Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1854

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Chronique n° 535
31 juillet 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 juillet 1854.

Il y a en vérité de singulières coïncidences dans l’histoire contemporaine. Si c’est le hasard qui les arrange, il réussit mieux que les plus savans calculs. Voici quatorze ans déjà que, presque à pareil jour, les affaires d’Orient venaient secouer l’Europe et mettre à l’épreuve la paix générale sur le continent. C’était cette triste aventure du traité du 15 juillet 1840, signé un peu plus peut-être contre la France qu’en faveur de l’empire ottoman. Les passions belliqueuses frémissaient de toutes parts ; on ne savait si, d’un jour à l’autre, n’allait point éclater une conflagration universelle, lorsqu’au même instant l’Espagne faisait une révolution, et attirait vers elle une partie de l’attention publique, La lutte était déclarée entre Espartero et la reine Marie-Christine, alors régente. Pendant deux mois que durait ce drame, on était presque aussi curieux de savoir ce qui se faisait à Barcelone, à Madrid ou à Valence que les résolutions tramées à Londres ou à Saint-Pétersbourg. Les deux questions semblaient liées et marchaient d’un pas égal. La querelle européenne s’apaisa cependant ; l’insurrection espagnole, dont le prix était la régence, triompha, et son règne fut de trois ans. Aujourd’hui la question d’Orient s’est réveillée dans des conditions différentes et autrement sérieuses ; elle a fait plus que mettre l’Europe en présence de la guerre, elle l’y a précipitée, et en ce moment encore il se trouve que l’Espagne fait une révolution nouvelle. Espartero, éclipsé de la vie publique depuis dix ans, reparaît sur le scène. La reine Christine est menacée, non plus comme régente, mais comme femme. La couronne de la reine Isabelle elle-même n’est point hors de péril peut-être. Barcelone, Madrid, ont eu leurs pronunriainientos comme en 1840. Quant au succès définitif de l’insurrection, il n’est plus guère douteux. Le tout est de savoir aujourd’hui quelle signification il prendra et jusqu’où il ira. L’Espagne, on en conviendra, choisit d’étranges momens pour faire ses révolutions. — Quoi donc ! dira-t on, faut-il que les événemens attendent le bon plaisir de l’empereur Nicolas et l’agrément de l’Europe pour éclater ? Non, certes : chaque peuple est bien libre et a son développement particulier ; mais ce n’en est pas moins un malheur pour un pays que son histoire devienne un embarras dans les momens où s’agitent les intérêts généraux les plus élevés, et soit en contradiction avec ces intérêts mêmes. Il y a quelque temps, un général espagnol qui est en Orient, et dont le libéralisme est des plus tranchés, déplorait avec amertume que l’Espagne ne pût avoir son rôle dans la croisade actuelle de l’Europe. Il sentait quelle impuissance faisaient à la Péninsule ses querelles intérieures. Tel est en effet le résultat d’événemens du genre de ceux qui viennent de s’accomplir : ils séquestrent un pays du mouvement général des affaires de l’Europe, et par les questions qu’ils posent, par les perspectives qu’ils ouvrent, ils sont une complication de plus au milieu de tant d’autres complications auxquelles les grands gouvernemens ont à faire face. Unies en Orient, l’Angleterre et la France ne se sépareront pas sans doute dans leur système de conduite vis-à-vis de la Péninsule. Aujourd’hui donc, comme en 1840, les affaires orientales et les affaires d’Espagne ont de secrets rapports et une connexité qui naît des circonstances. C’est dans ce double ordre de faits que se concentre pour le moment tout l’intérêt politique et que se résume l’histoire de ces derniers jours.

À vrai dire même, de ces deux questions si diverses qui sont venues se mêler si inopinément, la plus grave, celle qui reste toujours la première, la question d’Orient, n’est point aujourd’hui la plus fertile en péripéties. L’aspect des choses a peu changé en effet depuis quelque temps. Dans l’état où est parvenue cette redoutable affaire, il y a plus de symptômes à observer, plus de doutes à éclaircir que de faits saillans à constater, et peut-être le procédé le plus sûr est-il encore de chercher à se reconnaître au milieu d’une situation où tant d’élémens viennent se rejoindre, qui implique tant d’actions diverses, et où l’intérêt se déplace en raison même de l’immensité du théâtre des événemens. Quelle est donc en ce moment la part de chaque pays engagé dans cette crise ? À travers les incertitudes d’une guerre compliquée, il y a un fait avéré : c’est le progrès constant des armées de la Turquie. C’était assurément un avantage considérable d’avoir résisté victorieusement dans Silistria, et de n’avoir laissé aux Russes d’autre alternative que de lever précipitamment le siège de cette place. L’armée ottomane ne s’est point arrêtée là ; elle a marché en avant et a tenté le passage du Danube en face de Giurgevo. Encore une fois la fortune ne lui a point été infidèle, et la ville de Giurgevo est restée entre ses mains après une lutte opiniâtre où l’armée russe a éprouvé des pertes considérables. Le résultat a été la retraite des soldats du tsar ; mais ici se présente une autre question : quel est le véritable caractère des opérations de l’armée russe dans les principautés ? Se retire-t-elle vers la Moldavie pour s’y concentrer et attendre les événemens ? Ses échecs répétés, l’approche des armées alliées de la France et de l’Angleterre qui s’avancent vers le Danube, la perspective d’une intervention prochaine de l’Autriche, ne semblent guère de nature à lui permettre un nouveau mouvement d’offensive. Si la retraite vers la Moldavie paraît cependant une des conditions de sa sécurité stratégique, il faut dire que politiquement le tsar se montre peu disposé à abandonner la Valachie, qu’il a occupée jusqu’ici. Rien n’est plus instructif sous ce rapport qu’une lettre adressée par M. de Nesselrode à M. de Budberg, commissaire impérial dans les principautés, et que ce dernier a été chargé de lire aux boyards de Bucharest. La politique obstinée de la Russie s’y révèle avec une naïveté singulière. Il en résulte que l’empereur Nicolas veut sauver les Valaques de la domination turque même malgré eux. Si les Valaques influencés Par l’Europe, « adonnée aux fausses croyances, » ne comprennent pas cela, le tsar ne peut néanmoins renoncer à la mission qu’il a reçue du ciel, et qui consiste à « soustraire pour toujours à la souveraineté ottomane ceux qui professent la véritable religion chrétienne. » Cette mission, le tsar la remplira, « quoi qu’en puissent dire les états impuissans de l’Europe. » — « Soyez sévère contre ces Valaques anarchiques, » poursuit M. de Nesselrode. Cela peut, ce nous semble, donner une idée du degré de popularité dont jouit la Russie dans la Valachie et de l’étrange illusion que se fait une politique ambitieuse. C’est toujours d’ailleurs la même pensée secrète de domination, décorée d’une couleur religieuse, contre laquelle l’Europe s’est soulevée tout entière.

