Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1882
31 janvier 1882
C’est donc décidé ! Le règne ministériel de M. Gambetta n’était pas une solution, il n’aura été qu’une expérience interrompue. La crise qui se préparait depuis quelques semaines, qui avait peut-être même commencé avec le cabinet du 14 novembre, cette crise a définitivement éclaté. Elle s’est resserrée et résumée au dernier moment dans une sorte de duel implacable entre le président du conseil et une opposition formée au camp républicain. Elle s’est brusquement dénouée enfin par un vote qui a emporté M. Gambetta sans laisser ses adversaires très victorieux. Le coup de théâtre s’est accompli dans la confusion, et avoir tout ce qui vient de se passer en quelques jours, en quelques heures, on pourrait certes reprendre ce qu’un homme d’esprit, récemment associé à la fortune de M. Gambetta, disait d’un ton goguenard à une autre époque, à la veille du 24 mai 1873 : « Gâchis ! double gâchis ! triple gâchis ! que voulez-vous qu’on dise autre chose ? Ouvrez le journal que vous voudrez, c’est le gâchis et un gâchis inextricable. » Les circonstances ont changé sans doute depuis 1873, les expériences de toute sorte n’ont pas manqué ; le « gâchis » est resté ; il s’est même singulièrement perfectionné ou développé avec le temps, et il est assez complet aujourd’hui pour qu’il ne soit pas facile à un ministère nouveau de reprendre position, de se frayer un chemin à travers toutes les incohérences de pouvoir et de parlement qui se sont dévoilées à la fois. Née de la confusion, la dernière crise ne laisse après elle que la confusion : c’est là sommairement, à l’heure qu’il est, ce qu’il y a de plus sensible. Essayons, s’il se peut, de préciser les faits, de ressaisir le fil de ce laborieux imbroglio, de dégager le sens et la moralité d’une situation plus que jamais obscure et difficile pour tout le monde, — pénible pour le pays, réduit à souffrir de ce qu’il ne comprend pas toujours.
Au premier abord, rien n’est assurément plus étrange que le drame ministériel et parlementaire qui s’est déroulé pendant trois mois, qui a commencé par les illusions, par la confiance, pour aboutir si promptement aux déceptions et à la guerre. Lorsque M. Gambetta était appelé à prendre le gouvernement au 14 novembre, il n’est point douteux qu’il arrivait aux affaires dans des conditions exceptionnelles de popularité et d’ascendant. La situation, telle que le dernier cabinet l’avait faite avec son expédition de Tunisie, avec ses procédés militaires, administratifs et financiers, n’était pas sans doute des plus brillantes ; elle avait du moins l’avantage d’offrir à un premier ministre nouveau-venu l’occasion facile de réparer les erreurs et les méprises d’une politique médiocrement conduite. M. Gambetta avait l’heureux privilège de paraître l’homme naturellement désigné pour en finir avec les embarras créés et légués par un ministère qui ne pouvait plus vivre, qui succombait moins sous un vote du parlement que sous le poids de sa propre impuissance. Il semblait porté au pouvoir par le mouvement irrésistible des choses, par les élections qui venaient de s’accomplir en partie sous son influence, par les impatiences de l’opinion qui se lassait de le voir exercer une prépotence mal définie en dehors du gouvernement, par le vœu de ses amis et même de ses adversaires qui l’attendaient à l’œuvre. Tout conspirait pour M. Gambetta la veille de son avènement aux affaires ; le lendemain, tout a conspiré contre lui. Dès qu’il a été au gouvernement, il a commencé à voir son autorité mise en doute, ses actes et ses projets contestés, ses choix tournés en dérision, il s’est exposé à n’être pas pris au sérieux ; il a découragé la confiance, enhardi les hostilités. Deux mois ont suffi pour épuiser son crédit, et il a bien pu s’apercevoir que tout était déjà changé autour de lui lorsque, le 14 janvier dernier, après quelques jours de congé parlementaire, il a cru le moment venu de porter à la chambre des députés ce projet de revision qu’il considérait comme sa première œuvre politique, qu’il avait inscrit en tête de son programme ministériel à son entrée aux affaires.
Par lui-même, à vrai dire, ce projet, quoique sérieusement médité, était une assez singulière conception. Il avait la prétention de s’en tenir à une « revision sagement limitée, » et en définitive il ouvrait la porte aux aventures constitutionnelles les plus illimitées. Sous prétexte de tout régler, de tout consolider pour l’avenir, il commençait partout ébranler. Par une contradiction étrange, il modifiait d’un côté les conditions électorales du sénat de manière à le fortifier, et d’un autre côté il réduisait les attributions financières de la haute chambre. Il proposait enfin, pour la reconstitution du sénat, tout un ensemble de combinaisons électorales qui ne laissaient pas d’être bizarres. Ainsi on n’aurait pas louché aux « inamovibles » qui existent aujourd’hui ; seulement, pour l’avenir, les nouveaux « inamovibles » n’auraient été nommés que pour neuf ans et ils auraient été élus par les deux chambres votant séparément, en sorte que si, à l’heure qu’il est, il y a deux classes de sénateurs, il y en aurait eu désormais trois ou quatre catégories dans la haute assemblée, sans parler des autres variétés qui auraient pu s’introduire dans cet ingénieux mécanisme. Bref, sous plus d’un rapport, le récent projet rappelait à s’y méprendre l’œuvre de cette fameuse commission des trente qui se réunissait autrefois, à la veille du 24 mai 1873, à l’époque du « gâchis ; » il reproduisait quelques-unes de ces combinaisons que M. Thiers, d’un mot piquant, appelait des « chinoiseries. » Tout cela manquait de sérieux, on aurait fini par s’y perdre ; mais à parler franchement ce n’était pas la question. Le point grave et délicat, c’est que M. Gambetta, en proposant à la chambre des députés de réviser le sénat, lui proposait aussi de se reviser elle-même par l’introduction du scrutin de liste dans la constitution. Il pouvait avoir raison ; puisqu’il tenait à cette revision que le pays ne lui demandait pas quoi qu’il en dise, qu’il avait plutôt imposée par ses mots d’ordre, il est certain qu’il restait logique en refusant de scinder les questions constitutionnelles, en proposant de régler en même temps, au moins en principe, les conditions électorales des deux assemblées. Seulement il ne prenait pas garde qu’avec son scrutin de liste il remuait toutes les susceptibilités d’une chambre qui vient de naître et qui n’a pas envie de mourir, il mettait le pied dans une fourmilière de passions et d’intérêts, il avait contre lui et ceux qui lui reprochaient de ne pas aller assez loin dans la revision et ceux qui l’accusaient d’aller trop loin, d’avoir soulevé des problèmes inutiles. Il ne s’apercevait pas qu’il avait trop attendu et qu’en présentant son projet après deux mois mal employés, il offrait un prétexte aux défections, un point de ralliement aux défiances, aux animosités, aux ressentimens qui avaient eu le temps de se former. M. Gambetta ne voyait pas que ces deux mois de règne avaient tout changé pour lui, et s’il avait encore des doutes ou des illusions, on allait le rappeler à la vérité ; on allait lui montrer qu’il n’était plus déjà l’homme puissant et obéi disposant de cette « légion » dont il parlait l’autre jour.
