Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1874

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Chronique no 1003
31 janvier 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1874.

On s’était dit cependant qu’il y avait une vertu réparatrice dans les épreuves, que le malheur, en créant une situation nouvelle, créait aussi des devoirs et des sentimens nouveaux, qu’on devait au pays d’oublier les vaines querelles, les préoccupations égoïstes, les rivalités mesquines, les préjugés et les fanatismes de parti pour ne songer qu’aux affaires sérieuses. On s’était dit que la France, la mère commune, valait bien qu’on se dévouât à elle et à elle seule, qu’en présence de tant de blessures si vives encore et de tant de ruines si récentes tout devait se subordonner à une œuvre unique de reconstitution nationale, que le patriotisme, dans ce qu’il a de plus simple, de plus élémentaire, était, lui aussi, une politique.

Oui, on s’était dit cela, on l’avait pensé, et assurément ce n’était point impossible : c’était l’inspiration la plus sûre, la seule qui ne pût pas tromper dans un moment et dans un état de société où pas un parti ne peut élever une prétention sans rencontrer aussitôt tous les autres partis coalisés pour lui disputer la prépondérance exclusive. C’était de plus facile avec un pays comme le nôtre, bon, patient, docile, prompt à renaître et à revivre à la moindre perspective de paix et d’ordre qu’on ouvre devant lui. S’occuper avant tout de rendre à la France une armée sérieusement reconstituée, des finances suffisantes pour porter le fardeau qui pèse sur elle, une administration active et vigilante, savoir refaire peu à peu sa situation par l’esprit de conduite, par la prévoyance et la sagesse sous un gouvernement neutre, national et incontesté, c’était la meilleure politique, la seule possible et efficace pour quinze ans, pour dix ans au moins. Est-ce là ce qu’on a fait et ce qu’on fait encore ? Trois ans sont passés depuis la grande crise. L’assemblée qui siége à Versailles vieillit sur son œuvre inachevée. Il y a eu déjà le chef du pouvoir exécutif du 17 février 1871, le président de la république de la constitution Rivet, le président du 24 mai 1873, le septennat ; il y a eu des élections Barodet, des tentatives de restauration monarchique, des coalitions parlementaires, des prodiges de tactique, — et à quoi tout cela conduit-il ? À cette phase ingrate où nous sommes, où l’on croit tout sauver avec ces mots magiques d’ordre, de défense sociale, qui ne sauvent rien, où en réalité la politique extérieure et la politique intérieure de la France restent livrées à des périls obscurs qu’on se crée plus ou moins volontairement, aux fantaisies, aux contestations passionnées et intéressées des partis.

D’où viennent les difficultés qui nous font sentir leur cruel aiguillon ? d’où viennent les embarras de l’assemblée et du gouvernement ? Ils viennent le plus souvent de ce qu’on ne veut pas s’avouer la vérité d’une situation où tout est changé, et s’inspirer uniquement, patriotiquement, de cette situation, qui s’impose à tout le monde, à laquelle tout doit se plier et se subordonner. Ce serait une bien étrange illusion de croire que l’invasion étrangère, en se retirant, nous a rendu notre liberté tout entière, et que nous pouvons maintenant revenir à nos habitudes de polémique, à nos turbulences ou à nos ambitions de partis, à nos légèretés et à nos divisions stériles. L’invasion étrangère, en se repliant matériellement de notre sol, nous a laissés sous le poids des événemens qui nous ont accablés, elle nous a rendu tout juste la liberté que peuvent avoir des hommes qui ont leur pays à relever, leurs relations nationales à refaire, des désastres de toute sorte à réparer, et des écueils sans nombre à éviter, des complications incessantes à déjouer. Tant que cette œuvre ne sera point accomplie, c’est à elle que nous appartenons, et la première condition est de ne point oublier les crises d’où nous sortons à peine, de se figurer qu’il y a des momens où l’on ne peut plus tout se permettre, de bien retenir qu’on n’a pas toute liberté d’action ou de parole comme si rien n’était arrivé.

C’est cette situation qu’il faudrait avoir toujours présente en hommes sérieux qui se souviennent des épreuves de leur pays pour s’en inspirer, pour les respecter et les faire respecter. Il ne s’agit nullement de se retrancher dans un deuil découragé et morose, ni même de renoncer à la bonne humeur française ; l’esprit et la gaîté ne sont pas près de tarir en France. Il s’agit tout simplement de ne pas oublier, et en définitive de savoir encore prendre son jour pour les galas officiels. Il n’y a pas moyen de dire autrement ; si on avait eu la mémoire un peu plus sûre, on eût sans doute choisi pour donner un bal à l’Elysée une autre nuit, que la nuit anniversaire de la chute de Paris. Si M. le président de la république, sans consulter l’histoire, avait eu l’idée de fixer sa fête au 21 janvier, il est probable que les membres de la droite qui sont dans son gouvernement lui auraient rappelé qu’on ne dansait pas ce jour-là. La chute de Paris, après cinq mois de siége, ne date pas de quatre-vingts ans, et la fête de l’Elysée n’eût pas été moins brillante, elle n’eût pas été moins utile au commerce parisien parce qu’elle aurait été donnée un autre jour. C’était bien facile, et c’eût été une manière de tout concilier sans paraître oublier qu’à l’heure où les lustres de la fête s’éteignaient la grande ville exténuée tombait, il y a trois ans, aux pieds de l’ennemi ! Les lumières sont éteintes, la fête est passée. C’est bien plus grave quand cet oubli de la vraie situation de la France entre dans la politique pour la troubler, pour susciter des embarras aussi pénibles qu’inutiles.

Évidemment, si les prélats qui ont publié récemment des pastorales agitatrices et agressives au sujet des affaires religieuses de l’Allemagne, si ces prélats avaient consulté un peu moins leur passion ou leur zèle, un peu plus l’intérêt de leur pays, ils se seraient retenus, ils auraient gardé le silence ; avec un sentiment plus vrai des choses, ils auraient évité de donner à M. de Bismarck des armes contre la France, contre le gouvernement français, ils ne nous auraient pas exposés à rester pendant quelques jours sous le coup de quelque humiliante injonction. Qu’en a-t-il été réellement ? M. le chancelier de l’empire d’Allemagne n’a point réclamé officiellement, il n’a point demandé des poursuites contre M. l’évêque de Nîmes, c’est possible. Ce qu’il n’a pas dit par une voie officielle, il l’a fait dire par un journal connu pour être son porte-parole. L’effet a été le même. Le cabinet de Versailles a voulu détourner le coup, il a suspendu l’Univers, qui publiait un nouveau mandement de M. l’évêque de Périgueux. C’est le journal qui a payé pour les prélats, sous prétexte qu’il pouvait provoquer des « difficultés diplomatiques » par des polémiques violentes. On a trouvé sans doute cela plus commode, et mieux eût valu procéder sans subterfuges et sans ménagemens. Il eût été plus simple de ne pas attendre que la question prît une apparence de gravité, d’aller dès le premier moment droit aux évêques, pour les rappeler avec une netteté aussi respectueuse qu’on l’aurait voulu, mais aussi péremptoire qu’il l’aurait fallu, au sentiment de ce qu’ils doivent à leur pays. On n’avait pas besoin d’une grande sagacité pour comprendre le danger de cette campagne épiscopale, et on était certes autorisé à l’arrêter au premier pas, à la réprimer, s’il le fallait, à prévenir les prélats qu’ils devaient s’occuper de leur diocèse, de leurs églises, qu’ils n’avaient pas le droit de déclarer la guerre ou de faire de la diplomatie batailleuse par des mandemens. M. le ministre des affaires étrangères doit suffire à la direction et à la sauvegarde de nos intérêts à l’extérieur.

