Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1923

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René Pinon
Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1923
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 709-720).

Chronique 31 janvier 1923

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Comme le laissait prévoir notre précédente chronique, les troupes françaises et belges, escortant des ingénieurs français, belges et italiens, ont occupé Essen, centre administratif et industriel du bassin de la Ruhr. L’opération, prudemment conduite, sous la haute direction du général Degoutte, s’accomplit sans incidents graves ; les troupes avaient reçu l’ordre de pénétrer le moins possible dans les grandes agglomérations, de se tenir à portée pour agir si besoin était, mais d’éviter les manifestations militaires inutiles. La population, dans son ensemble, resta parfaitement calme. Mais on apprit que, la veille, le Syndicat des charbons (Kohlensyndicat) avait déménagé ses bureaux et ses archives et transporté son siège à Hambourg. Le fait était grave : le Syndicat des charbons est le grand organe régulateur et répartiteur de la production des houillères de la Ruhr. Les propriétaires des mines, qui, avec la complicité du Gouvernement du Reich, se sont dispensés, depuis le mois d’août, de payer l’impôt sur les charbons, préféraient soustraire leur comptabilité à toutes investigations indiscrètes ; ils agissaient d’ailleurs en pleine conformité avec les instructions du Gouvernement.

Ainsi, dès cette première journée, la tactique que va suivre le Cabinet Cuno, obéissant aux injonctions des grands industriels, se dessine : résistance passive, refus des fonctionnaires d’obtempérer aux ordres des autorités militaires franco-belges, interdiction aux chefs d’industrie, ingénieurs, employés, de collaborer avec les ingénieurs alliés. Le bassin de la Ruhr est la plus puissante agglomération de mines et d’industries diverses qui existe au monde ; avec ses milliers d’ingénieurs et de techniciens et ses centaines de milliers d’ouvriers, il est une prodigieuse machine à fabriquer et à vendre, très difficile à faire mouvoir pour qui ne connaît pas le maniement de ses rouages délicats. On verrait les Alliés, et surtout la France, aux prises avec ce formidable problème, si toutefois les Anglais et les Américains leur permettaient de continuer une telle expérience ; on verrait « comment on s’y prend pour extraire le charbon avec un sabre. »

Le Gouvernement du Reich avait le choix entre deux voies. S’il se prêtait de bonne grâce à des mesures qui n’étaient que la juste et nécessaire sanction d’une politique maladroite et malhonnête, la France contrôlerait la répartition des charbons, percevrait, au lieu et place du Reich, le Kohlensteuer, et tiendrait ainsi des gages qui lui permettraient d’accorder plus facilement, à l’échéance du 15 janvier reportée au 31, un moratorium et de préparer un emprunt qui serait, pour l’Allemagne, un acheminement vers la restauration de ses finances et de son crédit. Le salut de l’Allemagne est étroitement lié au paiement des réparations ; la France l’a toujours pensé et dit, tant il est évident que la prospérité du créancier est liée à la solvabilité du débiteur. Mais le Gouvernement du Reich a préféré exciter sa presse et faire croire au public que la France ne recherche que la destruction de l’Allemagne et sa définitive ruine ; il est aujourd’hui prisonnier des mensonges qu’il a répandus et qui n’ont trouvé que trop créance chez un peuple ulcéré par sa défaite et blessé dans son immense orgueil. Une fois encore, c’est le Gouvernement allemand qui a choisi librement la mauvaise route.