Qu’est-il arrivé, en effet ? A peine le gouvernement a-t-il eu présenté son projet de revision, une émotion extraordinaire s’est emparée de cette assemblée incohérente et troublée. L’esprit de révolte a éclaté, et aux propositions ministérielles la chambre a répondu sans plus tarder en nommant une commission, la commission des trente-trois, où il n’y avait qu’un seul membre disposé à soutenir le gouvernement ; les autres étaient des adversaires plus ou moins prononcés, plus ou moins vifs, radicaux, républicains dissidens ou modérés, tous également décidés à résister ou, dans tous les cas, à faire leurs conditions. Dès lors la guerre était déclarée, les hostilités commençaient. Que voulait réellement cette commission des trente-trois, élue pour représenter la mauvaise humeur et les susceptibilités de la chambre ? Il serait difficile de le dire avec quelque précision, elle ne le savait peut-être pas bien elle-même ; elle voulait avant tout visiblement faire acte d’opposition et d’indépendance vis-à-vis d’un pouvoir qui avait réveillé tous ses ombrages. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne s’entendait plus et que, de part et d’autre, on ne semblait guère disposé à s’entendre. Le gouvernement proposait la revision limitée ; la commission pour satisfaire tout le monde, radicaux et modérés, trouvait le moyen de proposer la revision à la fois limitée et illimitée. Elle mettait une apparence de limitation dans les considérans de ses résolutions, en même temps qu’elle reconnaissait le droit souverain et indéfini du congres ; en d’autres termes, elle voulait et elle ne voulait pas, elle livrait tout à l’aventure. — Le chef du cabinet proposait énergiquement, résolument, l’inscription du scrutin de liste dans la constitution : pour cela, la commission n’en vouhiit à aucun prix ; elle ne voyait dans cette proposition que la menace indirecte et perlide d’une dissolution prochaine et, par une inconséquence bizarre, cette commission qui reconnaissait au congres le droit de tout faire, même apparemment de supprimer le sénat ou la présidence de la république s’il le jugeait bon, refusait de lui soumettre le scrutin de liste. La commission des trente-trois, comme le gouvernement, avait ses « chinoiseries. » En réalité, le conflit était partout, dans les résolutions, dans les tactiques, dans les passions mises en présence.
Vainement on a eu recours à quelques-unes de ces explications ou de ces négociations par lesquelles on échappe le plus souvent aux scissions violentes : le président du conseil a reçu des visites, il a été appelé à s’expliquer devant la commission sur la portée de ses projets. Visites, explications et négociations n’ont eu d’autre résultat que de mettre plus vivement en lumière les incompatibilités, les résolutions altières, impérieuses du chef du cabinet du 14 novembre, et les répugnances de la commission. On s’est vu, on s’est expliqué pour finir par constater qu’il n’y avait pas de transaction possible, et pendant les quelques jours d’existence de cette commission des trente-trois, il y a eu même des épisodes, des dialogues véritablement curieux. — Que prétendez-vous, a-t-on dit à M. Gambeita, avec votre revision limitée ? Qu’arrivera-t-il si le congrès ne tient aucun compte de vos programmes et de vos définitions, s’il réforme la constitution tout entière comme il l’entendra ? — Il arrivera, a répondu le chef du cabinet, que ce sera une illégalité, un fait révolutionnaire. — Qu’est-ce à dire ? Quelle sanction y aurait-il contre cette prétendue illégalité ? — Ce serait au pouvoir exécutif, au chef de l’état, d’aviser, a répondu encore le président du conseil. — Il faut cependant un ministre pour contresigner les actes du chef de l’état. — Il se trouvera un ministre, gardez-vous d’en douter, » a répondu simplement et nettement M. Gambetta. Aussitôt, dans la commission, on s’est voilé la face et on a levé les bras au ciel ! On s’est figuré entendre dans les galeries du Palais-Bourbon le pas des grenadiers de l’orangerie de Saint-Cloud, et on a cru pour le moins toucher à un 18 brumaire ! C’était une véritable puérilité d’esprits troublés, prompts à s’échauffer pour des questions oiseuses et à se jeter à tout propos dans les hypothèses les plus extrêmes. Heureusement il n’y a pas eu le plus petit 18 brumaire ! Il n’y a eu qu’un débat porté devant la chambre elle-même, une discussion où M. Gambetta est allé bravement au feu, couvrant de sa parole le sénat, contre les radicaux, démontrant contre la commission la nécessité de limiter la revision, de définir d’avance le rôle du congrès, défendant aussi le scrutin de liste, soutenant en un mot jusqu’au bout ses projets tels qu’il les avait proposés. Quant à la commission des trente-trois, elle a eu pour rapporteur, pour porte-parole l’ancien préfet de police, M. Andrieux, qui n’a pas pu déguiser ses ressentimens, son humeur agressive contre le chef du cabinet, et la chambre, placée au milieu de toutes les contradictions, de toutes les confusions, la chambre a donné raison à sa commission. S’est-elle rendu un compte exact de ce qu’elle faisait en adoptant un paragraphe choisi d’un commun accord comme le champ de bataille où la question devait être tranchée ? Elle a fait comme la commission, elle a volé contre le président du conseil ; elle a voté tout ce qu’on lui proposait sans se demander ce qui arriverait de cette sanction impatiente donnée par elle à une résolution désormais sans avenir. En une séance tout a été fini : la cause du ministère était perdue !