Au fond, rien n’est plus triste que ces intempérances de langage, qui ne sont pas plus innocentes dans les mandemens que dans les journaux. Des évêques se donnent la satisfaction de dire des duretés sur l’empereur d’Allemagne, sur M. de Bismarck, aussi bien que sur l’Italie, de fulminer contre les lois allemandes aussi bien que contre les « usurpations italiennes ; » ils ne s’aperçoivent pas qu’en se donnant cette satisfaction à eux-mêmes, ils exposent leur pays à de véritables humiliations, que dans un intérêt de prosélytisme religieux, en croyant servir la foi catholique et le pape, ils dénaturent et compromettent les intérêts publics de la France, dont ils oublient ou méconnaissent la situation. Ils créent des embarras sans avoir même la chance d’être utiles à leur cause. Le gouvernement, par des considérations parlementaires, pour ne pas se brouiller avec les influences cléricales de la droite, se croit obligé à des ménagemens ; il louvoie avec les prélats qui sont les premiers auteurs de toutes ces complications obscures, il ajourne de semaine en semaine une interpellation comme celle de M. Du Temple, et il ne fait qu’aggraver le mal qu’il aurait pu prévenir, en perpétuant l’équivoque, en ayant l’air de subir une solidarité compromettante. Puis vient enfin une heure où, ne pouvant faire autrement, sentant le péril, ne voulant pas se laisser placer, « entre une faiblesse et une folie, » il est nécessairement tenu de s’expliquer.

C’est ce qu’a fait récemment M. le duc Decazes. M. le ministre des affaires étrangères a pu voir ce jour-là qu’il n’y avait qu’à vouloir ; il n’a eu que quelques mots à dire pour faire évanouir l’interpellation Du Temple, qui a disparu, soudainement écartée par la question préalable, après être restée suspendue plus d’un mois sur l’assemblée. M. le duc Decazes s’est expliqué sans doute dans les termes les plus rassurans, de façon à détourner toute complication. Il n’a pas caché que le gouvernement voulait « entretenir, sans arrière-pensée, avec l’Italie, telle que les circonstances l’ont faite, des relations pacifiques et amicales… » Il a précisé le rôle de la représentation française auprès du pape en la limitant à la protection « des intérêts qui se relient à la souveraineté spirituelle du pontife. » Tout cela est assurément correct et tranquillisant pour la régularité des relations des deux pays, c’est assez pour désintéresser l’Italie ; ce n’est peut-être pas assez pour la France elle-même, car l’intérêt de la France n’est pas seulement d’éviter des ruptures, il est encore et surtout d’en arriver à une cordiale et sérieuse intimité entre les deux nations, à un rapprochement permanent, habituel de politiques, aussi naturel que désirable, aussi facile que profitable pour les deux pays. Qu’on y prenne bien garde ! Ce qui pèse sur la France et sur ses relations, ce n’est pas la crainte d’une déclaration de guerre de sa part. On ne craint pas la guerre, on n’y croit pas ; pour avoir un doute, il faudrait supposer un gouvernement disposé à commettre ce que M. le duc Decazes appelait justement une folie. Le danger est dans l’équivoque d’une politique retenue par des liens de parti, se laissant imposer de compromettantes solidarités d’opinion, subissant des influences ennemies de nos alliances les plus naturelles, indécise entre les inspirations de secte et le sentiment de la véritable situation de la France. Voilà le danger. Voilà ce qui entretient la méfiance, qu’on ne dissipe un jour par de rassurantes paroles que pour la réveiller un autre jour par des connivences avec ceux qui, placés entre cette faiblesse et cette folie dont parlait M. le duc Decazes, seraient bien capables d’infliger cette double amertume à notre pays.

Si l’on se souvenait un peu plus de cette situation toujours si difficile de la France dans nos affaires intérieures comme dans nos affaires extérieures, on parviendrait sans doute à se fixer, on se ferait une politique qui troublerait un peu moins cette trêve où se repose le pays. On ne mettrait pas sans cesse au-dessus de tout l’intérêt de parti. Deux mois après avoir créé une apparence de stabilité, on ne se remettrait pas à l’œuvre pour ruiner ce qu’on a édifié, pour essayer de reprendre à travers tout des tentatives qui ont échoué. C’est là cependant le spectacle qu’on offre à la France depuis quelques jours. Il y a deux mois à peine, dans une pensée de conservation, disait-on, dans un intérêt de durée et de sécurité, on créait le septennat. Sans doute on avait le tort de ne pas organiser, de ne point définir immédiatement le régime qu’on créait avec une certaine solennité, d’ajourner cette définition jusqu’au vote des lois constitutionnelles, de s’arrêter à cette anomalie d’un pouvoir définitif quant à sa durée, provisoire dans sa constitution. On voit bien aujourd’hui que toutes ces questions étaient indissolubles. En fin de compte, on n’avait rien fait ou l’on avait créé sous le nom de présidence de la république un gouvernement qui devait durer sept ans. Pour le pays, qui n’est pas toujours au courant des ruses et des habiletés des partis, c’était dans tous les cas un avenir déterminé, à l’abri des subversions et des mobilités de la politique quotidienne. Le septennat représentait une trêve prolongée, un régime de neutralité placé au-dessus des contestations et de toutes les entreprises contraires. Eh bien ! non, on s’était trompé, le septennat n’était pas ce qu’on croyait, c’est du moins une fraction considérable de la droite qui l’assure maintenant. Le septennat a été créé et mis au monde, non pas pour donner la paix au pays et pour être une halte, mais pour protéger des agitations nouvelles d’où doit sortir la royauté. C’est la préface de la monarchie que le vote du 20 novembre a entendu écrire. Par une application bizarre d’un mot de M. Thiers sur la république, — qui sera conservatrice ou qui ne sera pas, — on dit aujourd’hui que la prorogation sera monarchique ou qu’elle ne sera pas. Comprenne qui pourra cette logomachie : la prorogation ne sera pas ou elle sera précisément ce qui la supprime, — d’où il résulte que dans tous les cas elle est sûre de son affaire. Rappeler au septennat qu’il est fragile, essentiellement provisoire, qu’il n’est là que pour occuper une place qu’on prendra le plus tôt qu’on pourra, c’est ce que les royalistes pointus appellent travailler à la stabilité. Ils ne s’en cachent guère, ils prétendent garder le droit de préparer la restauration de la monarchie ; mais cette monarchie a-t-elle retrouvé du moins quelque chance inespérée ? Elle a eu des chances il y a cinq mois, elle les a perdues par des causes qui n’ont pas disparu, qui subsistent toujours. Elle a proclamé elle-même son incompatibilité avec les intérêts modernes et tous les instincts du pays, elle a dispersé d’un mot l’armée parlementaire qui se formait, non sans peine, pour la ramener. On ne voit plus même aujourd’hui comment elle pourrait revenir. Elle a manqué l’occasion, et c’est pour maintenir le droit de travailler à la restauration d’un régime qu’ils ne peuvent pas avoir, qu’ils savent eux-mêmes impossible, que les royalistes s’ingénient à ébranler, à discréditer le peu de sécurité que nous avons ! Tout empêcher, si on ne peut rien faire soi-même, c’est la plus claire moralité de cette étrange campagne.

Ce ne serait rien après tout, si ceux qui entendent ainsi le septennat n’étaient pas en partie de ceux qui soutiennent le gouvernement, si dans le cabinet même il n’y avait des ministres, M. de Larcy, M. Depeyre, représentés dans la presse par un journal qui poursuit précisément cette campagne avec une vivacité croissante, qui n’est point désavoué, qui ne défendrait pas sans doute ces idées, si elles n’étaient pas partagées par les hommes qu’il soutient au pouvoir. Voilà la confusion ! Que veut-on que le pays pense de tout cela ? Quelle confiance peut-il ressentir lorsqu’il ne sait pas même si la septennalité est prise au sérieux par quelques-uns de ceux qui sont ses ministres ? M. le vice-président du conseil, il est vrai, n’a point hésité à se prononcer quant à lui. Dans une circulaire récente sur l’application de la loi des maires, de cette loi qui a fini par être votée, mais qui ne l’a pas été sans peine, M. le duc de Broglie affirme nettement le caractère du septennat, qu’il élève au-dessus de toutes les contestations, qu’il proclame inattaquable dans sa durée. D’après la circulaire destinée à servir d’instruction à tous les préfets, le septennat est une vérité et doit rester une vérité, il est à l’abri de toute tentative de changement. Rien de mieux ; seulement ce langage serait plus persuasif et aurait une autorité plus décisive, si M. le vice-président du conseil, malgré lui assurément, ne se sentait porté à mesurer son langage devant l’assemblée au tempérament de sa majorité. Malheureusement lorsqu’il est à la chambre, en face d’une majorité qui le surveille en l’appuyant, qu’il a besoin de maintenir compacte, il est obligé de retrouver toute sa science des ménagemens et des nuances pour retenir des alliés fort indisciplinés, et de voiler à demi une pensée qu’il laisse comprendre plutôt qu’il ne l’exprime. Être réduit, non pas à tenir deux langages différens, mais à se faire modeste devant une majorité prête à voter, sauf à parler plus nettement dans une circulaire, c’est déjà un affaiblissement ou du moins la marque d’une politique assez laborieusement et assez artificiellement maintenue en équilibre. C’est l’indice d’une situation faite pour provoquer dans le pays un scepticisme dangereux, et qui finirait par n’être ni sûre ni digne pour le ministère, pour M. le maréchal de Mac-Mahon lui-même ; ne serait-on pas bientôt conduit à se demander quel est le rôle de M. le président de la république, représentant ce septennat que quelques-uns de ses alliés contestent, que quelques-uns de ses ministres n’osent pas avouer trop haut, que la commission constitutionnelle ne se hâte pas d’organiser ?