Associées moralement, diplomatiquement à l’Angleterre et à la France dans cette politique de résistance, l’Autriche et la Prusse tarderont-elles maintenant à se prononcer d’une manière plus décidée ? Tout indique une résolution prochaine ; mais cette résolution n’est point encore traduite en fait, et tant qu’il n’en sera point ainsi l’incertitude pourra subsister. La réponse de l’empereur Nicolas à la note austro-prussienne ne laisse point cependant d’autre issue à l’Autriche qu’une intervention directe. De quelque manière qu’on la commente et qu’on l’interprète, en réalité c’est toujours un refus de se rendre à l’invitation des gouvernemens allemands. Le cabinet de Vienne ne méconnaît pas la situation qui lui est faite par cette réponse plus qu’évasive du tsar. Seulement il a voulu une dernière fois encore renouveler à la Russie l’invitation plus formelle d’évacuer purement et simplement les principautés. L’Autriche avait eu un moment la pensée de provoquer une réunion nouvelle de la conférence de Vienne. Ce projet a été abandonné, et quoi qu’il en soit désormais, c’est à la fin d’août que l’armée autrichienne semble devoir définitivement entrer dans les provinces danubiennes. Il ne faut point oublier du reste que, si l’Autriche est par elle-même une puissance agissant avec réserve et lenteur, sa politique doit avoir doublement ce caractère aujourd’hui, puisqu’elle a cette fois à régler son pas sur celui de la Prusse. Or la politique prussienne n’a point malheureusement réussi jusqu’à ce jour à se dessiner d’une manière fort nette. Ce que veut la Prusse, il serait difficile de le dire. Elle ne veut point incontestablement se séparer de l’Autriche, avec laquelle elle est liée par la convention du 20 avril, et des puissances occidentales, auxquelles elle se rattache par les protocoles de la conférence de Vienne ; mais elle ne voudrait pas non plus se séparer de la Russie. De là ses tergiversations, de là les plus ingénieux efforts pour arriver à découvrir dans les communications du tsar quelque velléité de conciliation qui puisse servir à renouer quelque négociation. Elle n’a pu jusqu’ici persuader l’Autriche, — elle ne s’est pas bien persuadée elle-même peut-être des dispositions pacifiques de l’empereur Nicolas, puisqu’elle fait quelques préparatifs militaires. La Prusse croira encore à la paix, même quand elle sera engagée dans la guerre, quand les événemens la presseront, quand l’Autriche, franchissant la frontière, aura à s’appuyer sur elle. Ce mouvement de l’armée autrichienne est pour l’instant l’acte qu’il faut attendre. Il peut avoir une influence décisive, non-seulement parce qu’il montrera toutes les forces occidentales agissant en Orient dans une même intention, mais parce qu’il est en outre de nature à déterminer peut-être d’autres accessions à la politique européenne sur des points différens. Ce n’est point d’aujourd’hui que la Suède incline vers l’Occident. Par sa position sur la Baltique, par les revendications qu’elle aurait à exercer vis-à-vis de la Russie, elle a toute sorte de raisons d’intervenir. L’Autriche entrant dans les principautés, une division française de débarquement arrivant dans la Baltique, les opérations de la guerre peuvent prendre tout à coup un caractère imposant, décisif et redoutable pour la Russie.

Voilà donc les armées des plus grandes puissances de l’Europe agissant déjà ou se disposant à agir. Et quel est le but de ces immenses déploiemens de forces ? Il n’est autre en vérité que de conquérir la paix ; seulement il reste à savoir quelles seront les conditions de cette paix. C’est une question qui était récemment discutée dans le parlement anglais. La France et l’Angleterre ont-elles la pensée d’envahir la Crimée, de poursuivre la destruction du port de Sébastopol dans la Mer-Noire ? Ce sont là, on le conçoit, des points qui ne se discutent pas avant la lutte. Ce qui est certain désormais, c’est que l’Europe ne peut accepter qu’une paix où elle trouve des garanties efficaces et une compensation suffisante des efforts qu’elle a dû faire pour rasseoir la sécurité de l’Occident menacé.

Ainsi se poursuivent les affaires d’Orient, et c’est au milieu de ces complications générales de la politique européenne que l’Espagne vient jeter, comme une diversion cruelle, l’embarras d’une crise d’autant plus grave qu’elle est désormais sans direction. Telle est la triste destinée de la Péninsule : elle rentre à pleine voiles dans la carrière des révolutions, et elle y rentre sous les plus sinistres auspices, dans des conditions qui rappellent ses jours les plus sombres. On ne peut plus dire aujourd’hui ce qui sortira de cette immense et indescriptible anarchie où a glissé l’Espagne en quelques jours. Ce n’est plus un ministère, un système politique, la domination d’un parti qui est en question : c’est l’ordre général, de telle sorte que ces dix années qui viennent de s’écouler, au lieu d’avoir, été l’élaboration d’un régime durable, ressemblent à une halte entre un passé anarchique et un avenir peut-être plus menaçant encore. Voilà l’histoire des événemens qui s’accomplissent ! Quand éclatait l’autre jour l’insurrection militaire du 28 juin, elle était prévue sans doute comme la conséquence fatale d’une situation extrême ; elle était favorisée par la présence à Madrid de l’un de ses chefs désignés, le général O’Donnell, réfugié, dit-on, sous la garantie du droit d’asile, dans une légation étrangère. Pourtant l’insurrection semblait au premier moment rester isolée et livrée à elle-même. Le combat de Vicalvaro, s’il n’était pas une défaite, n’était pas non plus une victoire pour elle. La défection n’avait pas gagné d’autres corps de l’armée. Le gouvernement parvenait encore, bien qu’avec peine, à organiser une colonne expéditionnaire pour la lancer à la poursuite des forces insurrectionnelles. C’est à cet instant que tout changeait subitement d’aspect, et que la vérité de cette situation se montrait à nu. Il est bien clair aujourd’hui que la retraite du général O’Donnell vers l’Andalousie était une opération calculée pour laisser à l’insurrection le temps de s’étendre et de se propager dans l’armée et dans le pays. Qu’arrivait-il en effet ? Tandis que le ministre de la guerre, le général Blaser, poursuivait O’Donnell, la Catalogne se prononçait ; à Barcelone, le capitaine-général, comme il l’a dit lui-même avec assez de naïveté, ne pouvant résister au mouvement, se mettait à sa tête. Sur plusieurs points de l’Aragon, des provinces basques, de la Vieille-Castille, l’insurrection était proclamée. Aux portes même de Madrid, le régiment de cavalerie de Montesa, qui avait reçu l’ordre de rejoindre la division d’opérations du général Blaser, refusait d’obéir à ses chefs, et se dirigeait au contraire vers le camp des insurgés.

Si le cabinet San-Luis s’était fait jusque-là l’illusion de pouvoir tenir tête à l’orage, ces incidens étaient certes de nature à lui ouvrir les yeux. Aussi le 17 juillet il donnait sa démission, et après diverses combinaisons vainement essayées, la reine nommait un ministère dont le chef était le duc de Rivas ; mais ici il arrivait ce qui arrive toujours à ces heures décisives des commotions publiques. Un mois avant, la démission du cabinet San-Luis eût suffi sans doute ; en ce moment, ce n’était plus assez : « Il est trop tard ! » c’est le mot de toutes les révolutions. Quelle autorité d’ailleurs pouvait avoir le cabinet nouveau formé sous la présidence du duc de Rivas ? Le duc de Rivas est un poète de grand talent, homme aimable et plein de qualités séduisantes, et certes le moins propre à dominer une telle crise. Il n’était pas impopulaire, il était impuissant. Le cabinet du duc de Rivas ne servait qu’à marquer le progrès des événemens par l’apparition des progressistes sur la scène et au pouvoir. Trois membres de ce parti en effet, MM. Cantero, La Serna et Roda, entraient dans ce ministère, tandis que dans les provinces du nord le mouvement passait déjà sous les ordres des généraux progressistes, de Zabala, de Nogueras, enfin d’Espartero lui-même, sorti de sa retraite de Logrono pour se mettre à la tête du pronunciamiento de Saragosse. Un fait constatait encore plus la victoire morale de l’insurrection avant sa victoire matérielle : le colonel Garrigo, l’un des officiers insurgés, pris à Vicalvaro, jugé, condamné et gracié par la reine, était promu au grade de brigadier et au commandement de la cavalerie de Madrid. Le cabinet du duc de Rivas n’avait pas duré quarante heures, qu’il disparaissait dans la lutte dont Madrid devenait à son tour le théâtre. Ce qui s’est passé dans ces trois journées des 17, 18 et 19 juillet, c’est l’histoire de toutes les révolutions populaires : des combats de rue, des violences, des pillages. La multitude madrilègne a pris au mot les programmes insurrectionnels : elle a attaqué le palais de la reine Christine, elle a saccage et brûlé les hôtels de M. Salamanca, du comte de San-Luis et des autres anciens ministres, et bien en a pris sans doute à ces personnages de n’être point là. Comme, en l’absence de tout gouvernement il n’y avait point de défense sérieuse possible, l’action des troupes restées fidèles a fini par se borner à la préservation du palais de la reine. Tout prenait désormais un caractère révolutionnaire : une junte dite de salut public s’organisait sous la présidence du général Évaristo San-Miguel, l’un des hommes marquans du parti progressiste et d’ailleurs estimé de tous les partis. C’est par l’intermédiaire du président de la junte qu’il s’est établi une espèce d’armistice. Le général San-Miguel a été nommé par la reine ministre de la guerre ou plutôt ministre universel, et tout cela se dénouait, provisoirement du moins, par un appel adressé au duc de la Victoire, pour se rendre à Madrid et avoir à composer un nouveau gouvernement. Voilà où les choses en sont venues rapidement au-delà des Pyrénées !