Mais la vraie responsabilité appartient-elle au Gouvernement ? Le chancelier Cuno, ancien directeur de la Hamburg-Amerika, est, plus qu’aucun de ses prédécesseurs, l’homme et l’instrument des grands industriels. Cette caste de 60 000 à 80 000 personnes qui a réalisé, aux dépens de l’État et des particuliers, d’énormes bénéfices grâce à la chute du mark, et que dirigent quelques potentats de la houille, du fer, de l’électricité ou des transports, domine et régente l’État au mieux de quelques intérêts privés ; son alliance avec les hobereaux et la caste militaire date de 1912 ou 1913 et a été l’un des facteurs essentiels qui ont décidé le Gouvernement allemand à faire la guerre : ne fallait-il pas réunir, à l’intérieur des mêmes frontières, le fer et la houille, grâce auxquels l’Allemagne aurait la royauté définitive du monde économique et politique ? L’alliance, ébranlée par la défaite et la révolution, s’est ressoudée et c’est elle qui, une seconde fois, prétend conduire l’Europe au conflit et l’Allemagne au désastre. Le système de la « concentration verticale, » dans l’industrie, se complète logiquement par l’absorption de l’État lui-même comme puissant et indispensable facteur de la production. Plus que jamais Hugo Stinnes est le maître de l’Allemagne ; plus que jamais l’avenir du Reich est subordonné aux intérêts et à l’orgueil d’un potentat : « Tout homme a deux consciences, disait un jour Walther Rathenau, la conscience de son cerveau et la conscience de son cœur. Dans son cœur, Stinnes est certainement un bon Allemand, un ardent patriote ; dans son cerveau, c’est un grand homme d’affaires [1]. » Le cerveau de Stinnes a voulu et réalisé la crise actuelle. Qu’en espère-t-il ?

Il s’agit d’abord de sauver la fortune de l’Allemagne qu’avant 1914 le professeur Steinmann-Bucher évaluait à 350 milliards de marks, afin de pouvoir reprendre l’œuvre interrompue par la guerre et la défaite. En même temps, il faut gagner la bataille d’opinion : tout en conduisant l’État allemand à une faillite nécessaire et, pour les Stinnes, bienfaisante, on en rejettera la responsabilité sur les exigences de la France, sur sa volonté d’écraser les vaincus, et, par là, on dissociera les Alliés. Les moyens d’action sont simples : d’abord échapper aux réparations, refuser d’exécuter le Traité sous prétexte que l’Allemagne est épuisée ; en même temps précipiter l’inflation fiduciaire, en multipliant les travaux productifs pour l’avenir, annuler la dette intérieure par la baisse du mark et aboutir à une faillite d’où l’Allemagne sortirait allégée et délivrée des conséquences de sa défaite. On mènera une campagne intense pour démontrer que l’Allemagne n’est pas responsable de la guerre et n’est donc pas tenue d’en réparer les dommages. Nous entrons dans la crise décisive ; la circulation fiduciaire ne tardera guère à atteindre un trillion et demi de marks-papier ; la valeur du mark sera alors si minime que l’encaisse-or de la Banque d’Empire suffira à racheter cet énorme amas de papiers inutiles. La faillite sera un escamotage : on escamotera la fortune de l’Allemagne comme on escamote la démocratie et le Reichstag. La résistance passive décidée par Stinnes et ses pareils et ordonnée par un Gouvernement asservi à la grande industrie doit précipiter la crise et permettre d’en attribuer la responsabilité à l’intervention francobelge.