La première nécessité de notre politique intérieure aujourd’hui est évidemment de sortir de ces confusions, d’éclaircir toutes ces obscurités, de savoir ce qu’on veut faire. S’il y a des résistances quelque part dans la majorité, il faut les aborder résolument ; s’il y a des conflits d’opinions et de tendances dans le ministère, il faut les vider ; si le cabinet doit en venir à se reconstituer avec des élémens nouveaux, il n’y a point à hésiter, ces élémens se trouveront, une majorité nouvelle se formera. La question se posera sans doute bientôt à l’occasion d’une interpellation provoquée par la circulaire de M. le vice-président du conseil sur la loi des maires. C’est l’interprétation même du septennat qui sera en discussion, et c’est déjà un peu étrange qu’on en soit à discuter pour savoir si le régime créé par le vote du 20 novembre doit être pris au sérieux. M. le vice-président du conseil n’hésitera point vraisemblablement alors à exposer la politique du gouvernement avec une netteté décisive, de telle façon qu’il n’y ait plus d’ambiguïté, qu’il y ait une ligne tranchée entre ceux qui veulent assurer le respect de la trêve de sept ans et ceux qui, au risque de créer une agitation permanente, entendent avoir le droit de préparer la monarchie, de la rétablir dans un mois s’ils le peuvent. Après cela, il faut l’avouer, et M. le vice-président du conseil l’a demandé à la commission des trente, la meilleure manière de faire de la septennalité une chose sérieuse, c’est de l’organiser. Là est véritablement le moyen de créer un peu de terrain solide, de régulariser et d’affermir une situation qui, si l’on n’y prend garde, finira par s’user et se décomposer au milieu des acrimonieuses et vaines rivalités des partis, plus occupés à se surveiller, à disputer une ombre de pouvoir qu’à donner des gages aux grands intérêts nationaux. Où en est donc la commission constitutionnelle chargée de proposer l’organisation du régime de la France ?

Ah ! c’est ici qu’on travaille avec une sage lenteur. Ce n’est pas qu’on ne discute ; qu’on n’étudie, on étudie et on discute savamment, abondamment, avec mille subtilités, avec mille nuances. Par exemple on n’a pas encore de nouvelles de la loi sur l’organisation du pouvoir exécutif, qui serait la plus pressée, ni du projet sur les deux chambres. Avec le temps, cela viendra. Pour le moment, on en est à la loi électorale, qui fait tout doucement son chemin en se compliquant parfois de discussions assez étranges et de combinaisons plus bizarres encore. Une des plus singulières de ces combinaisons est celle qu’on a proposée pour remplacer tout à la fois le vote par scrutin de liste départementale et le vote par arrondissement. On a imaginé, ce n’est point encore adopté heureusement, on a imaginé quelque chose qui serait la réunion de deux ou trois arrondissemens, un scrutin de liste mitigé. Pourquoi a-t-on repoussé le vote par arrondissement, qui est le plus simple, le plus naturel et le plus vrai ? Voilà précisément le point curieux qui montre toutes les ressources de l’esprit de parti. Avec un seul nom dans un arrondissement, le parti conservateur se divisera, et on échouera ; avec deux ou trois noms au contraire, on se réunira, légitimistes, orléanistes, bonapartistes, on fera la part de tout le monde, et on a la chance de réussir. M. Chesnelong paraît avoir jusqu’ici le mérite de cette brillante découverte. Et c’est ainsi que des hommes sérieux, qui se disent conservateurs, se réunissent pour faire ce qu’ils appellent de la politique et des lois destinées, non à être de bonnes lois, mais à satisfaire un intérêt de parti en répondant tout simplement à une circonstance exceptionnelle !

Les fêtes se succèdent à l’Académie, sans parler des élections toujours vivement disputées. Ces jours derniers l’enceinte académique s’ouvrait une fois de plus pour recevoir notre ami M. Saint-René Taillandier, appelé à remplacer le père Gratry, et c’est M. Nisard qui avait la mission de recevoir le nouvel élu. M. Saint-René Taillandier a mis tout son zèle et tout son talent à représenter dans sa vérité le père Gratry, cet esprit charmant, bouillant, toujours partagé entre le mysticisme et le goût passionné des sciences exactes. Comment le père Gratry parvenait-il à concilier la poésie et les mathématiques ? C’était son secret, il y réussissait, et son successeur a fait heureusement revivre cette figure si vivante par elle-même. Le discours de M. Saint-René Taillandier, chaleureux, sympathique et habile, est de l’élévation la plus sérieuse et la plus soutenue. M. Nisard a fait, lui aussi, son discours sur le père Gratry et sur M. Saint-René Taillandier. M. Nisard est un peu un burgrave littéraire : vivant dans le passé et en lui-même, il ne connaît, et il s’en vante, ni l’étranger ni le temps présent, il oublie même les maisons où il s’est fait honneur d’aller autrefois en visite et dont il ne sait plus rappeler le nom ; mais on est de son temps et on tâche de vivre sans la marque de souvenir de M. Nisard.

Le parlement anglais allait se réunir aux premiers jours de février pour « l’expédition des affaires, » selon le mot dont devraient bien se souvenir les assemblées qui s’occupent de tout, hormis d’expédier les affaires. Né en 1868 d’un mouvement d’opinion qui a fait longtemps la force du ministère Gladstone, il avait encore devant lui une session au moins, lorsqu’une ordonnance de la reine est venue subitement le dissoudre, en convoquant le nouveau parlement, qui va être élu pour le 5 mars. Comme personne ne pensait à mal en ce moment, à la veille de la session, la surprise a été grande. Les adversaires du cabinet ont parlé de coup d’état, d’autres, plus avisés ou prenant la question moins au tragique, ont parlé de coup de théâtre. Évidemment il y a eu de l’imprévu et même quelque chose d’inusité dans la manière dont a éclaté cette résolution que personne ne croyait si prochaine, qui s’est annoncée par un manifeste de M. Gladstone avant d’être officiellement connue par la divulgation de l’acte de la reine. Sous ce rapport, c’est peut-être effectivement un coup de théâtre, c’est sans doute aussi un coup de hardiesse et d’habileté du premier ministre d’Angleterre ; ce n’est une surprise que si on le veut bien, ce n’est point en définitive un fait extraordinaire dans les conditions parlementaires qui se sont dessinées depuis quelques mois. Déjà dans le courant de l’année dernière, à l’occasion du bill de l’université d’Irlande, M. Gladstone avait vu diminuer la majorité qui l’avait si longtemps soutenu ; il avait même un instant donné sa démission, et il n’avait repris la direction des affaires qu’après une tentative inutile de M. Disraeli pour former un ministère conservateur. M. Disraeli ne se sentant ni en position de gouverner avec le dernier parlement, ni en mesure de conseiller à ce moment la dissolution, M. Gladstone avait repris le pouvoir ; il n’avait pas vu sa majorité se reconstituer et les malaises parlementaires diminuer. Quelques-unes des élections partielles les plus récentes ont même laissé l’avantage au parti conservateur. Les difficultés de la session dernière allaient probablement se reproduire dans la session nouvelle ; on aurait marché péniblement, d’autant plus qu’il y a quelques affaires assez maussades, comme cette guerre engagée, en dehors de toute sanction parlementaire, sur les côtes d’Afrique, contre les Achantis. C’est alors que M. Gladstone s’est décidé à tenter l’épreuve du scrutin pour éclaircir la situation.