Ainsi, il y a moins de trois mois, M. Gambetta arrivait au pouvoir avec l’apparence d’un ascendant irrésistible, en honme qui se croyait pour longtemps maître de la direction des affaires, qui se flattait d’avoir assez d’autorité pour imposer une politique, pour rallier une majorité obéissante dans le parlement. Aujourd’hui il disparaît dans une bourrasque avec sa revision, ses projets, ses réformes et son ministère. Voilà les faits. Comment s’expliquent-ils ? Dans quelle situation celle crise soudaine laisse-t-elle et le premier ministre si promptement tombé, et la chambre peut-être aussi embarrassée qu’étonnée de sa victoire, et le sénat, qui est resté le spectateur de ces luttes où il était en jeu, et le ministère, appelé à débrouiller, s’il le peut, toutes ces confusions ? C’est là justement la question à l’heure qu’il est, et pour ainsi dire la moralité de cette crise qui se dénoue à peine.
Rien sans doute n’est inexplicable dans les affaires publiques, et la mésaventure que vient d’éprouver M. Gambetta a sa raison d’être comme tout le reste. La vérité est que M. Gambetta a trop attendu pour se mettre au maniement pratique des affaires, qu’il a trop traîné dans l’opposition, dans les tactiques de parti, dans les agitations tribunitiennes, et qu’en arrivant récemment au pouvoir, il a un peu trop ressemblé à un chef improvisé entrant dans le gouvernement comme en pays conquis. C’est toujours l’homme qui a certes des dons vigoureux, de la puissance de parole, de l’entrain et même parfois de l’habileté, mais qui n’a pas mûri, qui n’a ni les idées bien nettes, ni l’esprit de conduite, ni l’expérience. Assurément, même dans ce dernier passage aux affaires, il a montré par plus d’un acte qu’il pouvait avoir un sérieux sentiment politique, qu’il savait au besoin se mettre au-dessus des vulgaires préjugés de parti. Malheureusement ce qu’il a fait, on le sent trop, il l’a fait un peu au hasard, sans suite, presque sans intention, par la fantaisie d’un esprit facile et ouvert. Il a eu un jour la bonne pensée de rappeler M. le maréchal Canrobert au conseil supérieur de la guerre, M, le général de Miribel à l’état-major de l’armée ; mais en même temps il enlevait à la Banque un administrateur éminent, M. Denormandie, qui est même depuis longtemps rallié à la république. Il envoyait M. de Chaudordy à Saint-Pétersbourg et, d’un autre côté, il plaçait M. Floquet à la préfecture de la Seine. Quelle liaison y avait-il entre ces actes ? de quelle politique pouvaient-ils être l’expression ? Évidemment c’était d’un chef de cabinet sans façon, et le résultat le plus clair est que M. Gambetta n’a pas eu même l’avantage de ses bonnes inspirations. Il n’a fait qu’exciter les colères de ses amis, et il a pu entendre M. Andrieux lui reprocher, non sans âpreté, d’avoir « placé en de certaines mains le dépôt partiel de la puissance publique. » M. Gambetta ne s’est pas élevé à une politique supérieure qui aurait pu en imposer à son parti, et il a échoué parce qu’il est resté un homme d’expédiens, non de gouvernement. Il est tombé, sans doute, en partie pour cela, — parce que ces deux mois de règne n’ont été après tout qu’une déception, — et il est tombé aussi évidemment sous cette accusation de pouvoir personnel qui ne lui a point été épargnée jusque dans la commission des trente-trois. C’est qu’en effet, si M. Gambetta n’est pas le dictateur que rêvent les imaginations effarées, s’il ne médite pas des 18 brumaire, il se plaît tout au moins à se donner les airs, les façons et presque les ridicules d’une semi-dictature où il y a plus d’ostentation que d’autorité sérieuse, il a le goût du pouvoir personnel, des combinaisons personnelles. Il a voulu être seul le vrai ministre, il l’a été ; il y a si bien réussi que le ministère auquel il avait donné son nom pouvait à peine être compté, et il a été en définitive la première victime de cette étrange manière d’entendre le gouvernement. A quoi lui ont servi, nous le demandons, et M. Paul Bert avec ses circulaires bavardes où il recommandait de secourir de préférence les églises des communes bien pensantes, et M. Antonin Proust avec ses réorganisations ou ses désorganisations de tous les services des arts ? M. Gambetta n’a pas même songé à mener ses collègues avec lui au combat, il les a laissés à leurs circulaires ; il n’a compté jusqu’au bout que sur sa propre force, et si dans la malencontreuse expérience qu’il vient de faire il y a une chose évidente, c’est qu’un ministère ne vit pas avec un nom, c’est qu’un homme seul, quelle que soit son éloquence, ne suffit pas, c’est qu’un jour ou l’autre le pouvoir personnel finit par être meurtrier pour ceux-là mêmes qui ont la prétention de l’exercer.
