encore une dernière garantie qui suffisait à le rassurer en lui donnant tout ce qu’il peut espérer de confiance aujourd’hui. Sans doute, à y regarder de près, il y avait eu plus d’un nuage, plus d’un germe de mésintelligence depuis dix mois ; on était décidé d’avance à ne pas trop s’inquiéter des nuages, à ne pas même admettre la possibilité d’une rupture, dont l’instinct public désavouait la pensée. On vivait ainsi, croyant tout au moins avoir pris les mesures les plus indispensables contre l’imprévu, lorsque l’imprévu au contraire s’est déchaîné de nouveau justement par l’issue qu’on avait voulu lui fermer. L’imprévu a éclaté sous la forme d’un coup de vent parlementaire, d’une crise aiguë de gouvernement. M. Thiers a subitement donné sa démission de président de la république à la suite d’un vote tout financier de l’assemblée refusant de sanctionner le principe de l’impôt sur les matières premières. Pendant vingt-quatre heures, la France s’est trouvée réduite à se demander où elle en était, quel lendemain, quel gouvernement lui réservait cette péripétie inattendue. L’Europe n’était peut-être pas moins attentive à ce qui allait se passer en France. Heureusement la crise a été courte, — courte et vive. L’assemblée s’est hâtée de panser la blessure de M. le président de la république en lui renouvelant les témoignages de sa confiance, en faisant appel à son patriotisme, en dégageant le vote de la veille de toute arrière-pensée d’hostilité politique. La démission du chef du pouvoir exécutif n’a point été acceptée, M. Thiers est resté, le ministère est resté, lui aussi, tout entier après avoir parlé un instant de se retirer, et tout a fini par une réconciliation universelle, tout est rentré dans l’ordre. Au premier aspect, rien n’est donc changé. Non, rien n’est changé, si ce n’est que sans le vouloir on a peut-être divulgué le secret d’une situation ; on a ravivé le sentiment de l’incertitude des choses en mettant à nu les fragilités, les anomalies d’un régime dont on évitait d’interroger de trop près la nature et les conditions, qui, à travers tout, représentait pour le pays une idée de libération et de réorganisation. On a risqué de livrer d’un seul coup et pour une dissidence secondaire tout le terrain qu’on avait patiemment reconquis, comme si on avait terminé sa tâche, comme s’il n’y avait pas le territoire à délivrer, les passions meurtrières à désarmer, la grandeur française à relever. En vérité, le 19 janvier ne nous est pas favorable : l’an dernier, c’était la bataille suprême de Paris expirant ; cette année, c’est une crise de gouvernement, et, quoique cette fois la victoire soit restée à la raison, au patriotisme éclairé ou promptement redressé par la réflexion, c’est une expérience qu’il ne faudrait pas recommencer.

Les crises de ce genre ont leur moralité ; ce qu’il y a de mieux à faire pour tout le monde, c’est de s’en souvenir et d’en profiter. Certes, à considérer les choses d’une certaine façon et si nous vivions dans des temps plus tranquilles, cet étrange incident qui vient d’émouvoir l’opinion offrirait un spectacle qui aurait son originalité et sa grandeur : c’est le spectacle d’un homme assurément dévoué à son pays, supérieur par l’esprit et par l’expérience, dévoré d’une immense passion d’activité, qui, en étant le chef du gouvernement, est son premier ministre, son ministre des finances, comme il sera un autre jour son ministre de la guerre ou son ministre du commerce, et naturellement cet homme, doué d’incomparables dons, porte avec lui partout où il intervient la vivacité de ses convictions, l’impétuosité de sa nature, les entraînemens de son éloquence. Il règne et il gouverne par la parole ; il est le génie de la discussion en personne, c’est la force et c’est aussi la faiblesse du régime actuel ; c’est dans tous les cas l’explication la plus simple, la plus saisissante des dernières péripéties où a failli disparaître comme dans un tourbillon ce qui nous reste pour le moment de sécurité et de pouvoir. Que M. Thiers ait été conduit à cette manière d’entendre et de pratiquer le gouvernement par une pensée patriotique, par une généreuse impatience de servir son pays, personne n’en doute. Appelé ou jeté au pouvoir dans un moment d’effroyable détresse où la France, accablée par l’infortune, avait à se sauver d’une dissolution menaçante, il s’est mis à l’œuvre avec un infatigable dévoûment, avec des idées arrêtées, comme il l’a dit plus d’une fois, avec des vues politiques qui embrassaient tous les intérêts nationaux. Ces vues et ces idées, il a la passion de les réaliser, de les voir triompher, cela est bien clair ; il les défend vivement, et, comme il n’est pas de ceux qui imposent leurs opinions ou leurs volontés par les coups d’état, il n’a qu’une force, la parole, la discussion. Il faut qu’il persuade, qu’il gagne ses victoires par l’éloquence. Une fois engagé, il se livre tout entier à cette atmosphère excitante, il a naturellement toutes les émotions, les enivremens et même les susceptibilités du combat ; c’est ce qui est arrivé. M. le président de la république a combattu ; il a été emporté par l’ardeur de la lutte, il n’a pu réussir à convaincre l’assemblée, et sous l’impression de ce mécompte parlementaire, dans un premier mouvement de vivacité, il a envoyé cette démission de chef du pouvoir exécutif qui a tenu un moment tout en suspens. L’assemblée a eu certainement raison ; elle a montré le plus sérieux esprit politique en faisant tout ce qu’elle a pu pour apaiser les susceptibilités de M. le président de la république, et maintenant que cette émotion est un peu passée, maintenant que ce feu de controverse est tombé, M. Thiers lui-même, avec son jugement supérieur, doit être le premier à reconnaître qu’il s’est laissé entraîner, qu’il s’est mépris sur sa propre situation, aussi bien que sur la situation générale du pays, qu’il n’y avait véritablement aucune proportion raisonnable entre le parti extrême auquel il s’est arrêté un instant et la question qui a été le très innocent prétexte de cette crise inutile.

De quoi s’agissait-il donc en réalité ? Un effroyable vide, on ne le sait que trop, a été fait par les événemens dans notre budget. Il n’y a pas moins de 650 millions d’impôts nouveaux à trouver pour combler ce vide. Les uns ont été déjà votés, les autres, pour un chiffre de 250 millions, sont encore à voter. L’assemblée depuis quinze jours était occupée à discuter sur les moyens de faire face à cette charge écrasante et de remettre le budget en équilibre. Impôt sur le revenu ou sur les revenus, impôt sur les valeurs mobilières, impôt sur les matières premières importées en France, tout a été passé en revue dans une discussion des plus sérieuses, des plus intéressantes. Le gouvernement, conduit au combat par M. Thiers en personne, tenait essentiellement à faire prévaloir ses idées, son impôt de prédilection sur les matières premières, et il a déployé certes une dextérité infinie pour évincer toutes les autres combinaisons au profit de son propre système. L’assemblée de son côté avait de visibles hésitations en présence de cet impôt sur les matières premières, qui lui apparaissait, non sans raison, comme un danger pour le développement du travail national. Elle se sentait partagée entre un instinct qu’elle ne pouvait surmonter et le chagrin de résister à l’éloquence du chef du pouvoir exécutif. Elle était soutenue dans sa résistance par l’agitation des villes industrielles, par le concours pressant des délégués de presque toutes les chambres de commerce qui affluaient à Versailles. Le résultat de ces honnêtes et sérieuses perplexités a été le vote d’une motion de M. Feray proposant de renvoyer toutes ces questions à une commission qui serait chargée d’examiner de nouveau les moyens de faire face au déficit, avec cette simple réserve qu’on n’aurait recours à l’impôt sur les matières premières que si on ne pouvait trouver rien de mieux. Le gouvernement aurait voulu qu’on votât d’abord le principe de l’impôt en laissant à la commission le soin de revoir et de fixer les tarifs d’importation ; la proposition Feray réservait l’examen des tarifs et le principe. C’est la proposition Feray qui l’a emporté, et la crise a éclaté aussitôt.

En définitive cependant, où était la difficulté ? C’était un mécompte, si l’on veut, un ennui peut-être, il n’y avait rien de plus. Refusait-on au gouvernement les moyens de rétablir l’équilibre du budget ? Nullement ; on ne refusait rien, on ne discutait pas cette somme de 250 millions réclamée par le gouvernement : on s’offrait à la payer sous une forme quelconque, on insinuait tout au plus timidement qu’il serait peut-être plus régulier de fixer les dépenses avant de déterminer le chiffre des recettes nécessaires. Écartait-on décidément et absolument l’impôt sur les matières premières ? Ce n’était pas même cela, l’impôt était réservé ; il était seulement entendu qu’on ne se servirait de cette ressource qu’à la dernière extrémité. L’assemblée enfin laissait-elle entrevoir l’ombre d’une préoccupation politique, d’une méfiance à l’égard du gouvernement ? Les listes du vote, offrent le plus curieux mélange de toutes les nuances possibles d’opinions ; dans chacun des deux champs, les noms les plus étonnés de se trouver ensemble se rencontrent et se confondent. C’est le vote le plus dénué de toute signification politique qui fut jamais, et de plus il ne pouvait avoir rien d’imprévu pour le gouvernement. Ce n’était point là une de ces surprises de scrutin qui peuvent blesser un pouvoir susceptible. Le gouvernement n’ignorait pas que jusqu’ici la commission du budget avait résisté avec une fermeté patiente, mais inflexible, à cette pensée d’un impôt sur les matières premières, qu’elle s’était bornée à proposer un léger droit fiscal. M. Thiers lui-même, dans son message du mois de décembre, semblait admettre sans aucune difficulté que c’était là une de ces questions où un gouvernement ne joue pas son existence, où la décision de l’assemblée reste entièrement libre, comme elle est souveraine. « Il reste à créer 250 millions d’impôts nouveaux, disait-il ; ils vous ont été proposés et portent en partie sur les matières premières. Vous les avez examinés, vous les examinerez encore, et en tout cas il en sera mis d’autres sous vos yeux pour que vous puissiez choisir… » Que signifiaient ces paroles, si elles ne voulaient pas dire que l’opinion du gouvernement n’avait rien d’exclusif ? Eh bien ! l’assemblée a choisi, ou plutôt elle n’a pas même choisi, elle n’a voulu rien exclure, elle non plus ; elle s’est contentée de témoigner ses scrupules, de faire appel à des réflexions nouvelles, et, jusque dans l’expression de ses consciencieuses perplexités, elle a pris toutes les précautions possibles pour ménager la dignité d’un gouvernement qu’elle ne voulait certainement pas atteindre dans son autorité morale et politique.