Le coup était habile, puisqu’il a un moment déconcerté les adversaires du cabinet en les provoquant à l’improviste, en leur causant une surprise peu agréable que M. Disraeli n’a pu dissimuler dans son adresse aux électeurs du comté de Buckingham. Réussira-t-il ? Il est certain que M. Gladstone, malgré sa force et son ascendant, a mis contre lui des instincts religieux toujours vivaces, des intérêts puissans ; depuis qu’il est au pouvoir, il n’a pas donné beaucoup d’éclat à la politique extérieure de l’Angleterre, et il peut s’attendre à une rude guerre de M. Disraeli, s’armant contre lui de tous les griefs du sentiment national aussi bien que du sentiment conservateur ; mais il a pour le moment de quoi faire une diversion singulièrement heureuse. L’habileté de M. Gladstone n’a pas été seulement de surprendre ses adversaires en leur laissant si peu de temps pour se reconnaître ; elle a été surtout de choisir une heure où il peut se présenter au pays dans les conditions d’une prodigieuse prospérité financière. Son talisman devant le scrutin, c’est l’exposé dont il a pu accompagner son adresse aux électeurs de Greenwich. Avoir réduit la dette de 500 millions et réalisé des dégrèvemens d’impôts de 312 millions depuis cinq ans, pouvoir annoncer un excédant de revenu de 125 millions qu’on sera en mesure de consacrer à l’abolition de l’income-tax ou à la réduction d’autres charges, c’est là certes un programme fait pour émerveiller et entraîner les électeurs. M. Disraeli répond lestement que tout parti et tout ministère en feraient autant. C’est là précisément la question. À l’appui de ce qu’il promet, M. Gladstone peut montrer ce qu’il a fait. Placer la question électorale sur ce terrain, c’est évidemment s’assurer les avantages d’une popularité fondée sur des résultats sérieux. Sans doute, si politiques qu’ils soient, les électeurs anglais peuvent ne pas se laisser éblouir. Tout en goûtant les réformes économiques de M. Gladstone, ils peuvent désirer pour l’Angleterre une politique extérieure moins effacée que celle qui lui a valu depuis quelques années d’assez amers déboires. Ils peuvent trouver à redire dans certaines parties de la politique intérieure de M. Gladstone, et marchander à un ministère qui date de cinq ans le nouveau bail qu’il réclame.

C’est là ce qui va s’agiter, et les succès qu’ont obtenus depuis quelque temps les conservateurs dans les scrutins qui ont eu lieu prouvent que la situation n’est pas des plus simples, que la lutte peut être vive, que la victoire sera chaudement disputée. M. Disraeli semble marcher au combat avec confiance, et ne se fait faute de représenter la dissolution comme un expédient auquel le premier ministre aurait eu recours pour retenir un peu plus longtemps un pouvoir « auquel il n’avait plus de titres. » M. Gladstone, de son côté, vient de se présenter aux électeurs de Greenwich pour appuyer de sa parole le manifeste qu’il a déjà fait. Les autres ministres, M. Lowe, M. John Bright, M. Stansfeld, M. Forster, se jettent à leur tour dans la mêlée et publient leurs circulaires. L’action s’engage de toutes parts. Dans tous les cas, la crise électorale actuelle aura du moins le mérite d’être une des plus courtes que l’Angleterre ait eu à traverser. Il y a une semaine, on ne prévoyait pas la dissolution ; dans quelques jours, les élections seront faites, au commencement de mars le parlement nouveau se trouvera réuni. La question sera résolue : le ministère Gladstone aura été raffermi, consolidé par le scrutin qui lui aura rendu une majorité décidée, ou un ministère conservateur sera formé. De toute façon, ce sera un dénoûment, et la politique de l’Angleterre se trouvera pour le moment sans doute dégagée de toutes ces confusions, de toutes ces incertitudes où elle n’a cessé de se débattre depuis quelque temps.

Ce n’est point ainsi que les affaires s’expédient en Espagne. Là plus que partout elles se déroulent à travers les secousses violentes. Les révolutions ne se dénouent pas au-delà des Pyrénées, elles se succèdent, elles se suivent et se ressemblent. Depuis que ce pauvre M. Castelar est tombé du pouvoir et que l’assemblée qui venait de se réunir à Madrid a été dispersée par la souveraine autorité d’un coup d’état, il y a un nouveau gouvernement dont le général Serrano reste le chef. Quel est le caractère de ce nouveau gouvernement ? Que représente-t-il et que se propose-t-il de faire ? C’est tout ce qu’il y a de plus mystérieux au monde. Ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’il n’a pas eu certainement beaucoup de peine à s’établir, à vaincre les résistances qu’il a rencontrées dans quelques villes comme Saragosse, Valladolid ou Barcelone. Il est resté rapidement et sans grands efforts maître de la situation ; il a eu même pour son avénement la bonne fortune de la chute de Carthagène. À vrai dire, en toute justice, c’était M. Castelar qui avait préparé cet événement avant d’être renversé, et dès que l’assemblée où les insurgés comptaient trouver des connivences disparaissait avec M. Castelar lui-même, le dernier espoir s’évanouissait pour eux. La ville est tombée ou elle s’est rendue ; mais c’est ici que commence l’obscurité sur la politique du gouvernement. Carthagène a-t-elle été enlevée, soumise par les armes ? Toujours est-il que, si la force est intervenue, il y a eu aussi une capitulation, une véritable capitulation négociée, acceptée, dont le premier mot est : « considérant la défense héroïque de la place de Carthagène et les propositions faites par la junte révolutionnaire… » C’est ce qui s’appelle honorer le courage malheureux. On a été des héros des deux côtés, les insurgés n’ont pas réussi, et voilà tout ; il n’y a que l’Espagne qui a souffert ! Les chefs les plus compromis de l’insurrection avaient pris le soin de se sauver sur la frégate la Numancia, qui les a portés sur notre rive, à Oran. Quant aux autres, ils ont le bénéfice de la capitulation, dont le premier effet est de laisser leur rang et leurs grades à tous les officiers, déserteurs ou autres, « des troupes régulières ou mobilisées. » Officiers galonnés et soldats ont été envoyés à Madrid pour être distribués dans les divers corps de l’armée, dont quelques-uns, il faut le dire, se sont empressés de décliner l’honneur de recevoir ce brillant contingent. Les forçats employés au service de l’insurrection formaient une catégorie à part. Pour ceux-là, ils ont dû rentrer dans leurs prisons, mais « sans augmentation de peine. » Encore quelques jours d’héroïsme, et la peine aurait été réduite ! C’est ainsi que les insurrections se terminent en Espagne, et que le gouvernement issu du coup d’état du 3 janvier rétablit l’ordre.

Il est vrai, le gouvernement de Madrid a une excuse spécieuse, il avait hâte d’en finir pour se tourner contre les carlistes. Dès le lendemain, il a expédié vers le nord la plus grande partie des forces qu’il avait devant Carthagène. Ce ne sera pas de trop, car il ne s’agit plus d’une insurrection à dompter, de quelques bandes à poursuivre ; c’est désormais une véritable guerre à entreprendre contre une armée retranchée dans les provinces du nord, occupant la plus grande portion de la Catalogne, s’étendant en Aragon et vers Valence. Quant aux provinces basques, les carlistes les tiennent presque complétement. Tout récemment encore, ils viennent de s’emparer de la petite ville de Portugalette, qui, par sa position à l’embouchure du Nervion, est maîtresse des communications avec Bilbao par mer, de sorte que cette dernière ville se trouve maintenant tout à fait cernée. Si elle n’est promptement débloquée, elle tombera sous peu, et ce serait pour la cause carliste un succès des plus importans. Malgré une force réelle, les carlistes ne résisteraient pas sans doute à un gouvernement régulier, établi dans des conditions sérieuses, ayant une certaine autorité morale. Le gouvernement qui est à Madrid réunit-il ces conditions ? Il manque d’argent, il n’a pas retrouvé une armée ; quant à l’autorité, il ne l’a que très médiocrement, il ne peut pas même l’avoir. Il se compose d’élémens incohérens, radicaux qui ont servi le roi Amédée, anciens monarchistes qui ont fait la révolution de 1868, républicains unitaires. Entre ces élémens, la guerre est déclarée au sein même du ministère, qui ne vit qu’à force de transactions de jour en jour plus difficiles, et, si le cabinet actuel se disloque, où le général Serrano ira-t-il chercher des ministres ?