La chute de M. Gambetta est donc la suite et l’expiation d’une série de fautes et de méprises qui ont commencé avec le ministère du 14 novembre, qui l’ont conduit à la déroute du 26 janvier. M. Gambetta n’a eu qu’une bonne fortune. Après avoir médiocrement gouverné pendant deux mois, il a eu l’art de tomber assez fièrement, il a su choisir son terrain pour vider sa querelle avec la commission des trente-trois. Le chef du dernier cabinet n’a pas laissé le débat arriver jusqu’au scrutin de liste ; il a eu l’habileté de fixer la lutte, le vote décisif sur cette question de la revision limitée et de la définition des droits du congrès. Ce n’est là qu’un coup de tactique, si l’on veut. M. Gambetta n’a pas moins réussi à se donner l’air de tomber en défendant une cause à demi conservatrice contre une coalition passablement incohérente, et ce premier vote une fois connu, il n’a pas laissé à ses adversaires le temps d’achever sa défaite ; il s’est retiré instantanément du combat sans marchander. Il est tombé pour ses fautes de gouvernement ; il s’est relevé par sa résolution du dernier moment, par la dextérité avec laquelle il a couvert sa retraite, et c’est là justement ce qui fait que jusque dans sa chute il garde l’importance d’un personnage parlementaire qui a su ne point épuiser d’un seul coup sa fortune.
Entre le président du conseil du 14 novembre et la chambre des députés, la lutte a été certes des plus curieuses, des plus vives, et si M. Gambetta a perdu le pouvoir, il n’est pas démontré que la chambre elle-même reste pour le moment dans des conditions bien victorieuses. La chambre a vaincu le premier ministre par qui elle se croyait menacée, dont elle subissait avec impatience les allures dictatoriales, c’est possible ; elle est peut-être bien plus menacée par ses propres passions, par ses incohérences et ses inexpériences. Oh ! assurément, si elle avait eu plus d’esprit politique, si elle avait été conduite par des chefs habiles, elle avait un rôle bien simple et rassurant pour le pays, un moyen parfaitement efficace d’avoir raison du président du conseil, qu’elle commençait à redouter après l’avoir poussé de ses vœux et de ses votes à la direction des affaires. Elle n’avait qu’à arrêter M. Gambetta, à lui faire comprendre distinctement qu’au lendemain des élections du dernier été et du 8 janvier, ce n’était pas le moment de songer à une revision qui laissait l’opinion indifférente, que le premier intérêt de la république elle-même était la stabilité des institutions et que le mieux serait de s’occuper des affaires sérieuses du pays. Si les partis qui dominent aujourd’hui au palais Bourbon, qui ont la prétention de disposer de la France, avaient montré par leur attitude et par leur langage qu’ils ne voulaient pas courir les aventures constitutionnelles, M. Gambetta se serait probablement arrêté, il aurait tout au moins ajourné ses projets, et on aurait évité la violente confusion qui vient de se produire. Malheureusement ce n’est point là du tout ce qui est arrivé. La revision ! tout le monde l’a voulue. A peine le mot a-t-il été prononcé par M. Gambetta dans le discours de Tours, l’été dernier, tous les candidats se sont hâtés de l’inscrire dans leurs programmes, et c’est à peine si quelques esprits courageux, comme M. Ribot, ont osé résister à l’entraînement. Aux récentes élections sénatoriales, le même mot d’ordre a présidé au scrutin, et c’est ainsi qu’un mouvement aussi factice qu’inutile a pris les proportions et les apparences d’une manifestation d’opinion qu’un chef de cabinet a pu désormais invoquer à l’appui de ses projets ; mais voici où la difficulté a commencé. La revision ! tout le monde la veut bien au palais Bourbon, tant qu’il ne s’agit que de l’appliquer au Luxembourg, de changer les conditions électorales et de réduire les attributions du sénat ; dès qu’on a vu poindre le scrutin de liste, la chambre des députés, se sentant atteinte ou menacée, a été prise aussitôt d’un véritable effroi ; elle s’est attachée avec une naïve frénésie d’égoïsme au scrutin d’arrondissement dont elle est issue. Qu’on réforme le sénat tant qu’on voudra, on ne doit pas s’occuper du palais Bourbon. Notez bien que lorsque, l’été dernier, le sénat a repoussé le scrutin de liste, ce vote a été justement un des griefs invoqués pour demander la revision, et c’est aujourd’hui la chambre qui se révolte contre ce qu’elle a elle-même déjà voté !
Ce malheureux scrutin de liste, que M. Gambetta est allé tirer de l’oubli dans des vues évidemment dictatoriales, c’est la condamnation de la chambre ! C’est la menace d’une dissolution prochaine presque au lendemain des élections de l’été dernier ! C’est tout ce qu’on voudra, et ceux qui se servent de ces argumens ne s’aperçoivent pas que ce qui est vrai pour le palais Bourbon doit l’être aussi pour le Luxembourg, que, si le scrutin de liste doit être repoussé parce qu’il entraînerait ou permettrait à courte échéance une dissolution de la seconde chambre, la revision du sénat doit être aussi repoussée parce qu’elle entraînerait des élections nouvelles pour la première chambre. La vérité est qu’on ne raisonne pas, que cette assemblée du palais Bourbon par ses effaremens, par ses âpretés, par la candeur d’égoïsme avec laquelle elle se retranche dans son scrutin d’arrondissement, n’a pas grandi devant l’opinion. Elle recule instinctivement à la seule pensée d’une dissolution prochaine, et par le désordre, par le décousu de ses délibérations, elle a peut-être fait depuis quelques jours plus de chemin qu’elle ne le croit vers cette dissolution. Elle ne date que de quelques mois, elle a déjà donné la mesure de son esprit politique, et c’est ainsi qu’elle risque de courir au-devant des dangers qu’elle redoute, que, si M. Gambetta a été vaincu, la chambre elle-même n’est peut-être pas sortie de ces discussions plus forte, plus considérée, plus sûre de son avenir.