Franchement, où était en tout cela la raison sérieuse d’une crise qui pouvait avoir d’incalculables conséquences ? Quoi donc ! parce que l’assemblée a des scrupules sur les matières premières ou sur tout autre système d’impôts, le gouvernement n’aurait plus qu’à s’en aller, au risque d’ouvrir devant le pays le plus redoutable interrègne ! Évidemment, disons le mot avec une respectueuse liberté, M. le président de la république s’est trompé, il s’est mépris sur son rôle, qu’il n’a vraiment pas estimé assez haut ; avant d’envoyer sa démission, il n’a pas considéré que le pouvoir dont il a été investi ne ressemble pas aux pouvoirs des temps ordinaires, qu’il n’est plus libre, après avoir accepté ce pouvoir avec une généreuse résolution, de s’en dépouiller comme d’un fardeau importun le jour où il éprouve quelque contrariété. Assurément l’esprit patriotique de M. Thiers s’offenserait, si quelqu’un poussait la platitude de l’adulation jusqu’à lui dire que la France ne vit que par lui, qu’elle périrait sans lui : il est de ceux qui ne font pas dépendre la grandeur de la France d’une existence individuelle ; mais enfin il y a des situations où un homme se doit tout entier à l’œuvre qu’il a entreprise, et M. Thiers est dans une de ces situations. Il doit à son œuvre et à son pays ses lumières, son dévoûment, ses fatigues, son abnégation, quelquefois même le sacrifice de ses impatiences ou de ses préférences. Il n’est pas là pour faire tout ce qu’il veut, ni même pour être toujours à l’abri des déboires et des mécomptes. M. Thiers n’y a pas pris garde, il n’avait véritablement pas le droit de faire ce qu’il a fait. On peut bien se dérober à des dignités, à des honneurs, à tout ce qui flatte l’orgueil, aux séductions de la puissance dans les temps paisibles et prospères ; on ne se dérobe pas à un devoir dans les temps douloureux, et ce devoir, M. Thiers l’a reçu et accepté le jour où il a été élu par les populations de vingt-six départemens, le jour où l’assemblée lui a remis le gouvernement à Bordeaux au mois de février 1871, le jour où la chambre, par une décision nouvelle, lui a donné la présidence de la république à Versailles, au mois d’août de l’année dernière. Que voulait dire en effet cette proposition Rivet, qui affectait un certain caractère organique, et qui est encore aujourd’hui la seule constitution de la France ? Elle avait un sens parfaitement clair, elle se fondait sur ce que « la prorogation des fonctions conférées au chef du pouvoir exécutif, limitée désormais à la durée des travaux de l’assemblée, dégageait ces fonctions de ce qu’elles semblaient avoir d’instable et de précaire… » En d’autres termes, M. Thiers devenait un président inamovible, garanti désormais dans sa situation par un acte éclatant de confiance. Si l’assemblée s’enlevait spontanément le droit de le révoquer, sauf dans des cas de responsabilité exceptionnelle, le président de la république, de son côté, n’avait plus évidemment le droit de se retirer pour un simple dissentiment de détail. Gouvernement et assemblée restaient en face d’un devoir commun, dont ils devaient poursuivre ensemble l’accomplissement jusqu’au bout.

Ce devoir est-il donc rempli ? Le territoire est-il délivré de l’occupation étrangère ? La réorganisation de la France est-elle achevée ? A-t-on rendu ce malheureux pays, nous ne disons pas à la prospérité et à la grandeur, mais à des conditions à peu près régulières où il puisse attendre sans inquiétude un lendemain ? Non, n’est-ce pas ? Nous n’en sommes pas là, nous n’avons pas vu poindre le jour bienfaisant où la France, relevés et guérie de ses blessures, retrouvera la place à laquelle elle a droit parmi les nations. Certes de généreux efforts ont été tentés depuis un an, ils étaient dignes de l’intelligence et du patriotisme de ceux qui se sont dévoués à cette tâche, de M. le président de la république entre tous. On ne peut pas dire néanmoins que l’œuvre soit bien avancée, et puisqu’il y a tant à faire encore, puisque les considérations supérieures d’intérêt national qui ont inspiré ce pacte de Bordeaux, renouvelé et fortifié à Versailles, subsistent toujours, le moment était-il venu de se rejeter dans les aventures, d’ajouter à des divisions invétérées des divisions nouvelles, d’offrir au pays, qui attend une direction, à l’Europe, qui nous regarde avec un intérêt tempéré par la défiance, le spectacle des incohérences et des faiblesses des pouvoirs qui nous gouvernent ? Sait-on ce qui condamne le plus sévèrement la dernière crise ? C’est que le pays s’est senti atteint, ne fût-ce qu’un instant, dans sa confiance, et que la Prusse s’est demandé, dit-on, si elle n’allait pas augmenter son armée d’occupation. Voilà le résultat. Il faut que M. le président de la république en prenne son parti, il se doit à son œuvre, il se doit à lui-même, de couronner sa carrière de cette suprême illustration, et en vérité le plus mauvais service qu’on aurait pu lui rendre eût été de le prendre au mot. Que serait-il arrivé, si on eût accepté sa démission ? Le pays aurait été sans doute exposé à perdre le bénéfice de cette convalescence de quelques mois qui lui a donné un repos fortifiant ; il aurait eu peut-être à traverser tout d’abord quelque crise brusque et violente, qui eût été une épreuve de plus, et que personne n’a le droit de provoquer, justement parce que les crises de ce genre sont toujours de dangereuses épreuves. Quant à M. Thiers personnellement, il aurait perdu d’un seul coup l’honneur du courageux travail qu’il poursuit depuis un an ; il serait resté pour beaucoup de ses contemporains, pour ceux qui ne connaissent pas cette riche nature, un homme d’un prodigieux esprit, mais d’un caractère mobile, capable de laisser interrompue l’œuvre la plus glorieuse, et de s’arrêter en chemin pour quelque froissement d’opinion, pour quelque dissentiment secondaire. Il jouait sa gloire et sa destinée d’homme d’état.

Que M. le président de la république ait des idées sur toute chose, qu’il veuille les soutenir, personne ne peut songer à l’empêcher d’avoir des idées et de les défendre, même avec sa vivacité naturelle. Ce qu’on lui demande, c’est d’admettre tout simplement que d’autres idées puissent se produire et se faire accepter.

Ce qu’on peut lui demander surtout dans son intérêt et dans le nôtre, c’est de rester autant que possible dans la constitution Rivet, d’abord en s’abstenant de donner une démission qu’il ne peut offrir sans péril pour le pays et pour sa propre gloire, secondement en évitant, lui le chef de l’état, de se jeter sans cesse au plus épais des mêlées parlementaires. Sur ce dernier point, M. Thiers, dit-on, a senti le danger ; il se serait promis tout récemment, il aurait promis, à ses ministres d’aller moins souvent à l’assemblée. Il ira toujours assez souvent, il ne peut pas renoncer à ce qui a été l’éclat de sa carrière, à ce qui est encore sa force, à la parole. L’essentiel est qu’il se fasse quelquefois une protection contre lui-même de cet article de la constitution Rivet qui lui impose l’obligation de n’aller à l’assemblée que dans des circonstances exceptionnelles, et de prévenir d’avance le président de ses interventions. Si ce petit article eût été mieux observé, la dernière crise aurait été sans doute évitée. Que M. le président de la république laisse ses ministres aller à l’assemblée, défendre leurs œuvres, triompher ou succomber, son pouvoir n’est point en jeu, il n’est ni envié ni menacé. Quand M. Thiers resterait une sorte de souverain constitutionnel, un chef d’état dirigeant les affaires générales du pays sans descendre dans tous les détails, sans se risquer dans les luttes de tous les jours, sans céder à la tentation d’élever à tout instant des questions de cabinet qui deviennent des questions de gouvernement, le beau malheur ! Serait-ce donc là une diminution si cruelle de son autorité et de son prestige ?