Or qu’on observe la situation où les derniers événemens ont laissé un moment Madrid et l’Espagne. L’autorité de la reine n’était plus évidemment que nominale, elle n’était rien, elle s’arrêtait aux portes du palais où Isabelle a vécu quelques jours enfermée sous la garde de deux mille hommes de troupes fidèles. Quant à son nom, il n’était pas même invoqué dans les actes du gouvernement. Le général San-Miguel, ministre universel, a eu à prodiguer une vieillesse honorable en efforts impuissans ; il multipliait les proclamations et les bandos pour faire face à ce désordre immense d’une ville où nulle autorité reconnue n’existait, et qui passait son temps à se hérisser chaque jour de nouvelles barricades. La junte gouvernait en souveraine ; elle a rétabli la municipalité de 1843, elle a destitué tous les employés, ce qui fait que les administrations publiques sont à peu près fermées ; elle a décrété que tous les jours qui s’écouleraient à partir du 17 juillet jusqu’à la formation d’un ministère par Espartero et deux semaines après seraient fériés ; elle crée même des décorations. C’est là un spécimen de ce gouvernement, et là n’est pas cependant encore tout le danger. La vérité est que cette junte qui se réunit chez M. Sevillano, et qui est relativement modérée, allait sans doute beaucoup plus loin qu’elle ne l’eût voulu, parce qu’à côté d’elle il s’est formé dans les faubourgs de Madrid, à la place de la Cebada, une autre junte toute républicaine, tendant sans cesse à pousser plus loin le mouvement. D’un autre côté, c’est le 20 juillet que le duc de la Victoire a reçu à Saragosse l’ordre de se rendre à Madrid, et quelque pressantes que fussent les circonstances, on peut voir qu’il n’a pas montré un grand empressement. Espartero s’est contenté d’abord d’envoyer un de ses aides de camp à peu près comme un plénipotentiaire auprès de la reine, pour lui poser ses conditions. Ces conditions, on ne les connaît que vaguement ; l’une d’elles paraît être seulement l’exclusion de toutes les personnes attachées au palais. C’est après l’acceptation de ces conditions par la reine qu’Espartero s’est dirigé sur Madrid, où il est arrivé maintenant. Enfin, on le remarquera, le pronunciamiento de Madrid a eu pour effet de rejeter quelque peu dans l’ombre les principaux chefs de l’insurrection du 28 juin et les événemens du midi de l’Espagne. Or est-ce de l’aveu d’O’Donnell qu’Espartero se trouve avoir le premier rang dans le dénouement de l’insurrection ? C’est un point qui reste à éclaircir, et la question est d’autant plus grave, que le général O’Donnell doit se trouver aujourd’hui à la tête d’une force militaire considérable. Les précédens d’antipathie ne manquent pas, on le sait, entre Espartero et O’Donnell. C’est ce dernier qui, en 1841, à Pampelune, donnait le signal des soulèvemens qui n’aboutirent qu’en 1843. C’est le général Serrano, autre chef du dernier mouvement, qui, après avoir été ministre du régent, devenait ministre de l’insurrection contre lui. Nous ne parlons pas même du général Narvaez, dont le nom n’a pas été prononcé encore. Qu’on résume ces divers élémens, et on conviendra qu’en fait d’obscurité et d’incertitude la Péninsule n’a rien à envier.

Maintenant, comment a pu se produire un tel état de choses, lorsqu’il y a quelques années à peine l’Espagne conservait une paix presque glorieuse au milieu des bouleversemens de l’Europe ? C’est le côté le plus triste de cette liistoire. Il faut bien le dire, c’est un peu l’œuvre de tout le monde, du gouvernement et des partis. La vérité est que depuis la chute du général Narvaez la Péninsule est engagée dans cette fatale voie au bout de laquelle elle trouve la crise actuelle. Le tort des cabinets qui se sont succédé depuis trois ans a été de tenir sans cesse le pays sous la menace de coups d’état qu’ils n’avaient pas le pouvoir d’accomplir, que rien n’expliquait d’ailleurs dans la situation de l’Espagne. À cela sont venus se joindre ces malheureuses questions de l’intervention de la reine Christine dans les affaires, des influences de palais, de la moralité administrative. De tous les cabinets que pouvait choisir la reine Isabelle, le dernier, celui du comte de San-Luis, était certainement le moins propre à relever l’autorité du gouvernement et à replacer l’Espagne dans des conditions normales. Il n’a fait qu’ajouter à l’exaspération des passions sans avoir la force de les contenir ; il a accumulé les griefs. Nous ne dissimulons pas, on le voit, la part du gouvernement ; mais en même temps quelle a été la conduite des partis ? L’opposition modérée, qui a été la plus vive dans ces derniers temps, a-t-elle attendu la menace de coups d’état ou la présence du comte de San-Luis au pouvoir pour se manifester ? Elle existait déjà sous le général Narvaez, elle a contribué à sa chute. On n’a pas oublié l’hostilité tracassière que rencontrait le duc de Valence parmi quelques généraux du sénat. Cette opposition n’a fait que grandir et se développer ; les nuances se sont multipliées à mesure que les cabinets se succédaient. Le parti modéré espagnol, on peut le dire, a mis depuis quelques années une véritable passion à se dissoudre. Et qu’en est-il résulté ? C’est qu’aujourd’hui une fraction de ce parti s’occupe à faire la guerre à ses opinions, à son passé, à ses antécédens, à son œuvre de dix ans. Elle a cru travailler pour elle-même, elle a travaillé au triomphe du parti progressiste, dont elle est réduite à arborer les principes dans la conflagration actuelle. Ce n’est plus de la constitution de 1845 qu’il s’agit ; on parle de la congtitution de 1837, du réarmement des milices nationales. Le général O’Donnell se fût dispensé sans doute d’aller jusque-là ; il y a été conduit parce qu’on n’arrête pas les révolutions à volonté, et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’une portion notable du parti progressiste lui-même se fût dispensée de revenir à tous ces programmes d’autrefois, si tant est qu’ils suffisent désormais à des opinions plus avancées. Voilà comment se trouve menacée, sans qu’on l’ait voulu peut-être, l’œuvre de pacification accomplie au-delà de Pyrénées pendant ces dix ans.