Quelle est la politique possible au milieu de ces confusions ? L’autorité morale manque évidemment, et déjà un des principaux chefs militaires, le général Martinez Campos, qui commandait en Catalogne, vient de donner sa démission avec éclat, en déclarant dans une proclamation qu’il avait cru que par le dernier coup d’état on avait voulu faire un gouvernement conservateur, que, puisqu’il n’en est pas ainsi, il se retire. Des officiers de Carthagène amnistiés et envoyés dans les régimens, des généraux qui commencent à rompre avec le gouvernement, si c’est ainsi que la discipline se rétablit, que l’armée se refait et qu’on se prépare à la guerre contre les carlistes, il est probable que l’imprévu n’a pas dit son dernier mot au-delà des Pyrénées. De toute façon, c’est une période de transition qui peut se prolonger encore, si l’on veut, qui peut aussi être précipitée vers un dénoûment soit par quelque succès carliste, soit par quelque nouveau mouvement révolutionnaire, soit par la lassitude du pays, demandant enfin un gouvernement régulier pour sortir de ces agitations mortelles.CH. DE MAZADE.

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REVUE MUSICALE.


Voilà donc enfin l’Opéra installé à Ventadour ! Pour si modeste que soit le logis, il n’aura pas été conquis sans peine. C’était en effet à ne pas s’y reconnaître dans la fumée qui a suivi cet incendie. Tout le monde voulait être directeur, tout le monde voulait ouvrir la nouvelle salle. Sans parler de ces entrepreneurs de jeux publics qui se rencontrent sur le seuil de toutes les grandes affaires, toujours prêts à mettre l’état de moitié dans leurs bénéfices, on voyait se remuer et manœuvrer les candidatures les plus tenaces. Il y a des hommes qui sont nés directeurs de l’Opéra. Sous tous les régimes et de quelque nom qu’il se nomme : Académie impériale, nationale ou royale de musique, il semble que l’Opéra leur doive appartenir de droit divin. Quand ils n’y sont pas ou n’y sont plus, ils s’imaginent y être encore ou rêvent d’y rentrer, le mal du pays les consume. « Comment peut-on s’arranger pour vivre aux Tuileries lorsqu’on n’y est point né ? » disait Mme de Lamartine. Que faire dans la maison de Corneille et de Molière lorsqu’on y arrive poussé par des courans atmosphériques plutôt que par le goût des lettres ? La maison de Molière n’a pas besoin d’être remeublée à chaque instant. Je sais bien qu’on essaiera d’appeler à soi l’ancienne clientèle, d’éclairer a giorno, et pour elle expressément, les Racine du mardi et les Beaumarchais du jeudi dédiés aux classes patronnesses ; mais ce ne seront là que des illusions fugitives, tandis qu’à l’Opéra fonctionnent les vrais foyers de lumière électrique, se développent les belles perspectives, s’ouvrent à perte de vue les magasins de costumes. « Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ? Dahin ! dahin ! quittons bien vite ce sol ingrat, réfractaire aux grandes plantations, où ne poussent que des alexandrins, et retournons vers la patrie absente, au pays enchanté de la cavatine et des pluies de feu ! » Nous autres philosophes, qui ne comprenons guère qu’on puisse avoir l’ambition de gouverner les hommes, nous comprenons encore moins qu’on mette tant d’importance à régner souverainement sur des univers de figurantes et de toiles peintes. Cette fois, paraît-il, l’affaire avait des conséquences solennelles ; ouvrir la nouvelle salle, c’était associer son nom aux destinées d’un monument, inaugurer l’avenir, s’inscrire au livre de l’histoire. L’homme se grandit volontiers à la hauteur du toit qu’il habite ; avoir pour domaine un tel palais, un tel musée, ne sera-ce point à se croire ministre et laisserons-nous passer cette occasion de convoquer par lettres closes les auteurs à la répétition et de ne recevoir nos pensionnaires et nos sujets que sur demandes d’audience ?

Donc les oracles ont parlé. L’ancienne administration est maintenue. Pourquoi ne le serait-elle pas ? Quels avantages apportaient les concurrens, que n’offrit également M. Halanzier, qui avait pour lui les droits et les traités, plus deux ans d’une gestion singulièrement prospère à travers des difficultés inextricables ? On lui reproche de ne point être assez artiste ; mais les autres que nous avons vus à l’œuvre étaient-ils de si grands Mécènes ? Entre tant de directeurs, nous n’en avons connu qu’un seul qui fût capable de s’émouvoir sincèrement pour la question d’art, c’est M. Carvalho, À peine nommé. M. Halanzier vient de se l’adjoindre comme maître de la scène. L’Opéra, du même coup, reconquiert Mme Carvalho, dont le talent sera très utile, surtout dans la campagne qui se prépare à Ventadour. À l’Opéra-Comique, où sa virtuosité favorisait l’énervant système des reprises, l’éminente cantatrice commençait à devenir un obstacle ; elle neutralisait l’action de la troupe ou plutôt faisait qu’il n’y avait plus de troupe : « moi, dis-je, et c’est assez ! » faussant le genre par son goût exclusif pour la musique de caractère et son antipathie pour le dialogue parlé. À l’Opéra, ces inconvéniens disparaîtront ; dans cette salle Ventadour, ni trop grande ni trop petite, ressaisissant son répertoire, un public qu’elle aime et qui l’aime, la cantatrice ne trouvera que des succès.

Maintenant que Mme Carvalho nous permette un avis. Une rentrée à longue distance est toujours plus ou moins un début, et, si la virtuose a vraiment souci de sa gloire, elle profitera de l’occasion pour se corriger de certains écarts qui jadis agaçaient les moins difficiles. En effet, pendant les derniers temps qu’elle a passés à l’Opéra, Mme Carvalho ne jouait plus ses rôles, elle se contentait de chanter le solo comme au concert, et, sa cavatine enlevée avec la bravoure ordinaire, le personnage du drame cessait de la préoccuper. Elle entrait, sortait, donnait ou recevait la réplique de l’air le plus indifférent, et comme si toutes ces affaires de la princesse Isabelle ou de la reine Marguerite ne la regardaient plus du moment qu’elle avait payé son écot au public en belles gammes chromatiques bien sonnantes. Dans le finale du troisième acte des Huguenots, cette attitude était absolument intolérable. Lorsque Raoul éperdu interroge la reine sur les motifs qui avaient pu amener Valentine chez Nevers et que Marguerite lui répond : « Elle y venait pour rompre un hymen odieux ! » Mme Carvalho, continuant à jaser avec la voisine ou le voisin, ne détournait même pas la tête ; à peine l’entendiez-vous prononcer d’un ton distrait ces quelques mots qui contiennent tout le secret de la pièce ! À l’excuse de semblables défaillances, on vient ensuite vous dire : Mais ce secret-là n’a plus besoin d’être expliqué, puisque dans la salle tout le monde le connaît. Qu’en savez-vous ? et qu’est-ce alors que le théâtre, s’il dépend ainsi de chacun de prendre à cœur ou de négliger le rôle qu’il est chargé d’interpréter, et d’oublier le personnage dès que la personnalité du comédien n’est plus en cause ? On me contait récemment sur ce sujet une anecdote bien édifiante et que je livre aux méditations de Mme Carvalho. C’était à l’une des dernières représentations du Demi-Monde, la pièce avait été jouée environ cent cinquante fois de suite, et la désuétude régnait partout dans l’exécution. Un soir, l’auteur, passant par là, entre et s’assied au fond d’une baignoire ; rien de plus misérable, de plus abandonné que ce spectacle. À force de répéter la leçon, les acteurs l’avaient désapprise, et pourtant, au milieu de ce désarroi général, Rose Chéri restait imperturbable de soin, de conviction, d’exactitude, surveillant tout et jouant comme elle eût fait le soir d’une première. Alexandre Dumas n’en revenait pas, et, lorsqu’il monta sur la scène pour serrer la main à la baronne d’Ange et la féliciter de cette constance : « Qu’est-ce donc qui vous étonne ? lui répondit l’admirable artiste, il me serait impossible d’être autrement, car chaque soir que Dieu fait, je me dis qu’il doit y avoir dans la salle quelqu’un qui n’a pas encore vu la pièce, et c’est pour celui-là que je joue ! »