Que résultera-t-il de cette crise, maintenant qu’elle est finie, sinon oubliée ? Il peut assurément en sortir des lumières pour tout le monde. C’est à M. Thiers, qui a aujourd’hui l’honneur d’être le premier citoyen de son pays, d’être aussi le premier à s’interroger lui-même, à sonder d’un œil calme et ferme une situation à laquelle il n’est point étranger, de travailler à effacer les traces que de tels incidens laissent malheureusement après eux. Il s’est placé assez haut par les services qu’il a rendus pour n’avoir point à craindre de s’affaiblir par une de ces franches et libres explications qui souvent éclaircissent et dégagent les situations les plus difficiles. Nul mieux que lui n’est en mesure de dissiper ce qui peut rester de malaise ou d’incertitude, de remettre les esprits dans le vrai chemin, en donnant à tous l’exemple d’une haute et sincère conciliation. Faire prévaloir les idées qu’on croit justes, entraîner à sa suite les convictions et les votes, c’est une satisfaction et une gloire sans doute. S’il y a des résistances, vaincre, s’il faut traiter avec des idées qu’on ne partage pas toujours, il n’y a pas moins de mérite à rester l’ouvrier dévoué des reconstructions laborieuses, le médiateur des opinions, des passions ou des intérêts, le serviteur du pays, même quelquefois pour ne pas faire tout ce qu’on voudrait faire. Quand surviennent ces crises où éclate l’impétuosité française, où l’on parle si souvent de se retirer, nous ne pouvons nous empêcher de nous souvenir de cet homme qui fut, lui aussi, un grand serviteur de son pays, le duc de Wellington. Plus d’une fois le duc de Wellington fut appelé au ministère pour pratiquer une politique qui n’était pas la sienne, et, si on lui en faisait l’objection, il répondait que l’Angleterre et son souverain l’avaient placé dans une position telle qu’il ne se reconnaissait pas le droit de leur refuser ses service, lorsqu’on les lui demandait. C’est ce même homme qui écrivait un jour à son frère au sujet d’une mesure qui le blessait : « Vous comprenez combien cet arrangement me contrarie ; mais je n’ai jamais fait grand fond sur le patriotisme d’un homme qui ne saurait pas sacrifier ses vues personnelles quand cela est nécessaire. » Grande leçon pour tous ceux qui ont à gouverner les hommes, qui doivent servir le pays pour le pays, non pour eux-mêmes, et le duc de Wellington est certainement de ceux dont l’exemple ne peut diminuer personne.

Savoir « sacrifier ses vues personnelles quand cela est nécessaire, » ce n’est point s’affaiblir, c’est se donner quelquefois une force nouvelle ; c’est dans tous les cas le meilleur moyen de ne rien laisser subsister des crises qui sont passées et d’émousser d’avance les crises qui pourraient venir. M. Thiers, avec sa claire et prompte intelligence, comprend tout, il sait bien que le meilleur procédé pour faire oublier un conflit, ce n’est pas d’annoncer des conflits nouveaux ou d’avoir l’air de continuer le combat lorsque la paix est signée. Quant à l’assemblée, ce qu’il y a certainement de plus clair pour elle dans la dernière crise, c’est la nécessité pressante, impérieuse, de tirer enfin de son propre soin une majorité sérieuse et décidée, une majorité nationale et patriotique. C’est une utopie, disent les savans praticiens des partis. Oui, c’est une utopie quand chacun veut suivre ses fantaisies. Ce n’est pas plus une utopie qu’une politique d’arrière-pensée, de réticence et de morcellement qui ne conduit à rien, ou plutôt qui aboutit infailliblement à la confusion. Supposez que cette majorité existe, comme elle peut réellement exister avec les élémens qui sont dans l’assemblée, est-ce que ce n’est pas la plus efficace garantie de sécurité ? Est-ce que le pays ne se sent pas immédiatement rassuré contre toutes les crises par cette force de gouvernement qui est toujours là, qui ne laisse place à aucun interrègne, qui est la souveraineté nationale vivante et agissante ? Et de plus, en vérité, c’est pour l’assemblée le meilleur moyen de donner à ses rapports avec le gouvernement le caractère de fermeté et de suite qu’ils doivent avoir, de mettre ces rapports à l’abri des mobilités et des surprises. C’est la condition de son existence et de son autorité. C’est à ce prix seulement qu’elle peut exercer une action sérieuse et décisive, avoir une politique. Sans doute les derniers incidens ont laissé un peu partout un certain désarroi momentané et n’ont pas simplifié la situation. Ils ont créé pour un instant un certain état d’expectative et d’observation. Ce qu’il y a de mieux c’est de ne pas s’attarder dans ces indécisions, de se remettre à l’œuvre, de se replacer au plus vite sur le terrain, où, pour l’assemblée et le gouvernement ralliés dans une pensée commune, il ne reste que le bien public, les intérêts les plus immédiats du pays, les affaires de toute sorte qui rapprochent les volontés et les esprits.

Quel intérêt plus sérieux, plus impérieux aujourd’hui et mieux fait pour rapprocher toutes les opinions sincères que la libération de la France ? On dirait qu’au lendemain de la crise que nous venons de traverser et comme pour secouer les mauvaises impressions, toutes les pensées se portent sur ce point et se mettent à la recherche d’un moyen pour atteindre ce grand but que tout le monde poursuit. Il y a comme un effort public et universel pour revenir à cette préoccupation unique, devant laquelle s’effacent toutes les considérations secondaires et disparaissent toutes les divisions. Sans doute cet intérêt n’était point oublié, il se retrouvait après tout jusque dans ces discussions financières qui, depuis trois semaines, ont agité les esprits, en mettant aux prises tous les systèmes en allant jusqu’à troubler les rapports de l’assemblée et du gouvernement. De quoi était-il question en effet ? Il s’agissait de rétablir la situation financière de la France, de rasseoir son crédit par la garantie des ressources nouvelles, et de la mettre en mesure d’aborder enfin le grand problème, de procéder aux grandes opérations nécessaires pour la délivrance du territoire par l’acquittement de l’indemnité qui pèse encore sur nous. En réalité, il ne s’agissait point d’autre chose. Le malheur a été peut-être qu’on a pris la question par ce qu’on pourrait appeler les petits côtés ; on est descendu dans les minuties, on s’est jeté dans des discussions sans fin sur la valeur comparative des divers impôts, et, comme tous les impôts possibles ont leurs inconvéniens, comme d’un autre côté rien n’est plus aisé que d’opposer des chiffres à des chiffres, on a fini par se perdre dans une impasse d’où l’on n’est sorti que par un conflit.

L’erreur première a été, ce nous semble, de ne pas considérer assez ce qu’il y a d’exceptionnel dans les circonstances où nous sommes, de croire qu’il serait possible de faire face à la charge la plus extraordinaire en se servant des ressorts ordinaires de notre système permanent de contributions. Assurément le système d’impôts qui existe en France est un des meilleurs de l’Europe. Il est rationnel, prudemment adapté à toutes les formes de la richesse, et assez élastique pour se prêter au besoin à des nécessités imprévues. C’est un organisme puissant et flexible qui peut suffire à tout ; mais, si flexible et si élastique qu’il soit, il a été fait pour des circonstances ordinaires, ou tout au moins pour des nécessités ne dépassant pas une certaine limite. Si l’on veut tendre tous les ressorts, si dans ce cadre régulier on veut faire entrer la charge la plus extraordinaire qui ait jamais été imposée à une nation, on risque de le faire éclater en quelque sorte, on court le danger d’aller contre son but, de dépasser par des aggravations de taxes démesurées la limite de la production naturelle des impôts ; au-delà, c’est la source même de la richesse qui est atteinte et qui peut être tarie.

Il faut pourtant bien sortir de là, dira-t-on, il faut bien de l’argent. Oui, sans doute, il faut de l’argent, et il en faut immensément ; mais ce n’est plus ici, pour ainsi dire, une question d’impôt ordinaire et de finances, c’est une question de dévoûment national, de sacrifice patriotique et momentané pour payer les frais d’une désastreuse erreur de politique dont nous ne devons pas laisser peser indéfiniment les conséquences sur l’avenir du pays. En d’autres termes, les moyens que nous avons à trouver doivent être extraordinaires comme la charge même à laquelle il s’agit de faire face. L’instinct public l’a senti en quelque sorte : de là ce grand mouvement qui s’est produit depuis quelques jours et qui ne fait que s’étendre. C’est le pays lui-même jetant un cri de patriotisme au milieu des discussions financières, s’offrant à payer pour la délivrance de son territoire, ne demandant qu’une chose : c’est qu’en cela comme dans tout le reste on lui donne une direction. Souscriptions, emprunts, contributions extraordinaires, il est prêt à tout accepter. Assurément cette sorte d’explosion qui vient de se produire est une marque de ce qu’il y a toujours de vitalité dans notre nation ; elle prouve qu’il y a en France autant de bonne volonté que de ressources. C’est un mouvement curieux où toutes les idées se succèdent et se multiplient, depuis la simple et élémentaire souscription nationale jusqu’au projet de M. de Soubeyran, qui propose un emprunt de 4 milliards au moyen d’un système d’obligations remboursables en soixante ans. Tout cela prouve que la question est mûre. L’essentiel est de ne point laisser s’égarer toute cette bonne volonté dans la confusion et dans les illusions, de régler ce mouvement de patriotisme de façon à le rendre profitable. C’est aujourd’hui le rôle de l’assemblée et du gouvernement, assiégés et pressés par l’opinion. Qu’ils s’emparent de cet élan, qu’ils le dirigent, qu’ils laissent de côté les petits moyens pour organiser le rachat du territoire par le patriotisme français. Sous quelle forme ce rachat est-il possible ? C’est la seule question à examiner. Évidemment, si abondante que puisse être une souscription volontaire, on s’exposerait à quelque mécompte en se fiant trop absolument à ce système irrégulier et incertain. Il reste l’emprunt et une contribution spéciale pour un certain nombre d’années, contribution qui ne serait en définitive que la souscription régularisée et prenant un caractère obligatoire. Peut-être même vaudrait-il mieux combiner les deux choses en faisant de la contribution spéciale un moyen d’amortissement à court terme qui faciliterait l’emprunt, permettrait une prompte libération du territoire, et laisserait dans un certain nombre d’années notre budget dégagé de toute charge extraordinaire, la France libre dans sa politique, en état de reprendre l’indépendance de son action dans le monde. De toute façon, c’est là aujourd’hui la grande et souveraine question. C’est sur ce terrain que peuvent se rencontrer l’assemblée et le gouvernement, toutes les opinions sincères, libérales, modérées, patriotiques, qui mettent l’intérêt supérieur de la France au-dessus des intérêts de partis, qui tiennent aussi à maintenir le pays en possession de lui-même, à le préserver des entreprises extrêmes de l’absolutisme bonapartiste et de l’absolutisme radical, qui veulent l’asseoir dans la paix et dans la sécurité de telle façon qu’il puisse choisir en toute liberté ses institutions, son gouvernement définitif. Les opinions modérées peuvent cela, et seules elles le peuvent.