Mais, leur audace s’accroissant avec une trop longue impunité, Stinnes et ses alliés se préparent à risquer une plus grosse et plus dangereuse partie : le mot d’ordre, depuis le 11 janvier, est de déclarer que l’entrée des troupes françaises et belges dans la Ruhr annule et déchire le Traité de Versailles, et de cesser toute exécution du Traité, même dans les commissions arbitrales. L’Allemagne est en pleine insurrection contre toutes les clauses de la paix. Dans la Ruhr, les mesures de résistance se succèdent, comme si elles étaient prévues par un horaire bien réglé : déménagement des bureaux des syndicats industriels, tel que le syndicat du charbon ; ordre aux industriels de ne prêter aucun concours aux autorités militaires françaises sous peines sévères, fermeture des banques, invitation aux « cheminots » et aux syndicats ouvriers de faire la grève des bras croisés. Le but, l’organe officiel et propriété de M. Stinnes, la Deutsche Allgemeine Zeitung du 15 janvier l’indique sans ambages : « Mettre l’ennemi dans son tort, le forcer à employer partout la force et à placer auprès de chaque civil français une troupe de soldats, ne pas lui laisser de répit sur la voie qui est pour nous celle du droit et de la paix, le forcer à surpasser tout acte de violence par un acte de violence encore plus honteux pour le faire tomber toujours plus profondément dans la boue du mépris universel où doivent se rencontrer les violateurs de la paix et les bandits de grand chemin : voilà que doit être le but de la politique allemande. » C’est une politique qui peut mener loin, plus loin sans doute que ne le souhaite le peuple allemand. En réalité, il s’agit de sauver les intérêts des grands propriétaires de mines et d’usines et de faire croire à l’Allemagne que ses intérêts nationaux se confondent avec ceux des magnats de l’industrie. « L’exécution du plan Poincaré signifiera, pour l’industrie de la Ruhr, la fin de son indépendance et livrera toute l’économie allemande à la France qui se sera assuré de cette façon, après l’hégémonie militaire, l’hégémonie économique do l’Europe. »

Le discours du chancelier Cuno, le 14, ne contient ni un argument de fond ni une objection solide contre les mesures prises par la France et la Belgique ; mais il ne manque pas d’évoquer Louis XIV et Napoléon : c’est à l’Angleterre, évidemment, que ce langage s’adresse. Avec cette prodigieuse faculté d’oubli et d’autosuggestion qui est l’une des caractéristiques de leur mentalité, les Allemands ne se souviennent plus qu’il y a eu la guerre ; c’est le peuple allemand qui fait preuve de patience, de longanimité, en face d’une France agitée et provocatrice dont le plan est de ruiner systématiquement l’économie allemande ; l’Allemagne est livrée aux excès du militarisme français : « On peut être certain, écrit la Gazette de Francfort du 16, que les Français emploieront tous les moyens pour arriver à leurs fins, et l’on sait que le militarisme est très inventif dans sa cruauté. C’est un combat acharné qui se livre et qui n’est encore qu’à son commencement... Il faut que l’impérialisme français se porte à lui-même un coup mortel, ou nous sommes perdus. » La palme appartient à M. Théodor Wolff dans le démocrate Berliner Tageblatt ; il y parle de « la nation qui s’inspire exclusivement du droit du poing » et c’est de la France qu’il s’agit ! et il conclut : « La presse Northcliffe, pendant la guerre, appelait l’Allemagne le chien enragé de l’Europe ; nous ne songeons pas à appliquer au peuple français tout entier, aveuglé par ses dirigeants, une pareille épithète, mais elle paraît convenir à la clique démente des impérialistes français. » Faut-il que la politique, résolue et prudente, de M. Poincaré ait frappé juste pour que ces gens-là poussent de tels cris !