Mozart et Don Juan ont présidé à la résurrection de notre grande scène à Ventadour. Il n’est rien de tel que les chefs-d’œuvre pour se retrouver partout à l’aise. Sur quelque théâtre que vous les placiez, fût-ce dans une grange entre quatre chandelles, ils y feront belle et joyeuse contenance ; jouez-les à l’éclat des lumières, au froufrou des costumes, au branle-bas de l’orchestre et des décors, ou dans les conditions les plus modestes, l’effet, pour être différent, n’en sera pas moindre. Nous avons vu Don Juan à l’Opéra, au Théâtre-Lyrique, tantôt élargi, tantôt resserré, presque à l’étroit ; nous le revoyons en français dans la salle des Italiens, au milieu des souvenirs de la plus brillante exécution, c’est toujours le même chef-d’œuvre avec ses mélodies qu’on pourrait dire proverbiales, tant vous les avez dans l’âme et dans l’esprit, comme certains vers de Virgile ou de Racine qui forcément se mêlent à nos entretiens, et penser que ce chef-d’œuvre est parti, comme Faust, de l’échoppe des marionnettes :


Malheur à vous, baron de Keufel !
Tenez-vous bien, voici le Teufel (le diable).


Mozart tout enfant rêvait de cette fantasmagorie. Bien avant que d’Aponte songeât à composer son drame, le petit musicien s’était monté la tête sur ce sujet. Au sortir de l’école, il courait admirer le spectacle, et la nuit son imagination galopait à la suite de ce baron de Keufel, jovial garnement de la trempe de notre Polichinelle, gaspillant sa vie à faire la débauche, et finalement pris au collet par le diable, de même que chez nous Polichinelle est empoigné par le commissaire. Au demeurant, cette moralité doit être la bonne, car on la retrouve partout, aux marionnettes comme au théâtre. C’est que toute comédie, la plus ancienne ainsi que la plus moderne, étant un miroir plus ou moins fidèle de l’existence, a nécessairement pour objet de fortifier en nous le sens moral ; qu’il s’agisse d’une antique tragédie grecque, d’un mystère du moyen âge ou de la pièce nouvelle du Gymnase, c’est toujours la même question et le même intérêt. Du juste ou de l’injuste, du bien ou du mal, qui l’emportera ? La tendance populaire, s’affirmant à travers les siècles par ses légendes, ses traditions, veut que ce soit le bien. La vertu peut-être ne sera pas toujours récompensée, mais le vice sera châtié, et cela non point d’une façon allégorique ou symbolique, mais ouvertement, au vu de la galerie tout entière, que réjouira le spectacle de cette damnation éternelle de l’impie débauché et du nécromancien. C’est le sens moral de l’humanité qui repose au cœur de ces formations rudimentaires : contes de nourrices, fables et fabliaux, théâtre de marionnettes. Que le génie s’en approche, que de sa baguette d’or il touche au brut caillou, et la lumière éclatera soudain, et le monde s’étonnera qu’un germe si obscur ait pu contenir tant de merveilles. Ainsi procède Shakspeare, ainsi Molière, prenant leur bien où ils le trouvent, ainsi les tragiques anciens dramatisaient leurs mythes ; Goethe et Mozart n’ont pas fait autre chose, et voilà comment, l’art et la poésie aidant, Faust et Don Juan, partis des marionnettes en sont venus où nous les voyons aujourd’hui.

Occupons-nous de cette réouverture à Ventadour : assemblée nombreuse et brillante, charmée de se retrouver en pays, de connaissances et de faire fête à ce personnel du chant et de la danse déjà depuis trop longtemps perdu de vue. Qu’allait-il advenir de l’expérience, comment en si restreint espace fonctionnerait l’immense fourmilière ? La curiosité, l’intérêt de la soirée, étaient là. Au premier acte, où le drame file son chemin d’un pas si rapide, où la mise en scène n’a pour ainsi dire point de part, tout a bien marché ; c’est au second seulement, et pendant le bal, que l’encombrement a paru ; mais alors ce fut un vrai fouillis, les chanteurs, les choristes, le corps de ballet, se serraient les coudes, impossible de circuler ; la masse énorme semblait peser sur l’orchestre et les danseuses sautaient littéralement dans la salle comme dans les bals masqués. On a pu se rendre compte à ce moment de ce qu’est l’optique du grand Opéra, où les choses se passent pour être vues de loin, où la mimique, la voix, l’expression du visage, ne portent qu’à la condition d’être exagérées. Vu ainsi, nez à nez, tout ce monde habitué au cothurne exerçait sur le public une sorte d’action fantasmagorique. Grimé à outrance, M. Gailhard, dans Leporello, avait l’air de Gargantua. « C’est formidable, » eût dit Victor Hugo. Seul, entre tous, M. Faure paraissait être chez lui ; formé aux variations climatériques par ses continuels voyages, il avait du premier coup pris le ton, le geste de l’endroit, et vous ne vous aperceviez d’un changement qu’à la résonnance plus vigoureuse de sa voix. Dans le finale du second acte, cette voix, se doublant du magnifique organe de M. Gailhard et des chœurs de l’Opéra, produit un effet qui marquera parmi les plus beaux souvenirs de la salle Ventadour. J’engage Mlle Berthe Ferrucci, qui joue dona Anna, à modérer son tempérament dramatique. Pas tant de zèle, c’était trop déjà pour l’Opéra, la salle actuelle exige baucoup moins encore, tâchons de nous conformer à sa mesure. Du reste, Mlle Ferrucci n’a que bon vouloir ; la voix est charmante, le talent travaille à se former, et puisqu’au théâtre la beauté compte, reconnaissons que de ce côté la figuration de dona Anna n’avait jamais rencontré mieux. Somme toute, en dépit de certains inconvéniens auxquels on devait s’attendre, l’expédition n’a point mal réussi. Avec le temps et par les soins d’un intelligent régisseur, tout cela s’organisera, se tassera. Peut-être aurait-il mieux valu construire, improviser à grande hâte, une salle sur l’ancien emplacement ; mais puisqu’on ne l’a point fait, puisqu’après d’interminables délibérations on a pris possession de Ventadour, il n’y a plus à se demander s’il eût été préférable de choisir l’Odéon ou le Châtelet.

À Don Juan a succédé la Favorite, demain viendra Faust, et d’ici à quelques semaines un certain répertoire fonctionnera, mais ce ne sera jamais l’Opéra. Il s’agit donc au plus vite de s’ingénier à piquer l’attention du public, à réveiller son intérêt par d’autres moyens, c’est maintenant qu’il faudra remplacer par de nouvelles combinaisons de spectacles et d’heureux débuts l’appareil et le prestige que, jusqu’à nouvel ordre, on est condamné à ne plus avoir. Pas d’illusions ni de mirages ! De la nouvelle salle, nous en sommes encore loin, surtout si l’état se charge de la terminer, ce qui me semble à tout prendre le plus convenable, attendu qu’on ne se figure guère l’état devenu le débiteur d’une direction de théâtre, et par ce fait aliénant pour une durée de dix à quinze ans ses droits d’investiture et de perpétuelle surveillance. Même en supposant que les travaux marchent du meilleur train, il semble bien difficile que le provisoire cesse à délai si bref. On peut donc se regarder comme embarqué pour un an tout au moins et tâcher de s’organiser de façon à gagner Colchos sans encombre. Monter un grand ouvrage, on n’y saurait songer. Sans doute, l’heure et le lieu seraient favorables au Paul et Virginie de M. Massé ; mais l’auteur demande l’impossible et prétendrait ne livrer son opéra qu’à la condition d’avoir M. Capoul et la Patti pour interprètes ; mariez donc le Grand-Turc avec la république de Venise ! M. Victor Massé comprend bien mal sa propre gloire ; où ces rêves du paradis de Meyerbeer le conduiront-ils ? Les années se passent, l’homme vieillit, et sa musique se démode. C’est le sort qui menace l’auteur de Paul et Virginie, et qui infailliblement l’atteindra avant que la fortune ait amené la conjonction de ses deux astres. Rien n’empêcherait alors une reprise sommaire de la Reine de Chypre, ne fût-ce que pour enseigner aux honnêtes gens que l’école française ne commence pas à M. Thomas. L’ouvrage d’Halévy n’offre aucun obstacle à son emménagement. C’est là plutôt un drame intime du genre de la Favorite, où le pathétique de l’action prime la mise en scène et dans lequel M. Faure trouverait l’emploi de ses plus remarquables facultés. Il y aurait encore le petit répertoire, le Comte Ory, le Philtre, le Barbier, avec Mme Carvalho, tout cela rajusté, rentoilé, formant spectacle avec un ballet. Et cet admirable Fidelio, que j’allais oublier ! Vous représentez-vous les masses chorales de l’Opéra s’attaquant au grand finale, quelle résonnance et quel effet ! Ce serait à faire éclater la salle, et j’avoue que je ne comprendrais guère qu’un directeur eût assez peu le sentiment de l’art et de ses propres intérêts pour négliger l’occasion de se payer une pareille fête.