Ce qu’il y a de plus curieux, de plus caractéristique dans ces luttes, dans ces confusions du moment, c’est que de tous les pouvoirs celui qui semblait le plus menacé, le sénat, est par le fait celui qui a le plus gagné, qui reste le plus intact ou le moins compromis. Le sénat a eu la bonne fortune de n’avoir pas à se prononcer, il est resté le spectateur silencieux de ces agitations où l’on mettait en jeu son existence, où l’on disposait de son sort sans lui et contre lui. Les uns, les plus expéditifs, les radicaux, parlaient tout simplement de le supprimer pour doter la France des bienfaits d’une convention nouvelle ; les autres, les plus modérés, se bornaient à vouloir réduire ses attributions budgétaires et changer le système de l’électorat sénatorial. Ces réformateurs de constitution ont si bien conduit leur entreprise qu’ils en sont venus à ne plus s’entendre, même à se dévorer un peu entre eux, et de cette revision en définitive, il ne reste plus qu’un projet laborieusement puéril accompagné d’une résolution incohérente destinée sans doute à demeurer ensevelie dans les archives de la chambre qui l’a votée. Voilà ce qui est arrivé sans que le sénat ait eu à s’en mêler ! En réalité, la campagne a tourné jusqu’ici contre ceux-là mêmes qui l’avaient si bruyamment engagée. Elle n’a pas réussi parce qu’elle ne répondait à aucun sentiment vrai, à aucun besoin du pays, à aucune manifestation sensible d’opinion, parce qu’elle n’était qu’une représaille contre quelques votes parfaitement légitimes d’une assemblée indépendante, parce que le jour où il a fallu en venir à la réalité, à quelque combinaison pratique, on s’est trouvé entre la puérilité et la violence, entre les « chinoiseries » et les aventures révolutionnaires. Elle a eu toutefois un avantage, cette singulière campagne révisionniste qui vient d’aboutir à une crise ministérielle et à un vote confus, stérile de la chambre. Elle a servi à éclaircir jusqu’à un certain point la situation, à la dégager du moins d’un certain nombre d’équivoques ou d’obscurités ; elle a montré ce qu’il y avait de factice dans cette agitation imprudemment déchaînée, ce qu’il y avait de vain dans ces projets de réformes constitutionnelles, ce qu’il y avait de nécessaire, d’utile dans l’existence d’une assemblée modératrice, éclairée, chargée de contenir, de réprimer au besoin les impétuosités de la vie publique.
Que, dans d’autres circonstances, dans des conditions plus favorables de maturité et de réflexion, on puisse songer à reformer, à simplifier quelques parties de l’organisation du sénat, rien de mieux assurément. Ce jour-là on pourrait même aller jusqu’à un système plus hardi, plus rationnel que toutes les combinaisons imaginées par le chef du ministère du 14 novembre. Ce qui, dans tous les cas, reste plus que jamais évident, c’est la nécessité d’une première chambre libre et indépendante, suffisamment forte, dans l’intérêt même de la république si on veut la faire vivre. M. Gambetta, qui, pour un opportuniste, a soulevé si inopportunément toutes ces questions inutiles ou prématurées, M. Gambetta ne s’y est pas trompé ; il n’a point hésité à reconnaître ce qu’il y a de bienfaisant, d’efficace dans ce ressort d’une assemblée modératrice au sein d’une démocratie qui aspire à se régulariser, — « ne fût-ce que pour donner le temps de la réflexion à tout le monde. » M. Gambetta sait parler fort sagement quand il le veut ; il a parlé l’autre jour presque en conservateur, — et, au demeurant, en dehors de toutes les démonstrations théoriques, sait-on ce qui relève le plus sérieusement l’autorité de cette assemblée, qu’on ne dédaigne pas de flatter, dont on se plaît à reconnaître l’utilité au moment même où on cherche à l’ébranler ? C’est tout ce qui se passe depuis quelque temps ; c’est, selon le mot de M. Gambetta lui-même, « l’expérience de chaque jour, l’expérience actuelle, celle que nous faisons depuis quinze jours. » Pourquoi ces agitations, ces troubles du monde parlementaire restent-ils en définitive assez restreints, assez peu menaçans ? Pourquoi n’ont-ils pas jusqu’ici inquiété bien sérieusement l’opinion ? C’est précisément peut-être parce que le sénat existe ; c’est parce qu’on sait que, si la chambre se laissait aller à voter des projets, à proposer des actes qui ressembleraient à une usurpation ou à une fantaisie révolutionnaire, le sénat les arrêterait au passage. Les grands réformateurs qui ne voient le progrès que dans le retour en arrière, vers le passé révolutionnaire, ces grands réformateurs parlent sans cesse de ramener la France républicaine au régime d’une assemblée unique. Que serait-elle cette assemblée unique ? Serait-elle la reproduction ou l’extension de la chambre qui existe aujourd’hui ? Certes, s’il y a une chose tristement évidente, c’est le morcellement, l’incohérence morale et la médiocrité de cette chambre qui se débat, à l’heure qu’il est, au palais Bourbon. S’il n’y avait que cela, s’il n’existait pas quelque autre garantie, d’autres institutions, croit-on que le pays se sentirait bien rassuré ? se figure-t-on que ce spectacle d’agitation fébrile et stérile soit de nature à donner à la France l’envie passionnée de revenir le plus tôt possible au régime des assemblées uniques ? La vérité est que, pendant ces quinze jours qui viennent de s’écouler, ces tentatives de revision ont été la démonstration la plus saisissante de la nécessité de deux assemblées, de telle sorte que, dans cette mêlée où tous les pouvoirs se sont trouvés engagés, le sénat seul reste avec quelque avantage, tandis qu’un cabinet a déjà disparu et que la chambre des députés en est à savoir ce qu’elle a voté, ce qu’elle veut réellement. C’est la moralité de l’aventure.