Ces violences calculées, ces froides calomnies, n’auraient-elles pas pour premier objet de surchauffer l’opinion du peuple allemand qui, — si l’on nous passe l’expression, — ne « marche » pas et s’aperçoit que ce ne sont pas ses intérêts qui sont en jeu, mais ceux de la même caste de profiteurs qui, une fois déjà, ont conduit l’Allemagne à la ruine. Même parmi les industriels de la Ruhr, il en est qui n’appartiennent pas à l’état-major de M. Stinnes et qui n’obéissent qu’à contre-cœur aux injonctions menaçantes du Gouvernement ; une politique d’accord avec la France et la Belgique leur parait plus favorable aux intérêts de la Ruhr et à ceux de l’Allemagne. Parmi les ouvriers, l’incertitude est encore plus grande ; la plupart n’aperçoivent pas la nécessité de se mettre en grève pour appuyer les protestations d’un patronat qui, en 1919, a durement réprimé, par la force et par le sang, les grèves provoquées par la défaite et la révolution ; jusqu’à l’heure où nous écrivons, le mouvement gréviste, triomphalement annoncé par la presse de Stinnes, n’a pas été sérieux. Au Reichstag, le parti social-démocrate est très divisé ; le 13, 61 socialistes ont voté pour le Gouvernement, 64 se sont abstenus, tandis que 14 quittaient la salle des séances. Le Chancelier n’a pas obtenu les pleins pouvoirs qu’il demandait et qui auraient fait du représentant de la grande industrie le dictateur de l’Allemagne. La grève généralisée, dans la Ruhr, ce serait l’arrêt de la production de la houille et, au bout de quelques jours, l’arrêt de toute l’industrie allemande avec ses terribles conséquences. L’Allemagne a besoin de 4 millions de tonnes par mois ; l’Angleterre peut à la rigueur lui en fournir un million ; des commandes sont déjà passées avec les compagnies minières d’Ecosse ; l’Allemagne, cette Allemagne qui se dit incapable de payer quoi que ce soit au compte des réparations, rassemble des devises étrangères pour payer le charbon britannique et achever de se ruiner, quand il ne tient qu’à elle de recevoir régulièrement le charbon de la Ruhr ! Si les grèves venaient à se généraliser, l’Allemagne, par défaut de charbon, serait acculée à une catastrophe et devrait capituler ; si elles ne se généralisent pas, la politique franco-belge est d’ores et déjà assurée du succès.

A toutes les mesures de résistance édictées par le Reich et surveillées par le ministre Hermès installé à Munster, ont répondu des représailles de l’autorité militaire franco-belge. Le 15, l’occupation est étendue sans difficulté à tout le bassin de la Ruhr, y compris Dortmund. Les propriétés de l’État allemand, les mines fiscales, ont été saisies ; les industriels qui ont refusé d’obtempérer aux injonctions de l’autorité militaire ont été arrêtés et déférés à un conseil de guerre ; la force armée a empêché la fermeture et le déménagement des banques ; sur la rive gauche du Rhin, l’exploitation des forêts au profit des réparations a commencé malgré la résistance des hauts fonctionnaires ; des expulsions ont déjà été décidées par la haute commission de Coblentz ; s’il devient nécessaire d’isoler du reste du Reich la Rhénanie et la Ruhr, nous n’hésiterons pas à établir un cordon douanier autour des régions occupées ; et si le Reich pense nous gêner en sevrant ces mêmes provinces de son papier déprécié, nous créerons, pour la circonstance, une monnaie garantie par les banques et les chambres de commerce, qui n’aura pas de peine à faire prime sur le mark-papier. Ces opérations se sont accomplies avec un minimum inespéré d’incidents ; jusqu’ici, malgré les excitations de la presse du Reich, les populations sont restées calmes ; en deux endroits, à Bochum et près de Dortmund, des postes français assaillis, menacés d’être enlevés, ont été contraints de faire usage de leurs armes ; deux Allemands ont été tués. Les correspondants de journaux anglais et américains ont été unanimes à rendre justice à la patience et à la prudence des soldats français et belges. Toutes les mesures de sécurité sont prises ; il reste à assurer la bonne répartition des charbons et la circulation des trains et des bateaux. L’œuvre, militaire est achevée, l’œuvre économique est en voie de réalisation