Les Italiens ont repris la Cenerentola, mauvaise soirée dont la musique de Rossini ne s’est point tirée trop vaillamment. L’exécution était certes des plus ordinaires, mais il n’en reste pas moins acquis à l’évidence que cette partition a beaucoup perdu. C’est une musique toute faite de procédés, de formules, merveilleusement assortie au goût de son temps, et qui devait réussir dans une époque où Cimarosa et Païsiello donnaient le ton. Le public alors voulait du bouffe italien comme plus tard il a voulu du bouffe parisien, car l’histoire ne varie point, nous ne recherchons et ne goûtons au théâtre que la pièce qui ressemble à celle que nous avons applaudie la veille : « dépêchez-vous d’employer ce remède pendant qu’il guérit, » dépêchez-vous de courir à cette musique pendant qu’elle est à la mode, car elle aura cessé d’être belle du jour où la mode en passera. Pour le Barbier de Séville, c’est tout différent, le Barbier, c’est le génie, la flamme, la vingtième année, tout ce qu’on voudra, excepté le système, l’école. Si vous voulez un opéra-bouffe bien orthodoxe, prenez le Barbier de Païsiello, celui de Rossini échappe aux conditions-mères du genre, tandis que sa Cenerentola se fait un devoir d’y retourner. Des calques enlevés d’une main preste, des redites sans fin, et quelle sublime absence de conviction ! Une œuvre toute française dont l’Opéra-Comique a le tort de ne s’être pas souvenu depuis des années, la Cendrillon de Nicolo Isouard, pour le naturel, la couleur et le sentiment du sujet, vaut cent fois mieux. Jadis au feu de la bataille, le vieux Berton était dans son droit lorsqu’il proclamait en ce point la supériorité du maître français, ce qui n’empêche pas l’auteur de Montano et ses compères d’avoir furieusement déraisonné dans cette levée de boucliers contre le rossinisme envahissant. Il convient cependant de reconnaître que ces magots-là ne déraisonnaient pas toujours, et qu’à leurs invectives se mêlaient des critiques dont le temps a fait de pures vérités. — L’exécution de Cenerentola manque d’attrait. Sans le prince Ramire, un vrai ténor de féerie, on patienterait encore. M. Delle-Sedie, de moins en moins en voix, mais conservant son style exquis, et M. Zucchini, toujours en gaîté, chantent l’un Dandini, l’autre don Magnifico, et leur duo du second acte (reproduction ponctuelle de celui du Matrimonio) fait qu’on se reporte un instant aux joyeuses émotions du passé. Quant à Mlle Belocca, elle ne possède point la virtuosité nécessaire à semblables épreuves. Gracieuse, quoique sans autorité dans ce rôle, où les plus grandes cantatrices se sont tour à tour exercées, elle s’est cassé le cou au rondo final.

Aimez-vous le Hændel ? C’est quelquefois bien assommant ; mais ne vous découragez pas, surmontez les ennuis du voyage, gravissez les sommets, et vous verrez par instans quels horizons et quels spectacles, templa quam splendida ! La Fête d’Alexandre, aux concerts Bourgault-Ducoudray, nous avait mis en goût, le Messie, exécuté trois fois au Cirque des Champs-Elysées, — et très convenablement, eu égard aux moyens dont nous disposons en France, — le Messie a changé ce goût en admiration. L’ouverture, l’Alleluia surtout, sont des merveilles. Ce maître a des coups de géant ; quand il en a fini avec ses vocalises, sa scolastique, et tout ce rococo dont son style se surcharge, quand l’enthousiasme l’empoigne, qu’il jette sa lourde perruque par-dessus les montagnes, c’est beau comme Athalie, c’est plus beau ! Les hommes qui se dévouent à la propagande d’œuvres semblables rendent un service public, le ministre les nomme assez volontiers d’ordinaire officiers d’académie, j’avise qu’ils mériteraient en même temps une subvention, car la foule n’accourt pas tout d’abord à ces festivals exotiques. Songez que nous ne sommes ni à Londres ni à Manchester, ni à Dublin, où le train de la vie ramène à certaines périodes régulières ces manifestations à la fois religieuses et musicales que facilitent partout de vastes salles appropriées d’avance à la destination et la présence d’un immense personnel de chœurs et de solistes toujours prêts. Il faut ici que le succès s’affirme, que le bruit s’en répande. En attendant, les frais augmentent. Se figure-t-on les dépenses que de telles entreprises causent à l’initiative privée du malheureux atteint de l’amour du grand art : assembler un orchestre, des solistes, des chœurs, louer une salle, y installer un orgue ! Alors commence le travail des répétitions, tout cela payé fort cher. Vient ensuite la grande séance devant le public, laquelle ne rend jamais ce qu’elle coûte. Et comme le succès d’admiration est énorme, à cette première audition en succède une seconde, une troisième, le public et l’opinion applaudissant, s’exaltant de plus en plus, et l’organisateur du train de plaisir continuant à se ruiner. M. Lamoureux, un des plus anciens et des plus vaillans membres de la Société des concerts du Conservatoire, s’est attribué cette vocation. Depuis des années, nous le voyons évangéliser au nom des maîtres. A-t-il vraiment au cœur la foi naïve et le mysticisme de M. Bourgault-Ducoudray, le doctor seraphicus de ces divines thébaïdes ? Nous l’ignorons ; mais M. Lamoureux a ce rare avantage de posséder une fortune qui lui permet de combattre à ses frais le bon combat. Cette fois par exemple, pour une vingtaine de mille francs que l’aventure lui aura coûtés, l’artiste se sera procuré l’insigne honneur d’initier le public français à la connaissance d’un chef-d’œuvre, ce qui d’ailleurs n’est point peine perdue quand on tient dans sa main le bâton de mesure. Un de ces matins, M. Lamoureux, qui l’autre dimanche faisait au Conservatoire l’intérim de M. Delvedez, se réveillera chef d’orchestre de la Société des concerts, et nous pouvons ajouter qu’il n’aura que ce qu’il mérite.