Que peut le bonapartisme ? Il peut rester aux aguets, attendre un moment de défaillance ou de confusion avec l’espoir d’en profiter. C’est là son rôle, à lui, et il le joue de son mieux. À l’entendre depuis quelque temps, on dirait en vérité qu’il croit le souvenir de son règne effacé. il parle comme si rien ne s’était passé. Qui le croirait ? son unique préoccupation est de défendre la grandeur, la prospérité, la gloire de la France ; son seul souci est de faire la guerre à l’illégalité, à l’arbitraire, aux usurpations de l’assemblée et du gouvernement ! Il est vrai qu’il a été marqué au front d’un décret de déchéance par l’assemblée qui était apparemment une représentation du peuple ; mais qu’à cela ne tienne ! le bonapartisme ne se croit pas moins le droit de revendiquer l’empire. Que des agitateurs subalternes et intéressés sonnent la trompette du bonapartisme, soit encore ; mais ce qui est étrange, c’est qu’un homme comme M. Rouher, en se présentant aux électeurs de la Corse, croie devoir tenir le langage des polémiques bruyantes et provocantes de l’impérialisme. M. Rouher se trompe. Par son talent d’orateur, par ses connaissances sur certaines questions, il est certainement toujours à sa place dans une assemblée. En se présentant comme candidat de l’empire, il montre peu de mémoire. Il parle encore comme s’il était ministre d’état, comme s’il s’adressait à un corps législatif empressé à l’applaudir. Nous n’en sommes plus là. Deux années terribles qu’il oublie ont passé sur nos têtes, et la circulaire que l’ancien ministre d’état adresse aux habitans de la Corse semble ignorer les désastres accumulés sur notre pays par le gouvernement dont il se fait l’avocat. On a beau parler de prospérité et de gloire, c’est un langage qui ne trompe plus personne : les ruines sont là, les Prussiens sont à Reims, et ils y étaient avant que l’empire fût tombé ! M. Rouher se fait une étrange idée de sa dignité et de notre situation quand il se dit « le candidat du malheur. » C’est un singulier langage dans un tel moment. Le malheur pour M. Rouher est en Angleterre, à Chislehurst. Il y a un autre malheur qui est un peu plus digne d’être représenté et défendu, parce qu’il est plus immérité : c’est le malheur de la France. Devant ce malheur, le mieux serait de se taire ou de parler plus modestement, de ne pas rappeler par quel déplorable chemin la France a été conduite à cet abîme. Si c’est là l’histoire qu’on veut recommencer, c’est assez d’une fois. — Que peut de son côté le radicalisme, cet émule du bonapartisme, qui a le droit de revendiquer la responsabilité d’une bonne partie des désastres que l’empire a inaugurés ? Lui aussi, il attend une occasion ; il n’est pas plus découragé par la défaite que le bonapartisme, et en attendant ce qu’il y a de plus frappant en lui, c’est son incapacité. Il est bruyant, agitateur et stérile. M. Louis Blanc, dans une lettre qu’il écrivait récemment à un de ses amis, s’étonnait que le radicalisme eût un rôle effacé, que son action ne répondît pas à son ardeur, et il se demandait ce que pouvait en penser le public. Le public pense naturellement que le radicalisme donne la mesure de son aptitude politique en s’abstenant toutes les fois qu’il y a une affaire sérieuse qui intéresse le pays, et en reparaissant dès qu’il y a un tumulte, une question irritante ou inutile. De quoi s’occupent les radicaux ? Ils font des propositions sur la levée de l’état de siège, sur l’amnistie, sur la dissolution de l’assemblée ! En revanche, dans toutes les questions vitales qui se sont agitées depuis quelque temps, ils sont restés prudemment silencieux, ils ont laissé les modérés s’occuper des affaires publiques. Le radicalisme joue son rôle. Il se tient en observation, mettant quelquefois son habileté à irriter les conflits, s’il peut, sauf, si l’occasion lui échappe, à donner l’exemple de la retraite, en étant le premier à faire bon marché de la dignité et des droits de l’assemblée. Au fond, radicalisme et bonapartisme ont tout juste les chances éphémères que l’indécision, les incohérences et les divisions des partis modérés pourront leur donner, et ils ne triompheraient que pour livrer la France à l’affreux fléau d’une invasion étrangère plus onéreuse et peut-être indéfiniment prolongée.

Il y a un pays où le radicalisme offre depuis quelque temps un certain spécimen de son habileté et de son esprit politique, c’est l’Espagne. Le radicalisme a entrepris de régénérer la péninsule ; il lui a donné une constitution, un gouvernement, des clubs, des associations, des journaux agitateurs, des partis nouveaux, et tout cela pour aboutir aujourd’hui à une crise où la confusion est plus complète que jamais, où toutes les passions tourbillonnent autour d’un trône sans garantie et sans sécurité. L’Espagne, il est vrai, a eu depuis un an une apparence de trêve, en ce sens qu’elle n’a été éprouvée par aucune insurrection. C’était bien le moins qu’après avoir proclamé de nouveau la monarchie, après avoir élevé au trône le roi Amédée de Savoie, on se donnât le temps de prendre quelque repos et de se reconnaître. La paix matérielle n’a point été troublée sans doute ; cela ne veut pas dire malheureusement que les conditions politiques de la péninsule se soient fort améliorées, et que pendant cette année même l’existence de la monarchie nouvelle ait été des plus faciles. Le roi Amédée est à Madrid depuis un an seulement, et déjà il a eu cinq cabinets, il a vu passer dans ses conseils près de cinquante ministres de toute sorte. Où peut-il trouver un appui, une direction ? Il ne peut guère le savoir, puisque le congrès, partagé entre toute sorte de fractions, radicale, progressiste, républicaine, carliste, modérée, alphonsiste, ne sait pas lui-même ce qu’il veut ni ce qu’il pense. Ce qui est certain, c’est que le radicalisme forme la fraction la plus nombreuse du congrès, qu’il est depuis quelque temps au pouvoir ; mais le radicalisme lui-même s’est divisé, et la fraction qui est au ministère aujourd’hui, qui est représentée par le président du conseil, M. Sagasta, a trouvé naturellement la plus mortelle adversaire dans l’autre fraction, qui s’est empressée de se coaliser avec les autres partis ennemis dans le congrès. De là est venue la crise qui vient d’éclater. Que pouvait faire le roi ? Ne sachant où trouver une majorité, il n’avait plus qu’à dissoudre les chambres et à consulter le pays. C’est ce qu’il a fait. Cela semble tout simple ; ce malheureux décret de dissolution porté au congrès a suffi cependant pour provoquer un effroyable orage, des déclarations d’hostilité contre la monarchie, des appels à l’insurrection. Un des chefs du radicalisme opposant, M. Zorrilla lui-même, quoique ancien président du conseil, a fait entendre des paroles qui ressemblaient à des menaces. On s’est séparé néanmoins, et les élections sont fixées au 2 avril. D’ici là que se passera-t-il ? Certes, à n’observer que les apparences, l’Espagne serait bien près de retomber dans des agitations nouvelles, et la couronne du roi Amédée serait bien aventurée. Au fond cependant la péninsule est bien peu révolutionnaire, et le scrutin du 2 avril prépare peut-être plus d’une surprise aux partis qui depuis trois ans semblent se faire un jeu du repos de l’Espagne.

L’Espagne s’agite, la France attend impatiente d’arriver à la délivrance de son territoire, la Prusse se repose dans le sentiment de sa puissance. Ce n’est certes pas la Prusse qui est menacée aujourd’hui par les révolutions. Elle est encore trop près de ses succès, elle a trop l’orgueil de ses victoires récentes, et d’ailleurs elle a pour la conduire un homme qui veut bien se servir quelquefois des révolutionnaires, mais qui ne laisserait pas faire de révolutions, qui ne permettrait même pas une agitation un peu sérieuse. Les événemens intérieurs qui peuvent se passer à Berlin n’ont rien de commun avec nos agitations méridionales. Le seul incident d’une certaine importance est la retraite de M. de Mühler, ministre des cultes, de l’instruction publique et des beaux-arts. Ce qui peut donner en effet quelque signification à ce changement, c’est que M. de Mühler était au pouvoir depuis 1862 ; il avait évidemment la faveur du roi, il représentait le piétisme, longtemps tout-puissant à Berlin. Des incidens particuliers ont hâté, à ce qu’il parait, ce changement ministériel. M. de Mühler s’est fait quelques querelles dans son administration des beaux-arts, et des nominations où l’on a cru distinguer l’influence de la femme du ministre n’ont pas peu servi à compliquer cet imbroglio ; mais il est bien clair que M. de Bismarck a voulu donner un certain gage au parti libéral en remplaçant M. de Mühler, qui avait été jusque-là le défenseur des influences du protestantisme orthodoxe dans l’enseignement. Même sous ce rapport d’ailleurs, M. de Mühler s’était fait une position assez difficile par certaines mesures appliquées dans ces dernières années à l’instruction publique, et par des projets qu’il préparait pour organiser l’inspection laïque des écoles. M. de Mühler en était venu à être suspect aux piétistes eux-mêmes sans désarmer les libéraux ; ses projets allaient rencontrer dans le parlement une opposition des plus vives ; M. de Bismarck a cru sans doute le moment venu d’en finir avec M. de Mühler, et il lui a donné pour successeur un jurisconsulte, M. de Falk, qui passe pour avoir des opinions assez libérales en matière d’enseignement. Ce léger déplacement dans la direction de l’instruction publique en Prusse n’est point sans doute dénué d’importance ; il ne touche en rien après tout à la politique prussienne, dont M. de Bismarck reste le seul maître, le seul régulateur.

CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.

LA CRISE DU MORMONISME.
Westward by rail, a journey to San Francisco and back and a visit to the Mormons, by W. F. Rae. 2e édit., 1871. Longmans, Green et Cie.


Le chemin de fer du Pacifique, que le président Brigham Young réclamait lui-même dès 1852, a mis l’oasis des « saints du dernier jour » en contact facile avec le monde extérieur. Le pape des mormons ne redoutait point l’influence que la communication régulière avec les « gentils » pouvait exercer sur les idées de son troupeau de fidèles ; « je ne me soucie pas d’une religion, disait-il, qui ne résisterait pas à une voie ferrée. » Sa confiance en lui-même, développée par une longue habitude de domination absolue, ne paraît pas avoir été ébranlée par l’orage qui depuis s’est amoncelé sur sa tête ; mais il est facile de prévoir que la lutte sourdement engagée contre sa dangereuse secte doit aboutir à une catastrophe.

L’existence même des mormons sur le territoire de l’Union est pour l’esprit puritain des Yankees un scandale public. On sait d’ailleurs qu’il s’agit ici bien moins d’aberrations religieuses que d’abus crians et d’un danger permanent pour la société. Un despotisme farouche qui se prélasse effrontément sur la terre libre par excellence, la polygamie avilissant la femme sous les yeux d’un pays où elle est si respectée, des tribunaux qui sont des coupe-gorge, voilà bien de quoi alarmer un gouvernement qui a soutenu une guerre de quatre ans pour abolir chez lui l’esclavage. De persécutés, les mormons sont devenus persécuteurs. Lorsqu’on les eut cruellement chassés de Nauvoo et qu’on eut assassiné leur prophète Joe Smith, ils ont cherché un refuge dans une vallée presque inaccessible, à 400 lieues de toute habitation, et l’ont convertie en un vaste jardin, travaillant avec ferveur, comme si chaque coup de pioche devait affirmer leur foi. En même temps tout moyen leur était bon pour s’isoler du contact des « gentils » et pour assurer le triomphe de leur religion ; les étrangers qui refusaient de se laisser convertir et les apostats qui voulaient se soustraire à la tyrannie des chefs étaient abandonnés aux « anges exterminateurs, » qui les assommaient ou les noyaient dans la rivière. Les tribunaux mormons ont pour principe de fermer les yeux sur les crimes qui sont commis au nom de la sainte cause ; en revanche, on cherche noise aux gentils à tout propos, et ils sont toujours sûrs d’être condamnés. L’insécurité de la vie et de la propriété qui résulte de cet état de choses réclame depuis longtemps des mesures énergiques. Le pays d’Utah, où les mormons se sont établis depuis un quart de siècle, a été reconnu comme territoire de l’Union ; jusqu’ici, le congrès a refusé de l’admettre au nombre des états souverains[1]. L’acte organique qui régit les « territoires » les soumet à la législation du congrès, leur défend d’aliéner le sol, et laisse un champ beaucoup plus large à l’action directe des autorités suprêmes que dans tous les états qui font partie de la confédération. Le gouverneur et le juge (chief justice) qui y sont envoyés par le président des États-Unis ont des pouvoirs assez étendus ; malheureusement les personnages qui étaient investis de ces fonctions dans la cité du Lac-Salé n’ont pas osé pendant longtemps recourir à des moyens énergiques. La situation de la vallée du Lac-Salé au milieu de montagnes presque infranchissables, procul a Jove, encourageait d’ailleurs la résistance des chefs mormons. On se rappelle l’échec de l’expédition qui fut envoyée en 1857 par le président Buchanan pour soumettre les saints du dernier jour ; ils avaient fortifié les gorges qui donnent accès à leur vallée, et menaçaient d’écraser les 2,500 hommes du colonel Johnson sous des blocs de rochers. On négocia, les saints acceptèrent le gouverneur qu’on leur envoyait, et tout resta comme par le passé. Depuis dix ans, les Américains ont établi à quelques milles de la cité sainte un camp fortifié, le camp Douglas, qui domine la position et permet, le cas échéant, une action militaire ; mais la sécurité n’en est pas beaucoup plus grande dans l’intérieur de la ville, quoique les excès ne se produisent plus aussi fréquemment.

Pour faire comprendre la situation des gentils au milieu des saints, il suffit de citer quelques exemples que nous trouvons dans l’intéressant ouvrage de M. Rae, Westward by rail, et dans les journaux américains. Le docteur Robinson, ancien chirurgien de l’hôpital du camp Douglas, après avoir obtenu son congé en 1865, résolut de se fixer dans le territoire d’Utah, où il se rendit acquéreur d’une pièce de terre contenant des sources sulfureuses qui permettaient d’y établir des bains. Dans la nuit du 11 octobre 1866, une bande d’hommes déguisés fit irruption dans sa propriété et y démolit toutes les constructions. Le chef de la police de Salt-Lake-City fut arrêté, puis relâché sous caution. Le 20, M. Robinson se présenta chez le maire pour déclarer qu’il rendrait la ville responsable des dommages causés chez lui. Le 22, après dix heures du soir, un inconnu vint le chercher pour panser un « frère » qui, disait-il, s’était cassé une jambe. M. Robinson ne revint pas ; on trouva son cadavre au coin d’une des rues les plus fréquentées. L’enquête ordonnée par les autorités fut sans résultat ; témoins et juges formaient une assemblée de know-nothings, personne n’avait rien vu ni entendu. Ce n’est qu’au mois de décembre dernier qu’un témoin du crime a osé parler, et que les coupables (trois individus nommés Tom, Bart et Blythe) ont été mis à la disposition de la justice. Souvent les saints arrivaient à leurs fins par intimidation. Un militaire du camp Douglas qui, ayant fait son temps de service, avait droit à un lopin de terre comme ancien soldat de la guerre de sécession, résolut de rester dans le « pays de l’Abeille, » et le gouverneur lui assigna son champ. A peine s’était-il bâti une maison, qu’un arpenteur envoyé par les saints se mit à lever le plan de sa propriété, comme s’il s’agissait de la vendre par lots. Le troupier protesta et jura ses grands dieux qu’il assommerait quiconque viendrait le troubler dans la jouissance de son bien. Par malheur, il commit de son côté une infraction aux lois du pays en débitant des liqueurs sans licence spéciale. Poursuivi pour ce délit, il fut condamné à une amende de 500 dollars ou six mois de prison (l’amende usitée en pareil cas est de 25 dollars, 125 francs). Il préféra quitter le pays, et sa propriété fut immédiatement vendue au profit de la communauté.

En présence de faits de ce genre, on comprend que le gouvernement des États-Unis ne pouvait rester inactif. La guerre civile, pendant laquelle Brigham Young se félicitait d’immobiliser plusieurs régimens de l’armée fédérale, avait longtemps suspendu la lutte commencée contre le mormonisme ; elle a été reprise avec plus d’énergie, surtout depuis l’achèvement du chemin de fer qui met ces pays oubliés à la portée des autorités centrales. Avant de parler des récentes péripéties de ce drame, il convient de jeter un rapide coup d’œil sur l’importance du développement qu’a pris le mormonisme.

Il est assez difficile d’établir d’une manière exacte le nombre total des mormons répandus dans les divers pays du globe. En 1858, M. Jules Rémy évaluait à 80,000 âmes la population mormonne du territoire d’Utah, et à plus de 100,000 le nombre des « saints du dernier jour » dispersés sur d’autres points de l’Amérique, en Europe, en Asie et en Australie. Dans ce compte, il faisait entrer le royaume-uni avec un contingent de 33,000, et la France elle-même y figurait pour le chiffre de 500. M. Rae, en 1869, estimait à 150,000 le nombre des habitans d’Utah, mais le recensement de 1870, qu’il cite dans la seconde édition de son livre, n’a donné qu’un total de 86,786 ; quant au nombre des adhérens que la secte compte dans la Grande-Bretagne, il est de 10,000 d’après la déclaration faite à la conférence annuelle qu’ils ont tenue en 1870 à Birmingham. Si ce dernier chiffre est bien au-dessous de celui qui figure dans le tableau de M. Rémy, il prouve néanmoins qu’en Angleterre la propagande a trouvé un terrain particulièrement favorable. Aussi la population du « pays de l’Abeille » s’accroît-elle surtout par des immigrans anglais, bien que les chefs soient toujours à peu près exclusivement choisis parmi les Américains de naissance. Peu de villes du Nouveau-Monde sont aussi anglaises que la cité du Lac-Salé. On est tout surpris, en causant avec un banquier, un journaliste, un propriétaire d’hôtel, de le trouver parfaitement au courant des affaires d’Europe, et on ne tarde pas à savoir que ces mormons sont nés qui à Glascow, qui à Manchester ou à Edimbourg. Les femmes des saints les plus renommés et les plus mariés sont invariablement des Anglaises.