Il s’est produit en Angleterre, depuis l’occupation de la Ruhr un revirement que la France constate avec une profonde satisfaction : la vraie nation anglaise, celle qui a fait et gagné la guerres avec nous, la nation loyale et véridique, s’est révélée et fait entendre sa voix. Le jour même de l’occupation, le Daily Mail publiait une sorte de communiqué officieux qui définissait l’attitude du Gouvernement : « La politique du Gouvernement britannique continue d’être une politique qui donne à la France les mains libres. Aucun obstacle d’aucune sorte ne sera mis au passage des troupes françaises et du trafic militaire dans la zone occupée par l’armée britannique. Aucune action d’aucune sorte ne sera engagée par l’Angleterre qui puisse gêner les Français dans l’exécution de leurs plans. Le Gouvernement britannique croit que la politique française est erronée et qu’elle aboutira à un échec ; mais, en même temps, il fera tout le nécessaire pour qu’elle puisse être soumise à une épreuve loyale. Quant à l’avenir, la politique britannique est fondée sur l’espoir que l’échec escompté de l’occupation française de la Ruhr ne créera pas une situation telle qu’il serait impossible de revenir au plan britannique de moratorium et de mobilisation de la créance. » Cette politique, loyalement définie, a été loyalement observée ; et, en vérité, nous n’en demandons pas davantage au Gouvernement de M. Bonar Law ; nous aussi, nous comptons sur l’avenir pour prouver qu’en matière de politique continentale, notre clairvoyance, chèrement achetée, dépasse celle des insulaires britanniques. La situation actuelle rappelle, par certains côtés, celle de juillet 1914, mais nous avons confiance que, cette fois, l’Angleterre ne parlera pas trop tard. En attendant, plus nombreux chaque jour sont les Anglais qui estiment et qui écrivent, dans des lettres touchantes que publie le Daily Mail, que la France a raison, qu’elle travaille et qu’elle lutte, une fois de plus, pour l’Angleterre et pour l’Europe. C’est ce qu’a démontré lord Rothermere, frère du regretté lord Northcliffe, dans un admirable et puissant article dont le retentissement a été considérable. Des journaux comme le Times insistent sur les dangers qu’une résistance violente ferait courir à l’Allemagne ; le Manchester Guardian lui-même écrit, le 12, ces lignes : l’Allemagne déclare répudier toutes les obligations du Traité ; mais « une telle répudiation est absolument impossible, parce qu’elle justifierait toutes les mesures de répression de la part de la France, et qu’une révision du Traité, si nécessaire qu’elle soit, ne pourra en tout cas pas se faire sous la forme d’une dénonciation par l’Allemagne seule. » Les articles les plus venimeux contre la France et sa politique sont signés de M. Lloyd George ; ils ont produit, dans le public anglais, un si fâcheux effet que le Daily Telegraph a refusé de les publier, et que l’ancien Premier qui, décidément, ne grandit pas dans l’opposition, a dû s’adresser au Daily Chronicle qui n’en est pas plus fier pour cela. Le Times constate que, par la résistance de l’Allemagne, la question devient chaque jour davantage politique et militaire et qu’il faudra que le Gouvernement britannique y joue son rôle ; le Manchester Guardian propose de recourir à la Société des Nations. Visiblement, l’Angleterre appréhende que la France ne prenne, avec l’Italie et la Belgique, la direction d’une politique continentale.

Le Sénat des États-Unis a voté à une forte majorité une motion invitant le Président à retirer ses troupes d’Allemagne. La garnison américaine a en effet quitté Coblentz le 25 et le drapeau étoilé, salué par les soldats français, a été amené. Depuis longtemps, ce retrait était résolu ; mais les circonstances permettent aux Allemands de représenter ce départ comme une désapprobation de la politique française. Un jour viendra où les Américains regretteront les temps glorieux où ils combattaient à nos côtés pour un noble idéal ; pour le moment ils paraissent oublier que, si les choses en sont venues où ils les voient, c’est à eux, pour une large part, qu’en incombe la responsabilité.

Le Gouvernement italien, sans joindre ses troupes aux nôtres, a envoyé dans la Ruhr ses ingénieurs. M. Mussolini a trop le sentiment des intérêts et de la dignité de son pays pour le tenir à l’écart d’une crise d’où peut sortir, avec le règlement définitif de la paix, une nouvelle politique européenne ; son attitude actuelle est aussi habile qu’elle est, pour le moment, favorable à notre action.