Mais enfin les événemens se précipitent, la crise qui agite la Péninsule, quelles qu’en soient les causes, a pris une redoutable intensité. Où aboutira-t-elle aujourd’hui ? Quel sera son dénoûment ? Portera-t-elle atteinte à la monarchie, à la dynastie actuelle, à l’organisation politique tout entière de l’Espagne ? S’agit-il simplement de la substitution d’un système d’administration intérieure à un autre système ? Voilà les questions qui se pressent et auxquelles les faits ne i)euvent tarder de répondre. Il y a sans doute au-delà des Pyrénées une foule d’esprits troublés, — et le nombre s’en est accru dans ces derniers temps, — qui ne craignent nullement de poser ces questions de souveraineté et de dynastie. En s’aventurant dans cette voie, où pourrait donc aller l’Espagne ? Irait-elle à la république par hasard ? La république est quelque chose de plus qu’une folie en Espagne, elle est un ridicule ; elle est la fantaisie de quelques cerveaux creux qui en ont lu le symbole tout rédigé dans nos livres. Outre qu’elle répugne profondément au caractère national, en fomentant l’anarchie provinciale, elle ne ferait que précipiter la décomposition totale de la Péninsule. Quelques républicains ont pu se montrer à Madrid : ils ont eu et ils ont peut-être encore leur junte, ils ont ouvert un club, ils ont distribué des écrits révolutionnaires ; mais c’est probablement le plus grand service qu’ils aient pu rendre à la cause monarchique, car la masse de la population, froissée dans ses instincts, s’est groupée et disciplinée aussitôt. Le général San-Miguel lui-même a pris les plus sévères mesures. Faute de la république, reprend ra-t-on ce projet, caressé par quelques Imaginations, de réunir l’Espagne et le Portugal, à l’exclusion de la dynastie espagnole ? Il n’y a qu’un inconvénient dans ce plan merveilleux, c’est son impossibilité. Il suffit de connaître les deux pays pour être pénétré de cette impossibilité. Il faudrait tout au moins un long travail pour préparer cette fusion. En ce moment, ces deux royaumes, qui se touchent, ont à peine quelques rapports entre eux. Il n’y a point d’alliances privées entre les familles des deux pays ; il ne va pas peut-être trois voyageurs espagnols à Lisbonne dans une année ; les Portugais vont partout en Europe excepté à Madrid. Jusqu’à ces derniers temps, il n’y avait pas même de route et de communication régulière entre les deux capitales. Sait-on le seul genre de relations qui existe entre l’Espagne et le Portugal, sauf les relations officielles ? C’est la contrebande qui se fait sur la frontière. Ce n’est pas d’ailleurs la seule difficulté. Il est peut-être permis de croire que le gouvernement portugais s’est nettement prononcé à ce sujet ; il ne veut pas de cette union, et si le gouvernement portugais est par lui-même dans ces dispositions, il y sera certainement confirmé par la France et par l’Angleterre. Le représentant anglais en Espagne, lord Howden, qui vient de se rendre à son poste, ne laissera infailliblement subsister aucun doute sur ce point à Madrid.

Voilà donc ce que deviennent au grand jour toutes ces combinaisons ! Serait-ce enfin une issue sérieuse qu’une abdication forcée de la reine Isabelle, qui amènerait une régence nouvelle ? Il y a dix ans à peine qu’une régence a fini pour l’Espagne, et ce n’est point là sans doute une expérience à recommencer. On ne peut pas supposer qu’une telle pensée ait pu sérieusement exister. Il y a une chose certaine au-delà des Pyrénées, c’est que le moment où une atteinte publique est portée à la majesté royale est le moment où commence la réaction ; on l’a vu par ce qui est arrivé au duc de la Victoire lui-même. On aboutirait donc à une guerre civile probablement immédiate, et ce serait le seul résultat. Si tout cela est également impossible, que reste-t-il donc ? Il reste purement et simplement la royauté d’Isabelle II, non-seulement parce qu’elle repose sur un droit, mais encore parce qu’elle est la seule garantie des intérêts de l’Espagne. Ainsi débarrassée de ses élémens les plus périlleux, la question politique qui s’agite pour l’Espagne n’en est pas moins grave encore ; elle se complique de toutes les luttes de partis, de tous les antagonismes personnels possibles. Espartero est aujourd’hui à Madrid ; on ne peut donc tarder de savoir quel système va être appliqué. La vérité est que, même après les derniers événemens, quels que soient les hommes qui arrivent au pouvoir, il n’y a que les idées constitutionnelles modérées qui puissent offrir à la Péninsule la garantie d’un régime régulier et durable.

Il ressort malheureusement de cette palpitante histoire un problème qui ne s’applique pas seulement à l’Espagne. Est-il donc si difficile pour un pays de s’asseoir dans un milieu juste et fécond, entre l’excès de ces mouvemens anarchiques et l’excès des pouvoirs enivrés ou aveuglés ? Toutes ces forces si inutilement consumées dans des agitations stériles, est-il donc si impossible de les ramener à un paisible exercice de tous les droits dans les limites d’institutions vigoureuses et durables ? Ce problème n’est point sans doute si facile à résoudre, puisque si peu de nations l’ont résolu, puisqu’il est tant de pays encore où partis et gouvernemens mettent sans cesse une émulation singulière à recommencer la même histoire pour aboutir aux mêmes résultats. Cet ordre dans la liberté qui dans la sphère politique correspond à ce qu’est dans la sphère morale l’alliance du devoir et du droit, tout le monde le cherche ; beaucoup espèrent le trouver et imaginent avoir résolu le problème en modifiant les institutions périodiquement. On ne voit pas que par là on n’arrive qu’à donner aux institutions un caractère complètement transitoire, adapté à la disposition du moment. Si c’est un goût de liberté qui l’emporte aujourd’hui, on aura une constitution libérale, plus que libérale même parfois. Si au contraire ce qui domine, c’est la haine des révolutions, l’amour du repos, on ira s’asseoir à l’ombre des constitutions autocratiques, et toujours on parcourra ce même cercle, jusqu’à ce que le caractère et les mœurs d’un peuple deviennent la garantie véritable d’institutions assez larges pour comprendre tous les besoins.

La France a passé plus d’une fois déjà par toutes ces épreuves diverses. Moins préoccupée aujourd’hui de sa propre vie politique, elle suit attentivement les scènes de l’Espagne, ou s’absorbe dans les événemens extérieurs auxquels elle prend part, et c’est à peine s’il reste la trace fugitive d’un mouvement intérieur. Au milieu d’un travail politique peu actif, d’un monde que l’été disperse quand il finit par arriver, ce sont les préoccupations d’un autre ordre qui régnent et se succèdent. Ce n’était point, après tout, d’un intérêt entièrement vulgaire que de savoir, il y a quelques jours encore, si la saison cesserait d’être rigoureuse et variable. C’était la question de l’approvisionnement du pays, de l’alimentation publique après la pénurie du dernier hiver. Il s’agissait de savoir si ces récoltes achetées par un an de travail mûriraient dans nos campagnes et pourraient être recueillies. Un rayon de soleil est venu heureusement résoudre ces doutes. Bien qu’il y ait peu de questions intérieures d’ailleurs, cela veut-il dire que cet intime mouvement d’une grande société soit complètement suspendu ? S’il est peu apparent, dans le fond il se poursuit, recommence et se renouvelle sans cesse en se transformant. Il embrasse tout, les intérêts de l’intelligence aussi bien que les mœurs, le travail des idées aussi bien que le travail des choses pratiques. C’est l’éternelle histoire d’un pays où les souvenirs du passé se mêlent aux spectacles du présent.