Les « pécheurs » du royaume-uni sont répartis en vingt et une « conférences » ou districts, présidés chacun par un ancien (elder) ; il y a huit branches à Londres même. Une centaine d’anciens, quarante prêtres, vingt instituteurs, trente diacres, y sont incessamment occupés de recruter des prosélytes. Voici un spécimen des « invitations » qu’ils glissent dans la main de ceux qu’ils jugent accessibles aux tentations de leur doctrine. « Une œuvre grande, et merveilleuse s’accomplit, que nous recommandons à votre attention la plus sérieuse. Dieu, qui autrefois se révélait aux prophètes, a de nos jours fait entendre sa voix aux hommes. Les anges, qui jadis portaient à la terre des messages du ciel, ont encore visité cette planète et rétabli la communication avec le monde éternel, qui était interrompue depuis si longtemps. Jésus de Nazareth, qui succomba au Calvaire, et qui fut ressuscité par la volonté du père, s’est manifesté de nouveau, et a réorganisé son église avec des apôtres et des prophètes inspirés, d’après le modèle primitif ; il a dit à ses serviteurs d’aller et de préparer les voies pour sa seconde venue, qui est proche. Ces paroles sont de toute vérité ; Dieu en portera témoignage en donnant le pouvoir du Saint-Esprit à tous ceux qui accueilleront l’Évangile avec des cœurs sincères. Si vous désirez en savoir davantage sur cette grande œuvre, qui consiste dans la dispensation de l’accomplissement des temps, venez à nos réunions. »

Des appels de ce genre ne manquent pas leur effet sur l’esprit de certaines classes de la société anglaise, où les sectes religieuses ont de tout temps trouvé de fervens disciples. Les prédicateurs mormons savent d’ailleurs se mettre à la portée de leur auditoire ; ils évoquent à propos le mirage des félicités millénaires. Plus de riches pressurant les pauvres, plus de pauvres enviant les riches, plus de souffrances, plus de luttes, plus de crimes ! Le but suprême des saints du dernier jour est une vie heureuse, et c’est de leur Sion que doit se lever l’aube du millénium. Ces promesses font tourner la tête à maint brave laboureur, à maint artisan, qui jettent la pioche et la varlope, et s’embarquent pour le pays de Cocagne. À la dernière conférence annuelle, tenue à Glascow, soixante prosélytes nouveaux, présentés à la communauté, furent dûment baptisés par immersion complète dans la Clyde. Les discours des anciens Grove et Elredge, venus d’Amérique pour la circonstance, ne trahissaient aucune inquiétude sur l’avenir de leur secte. Ils ne parlaient qu’avec mépris de la « Babylone britannique, » où le peuple vit dans les ténèbres de l’ignorance. « L’état de ce pays, disait Elredge, est aussi éloigné de la civilisation que l’enfer l’est du ciel. » Il est à remarquer que ces sortes d’apôtres ne parlent de la polygamie que fort discrètement, et qu’alors ils la présentent comme un dérivatif de la prostitution. C’est trop tard que les convertis apprennent à connaître le revers de la médaille, car il leur est difficile de s’échapper du territoire d’Utah, — faute d’argent. Le pape Brigham Young y a mis bon ordre.

Les efforts persévérans du mormonisme pour se répandre sur toute la terre témoignent d’une foi vraiment tenace ; on dirait un monstre allongeant mille bras qui cherchent à s’insinuer dans toutes les fentes, à envelopper tout ce qui ne peut résister, qui reviennent toujours à la charge malgré les insuccès. A peine l’église des saints était-elle fondée en Amérique, que des missionnaires furent dépêchés aux quatre coins du monde. Le rapport détaillé publié en 1869 par George A. Smith, l’historien officiel de l’église mormonne, cité par M. Rae, donne à cet égard de curieux détails. Dès 1837, huit anciens partirent pour l’Angleterre, et commencèrent leurs prédications à Preston, en Lancashire ; en quelques mois, ils eurent baptisé plus de 1,500 personnes. Trois ans plus tard, une nouvelle mission, dont Brigham Young lui-même fit partie, arriva d’Amérique et parcourut le royaume-uni pendant un an ; elle installa des presses pour la publication de livres et de prospectus, et organisa une agence d’émigration. Après l’Angleterre, le pays qui sembla aux mormons le mieux préparé pour leur propagande fut la Palestine. — Les Juifs attendaient toujours le Messie ; s’ils allaient accepter comme tel le prophète Joseph Smith ? Par une si longue attente, ils avaient en quelque sorte acquis le droit d’être consultés comme experts en cette matière. — Les Juifs ne prirent pas le change, et la mission revint de Jérusalem sans avoir rien obtenu. Plus tard, il est vrai, des enfans d’Israël firent leur apparition dans la cité sainte, mais ce fut pour y ouvrir des banques. Ils restent « gentils, » et sont délestés des croyans. Les missions mormonnes prirent ensuite pour objectif l’Océanie ; dans les îles de la Société, plus de 1,200 des indigènes furent baptisés en 1843, et les choses marchaient à merveille quand le protectorat français vint mettre un terme à ces menées. En 1851, les apôtres furent expulsés, et on défendit aux convertis de continuer les pratiques de la nouvelle religion.

L’ancien qui vint à Paris en 1849 constata « qu’il avait les mains liées par la sévérité des lois. » Le préfet de police d’ailleurs lui refusa la permission de prêcher. En Allemagne, l’accueil qui attendait les apôtres ne fut pas plus gracieux. L’un d’eux fut expulsé de Hambourg par les autorités ; deux autres, qui arrivèrent à Berlin en 1853, trouvèrent « qu’il y était impossible de prêcher ou de publier les vérités de l’œuvre du dernier jour, à cause de l’intolérance religieuse. » Ils avaient écrit au ministre des cultes pour lui demander l’autorisation de parler en public ; la réponse fut une citation à comparaître devant le commissaire de police, où on les pria de passer la frontière dans les vingt-quatre heures, sous peine d’y être conduits par les gendarmes. A Vienne, les anciens Pratt et Ritter, après avoir perdu deux mois à apprendre l’allemand, durent renoncer à leur tentative, toujours « pour cause d’intolérance. » Les cantons suisses ne se montrèrent pas plus accessibles à la propagande ; en Suède, les apôtres furent « chassés sommairement. » Dans l’Amérique du Sud, un premier essai fut fait en 1851 ; deux anciens se rendirent au Chili pour y prêcher l’évangile mormon, mais sans le moindre succès. Depuis cette époque, il paraît que le mormonisme a réussi à s’introduire dans le Paraguay, où de grands personnages se sont adonnés à la « noble passion » de la bigamie, si bien que l’année dernière le gouvernement a prescrit de demander aux hommes qui désirent être mariés la preuve qu’ils ne le sont pas déjà.

En 1853, une mission mormonne se rendit en Chine ; elle y tomba en pleine guerre civile, et n’osa pas pénétrer dans l’intérieur du pays. Au demeurant, les « célestes » déclaraient qu’ils n’avaient pas le temps de causer de religion. Les colonies anglaises du Pacifique, — l’Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande, — se montrèrent moins ingrates ; mais dans l’Inde, pour les dégoûter de leur tâche, on laissait les apôtres plus d’une fois coucher à la belle étoile, exposés aux intempéries, aux serpens et aux tigres. A Ceylan, on les rançonnait. A la Jamaïque, pour pouvoir prêcher, ils furent obligés de louer une salle ; la populace s’ameuta, menaçant de démolir le local, et l’autorité ne voulut les laisser parler que s’ils déposaient le prix de la maison. Les apôtres répondirent qu’ils étaient venus non pour protéger la propriété, mais pour prêcher l’Évangile, et ils renoncèrent aux conversions. Avant qu’ils fussent partis ; on les poursuivait dans les rues, et un nègre leur tira dessus. Les missionnaires mormons eurent plus de succès à Malte, où ils purent fonder une branche sédentaire de leur secte, une « branche flottante, » composée de matelots de plusieurs navires de guerre, et une branche expéditionnaire, » à laquelle appartenaient les frères qui faisaient partie des régimens anglais en Crimée.

Tous ces faits prouvent que le développement du mormonisme n’a guère répondu à l’énergie déployée par les chefs. Même dans le Deseret (pays de l’Abeille), comme ils appellent leur territoire, la prospérité est bien au-dessous de ce que pouvaient faire espérer la douceur du climat et la fertilité du sol[2]. Sous la domination tyrannique de Brigham Young, le zèle qui animait les fidèles dans leurs commencemens si difficiles s’est relâché. D’ailleurs bien peu d’entre eux peuvent s’élever à une aisance modeste. Les nouveaux arrivans reçoivent une pièce de terre dont ils acquittent le prix à terme, et l’église prélève la dîme sur leurs récoltes ; on leur donne aide et assistance pour bâtir une maison et mettre en culture leur champ. Ils vivent ainsi au jour le jour sans trop de peine, mais les saints n’amassent pas d’argent : c’est là que le bât les blesse. La vue d’une pièce de monnaie est chose rare pour eux. On les paie en bons contre lesquels le bureau de la dîme (tithing-office) leur fournit du blé, de la farine, du bois et les autres nécessités de la vie, à leur choix, ou bien ils reçoivent des billets du Lac-Salé (Salt-Lake notes) qui n’ont cours que dans les limites du territoire. Par ces moyens, Brigham Young retient son troupeau au bercail. Sans argent, on ne peut s’échapper ; ceux qui tentent de sortir de l’église sont traités comme des pestiférés et perdent leur bien. On a beaucoup parlé de la vie heureuse et paisible que mènent les mormons chez eux, et ils aiment à répéter que les rues de la cité sainte n’offrent pas les spectacles répugnans que l’on rencontre ailleurs. Pour apprécier cette assertion, il faut savoir que les rues ne sont point éclairées la nuit, et qu’on ne va pas voir ce qui s’y passe. Une remarque intéressante qu’a faite M. Rae, c’est que la beauté des femmes, si générale dans toute l’Union, forme chez les mormons l’exception.