Si l’Allemagne, dans ses efforts pour provoquer dans la Ruhr des troubles graves en lassant la patience des soldats français, n’aboutit qu’à une déception, si elle n’arrive pas à gagner cette bataille d’opinion à laquelle elle sacrifie tout, et dont le succès lui permettrait de déchirer les traités, il lui reste l’espoir de susciter, en Europe centrale et orientale, des troubles, des conflits, qui amèneraient la République des Soviets russes à mettre en pratique le traité de Rapallo. Entre l’Allemagne et la Russie, et aussi dans le bassin du Danube et dans les Balkans, les frontières ne sont pas encore bien consolidées, les États nouveaux ou agrandis n’ont pas encore fortement constitué leur armature militaire, leur organisation administrative et financière ; et il ne manque pas, çà et là, de minorités turbulentes et d’États déchus qui n’acceptent qu’à contre-cœur les limites nouvelles où les enferment les traités. L’Allemagne mène le chœur de ces mécontents ; sa diplomatie officielle et ses agents secrets attisent les rancunes, entretiennent les irrédentismes ; dans ces régions, ou les armes des Alliés ne peuvent faire sentir rapidement leur poids, les Stinnes et les Cuno ont le moyen de susciter des troubles qui pourraient aller jusqu’à la guerre ; ils y trouveraient un double bénéfice : ils répandraient le bruit que c’est l’intervention de la France dans la Ruhr qui aurait de nouveau mis le feu à l’Europe, et ils tenteraient, dans la bagarre, de s’assurer des avantages qui seraient le prélude d’un nouveau bouleversement de l’Europe par la destruction des traités qui en ont posé les assises.

Que telle soit bien la politique de l’Allemagne et ses espoirs secrets, les incidents qui ont coïncidé avec l’entrée des troupes franco-belges à Essen ne permettent guère d’en douter.

En Autriche, les pangermanistes enragent du succès de l’œuvre de salut entreprise par le chancelier Seipel avec l’appui de la Société des Nations ; si un mouvement de démagogie nationaliste se déchaînait en Bavière, sous la direction de l’agitateur Hitler, qui est un Autrichien, ils chercheraient à y entraîner l’Autriche : un coup de force dans la Bavière du Sud semble précisément sur le point d’éclater. En Hongrie, quelques troubles et des mouvements de troupes dans la région frontière ont paru assez alarmants au Gouvernement roumain pour qu’il prît aussitôt, avec beaucoup de résolution, des mesures de précaution très sérieuses dont l’effet a été rassurant. Mais la Roumanie, si elle se trouvait amenée à agir sur sa frontière occidentale, ne serait-elle pas aussitôt obligée de faire front vers l’Orient, en Bessarabie où certains éléments russes tendraient la main à l’armée rouge, de même que les Polonais, s’ils étaient dans l’obligation de mobiliser pour protéger le couloir de Dantzig et la Haute-Silésie, pourraient être menacés à Wilno ou en Galicie par les Soviets russes et les Lithuaniens. Le comte Brockdorf-Rantzau, ambassadeur d’Allemagne à Moscou, est venu récemment à Berlin où il a eu des entretiens avec le Gouvernement ; il aurait dit, s’il en faut croire la presse, que la politique russe est pacifique, mais cependant n’admettrait aucune modification nouvelle à son détriment dans l’équilibre de l’Europe orientale. Mais à Lausanne, le langage de M. Tchitcherine est moins rassurant, quand il déclare que la Russie ne reconnaît aucune des modifications territoriales introduites en Europe orientale par les traités auxquels la Russie n’a pas participé. La pacification de l’Orient par la signature d’un traité avec la Turquie n’est pas assurée, les Grecs continuent leurs intrigues, la question de Mossoul n’est pas réglée, et on peut se demander si de tels atermoiements ne cacheraient pas, chez les Turcs, l’arrière-pensée de profiter des troubles qui pourraient survenir en Europe pour obtenir des conditions plus favorables.