Le tableau de nos mœurs politiques, sodales, intellectuelles, est un de ces sujets toujours nouveaux et variables à l’infini, que l’observation n’est pas près d’épuiser. Il y a des transformations singulières, des nuances multipliées ; il y a des passions et des eniraînemens qui se créent une issue et ne font que changer de masque. Tout se mêle dans cette précipitation universelle de la vie contemporaine, et certes il est des épisodes imprévus qui viennent parfois révéler d’étranges aspects de ces mœurs dans leur rapport avec l’intelligence. Ainsi un écrivain ayant dans son pays toute sorte de moyens d’exprimer sa pensée, parlant dans une chaire publique, rédigeant des journaux, s’en va choisir un pays lointain, une langue étrangère, pour mettre en scène dans des polémiques sans mesure les hommes et les choses de notre littérature. C’est là par exemple ce qu’a fait pendant quinze mois M. Philarète Chastes dans une série de lettres qu’il adressait à la Gazette de Saint-Pétersbourg sur le mouvement social et intellectuel de la France. La correspondance de M. Chasles a même pris en certaines parties un tel caractère à l’égard de la Revue des Deux Mondes, que son directeur a dû invoquer la justice française ; cette action vient de se dénouer par un premier jugement portant condamnation de M. Chasles. Mais il y a en même temps dans les lettres du correspondant de la gazette russe un trait de mœurs littéraires à observer : c’est ce fait que nous signalions d’un écrivain expédiant à huit cents lieues les peintures les plus étranges de tout ce qui se produit parmi nous ; voilà l’usage qu’on croyait heureusement aboli dans les relations de l’intelligence, et que M. Chasles a tenu sans doute à faire revivre. Entrer dans les détails de cette correspondance, ce n’est pas encore le moment, on le conçoit ; il n’y a pas lieu non plus maintenant à donner ici une idée des aménités de la littérature de M. Chasles sur la Revue, ses rédacteurs et son directeur. M. Chasles n’oublie qu’une chose, c’est qu’entre les écrivains et la direction de la Revue il y a un langage qui n’est jamais de mise, à savoir celui dont se sert un professeur au Collège de France avec le directeur de la gazette russe : « Instruisez-moi, dirigez-moi ; vos observations, vos injonctions, vos indications, votre approbation et vos reproches seront ma loi ! »

Aujourd’hui il nous suffira de dire que, si M. Chasles s’était borné à une critique même injuste, il n’y aurait point eu de procès. C’est parce que cette limite a été dépassée que la justice a été saisie d’une cause qui intéresse gravement après tout la dignité des lettres, comme aussi l’honneur et les intérêts les plus respectables. Cette cause, M. Paillet l’a soutenue avec la chaleureuse conviction d’une parole austère, avec autant de fermeté que d’éloquence. Un jeune magistrat exerçant les fonctions du ministère public, M. Brière de Valigny, en a exposé tous les aspects avec un talent simple et élevé. Il la résumait dans ses dernières paroles, en disant que les bornes de la critique ne pouvaient être franchies impunément, et en conséquence il concluait à des dommages-intérêts sérieux. C’est après ces débats qu’un jugement a été rendu, condamnant M. Chasles aux dépens. Est-ce une réparation proportionnée à la gravité du fait ? Ce n’est pas à nous de le dire. Sans doute M. Chasles, il ne faut pas l’omettre, ayant à répondre de ses actes devant la justice, a desavoué le sens le plus simple et les applications les plus directes de ses paroles écrites ; il « a tracé, dit-il, des portraits chimériques. » Néanmoins, nous l’avons dit, c’est un premier jugement auquel la Revue a le regret de ne pouvoir se soumettre malgré la condamnation qu’il inflige à M. Chasles, et la cour d’appel aura prochainement à prononcer en cette affaire.

Heureusement la vie littéraire a d’habitude un cours plus simple ; elle s’alimente moins de ces incidens exceptionnels que du travail régulier des esprits occupés à explorer tous les domaines, la philosophie, l’histoire, le roman, la poésie. Si la littérature est l’expression des pensées, des tendances d’un pays et d’un temps, n’est-il pas tout simple qu’elle soit en certains momens l’écho d’une préoccupation universelle, qu’elle subisse l’influence des grands événemens ? Depuis un an, on peut le dire, l’Orient est devenu le thème de toute une littérature ; il a eu ses historiens, ses économistes, ses voyageurs, ses poètes même. Un invincible et mystérieux attrait a entraîné les esprits vers ces contrées où existent des conditions sociales si distinctes, où s’agitent des populations si diverses, et où les lieux eux-mêmes gardent une originalité puissante. L’intérêt du moment a remis sur la voie du passé, des traditions de ce monde, et ce qui était l’étude de quelques-uns est devenu l’objet de la curiosité de tous. En dehors même des considérations politiques actuelles, l’Orient n’offre-t-il pas un double caractère ? Il a été le théâtre de la plus florissante civilisation humaine un moment, et il a été le berceau du christianisme. L’univers a recueilli dans son esprit à travers les siècles les merveilleuses traditions du génie grec, et il a reçu dans son âme le souffle religieux venu de la Palestine. Ici, sur la terre hellénique, c’est le paganisme avec ses fables, avec sa grâce et son culte de la forme ; là, dans la Terre-Sainte, c’est la religion du Christ, respirant l’austérité, enseignant le prix de la douleur, et mettant la beauté, la force de l’âme au-dessus de la beauté extérieure. Les lieux mêmes racontent cette histoire et semblent en harmonie avec ces traditions, dont ils évoquent naturellement le souvenir. Dans ce double aspect, l’Orient résume d’une manière en quelque sorte vivante les deux plus grandes phases de la civilisation. Comment les récits des voyageurs qui visitent ces contrées ne réveilleraient-ils pas par leurs tableaux la pensée de ces contrastes de l’histoire ? Ce double caractère de l’Orient apparaissant à la fois est comme le lien de ces deux livres récens, — le Voyage dans le royaume de Grèce de M. Eugène Yemeniz, et la Terre-Sainte de M. Louis Énault.

C’est un poète, M. de Laprade, qui s’est fait l’introducteur de M. Yemeniz en plaçant en tête de son récit une étude ingénieuse et sympathique sur le génie grec, sur toute cette civilisation hellénique dont le voyageur va décrire le théâtre un peu dégénéré. M. de Laprade résume le passé avant d’entrer dans le présent, qui n’apparaît pas toujours, par malheur, sous le même aspect. Le livre de M. Yemeniz a un mérite rare : il peint sans prétention et sans effort, d’un style naturel et simple. L’auteur ne cherche point à pénétrer dans la sphère des problèmes politiques. Parcourant pas à pas la Grèce tout entière, le Péloponèse et l’Argolide, l’Achaïe et la Phocide, il s’arrête en chaque ville, en chaque bourgade, partout assiégé par les souvenirs, évoquant les noms illustres, foulant le sol consacré par l’histoire ou par la poésie, et communiquant cette vive impression d’une terre merveilleuse ou d’un ciel éclatant. Tout cela vient se mêler aux peintures des mœurs actuelles. On a pu souvent le remarquer, un des plus grands intérêts d’un voyage dans un pays comme la Grèce, c’est le rapprochement permanent qui se fait dans l’esprit entre le passé et le présent. Vous parcourez une contrée dont chaque place a son histoire, le nom de Sparte vient sur vos lèvres : que reste-t-il cependant de la ville de Lycurgue ? Au milieu des ruines, une jeune femme assise sur un fragment de rempart garde des moutons et tient un enfant qu’elle endort avec un refrain populaire ; à côté, sur une large pierre, achève de se consumer un feu de berger. Argos, le berceau du peuple de la Grèce, est aujourd’hui un chef-lieu de canton, et son théâtre taillé dans le roc, faisant face au golfe argotique, éclairé par le ciel hellénique, n’a plus pour l’animer la population qui allait entendre les vers de Sophocle et d’Euripide. Ainsi se réveille à chaque instant le sentiment de la fuite des choses. Cependant, même avec ses ruines, la Grèce est toujours la patrie d’Homère, de Phidias et de Platon, et elle garde le reflet de cette beauté que Byron a chantée dans Childe-Harold. Voilà l’Orient grec. C’est l’Orient chrétien que peint M. Énault dans le récit de son excursion en Palestine. Cet Orient a aussi sa poésie, c’est la poésie émouvante et attristée de Jérémie ; il a ses traditions, ce sont les traditions douloureuses du Christ crucifié, et par-dessus tout il garde en quelque sorte l’empreinte divine. Tous ces lieux consacrés, Bethléem, Nazareth, le Carmel, la Voie douloureuse, l’auteur de la Terre-Sainte les parcourt en observateur qui sait voir et raconter, et il y a dans son livre plus d’une page intéressante sur Jérusalem, sur les Juifs, sur les musulmans. Mais quoi ! l’auteur ne nous apprend-il pas qu’on va aujourd’hui en Terre-Sainte, si l’on nous permet ce terme, en train de plaisir ? Au lieu du mystérieux pèlerinage qui avait un caractère religieux et une poésie saisissante, on s’arrange pour aller à Jérusalem et visiter les lieux-saints comme on va sur le Rhin. On s’associe pour voyager, et par le fait il en résulte des frais moins grands et plus de sûreté ; mais la poésie du voyage a disparu, cette poésie qui naît du mystère, de l’inconnu, — et c’est ainsi que la vie idéale perd tout ce que la vie matérielle gagne en facilités de tout genre.