Et maintenant que tout cela est plus ou moins accompli, que le dernier mot de ces confusions a été une crise ministérielle provoquée par une chambre troublée, acceptée par un chef impatient de domination, il reste à savoir ce que fera, ce que pourra faire le cabinet nouveau qui vient de se constituer dans des circonstances certainement difficiles. De l’œuvre de M. Gambetta il ne reste à peu près rien, ni le personnel, ni ces créations de fantaisie imaginées pour multiplier les portefeuilles. Les beaux-arts reviennent à l’instruction publique, les cultes reviennent à la justice ; les colonies ne sont plus séparées de la marine. Le cabinet qui se reconstitue rentre dans les conditions ordinaires et traditionnelles, et, à première vue, à ne considérer que les noms de ceux qui le composent, on ne peut pas dire qu’il soit dénué d’une certaine apparence, ni même nouveau. Qu’en est-il en effet ? C’est M. de Freycinet qui redevient président du conseil et ministre des affaires étrangères comme il l’était au mois de septembre 1880, au moment où il se retirait plutôt que de se laisser entraîner par ses collègues dans l’exécution violente des décrets contre les congrégations religieuses. C’est M. Jules Ferry qui rentre au ministère de l’instruction publique, où il tiendra peut-être, il faut du moins le désirer, à montrer quelque mesure, ne fût-ce que pour ne pas ressembler à M. Paul Bert. M. l’amiral Jauréguiberry revient à la marine, où il a déjà été, de même que M. Tirard revient au commerce et M. Varroy aux travaux publics. Le ministre le plus nouveau est M. le général Billot, le successeur à la guerre de M. le général Campenon, le seul des collègues de M. Gambeita qui laisse de bons souvenirs. Évidemment, dans cette combinaison, le personnage principal, celui dont la présence au pouvoir a une signification particulière, c’est M. Léon Say, qui reprend la direction des finances. L’accession de M. Léon Say est d’autant plus sérieuse qu’elle a été librement débattue ; le nouveau ministre des finances paraît n’avoir accepté de rentrer aux affaires qu’à une condition, — c’est qu’on ne parlerait plus ni du rachat des chemins de fer, ni de conversion de la rente, ni de nouvelles émissions de la dette pour les travaux publics ; c’était une nécessité de prévoyance dans un moment où les difficultés financières, les désastres du marché des fonds publics à Paris et à Lyon sont venus tristement se mêler à la crise politique. M. Léon Say a eu l’avantage d’être considéré par le monde des affaires et de l’industrie comme une garantie vivante. C’est ce qui fait son importance et sa force dans le conseil.
Le ministère est donc constitué et il a même, si l’on veut, ce que nous appelons une certaine apparence. La question pour lui maintenant est de vivre, d’entrer en action, de se faire une position devant l’opinion et devant les chambres. L’œuvre n’est point impossible, sans doute ; elle reste passablement difficile par des raisons personnelles autant que par des raisons parlementaires. Disons le mot, M. de Freycinet a été président du conseil et il n’a cessé de l’être que pour rester fidèle à la politique relativement modérée qu’il voulait suivre, que ses collègues ont refusé de suivre avec lui. M. Jules Ferry, à son tour, a été chef de ministère à la place de M. de Freycinet, à qui il a succédé immédiatement pour représenter une politique plus accentuée, pour se lancer dans une campagne à outrance contre les communautés religieuses, — dans cette campagne où M. le général Billot, si l’on s’en souvient, s’est distingué par un siège mémorable ! M. Léon Say, de son côté, n’a pas moins de titres que ses collègues à la présidence du conseil, et il était hier encore président du sénat. Voilà donc trois hommes d’une importance égale, de litres égaux, qui se trouvent réunis dans un cabinet sous l’infiuence d’une pressante nécessité du moment. Il s’agit de savoir ce que durera cette alliance plus ou moins diplomatique. L’expérience ne laisse pas d’être curieuse ; mais ce n’est pas tout encore. Ce ministère né de la dernière crise, il se trouve après tout dans des conditions singulières : il représente en grande partie la minorité qui a suivi M. Gambetta jusqu’au bout. Le nouveau cabinet cherchera-t-il un appui dans cette minorité ? Essaiera-t-il de conquérir des amis dans la coalition incohérente qui a formé la majorité du 26 janvier ? Le ministère sera-t-il modéré, et s’il s’attache à une politique de modération, réussira-t-il à se soutenir longtemps dans le parlement, à s’assurer une majorité suffisante ? Se croira-t-il, au contraire, obligé à payer la rançon de ses embarras en flattant encore une fois les passions de secte qui règnent dans la chambre des députés ? La situation reste assurément compliquée avec toutes les questions obscures qui s’agitent, avec des partis troublés, passionnés, et un chef de cabinet d’hier pouvant redevenir à son jour et à son heure un chef d’opposition. Elle est d’autant plus difficile, cette situation, que, de toutes parts, sous toutes les formes, les plus sérieux intérêts publics sont engagés, qu’il y a ces crises financières du moment à pallier, des traités de commerce à signer, un état diplomatique universels surveiller. La meilleure politique pour le moment serait celle qui s’occuperait de ces intérêts en commençant par assurer la paix intérieure, tout au moins une trêve de quelque temps à la France, dont les partis semblent se plaire à épuiser les forces et la patience.