La vallée du Lac-Salé semble prédestinée par la nature à être un paradis terrestre. Le climat est tempéré et salubre, le sol fertile, les montagnes voisines sont riches en métaux, les rivières sont poissonneuses. Si cette terre bénie du ciel appartenait à un peuple vraiment libre, elle deviendrait un des joyaux de l’Union. Les mormons n’ont pas su profiter des ressources qu’ils ont à leur disposition, ou bien ils ont négligé de les développer. Le jugement que M. Rae formule sur eux est bien moins optimiste que celui de quelques autres voyageurs qui ont récemment visité la vallée des saints. « J’ai trouvé les mormons pris en masse, dit-il, très arriérés et très ignorans, si on les compare aux autres habitans du continent américain. »

Depuis que les « gentils » se sentent sous la protection du camp Douglas, ils ont appelé dans la cité du Lac-Salé une mission de l’église épiscopale américaine, qui travaille à convertir les mormons ; mais la plupart de ceux qui abandonnent la « doctrine du dernier jour » ne croient plus alors à rien. On permet à tous les missionnaires de prêcher dans le tabernacle ; les saints les écoutent et s’en amusent. Un jour, un pasteur de l’église anglicane y était monté en chaire dans sa robe et avec sa toque d’oxfordien ; lorsqu’il eut fini, le président Brigham Young s’enveloppa d’une nappe blanche et se mit à persifler le prédicateur à la grande joie de ses ouailles. Un de ces missionnaires, le révérend M. Foote, a fondé une école qui a déjà plus de deux cents élèves, parmi lesquels plusieurs enfans de mormons qui bravent la colère des chefs. De leur côté, les mormons se sont décidés à créer une école pour les hautes études, « l’université de Deseret, » où les cours sont de trois espèces : cours littéraire, scientifiques et commerciaux. Ce sont ces derniers qui sont généralement préférés ; les élèves y sont initiés à tout ce qui concerne le négoce, ils en apprennent à la fois la théorie et la pratique. En dehors de l’influence assez restreinte des missionnaires, des discussions intestines menacent d’ébranler par la base le pouvoir du pape Brigham Young. Les deux fils du fondateur de la secte, David et Alexandre Smith, l’attaquent sans cesse publiquement dans des discours violens ; ils prétendent que leur père n’a jamais eu plus d’une femme, — leur mère, qui vit encore, — que Joe Smith condamnait formellement la polygamie comme un crime, et que Brigham Young est un imposteur qui a dénaturé la religion révélée. Les « anges exterminateurs » n’ont pas encore osé porter la main sur ces deux rebelles. Tout récemment enfin la cupidité du président a fait naître un schisme. Il avait fondé des « magasins coopératifs » munis de toute sorte de privilèges. Le propriétaire d’un magasin indépendant, M. Godbe, prit la mouche et ouvrit une guerre en règle contre le pouvoir temporel de Brigham Young dans son journal Utah Magazine. Menacé d’excommunication, il annonça qu’il venait d’être visité par Joe Smith, par les apôtres, par Jésus-Christ en personne, et qu’il était dépositaire d’une religion révélée bien supérieure à celle de Young. Les « godbeïtes » forment déjà un parti respectable qui s’intitule « l’église de Sion. » En prévision des élections municipales, ils avaient conclu une alliance avec les gentils, quand le rusé président imagina de parer le coup par le suffrage des femmes. Il eut assez d’influence sur l’assemblée législative pour faire passer une loi en vertu de laquelle toute femme, née ou naturalisée dans les États-Unis et âgée de plus de vingt et un ans, a désormais le droit de voter à toutes les élections dans le territoire d’Utah. Le triomphe de ses candidats fut dès lors assuré : il a les femmes pour lui. Encore le 26 octobre dernier, une pétition signée de 2,500 femmes a été envoyée au président Grant en faveur de Brigham Young, dont les tribulations avaient alors commencé. Elles se trouvent heureuses dans les harems mormons ; the more, the merrier, disait l’une : plus on est, plus on rit.

Depuis quelque temps, les autorités fédérales ont montré vis-à-vis des mormons une fermeté et une énergie qui annoncent la volonté d’en finir avec des abus trop longtemps tolérés. Le gouverneur Shaffer et le juge Mac Kean ont jeté l’épouvante dans le camp des saints. Le gouverneur a mis un terme aux pratiques illégales qui caractérisaient le recrutement de la milice mormonne. Le juge Mac Kean a dépossédé les tribunaux mormons d’une juridiction qu’ils usurpaient, et leur a infligé des leçons de justice distributive. Ainsi, une bande de perturbateurs ayant récemment démoli une boutique de liquoriste tenue par un gentil, ce dernier, qui aurait en vain invoqué les tribunaux des saints, s’est adressé à la juridiction des États-Unis, qui a condamné les autorités de la ville à des dommages-intérêts et à une grosse amende. Enfin, le chief justice refuse la naturalisation à tout étranger qui vit publiquement avec plusieurs femmes, et il annule certaines donations de terrains faites par l’assemblée législative du territoire. Ces innovations, qui sont conformes au droit public des États-Unis, marquent une nouvelle ère dans l’existence des mormons !

Le 2 octobre dernier, le procureur a porté contre Brigham Young l’accusation formelle de polygamie. C’était peut-être une faute politique, car il n’a épousé aucune des seize femmes qui lui restent avec les formalités que la loi reconnaît, et on pouvait accepter comme un fait accompli ce qui est toléré ailleurs sans bruit. La « bigamie » est punie en Amérique d’une amende qui va de 100 à 1,000 dollars, et d’un emprisonnement de 10 mois à 10 ans. Brigham Young simula une indisposition, et fut mis en liberté sous caution. Il en profita pour s’éloigner. Quinze jours après, on arrêta un nommé Hickman, accusé d’avoir assassiné et volé en 1857 un homme dont le président voulait se débarrasser. Le squelette de la victime a été retrouvé, et les témoins ne manquent pas pour charger Brigham Young. Un mandat d’amener fut décerné contre lui et trois autres personnages, parmi lesquels le maire Daniel Wells, soupçonnés de complicité. Brigham Young est revenu se constituer prisonnier, et le 2 janvier il a comparu devant le chief justice sous l’accusation de meurtre. Son avocat demandait qu’il fût relâché sous caution, vu son grand âge (il a 71 ans accomplis) ; mais l’attorney déclara qu’on ne pouvait accepter une caution au-dessous de 500,000 dollars. A défaut d’une prison appartenant au gouvernement de l’Union, le prévenu est gardé à vue dans sa maison. Quelle que soit l’issue du procès, qui s’instruit en même temps que celui des meurtriers du docteur Robinson, il est clair que l’âge d’or est passé pour le mormonisme. Peut-être après la mort de Brigham Young ses sectaires retourneront aux doctrines inoffensives de Joe Smith en renonçant à leurs pratiques immorales. De tous les côtés, une civilisation plus saine fait irruption dans leur vaste territoire, dans lequel on a déjà pu tailler l’état de Nevada et une partie du Colorado ; les mines d’or et d’argent qu’il renferme attirent sans cesse de nombreux immigrans. Englobés dans l’Union, les mormons disparaîtront par une sorte de résorption morale. C’est ainsi que fort heureusement toutes les folies humaines finissent par s’évanouir.


R. RADAU.



OPERA-COMIQUE. — A PROPOS DE FANTASIO.


Ce n’est pas la première fois que l’on met au théâtre le Fantasio d’Alfred de Musset, cette brillante rêverie publiée ici même, il y a plus de trente ans[3]. La Comédie-Française l’avait essayé déjà sans grand succès, l’Opéra-Comique vient de renouveler cette tentative avec moins de bonheur encore, mais avec plus d’audace. Il eût été prudent, et nous ajouterons respectueux, de ne pas l’amener jusque-là. Qu’est-ce en effet que Fantasio ? Une entité charmante, un songe de poète éveillé, un pile ou face de situations et d’idées qui, jetées en l’air, retombent avec des hasards étincelans et des sonorités mélodieuses. Le rêveur y chevauche l’invraisemblable et s’y aide de l’impossible. La logique, — la seule vérité au théâtre, — y est battue à plate couture par l’esprit, un esprit endiablé, comme le Commissaire par le bâton de Polichinelle. Faut-il rappeler ce qui est dans toutes les mémoires ? La scène se passe en Allemagne, — un pays où de longtemps, je le crains bien, la fantaisie n’élira plus domicile ; Elsbeth, la fille du roi de Bavière, doit épouser un prince d’Italie, — encore un pays d’où la fée s’est envolée. Fantasio, dans un accès d’ivresse et pour fuir ses créanciers, prend la place du bouffon du roi, Saint-Jean, qui vient de mourir. A l’aide de son costume, il s’introduit dans le palais et par une farce d’écolier fait rompre le mariage, sur quoi on l’emprisonne. Elsbeth, sachant que le prince se cache à la cour sous un déguisement, croit le deviner dans le fou improvisé. Elle va le voir dans son cachot, le trouve endormi et démasqué, découvre la vérité et lui donne la clé des champs, voilà tout. Sur ce canevas clair et indolent, que d’ornemens accumulés ! On dirait, — et c’est plus une comparaison qu’une métaphore, — on dirait un de ces tissus frêles que l’Orient excelle à couvrir d’arabesques fines, de chimères d’or opaque et de fleurs aux tons violens, car, si le fond est ténu, la broderie est solide et parfois même un peu lourde pour lui. Aphorismes amers, passes d’esprit précieuses, bouffonneries énormes, il y a de tout dans ce petit cadre, jusqu’à un tableau de genre, « le coup de l’étrier, » un chef-d’œuvre en six coups de pinceau, en six lignes. Au rebours de la sérénade célèbre de Namouna, ici la chanson sautille et poursuit de ses trilles railleurs un accompagnement « piteux et mélancolique. » Tout le long du poème, le rire va et vient, court et se pose en frissonnant sur les tristesses humaines comme la libellule sur l’eau profonde. Fantasio est de la grande famille des désespérés ; une famille déjà vieille et même déjà vieillie. Hamlet adolescent, Hamlet à Heidelberg, ne désavouerait ni ses joyeusetés lugubres, ni ses espiègleries philosophiques, et il n’y faut pas regarder longtemps pour entrevoir sous le masque du bourgeois de Munich le maigre profil de Rolla. En somme, c’est une comédie à lire dans un fauteuil, bien à l’aise, le corps inerte, la raison assoupie, laissant l’imagination pourchasser le caprice dans ces limbes idéales et vagues où les choses ne sont plus que par le désir qu’on a qu’elles soient.