C’est là l’incompatibilité de la poésie et de la politique. La poésie tend à un but idéal, la politique tend à un but pratique ; pour tous les peuples, elle a ses conditions, qui se résument non-seulement dans la poursuite des améliorations morales, mais aussi des améliorations matérielles. Toutes ces questions viennent se mêler au mouvement des partis, et composent l’ensemble de la situation d’un pays. C’est ce qu’on peut voir en Hollande. Depuis les récentes élections, l’attention publique s’est portée tout d’abord sur les suites que le dernier vote électoral pourrait avoir quant à la distribution des partis dans la chambre, et quant à la stabilité du cabinet lui-même. On avait parlé d’un rapprochement entre une portion du ministère et une fraction du parti dont M. Thorbecke est le chef. Le langage de quelques journaux était même de nature à donner de la vraisemblance à ces bruits. Il n’en était rien cependant. Ce rapprochement entre les chefs des libéraux modérés qui sont au ministère et des libéraux avancés qui se groupent autour de M. Thorbecke ne s’est point accompli, et il est même douteux que de longtemps il s’accomplisse. Les esprits calmes des deux côtés déplorent la prolongation de cette scission, qui date déjà de la révision de la loi fondamentale de 1848, et que les luttes de la tribune ou de la presse n’ont fait qu’aggraver ; mais ils ne peuvent pour le moment réussir à vaincre les difficultés qui s’opposent à un rapprochement. Le cabinet de La Haye en est donc réduit à se défendre avec ses forces actuelles contre les diverses oppositions qui existent dans le parlement. En attendant, les luttes politiques qui se renouvelleront probablement plus vives dans la session prochaine, le ministère a cru devoir prolonger la session actuelle, pour mener à bonne fin la discussion du statut colonial, qui est toute une législation laborieusement préparée. Nous n’entrerons pas dans les détails de ce projet considérable, dont la discussion a mis en présence deux principes opposés en fait de gouvernement colonial : l’un qui subordonne les intérêts des possessions d’outre-mer à ceux de la métropole, l’autre qui aboutit au résultat contraire. Cette discussion, qui touche à un intérêt si important pour la Hollande, aura eu dans son ensemble un résultat utile, celui d’éclairer bien des questions d’une lumière pratique et de conduire à une appréciation plus saine de bien d’autres. En dehors de cette affaire du statut colonial, le débat législatif le plus sérieux est celui qui a eu lieu sur une interpellation nouvelle de M. Thorbecke au sujet des affaires étrangères. M. Thorbecke est revenu encore sur le droit des neutres, qu’il trouve peu clair, sur l’emprunt russe, sur le stationnement d’un bâtiment français dans les ports hollandais. Le ministre des affaires étrangères, comme on le pense, ne s’est pas cru obligé de suivre M. Thorbecke dans tous ses développemens et dans des discussions abstraites. Il a seulement éclairci les divers faits qui avaient motivé les interpellations, et quant à l’affaire de l’emprunt russe, il a ajouté qu’il y avait eu entre la France et la Néerlande les explications les plus satisfaisantes, de nature à garantir, les droits de la France comme puissance belligérante,’ainsi que ceux de la Hollande comme état neutre. Il n’en pouvait être autrement.

CH. DE MAZADE.


Les discussions sur la guerre, qui ont occupé la semaine dernière deux séances de la chambre des communes, ont présenté, malgré la réserve dans laquelle elles ont été contenues, un très grand intérêt. La politique de la guerre d’Orient avec toutes les questions complexes de systèmes et d’alliances qu’elle soulève ne peut être resserrée uniquement dans le cercle mystérieux de l’action diplomatique : les notes de cabinet, les entretiens confidentiels de ministres et d’ambassadeurs, les conférences de plénipotentiaires ne suffisent point à la direction d’une si grande affaire européenne. Il y a en Europe une puissance dont l’appui est indispensable, qu’il faut instruire, qu’il faut couvaincre, avec laquelle il faut traiter sans cesse ; cette puissance est l’opinion publique. En Angleterre, cette puissance a son organe régulier dans le parlement. Le ministère anglais, avant la prorogation des chambres, a dû leur exposer la situation politique actuelle ; les séances de la chambre des communes dont nous parlons ont été pour ainsi dire une conférence du gouvernement anglais avec l’opinion publique. Par les points qu’elle a mis en lumière, les engagemens qu’elle a proclamés, par les systèmes d’alliance qu’elle a annoncés, la délibération publique de Wesminster a eu certes au moins autant de gravité et d’importance que bien des conférences de Vienne terminés par des protocoles.

C’est lord John Russell qui, en demandant à la chambre des communes un crédit de 3 millions sterling pour la continuation de la guerre, a présenté l’exposé de la politique du cabinet. Le discours de lord John Russell a porté sur les trois points les plus intéressans et les plus critiques de la situation actuelle, — la réponse faite par l’empereur de Russie à la sommation de l’Autriche, — les conditions sans lesquelles la France et l’Angleterre ne regardent point la paix comme possible avec la Russie, — la coopération de l’Autriche dans la guerre soutenue par les puissances occidentales.

L’empereur de Russie a déjà laissé échapper bien des occasions qui lui ont été offertes de sortir du mauvais pas où il s’est si témérairement engagé, et de se soustraire aux périls dont la guerre actuelle menace son empire. L’invitation si modérée qui lui a été adressée par l’Autriche au commencement du mois de juin est le dernier expédient de ce genre que la patience de l’Europe ait pu lui présenter ; sa réponse, telle que lord John Russell l’a fait connaître, prouve que l’empereur de Russie a repoussé cette chance suprême. L’Autriche avait demandé à l’empereur Nicolas de fixer une date prochaine pour l’évacuation des principautés, et d’adhérer aux principes du protocole du 9 avril. Quant à l’évacuation, sans la refuser en principe, la Russie la subordonne à la position prise par la France et l’Angleterre dans la Mer-Noire et dans la Baltique ; quant au protocole du 9 avril, la Russie dans sa réponse feint de l’accepter en donnant son adhésion formelle à trois principes de ce protocole, l’évacuation des principautés, la stipulation des droits des chrétiens en Turquie et la garantie donnée à ces droits par un arrangement entre la Porte et les puissances européennes ; mais elle passe sous silence le plus important de ces principes, l’entrée de la Turquie dans le concert européen. Ainsi, soit pour le présent, soit pour l’avenir, pas plus pour le fait immédiat de l’évacuation des principautés que pour la condition permanente de la Turquie admise dans la solidarité collective des états européens, la Russie ne veut donner satisfaction à l’Europe. Cette réponse permettait sans doute à l’Autriche d’exécuter sur-le-champ les prévisions de sa convention du 20 avril avec la Prusse, et de son traité du 14 juin avec la Porte. Cependant, par un excès de longanimité ou plutôt sous la pression du mauvais vouloir du roi de Prusse, l’Autriche a consenti à la considérer comme évasive et à la soumettre aux cabinets de Paris et de Londres. Les deux puissances ne pouvaient faire à une communication si peu sérieuse qu’une seule réponse, c’est qu’elles n’avaient rien à répondre. La dernière tentative de l’Autriche auprès de l’empereur de Russie n’a donc eu que deux résultats : dévoiler une fois de plus et épuiser le système de ruse et d’amusement de la politique russe vis-à-vis de l’Allemagne ; poser plus nettement la cause de la guerre, qui est pour la Russie la conservation de ses relations directes et exclusives avec la Porte, pour l’Occident la nécessité d’affranchir la Turquie d’un vasselage oppressif, de rétablir l’indépendance de la Porte et de faire entrer l’empire ottoman dans le cercle des devoirs et des droits réciproques qui garantissent la sécurité des états européens.