La chute soudaine et retentissante de l’Union générale a été l’événement principal de la seconde quinzaine de janvier. On supposait bien, après la liquidation déjà désastreuse du 15, alors que le Suez avait déjà baissé de 1,000 francs et que le marché était profondément ébranlé, que les vendeurs essaieraient de prendre leur revanche de tant de défaites qui leur avaient été infligées par l’Union. Mais on s’attendait à une lutte, on pensait que l’énergie de la résistance serait mesurée à la violence de l’attaque. Ce que l’on ne pouvait prévoir, c’était l’anéantissement immédiat, la défaite sans combat, cette déroute du 19 janvier, l’action de l’Union tombant de 1,100 francs dans une seule journée sous l’effort d’une vente de quelques centaines de titres.
On a pu craindre tout d’abord que le désastre de l’Union ne fît sauter les deux marchés de Lyon et de Paris. Pendant quelques jours, les opérations ont été complètement suspendues ; on a eu peine à se remeure de l’émoi causé par l’énormité des pertes. Les plus vieux boursiers n’avaient pas conservé le souvenir d’une crise aussi intense. Heureusement les vendeurs eux-mêmes ont été effrayés de la portée de leur victoire; toute la haute banque a été appelée à l’aide; on a ébauché plusieurs tentatives de sauvetage, quelques mesures préliminaires ont été adoptées qui permettront à la spéculation à la baisse d’encaisser ses bénéfices, à la compagnie des agens de change de Paris de faire face à ses engagemens, et enfin aux banquiers reporteurs de ne pas être obligés de prendre la charge des titres sur lesquels ils avaient prêté.
La situation du parquet, disons-nous, est sauvée. Samedi, en effet, a eu lieu à trois heures une réunion des plus grandes maisons de banque de Paris; les représentans de ces établissemens ont décidé qu’ils garantiraient, chacun pour une quote-part déterminée, une somme pouvant s’élever à 85 millions, sous la caution solidaire de tous les agens de change de Paris et par l’intermédiaire de la Banque de France. C’est dans cette réserve que pourront puiser les agens pour combler le déficit que creuserait dans leur caisse le non-paiement des différences par une fraction de leur clientèle.
A Lyon, sur la demande d’un créancier de l’une des charges, le tribunal de commerce a prononcé la mise en liquidation judiciaire de la chambre syndicale, autrement dit du parquet tout entier, qui est collectivement solidaire. On espère que la liquidation aboutira à un concordat entre la corporation des agens de change et ses créanciers. Pour réunir les ressources nécessaires à l’exécution des engagemens que comportera ce concordat, on étudie un projet d’emprunt pour lequel l’appui du gouvernement paraît acquis. La Banque de France a promis de venir en aide à la place de Lyon, au moyen d’une avance de 100 millions contre garanties spéciales. Quant à la position de la coulisse à Paris, on ne saurait encore rien préjuger. Ce qui est certain, c’est qu’elle aurait sombré à la fin du mois, si l’Union générale avait maintenu pour le 3 février la liquidation de toutes les opérations faites à rémission sur les actions nouvelles. Cette émission a dû être ajournée; mais ce qui sauvera peut-être la coulisse perd l’Union.
Cet établissement, au début de la crise, a cru devoir soutenir par des achats à la Bourse le cours de ses titres. Il y était sollicité par la crainte qu’un succès même éphémère des vendeurs ne compromit toute l’opération de l’augmentation de son capital. Or l’Union, depuis la création des actions nouvelles, en avait vendu en quantité considérable sur le marché libre de Paris, à des prix variant de 1,500 à 2,000 fr. La coulisse doit, de ce chef, à l’Union, une somme évaluée à 110 millions environ. C’était en vue de soutenir les prix des actions nouvelles et d’assurer ainsi la solvabilité de la coulisse à son égard, que l’Union n’avait pas hésité à prendre au parquet entre 2,500 et 2,700 tout ce qu’offraient les vendeurs en actions anciennes. Il fallut bien cependant arrêter ces achats, et c’est aussitôt après l’arrêt que les offres tombant dans le vide, l’action de l’Union a été précipitée de 2,400 à 1,300.
Aujourd’hui l’Union doit au parquet 55 millions, dit-on, et elle a contre la coulisse une créance, irrécouvrable en fait, momentanément au moins, de 110 millions. Dans cette situation, le conseil d’administration a cru devoir demander au tribunal la nomination d’un administrateur judiciaire, qui a été désigné aussitôt et qui entre dès aujourd’hui en fonctions. Dans l’intervalle, l’action, sur laquelle toutes opérations à terme ont été virtuellement suspendues, a reculé de 1,300 fr. aux environs du pair.
Mais la coulisse, même débarrassée pour un temps de cette dette de 110 millions, court encore de grands périls, car elle est engagée à la hausse dans des proportions considérables sur des valeurs comme le Rio Tinto, la Banque ottomane, la Société minière et métallurgique, qui ont baissé de 200 francs. Des banquiers se sont bien engagés, assure-t-on, non-seulement à reporter, mais encore à racheter pour leur compte 10 pour 100 des valeurs reportées. Il est impossible de savoir si ces palliatifs préviendront les sinistres redoutés. La coulisse n’a pas d’existence légale; elle compte un grand nombre de maisons honorables, riches, mais elle ne peut s’unir, elle ne peut, comme le parquet, s’adresser au crédit; les coulissiers ne peuvent qu’invoquer individuellement le concours de la haute banque. Cette question des embarras du marché libre reste le gros point noir de la liquidation prochaine.