Pourquoi donc réaliser ce rêve, habiller de chair et d’oripeaux ces abstractions charmantes, enfermer le papillon dans des murs de carton peint et l’exposer à la rampe ? Il s’y est brûlé, cela devait être ; mais quelle aberration plus étrange encore de traiter par l’opéra-comique cette philosophie, d’appliquer l’orthopédie banale d’un scénario à musique aux libres allures de cette boutade folle ? Quel besoin d’alourdir le rhythme de ce style délicat par des ariettes chères aux coulissîers ? Tailler des livrets dans de pareilles œuvres, c’est donner la forêt de Fontainebleau aux architectes d’Asnières. Ce n’est pas que la bande noire des librettistes recule devant ces profanations. Pour le coup, l’opération n’est pas heureuse, et je crains, sans m’en affliger, qu’elle ne soit pas lucrative.

Mon Dieu, je sais bien que, si tout ne s’excuse pas, tout s’explique. On a besoin d’un poème, et on va droit à un grand poète, mort ou vif. Ceci est une première erreur. La musique et la poésie, loin de s’entr’aider, s’excluent. Esthétiquement ces deux arts sont complets, et d’ailleurs, sans nous laisser aller à le prouver, il est impossible d’entendre à la fois ce qui se chante et ce qui se dit. Cela est si vrai que, quand ils s’associent, l’auteur s’exécute de bonne grâce, de trop bonne grâce souvent, et ne fournit au compositeur qu’un prétexte à partition, qu’un poème de facture dont le musicien a besoin, qui à besoin du musicien, et dont la lecture serait au moins difficile. Peut-être, dans une combinaison encore à trouver, deux esprits d’une valeur égale peuvent-ils se fondre en une œuvre parfaite ; mais de bonne foi était-ce le cas d’espérer que l’alliance d’Alfred de Musset avec M. Offenbach aurait un tel résultat ? Dans un mariage, dit la chanson, il faut des époux assortis, et je ne crois pas aller trop loin en avançant que pour arriver à l’union souhaitée la sympathie n’est pas assez étroite entre les deux génies, si j’ose m’exprimer ainsi. Il fallait bien dès lors que, selon les lois du théâtre, le premier fût sacrifié au second, voilà comment, après avoir commis l’erreur de choisir un pareil poète, le maestro qui représente à cette heure la musique allemande dans le monde entier et au passage des Panoramas a commis la faute de faire arranger pour son usage un pareil poème. Et vite les hommes du métier se sont mis à la besogne. La scène se passe en Allemagne. Bon ! nous aurons des étudians en redingote de velours noir : grands cheveux, grandes barbes, grandes bottes, grandes pipes, cela fera bien. Il y a une fille de roi ? Bravo ! nous lèverons le rideau sur une cour splendidement composée de vingt figurantes chargées de représenter les beautés du lieu, harnachées de damas à fleurs, groupées autour de leur jeune maîtresse assise elle-même sur un trône magnifique en bois découpé, surmonté d’un parasol, le tout relevé par un rayon de lumière électrique. Encore un effet sûr. N’est-il pas question d’un fou dans la pièce ? Eh bien ! nous aurons une fête des fous avec des manteaux dentelé ? et des bonnets à grelots. Et comme la princesse ne veut pas épouser le prince, elle aimera Fantasio, qui aimera la princesse. Cela va de soi, et voyez-vous comme cela se compose ! Fantasio aime Elsbeth, sérénade de Fantasio ; Elsbeth n’aime pas le prince, air de la princesse malheureuse et persécutée. Notre écolier pêche à la ligne la perruque du prince de Mantoue, — plus hardi que le poète, l’arrangeur a mis la perruque en scène, — et la guerre est déclarée. C’est au mieux et voilà un finale tout trouvé pour le second acte. Quant au prince et à son aide-de-camp, ils tâcheront d’être drôles ; ce qu’il y aura de bouffe dans cet opéra sérieux leur revient de droit. Faisant comme il le dit, le librettiste coupe, taille et rogne, et apporte au maître ces morceaux épars. Là-dessus, l’auteur de Croquefer, avec sa fécondité ordinaire, broche une partition qui renferme les qualités de toutes ses partitions, mais qui n’a que cela et des défauts de plus, sans caractère et sans saillie, quelque chose de prétentieusement coulant et de diversement monotone, une musique qu’on croit se rappeler quand on l’entend, mais qu’on ne se rappelle plus quand on l’a entendue. Ceci achevé, les auteurs se frottent les mains et se disent que, s’ils ne réussissent pas, ils auront bien du malheur.

Eh bien ! ils n’ont pas réussi, et le malheur n’est pas grand. En tout cas, il leur demeure personnel, et ce n’est qu’à eux qu’ils doivent s’en prendre. On ne traite pas de cette main cavalière et brouillonne cette chose sérieuse, qui est l’art, on ne débite pas ainsi, par lots mutilés, ces pages que le génie a faites immortelles, et que la mort aurait dû faire inviolables.

Plus particulièrement, et pour en finir avec le cas de M. Offenbach, du Papillon à Fantasio, en passant par Barkouf et Robinson, voici la quatrième fois, si nous avons bonne mémoire, qu’il essaie de donner à sa popularité la consécration d’un succès de bon aloi, et voici la quatrième fois qu’il échoue. Il est régulièrement tombé quand il a voulu passer du tréteau à la scène. Du levant au ponant, il continue à être borné par Orphée aux enfers et la Grande Duchesse. À chaque tentative nouvelle pour les atténuer, ses triomphes passés resplendissent d’un éclat plus vif, et son impuissance à régulariser son état civil apparaît plus visible. On comprend du reste que de pareils succès finissent par devenir gênans quand ils commencent à n’être plus fructueux. D’où vient pourtant la male chance persistante de tentatives auxquelles il ne manque qu’un peu de conscience pour être honorables, et beaucoup de talent pour être heureuses ? Est-ce que d’aventure le maestro n’aurait ni l’un ni l’autre ? M. Offenbach sans conscience artistique, cela peut se soutenir ; mais sans talent, je n’oserais le dire de peur de faire baisser la Bourse. D’ailleurs ce n’est pas cela absolument. Il y a là une inconnue que nous allons essayer de dégager rapidement, parce qu’au fond de ces légèretés s’agite une question plus intéressante et plus grave que celui qui la soulève occasionnellement ne pourrait le faire supposer.

En politique comme dans les lettres, comme dans les arts, partout enfin où les idées et les hommes sont justiciables du suffrage universel, c’est-à-dire d’une majorité incompétente et facile à l’illusion, à côté de la science véritable, à côté du talent réel, il y a l’imitation, il y a le trompe-l’œil, il y a le chic, puisqu’il faut l’appeler par son nom : une vieille chose et un vieux mot, il paraît, puisque nous le trouvons déjà dans le dictionnaire de Trévoux. Le chic consiste à paraître habilement ce que l’on n’est pas en pastichant lestement ce que l’on ne sait pas. C’est l’élégance du mensonge et la désinvolture du faux. Avec un peu de bonheur et encore plus d’adresse, on peut arriver ainsi à persuader de sa supériorité les gens qui n’en ont aucune. Je crois inutile d’insister sur cette définition, vu la multiplicité des exemples. A la fin de l’empire, cette superficialité en toute chose était devenue le mal dominant. L’ignorance et la frivolité du public en avaient fait une force, le succès en fit une école, que dis-je ? une église qui avait ses grands-prêtres, à peine aujourd’hui déposés. Tout n’était plus que leurre et surface. Or, en ce temps-là, M. Offenbach était le chef de l’école du chic en musique comme M. Rochefort l’était en politique. On apportait à lire la Lanterne la même conviction idiote et frénétique qu’à applaudir la Belle Hélène. Nous pourrions pousser plus loin les citations ; mais nous préférons laisser aux lecteurs le soin de parfaire une énumération riche en personnalités regrettables et en réflexions tristes.

Les temps sont changés ! M. Rochefort a disparu de la politique, — nous l’espérons du moins, — et avec lui sa manière ; mais l’autre pontife est resté qui, sentant le parvis trembler sous ses pas, essaie de prendre pied sur un terrain plus solide. C’est en vain. L’art pour lui est comme cette île topographiquement singulière, imaginée par Boileau, escarpée et sans bords. Hors de son temple, il est mal à l’aise, et quand il. en veut sortir, il se trouve dépaysé comme ces gens spirituels au Marais qui bredouillent au faubourg Saint-Germain.

C’est que l’art n’est pas un agréable pis-aller ou un loisible passe-temps au salaire rapide, aux faciles labeurs. Outre le don qui crée, il veut l’étude qui féconde et l’effort qui persévère. C’est une fleur sauvage et saine qui ne croît que sur les sommets, — in excelsis, — dans le mystère des solitudes et les âpres parfums d’un air vierge, pour ne s’épanouir que sous de durs soleils, il faut, avant de l’atteindre, que le découragement vous ait bien des fois terrassé et que la volonté vous ait relevé bien des fois, et c’est pourquoi, pour parler à M. Offenbach comme Elsbeth à Fantasio, « cela me paraît douteux que vous cueilliez jamais cette fleur-là. »


C. BULOZ.


  1. Au mois de février, une assemblée de cent quarante délégués mormons doit délibérer sur la constitution à donner au futur état d’Utah.
  2. Un établissement norvégien dans le Wisconsin s’est développé d’une manière infiniment plus satisfaisante malgré des conditions extérieures moins favorables.
  3. Voyez la Revue du 1er janvier 1834.