La portion la plus significative du discours de lord John Russell a été celle où le ministre anglais a précisé le but de la guerre, en définissant les conditions sans lesquelles la paix n’est plus possible entre la Russie et les occidentales. À la paix, la Russie ne rentrera plus dans le statu quo d’où elle a voulu sortir ; elle ne recouvrera point ses anciens traités avec la Porte ; on ne lui permettra plus de garder à Sébastopol cette position militaire et ces flottes avec lesquelles elle a pu menacer à chaque instant la sécurité de Constantinople et l’existence de la Turquie. Cette déclaration de lord John Russell a produit sur la chambre des communes une sensation profonde ; c’était l’assurance que réclamait impatiemment l’opinion publique. Certes, dans l’état où sont les choses, il était manifeste pour tout le monde que la France et l’Angleterre ne peuvent point abandonner cette guerre sans réduire, au moins pour longtemps, la Russie à l’impuissance de rien tenter contre la Turquie et de troubler le repos de l’Europe ; mais entre une prévision qui flotte dans les esprits et un engagement officiel pris par un grand gouvernement vis-à-vis de l’opinion, la différence est immense. Il y a dans les affaires politiques des conséquences et des perspectives que la plus simple prudence commande de laisser dans l’ombre et de réserver, tant que l’on peut espérer que la conduite des hommes ou des gouvernemens avec lesquels on traite dispensera d’en venir à ces extrémités terribles. C’est ce qui rend si grave la déclaration de lord John Russell, ce qui en fait le point de départ d’une situation nouvelle et caractérisée. Aujourd’hui le mot fatal est prononcé : on sait maintenant ce que l’on veut et où l’on va. Il n’y a plus d’illusion possible, plus d’incertitude, plus d’espérance vague. Personne en Europe ne peut plus songera un replâtrage ; personne, suivant le mot énergique des ministres anglais, ne peut plus compter sur une paix bâclée. La Russie ne peut plus fermer les yeux sur l’inévitable amoindrissement où la conduit la poLItique de l’empereur Nicolas ; nous-mêmes, France et Angleterre, nous ne pouvons plus nous méprendre sur le caractère de cette lutte. Il s’agit pour nous, non plus de contenir la Russie, mais de lui arracher des conquêtes qui datent de Catherine, non plus d’arrêter ses envahissemens, mais de lui faire rebrousser un siècle de son histoire. La tâche que nous entreprenons est une des plus difficiles et des plus vastes ; mais quand on conduit vers une œuvre pareille deux peuples comme l’Angleterre et la France, il faut dès le début la leur montrer dans toute sa grandeur et s’adresser avec franchise à leur courage. C’est ce que lord John Russell a fait lundi dernier, aux applaudissemens de la chambre des communes.

La troisième portion du discours de lord John Russell que nous relèverons est celle où il a parlé du rôle et de la coopération de l’Autriche dans cette guerre. Ce passage du discours de lord John est moins important par ce qu’il a pu apprendre au public sur les dispositions de l’Autriche que par le débat qu’il a soulevé sur la question de l’alliance autrichienne. Tout en rendant justice au concours moral que l’Autriche a prêté jusqu’ici à la politique des puissances occidentales, tout en reconnaissant les nécessités particulières de position qui l’ont empêchée de nous accompagner sur le terrain de l’action, tout en exprimant la crainte qu’elle ne fut pas à bout de patience vis-à-vis de la Russie, et qu’elle pût prolonger encore quelque temps les hésitations apparentes et les lenteurs de sa politique, lord John Russell a déclaré formellement qu’il ne doutait point que l’Autriche ne remplit ses engagemens et ne se réunit à nous contre l’envahisseur de l’empire ottoman. Lord , à la chambre des lords, exprimait le même jour, dans des termes encore plus énergiques, sa confiance dans la coopération active et prochaine de l’Autriche. Nous sommes, quant à nous, persuadés que les prédictions du gouvernement anglais à cet égard seront promptement et heureusement réalisées.

Mais, comme nous le disions, cette allusion de lord John Russell à l’Autriche a introduit dans le débat la question de l’alliance autrichienne. Deux orateurs importans, M. Cobden et M. Layard, se sont emparés de ce thème. Placés à des points de vue diamétralement contraires dans l’appréciation générale de la guerre, l’un, M. Cobden, qui l’a désapprouvée dès l’origine, l’autre, M. Layard, qui a été le membre de la chambre des communes le plus ardent à dénoncer la politique russe et à pousser le gouvernement à la combattre, ils ont pourtant été d’accord à blâmer l’alliance autrichienne. Les argumens de M. Cobden et de M. Layard ne sont pas les mêmes ; ils valent la peine d’être relevés, car, à notre connaissance, l’opinion de ces deux membres du parlement est partagée hors d’Angleterre par quelques esprits distingués.

Les objections de M. Cobden contre l’alliance autrichienne sont les moins sérieuses. M. Cobden s’est toujours montré hostile à cette guerre contre la Russie. Suivant lui, on a exagéré la puissance de la Russie, et la peur que l’on a eue de la voir arriver à Constantinople était chimérique. Du reste il eût très bien pris son parti, il le disait il y a un an, de laisser arriver les Russes à la place des Turcs. Aujourd’hui que la guerre est déclarée, M. Cobden n’affiche plus des opinions aussi excentriques ; mais il harcèle la politique du gouvernement anglais de critiques inconséquentes, qui, si elles étaient écoutées, rendraient la guerre impossible et la conduiraient à un avortement honteux. Par exemple, malgré le déplorable caractère et la triste issue des insurrections grecques, il en est encore à blâmer le gouvernement anglais d’avoir désavoué ces insurrections et d’avoir contribué à les étouffer. Avec de pareils travers d’esprit, la répugnance de M. Cobden pour l’alliance autrichienne est facile à comprendre. Il reproche au gouvernement, en s’alliant à l’Autriche, de faire passer le principe des souverainetés au-dessus du principe des nationalités. M. Kossuth, jaloux du rôle que les événemens actuels réservent à l’Autriche, si elle agit de concert avec l’Occident, a tenté, il y a peu de temps, d’exciter en Angleterre une agitation contre l’alliance autrichienne. Le chef hongrois a essayé de persuader aux populations manufacturières que les alliés dans la guerre actuelle allaient combattre pour l’Autriche contre la Hongrie. Cette préoccupation s’explique jusqu’à un certain point chez M. Kossuth, pour qui la haine de l’Autriche domine tous les intérêts européens ; mais il est étrange de voir un membre du parlement anglais s’emparer du thème de M. Kossuth pour engager son pays à renoncer à une des forces qui doivent contribuer le plus sûrement à une conclusion prompte et décisive de la guerre dans laquelle il est engagé. M. Cobden, qui prétend être un homme pratique et qui a horreur de la guerre, devrait du moins préférer les guerres simples et courtes aux guerres confuses et indéfinies. Or si l’Autriche n’était pas l’alliée de la France et de l’Angleterre, si, comme le souhaite sans doute M. Kossuth, elle avait pris parti pour la Russie, si par suite les puissances occidentales venaient ajouter la question des nationalités et le remaniement de toute l’Europe à la question d’Orient, dans quel chaos, et pour combien d’années, l’Europe ne serait-elle pas plongée ! et quels ne seraient point les hasards et les périls de la lutte ! Les libéraux de l’Europe, aussi sympathiques aux nationalités que M. Cobden, mais plus logique que lui, voulant la fin, doivent vouloir les moyens. La fin, c’est l’affaiblissement de la Russie ; les moyens les plus prompts et les plus sûrs sont dans l’alliance et la coopération de tous les états que l’Occident pourra enrôler dans sa cause. Ils savent bien que le résultat de cette guerre ne peut qu’être utile aux idées généreuses qui les animent, et que l’abaissement de l’autocratie russe sera pour la liberté européenne une des victoires les plus fécondes qu’elle puisse poursuivre.