Un rapide coup d’œil jeté sur la cote suffit pour donner une idée des différences énormes que la spéculation à la hausse aura à payer samedi prochain. Depuis le 15, l’Union générale a baissé de 2,000 fr., la Banque des pays autrichiens de 500 francs, la Banque des pays hongrois de 300 francs, le Suez de 500 francs, la Part civile de 400; la Banque d’escompte, la Société générale, le Crédit de France, la Banque franco-égyptienne de 130 francs environ; plusieurs autres établissemens de crédit de 80 francs environ, les Omnibus de 200 fr. Nous ne parlons pas de la dépréciation subie par bon nombre de valeurs de création récente, Banque transatlantique, Crédit algérien. Compagnie foncière de France et d’Algérie, Banque maritime. Banque romaine. Banque centrale du commerce et de l’industrie, etc., tous titres qui ont déjà perdu une bonne partie de la prime avec laquelle ils avaient vu le jour. Depuis le 1er janvier, le Crédit foncier a perdu 80 francs, la Banque de France 300 francs, le Lyon 150 francs, le Nord 300 francs.
Les valeurs étrangères n’ont pas été plus épargnées que les valeurs françaises ; depuis le 15, la baisse est de 50 francs sur la Banque ottomane, de 100 francs sur le Crédit foncier autrichien, de l40 francs sur le Mobilier espagnol, de 60 francs sur les Chemins autrichiens, de 50 francs sur les Lombards, le Nord de l’Espagne et le Saragosse.
Au dehors, le contre-coup de la crise financière de Paris n’a pas tardé 9 se faire sentir. La journée du dimanche 22 janvier a vu se produire à Vienne une panique d’une violence inouïe; à Berlin, la spéculation a été mise dans le plus complet désarroi; les Bourses de Madrid et de Barcelone ont eu, également leurs journées noires. A Londres, le Stock-Exchange a eu à supporter des ventes considérables, pour compte français, de valeurs internationales; une baisse importante du change s’en est suivie; de fortes quantités d’or ont été prises à la Banque d’Angleterre et sur le marché pour être importées en France, et la Banque a dû élever le taux de son escompte à 6 pour 100 pour protéger sa réserve, qui ne dépasse plus 10 millions de livres sterling. Bruxelles et Amsterdam ont aussi élevé le taux de l’escompte. Ces faits ont contribué à enrayer la reprise qui se dessinait ici dans les deux dernières journées.
Notre marché cependant se relèvera de la crise qu’il traverse, crise qui n’a atteint aucune des sources vives de la richesse publique et qui s’est produite en dehors de toute complication économique et financière. C’est qu’il ne s’agit pas, nous croyons devoir le répéter, d’un effondrement comparable à celui qui, en 1873, a laissé de si tristes souvenirs sous le nom de krach de Vienne. La prospérité publique ici est très réelle et non point factice. Les plus-values constantes dans le rendement des impôts n’appartiennent pas au domaine de la fantaisie; les accroissemens de recettes de nos chemins de fer ne sont pas fictifs, non plus que ceux de la Compagnie de Suez, de la Compagnie du gaz, de toutes nos grandes entreprises industrielles et commerciales. Les capitaux sont extrêmement abondans et les caisses des établissemens de crédit regorgent de millions. On a vu, pendant les jours les plus sombres de cette semaine, les capitaux de placement affluer sur le marché du comptant et commencer la récolte des valeurs à vil prix. L’aubaine est bonne pour l’épargne, et l’on peut être assuré que l’occasion qui s’offre ne sera pas perdue, car le public ne tardera pas à reconnaître la signification réelle des incidens qui viennent de se produire et à ramener le désastre à sa véritable portée, c’est-à-dire à la portée d’une simple crise de spéculation.
L’Union générale, après la Banque de Lyon et de la Loire, subit les dures conditions de la lutte ; vaincue, elle ne peut plus espérer reprendre un jour le rôle qu’elle a joué de 1879 à 1882 sur la scène financière. Mais qu’y a-t-il de changé dans les conditions générales de la vie économique du pays? Si l’action du Crédit foncier a fléchi de 150 francs, cet établissement n’en voit pas moins s’augmenter constamment le montant des prêts qu’il fait aux propriétaires et aux communes. Les chemins de fer n’ont jamais eu un trafic plus actif; toutes les entreprises industrielles se développent avec une merveilleuse rapidité. Si la période des primas exagérées est close, nos grands établissemens de crédit n’en procéderont pas moins à l’éclosion des affaires qu’ils ont en préparation; ils s’adresseront un peu moins à la spéculation, un peu plus à l’épargne, et les créations sérieuses n’en souffriront pas.
La guérison du marché commencera par le relèvement de nos fonds publics. La solidité des rentes a été la consolation du monde financier pendant les journées d’épreuve. Si vraiment le programme financier du nouveau ministère se résume, comme on l’a dit, en ces trois négations : ni émission, ni conversion, ni rachat, le 5 pour 100 va ressaisir la direction du marché, et la hausse de ce fonds favorisera la reprise des bonnes valeurs. Seulement il n’est que trop évident que tout mouvement de hausse sera intempestif, tant que la situation de la place ne sera pas entièrement liquidée, et que ce n’est, par conséquent, pas en quelques jours que pourra se produire l’amélioration que nous aimons à prévoir.
Le directeur-gérant : C. BULOZ,