L’affaire de Memel est particulièrement grave, parce qu’elle met en cause les traités et le prestige des Alliés. A l’extrême Nord de la vieille Prusse, entre le Niémen inférieur, la mer Baltique et l’ancienne frontière de la Russie, s’étend un territoire triangulaire, dont Memel est le port et la principale ville, et auquel, par l’article 99 du Traité de Versailles, l’Allemagne renonce en faveur des Puissances alliées. Le fond de la population est lithuanien, surtout dans les campagnes ; à Memel et dans les principaux centres, les Allemands l’emportent ; les Lithuaniens des campagnes sont plus ou moins germanisés ; ils sont luthériens, tandis que la masse du peuple lithuanien est catholique. Le territoire de Memel sépare la Lithuanie de la mer ; Memel est, économiquement, le port de tout le bassin du Niémen, mais le régime allemand favorisait Kœnigsberg, tandis que le commerce russe allait à Liban ou à Riga. Les plénipotentiaires de Paris se proposaient deux objets : assurer à la Lithuanie et à la Pologne, qui se partagent le bassin du Niémen, dont le cours est internationalisé et ouvert au commerce de tous les peuples, un débouché maritime ; réunir à la Lithuanie des populations de même race. Mais ils croyaient, à cette époque, que la Lithuanie qui, depuis 1569, a été associée à la Pologne par l’union de Lublin, accepterait, tout en gardant l’autonomie qui lui a été promise, de s’unir à la Pologne par une alliance politique et économique qui serait, en effet, à l’avantage des deux pays. Par le territoire lithuanien, la Prusse entre en contact avec la Russie ; de là son importance ; elle est le pont entre la Russie des Soviets et l’Allemagne vaincue. On sait comment l’accord n’a pu se faire entre la Lithuanie et la Pologne, divisées par la question de Wilno que les Polonais ont occupé et que réclament les Lithuaniens ; le sage et équitable projet présenté par M. Hymans, au nom de la Société des Nations, fut rejeté par les Lithuaniens. Les influences allemandes sont très fortes dans l’État lithuanien ; le mouvement national, qui est en même temps antipolonais, est né parmi les Lithuaniens prussianisés et s’est développé, durant la guerre, par suite de la longue occupation du territoire par les armées allemandes. C’est l’intérêt évident de l’Allemagne que la Lithuanie et la Pologne ne puissent s’accorder, et la politique de M. Lloyd George, toujours défavorable à la Pologne, se trouva d’accord avec celle de l’Allemagne. Telles sont les raisons pour lesquelles jusqu’ici la Conférence des ambassadeurs ne s’est pas prononcée sur l’attribution définitive de Memel et de son territoire. Elle n’a reçu que le 21 dé cembre la réponse du Gouvernement de Kovno à un questionnaire rédigé par elle, et elle étudiait le problème avec le désir d’aboutir le plus vite possible à une solution, quand brusquement, le 10 janvier, on apprit que des détachements armés avaient franchi la frontière et, grossis par les Lithuaniens du pays, marchaient sur Memel et se proposaient de placer les Alliés devant le fait accompli d’une annexion à la Lithuanie.

Les drapeaux des Alliés n’étaient gardés, à Memel, que par un haut-commissaire français, M, Petisné, et environ 200 soldats français dont moins de la moitié étaient des combattants ; ceux-ci reçurent de Paris l’ordre de ne pas s’opposer par la force à l’avance des Lithuaniens. On ignore encore par suite de quel malentendu il y eut un engagement où deux soldats français furent tués, mais on ne saurait assez le déplorer ; le sang français est trop précieux pour qu’on le dépense sans absolue nécessité. Les contingents Lithuaniens sont entrés à Memel le 15 sans résistance ; une sorte de zone neutre a été établie autour de la résidence du Haut-commissaire et de la petite garnison française. Un croiseur anglais est arrivé le 16, avec un contingent de soldats, ainsi que deux torpilleurs français qu’a suivis notre cuirassé Voltaire. Le danger de la première heure est désormais conjuré, mais les Lithuaniens refusent de se retirer tant que Memel ne sera pas attribué définitivement à la Lithuanie. Des représentations diplomatiques très fermes ont été faites au Gouvernement de Kovno. Les Gouvernements alliés ont décidé d’envoyer sur place une commission d’enquête, présidée par M. Clinchant, ministre plénipotentiaire, qui devra se rendre compte de la situation et obtenir, avant toute décision sur le sort de Memel, le rétablissement de la souveraineté des Alliés conformément au Traité.