Le Messie est le dernier de ses oratorios dont Hændel ait présidé l’exécution. Le 6 avril 1753, il touchait l’orgue, et quelques jours après il trépassait. Les hommes de cette trempe meurent debout ; notez que Hændel était aveugle tout comme Beethoven était sourd, et que la cécité de l’un pas plus que la surdité de l’autre ne l’empêcha de vaquer à la besogne quotidienne. Beethoven y mettait moins de belle humeur, mais Hændel trouvait encore moyen d’avoir le mot pour rire. Un jour, l’organiste Stanley, — un autre aveugle, — s’offre à lui servir d’auxiliaire : « Bravo ! dit Hændel, j’accepte votre concours, mais n’oublions pas qu’il est écrit que lorsqu’un aveugle en conduit un autre, c’est la vraie manière pour tous les deux de s’en aller rouler dans le fossé ! » Le désespoir pourtant avait ses heures, et, pendant la solennelle exécution d’une de ses œuvres bibliques, il arriva que ses amis le surprirent fondant en larmes et pâlissant à ces mots de l’air de Samson : « nuit sombre, nuit horrible ! » à cette phrase qu’il avait jadis composée dans la plénitude de la vie et de la vue. Étonnons-nous que le trouble envahisse de pareils cerveaux ; sait-on en combien de temps fut écrit le Messie avec ses deux grandes pièces symphoniques, ses trente solos, — récitatifs, airs et duos, — et ses vingt-deux chœurs ? L’œuvre colossale coûta vingt et un jours de travail à son auteur : le 22 août 1741, la première note était fixée sur le papier, et le 28, la première partie terminée ; le 6 septembre, la seconde arrivait à bonne fin, et le 12 il ne manquait au manuscrit plus une ligne. Hændel avait alors cinquante-six ans, lui-même racontait que, pendant la durée de cet enfantement, et surtout en écrivant l’Alleluia, il se sentait dans un état indéfinissable, et, se comparant à l’apôtre saint Paul : « Étais-je en moi, s’écriait-il, étais-je hors de moi ? Dieu seul le sait. » Avant de se consacrer à l’oratorio, Hændel avait passé la moitié de sa vie à fabriquer des opéras italiens ; encore n’arriva-t-il que par degrés à son genre définitif. Ces premiers oratorios, conçus dramatiquement, étaient faits pour être représentés en costumes. Il rédigeait lui-même ses scénarios sur des textes empruntés à la Bible. Quelqu’un étant venu lui dire qu’un évêque se proposait d’écrire à son intention un magnifique libretto : « À quoi songe votre évêque ? répondit Hændel ; s’imaginerait-il par hasard pouvoir inventer mieux que les saintes Écritures ou penserait-il les mieux connaître que moi ? » Ce révérend librettiste, un peu vertement éconduit, n’était autre peut-être que le docteur Gibson, lequel, alors qu’il en interdisait comme profane et sacrilége la représentation théâtrale, dirigeait sans le vouloir le génie de Hændel du côté de sa véritable voie. Point de décors, de costumes ni de mise en scène, le drame sacré dans son expression psychologique, la profession de foi, dépouillée d’artifices, d’un protestantisme moins dur, moins abstrait que celui de Bach, et s’épanchant en rhythmes chaleureux à la gloire du divin rédempteur !

Le Messie se divise en trois parties intimement liées entre elles. La première contient la prophétie, la naissance du sauveur, son apparition et son séjour miraculeux parmi les hommes. Au second chant de l’épopée, nous assistons à la passion du fils de Dieu, à sa mort. Un court récitatif, puis un arioso sublime nous disent les angoisses de la croix ; la résurrection s’annonce, aussitôt les apôtres se répandent portant le Verbe aux nations ; le paganisme, les princes qui le soutiennent, sont vaincus, et « le royaume du monde est désormais au Seigneur. » Tel est le sens du grand Alleluia. La troisième partie ne comporte qu’un acte de foi pur et simple : « gloire et adoration à celui qui siége sur son trône ; amen ! » Et cet amen, Hændel le fait évoluer à travers les méandres d’un chœur sans fin, insistant, accentuant, paraphrasant : « Oui, qu’il en soit ainsi, amen, et pour jamais, c’est moi, moi Hændel, qui vous le dis, et je vous forcerai bien à m’entendre ! » Pope, qui ne se connaissait guère en musique, demandait au docteur Arbuthnot ce qu’il fallait penser de l’auteur du Messie. « Ce qu’il en faut penser ? répondit le docteur, figurez-vous des prodiges de génie et de talent, et, si loin que votre imagination puisse aller, la réalité vous dépassera toujours ! » Et ces effets prodigieux, avec quels moyens simples ne sont-ils pas obtenus ? « Rien de plus simple que cet art-là, disait Beethoven ; seulement, que voulez-vous ? il a sa manière à lui, sa magie d’être simple ! »

Il avait aussi sa manière de s’emporter, qui donne à cette figure d’olympien je ne sais quel relief de pittoresque et de haut comique. On connaît la façon dont il morigéna la Cuzzoni, que les Anglais appelaient leur ange, sans doute par antiphrase, car c’était d’occasion la plus agaçante et la plus insupportable des pécores. Au premier air à chanter que Hændel lui présente, elle rechigne, fait la maussade, si bien qu’au bout de quelques minutes le maître irrité, n’y tenant plus, bondit sur elle en s’écriant : « C’est possible que tu sois une diablesse, mais moi, je suis Belzébuth, l’archi-diable, et je vais te le prouver ! » À ces mots, il l’empoigne de ses bras puissans et la tient hors de la fenêtre suspendue dans le vide, promettant et jurant de l’y précipiter à moins qu’elle ne consente à chanter son air à l’instant, et comme il est écrit. Même histoire avec un certain docteur Morell, auteur d’une cantate quelconque, qui prenait ses vers trop au sérieux et demandait au compositeur des changemens dans la musique. Hændel saute au clavier et jouant sa mélodie : « Ah ! tu prétends que ma musique est mauvaise, je soutiens qu’elle est excellente et que c’est ta poésie qui ne vaut rien. Va au diable et tâche qu’il t’enseigne ton métier. » Ces colères égayaient la ville. On en causait à la cour et dans les clubs, le prince de Galles aimait à s’en donner le spectacle. Pendant une répétition générale, au moment de l’entr’acte, il envoie un de ses familiers tourner les chevilles des instrumens à cordes et désorganiser l’orchestre. On reprend la séance, Hændel frappe son pupitre, et le plus beau charivari commence. Le prince de Galles dans sa loge riait fort à voir se démener en plein chaos le Titan qui venait d’arracher sa perruque, de lancer une cymbale à la tête du contre-bassiste, et qui, saisi d’un tressaillement apoplectique, restait debout et sans voix au milieu de son orchestre. Le prince courait risque de s’être cette fois trop diverti ; il le comprit, accourut bravement s’excuser, et la tragédie se termina par une embrassade, car toute cette famille royale chérissait, vénérait Hændel, et comme pendant à ces joyeusetés on citerait tel autre concert dont la princesse de Galles elle-même faisait la police, disant à ses dames qui chuchotaient : « Silence, ou le maître va se fâcher ! » Adopté, célébré au-delà de toute expression par le peuple et les princes anglais de son temps, ce grand Hændel, que nous connaissons à peine, n’a depuis jamais cessé d’être en honneur chez nos voisins. Il est leur héros ; leur classique, et c’est là, sur sa terre de prédilection, que nous devons aller pour nous instruire de sa gloire. En 1784 eut lieu dans Westminster une exécution solennelle du Messie. L’immense abbaye regorgeait de monde, et lorsque le fameux Alleluia retentit sous la nef, le roi George III se mit à genoux, et l’assistance entière l’imitant demeura ainsi jusqu’à la fin du chœur, prosternée dans son admiration.

À la Gaîté, les représentations de Jeanne d’Arc tirent à leur fin, et si nous nous sommes abstenu jusqu’ici de parler de la musique de M. Gounod, c’est que nous n’en pensions aucun bien. Il y a cependant autre chose que des trivialités et des ponts-neufs dans cette partition, assez peu digne du musicien qui a écrit la Kermesse de Faust. Au premier abord, la vulgarité des motifs, l’absence d’invention vous attristent ; mais si vous êtes curieux, si vous aimez à lire dans les interlignes, si vous négligez… comment dirai-je ? le côté forain de cet ouvrage destiné au public des boulevards et recherchant ses applaudissemens, vous trouverez au fond du style une très sérieuse préoccupation de la manière de Hændel avec qui l’auteur, depuis qu’il réside en Angleterre, a dû naturellement se familiariser chaque jour davantage. Peut-être faut-il ne voir là qu’une illusion, et cette idée ne me serait-elle pas venue si je n’avais entendu le Messie la veille du soir où je suis retourné à Jeanne d’Arc. Quoi qu’il en soit de l’impression, je la donne comme ne pouvant que faire honneur à M. Gounod, qui sait, mieux que personne, quel inépuisable fonds musical ce vieux Hændel offre à l’exploration d’un habile écrivain de notre temps. F. DE LAGENEVAIS.

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