A la première nouvelle des événements de Lithuanie, la presse allemande, comme sur un mot d’ordre, s’est hâtée d’en attribuer la responsabilité à la France, signe certain que l’Allemagne n’en était pas innocente. Nous aurions voulu démembrer l’Allemagne par l’Est et en même temps par l’Ouest ! Il était peu vraisemblable que le Gouvernement français, engagé sur le Rhin dans une partie difficile, eût choisi ce même moment pour se créer des embarras sur le Niémen ; il l’était au contraire que ses adversaires eussent profité des circonstances pour réaliser leurs desseins en Europe orientale. Les influences germaniques dominent à Kovno ; le mouvement nationaliste est né et s’est développé sous l’égide de l’Allemagne. Le territoire de Memel faisait bien partie de l’Empire allemand avant le Traité de Versailles, mais ce que l’Allemagne aujourd’hui redoute c’est moins l’extension à Memel de la souveraineté lithuanienne que la constitution d’un État autonome, analogue à celui de Dantzig, sous la garantie de la Société des Nations, qui servirait de débouché commercial à la Lithuanie aussi bien qu’à la partie Nord de la Pologne et même à la Russie. La Lithuanie est trop faible pour vivre sans appuis ; l’Allemagne espère que la défiance persistante que le gouvernement de Kovno manifeste à l’égard de la Pologne l’obligera à s’appuyer sur Berlin et Moscou ; la Lithuanie deviendrait ainsi une pièce importante du système allemand en Europe orientale. S’il n’est pas formellement prouvé que la responsabilité directe de l’Allemagne soit engagée dans les incidents de Memel, en tout cas, ils sont conformes à ses intérêts et ont été suscités par ses amis ; et c’est précisément ce qui donne à l’affaire de Memel un caractère grave ; ce qui est en jeu c’est moins un territoire, si intéressant qu’il soit, que le respect et l’exécution du Traité de Versailles et le prestige des Alliés. Il n’est pas admissible que la force résolve contre le droit la question de Memel ; le territoire ne doit être attribué à personne tant qu’il sera occupé par des bandes insurgées ; il restera entre les mains des Alliés comme un gage et, au besoin, comme une prime. Ce n’est pas au moment où nous entrons dans la Ruhr pour assurer l’exécution des traités que nous pouvons les laisser bafouer à Memel ; ce n’est pas au moment où nous prenons des gages en Prusse occidentale que nous abandonnerons sans compensation ceux que nous tenons en Prusse orientale.

Telle est, à la fin de cette première quinzaine de crise, la situation de l’Europe et de la France en Europe. Nous sommes loin d’être au terme de nos difficultés, mais le Gouvernement français est entré délibérément dans une voie nouvelle qui est la bonne voie. Il y est soutenu par l’approbation chaleureuse de la presque unanimité des Français. Contre le petit groupe d’égarés qui étaient allés porter jusqu’en Allemagne leurs paroles de révolte et de révolution, il a fait appel à la justice et pris énergiquement ses responsabilités, et cela aussi a été approuvé par l’opinion. Le moment est venu, pour tous les Français, se grouper autour de leur chef. La crise que nous traversons était inévitable ; elle se produit au bon moment et dans des conditions qui nous permettent d’augurer une issue favorable.


RENE PINON.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.

  1. Hugo Stinnes, par M. Brinckmeyer, traduit par V. Marcano. Préface de M. Georges Blondel, page V. (Plon, 1 vol.in-16.)