M. Layard a éloquemment et spirituellement réfuté quelques-uns des sophismes de M. Cobden. À ces déclamations de M. Kossuth, dont M. Cobden venait de se faire l’écho, M. Layard répondit par un souvenir saisissant. « Quand l’honorable membre cite le nom de M. Kossuth, je ne peux oublier, dit M. Layard, la position où s’est trouvé, il y a quelques années, le grand chef hongrois. Il vint en Turquie, en fugitif, demander une protection qui lui fut donnée. Il doit, dans toute l’étendue du mot, la vie à la Porte, et je crois que dans ce temps-là M. Cobden écrivit lui-même à la Porte que si le gouvernement ottoman persistait dans la protection qu’il accordait aux Hongrois, la Turquie aurait toujours en lui un défenseur. On voit comment l’honorable membre tient sa promesse ! » Cependant M. Layard, par des raisons plus spécieuses, mais que nous ne croyons pas plus solides, est arrivé à la même conclusion que M. Cobden contre l’alliance autrichienne. Suivant lui, la neutralité de l’Autriche eût été préférable à son concours actif. « Sa coopération, incertaine jusqu’à présent, ralentit et paralyse nos efforts dans cette première campagne ; à la conclusion de la paix, elle deviendra un embarras, parce que l’Autriche ne voudra pas imposer à la Russie des conditions aussi dures que celles que nos intérêts nous prescrivent de lui infliger. » Aucune de ces considérations ne nous paraît fondée. Avant tout, un fait nous semble déterminer la véritable importance du concours de l’Autriche, ce sont les efforts de la Russie pour la maintenir dans la neutralité. La neutralité autrichienne est un intérêt russe, la mission du comte Orlof et les dernières tentatives du prince Gortchakof l’indiquent assez. La neutralité de l’Autriche, il suffit de regarder la carte pour en être convaincu, c’était pour la Russie la sécurité de son champ de bataille dans les principautés ; avec l’hostilité déclarée de l’Autriche, on ne tardera pas à le voir, les Russes ne peuvent plus occuper la Moldavie et la Valachie. Une impatience légitime dans le sentiment qui l’inspire, mais peut-être un peu puérile, se plaint des lenteurs que nous communiquent les incertitudes apparentes de l’Autriche ; mais qui peut douter du dommage bien plus grave que ces incertitudes seules ont fait aux Russes ? Ne sont-elles pas la cause principale du décousu et de la confusion des plans de campagne du prince Paskéwitch et du prince Gortchakof ? On se trompe d’ailleurs, si l’on croit que c’est la pression de la France et de l’Angleterre qui a fait sortir l’Autriche de la neutralité. On ne peut rester neutre dans la question qui s’agite sur les bords du Danube que si l’on y est indifférent, ou si l’on ne se croit pas assez fort ; or le gouvernement autrichien ne peut être indifférent à une guerre dont le Bas-Danube est le théâtre ; sa neutralité n’eût donc été qu’un aveu de faiblesse, et nous ne pensons pas que le cabinet de Vienne, quelles qu’aient été la sincérité de ses vœux pacifiques et la persévérance de ses négociations, se soit arrêté un seul moment à la pensée d’une abdication si humble de son rôle naturel pour le jour où la guerre réclamerait son intervention. Reste le troisième argument de M. Layard, les embarras que nous suscitera le concours de l’Autriche, lorsqu’il s’agira de dicter à la Russie les conditions de la paix. Ici encore l’intérêt évident de l’Autriche réfute de pareilles craintes. Quand l’Autriche aura pris le parti de tirer l’épée contre la Russie, elle sera la puissance européenne la plus intéressée à l’affaiblissement d’un voisin au ressentiment duquel elle resterait exposée. Sans doute nous croyons comme M. Layard que la France et l’Angleterre n’ont pas besoin d’alliés pour venir à bout de la Russie ; mais à nos yeux, indépendamment de l’avantage naturel qu’il y a toujours à réunir contre l’ennemi le plus de forces possible, la France a encore un intérêt plus direct peut-être que l’Angleterre à l’alliance autrichienne. Pour l’Angleterre, la guerre actuelle aura des résultats maritimes et commerciaux que la France ne pourra point partager également avec elle. Le dédommagement de la France ne peut être que continental ; nous ne pouvons avoir d’autre profit que le changement du système des alliances de l’Europe centrale, que la dissolution de cette ligue du Nord, qui, cimentée depuis quarante ans, ne nous a point laissé pendant sa durée de sécurité véritable, et dont la rupture éclatante de l’Autriche avec la Russie sera pour nous le premier gage.

Nous n’avons pas d’autres observations à présenter sur les dernières discussions du parlement anglais relativement à la guerre. Les petites manœuvres de parti, les attaques personnelles contre tel ou tel ministre, sont des incidens insigniflans à côté de ces grands intérêts, et ne peuvent avoir aucun attrait pour des étrangers. La seule chose qu’il y ait à constater, c’est que l’opinion de M. Cobden n’a pas d’écho dans la chambre des communes, et qu’au fond, pour la conduite de la grande guerre entreprise par l’Angleterre et par la France, il n’y a entre les partis anglais qu’une émulation de patriotisme. eugène forcade.



BEAUX-ARTS. — LA JEANNE D’ARC DE M. INGRES.

Le musée du Luxembourg doit s’enrichir prochainement d’une nouvelle œuvre de M. Ingres, œuvre importante par le sujet et par l’exécution. Cette fois l’éminent artiste est entré pleinement dans l’histoire de France, ou plutôt dans la poésie de cette histoire : c’est Jeanne d’Arc, notre grande héroïne nationale, qu’il a voulu nous montrer. Nous voudrions essayer de donner une idée de cette peinture, terminée hier. Et d’abord, un mot sur les souvenirs qu’elle éveille dans notre esprit et dans notre cœur. Le 17 juillet 1420, la France triomphante, mais couverte de plaies, sacrait son roi sous les voûtes de la cathédrale de Reims. Charles VII reprenait des mains d’une femme la couronne que, dans sa lâche insouciance, il avait laissée tomber. Éternel sujet de surprise et d’admiration ! cette femme n’était qu’une simple bergère, une paysanne de dix-huit ans qui ne savait pas lire, mais dont la sublime ignorance confondait tous les docteurs. Naguère rougissante et timide, Jeanne aujourd’hui commandait au peuple et à l’armée ; elle avait su dompter par son chaste regard les hommes les plus féroces et les plus dissolus de la terre, les capitaines de Charles VII, ces farouches Armagnacs, demi-seigneurs, demi-brigands. Non, l’histoire n’offre pas deux épisodes comme celui de Jeanne d’Arc. Jamais créature plus noble, plus immaculée, n’a été montrée aux hommes ; jamais dévouement plus extraordinaire, plus imprévu, n’a été payé d’une plus noire ingratitude. Au commencement d’un abominable siècle que Dieu punissait déjà en lui envoyait tous les fléaux, du fond de cette boue détrempée dans le sang, en face d’une cour astucieuse et débauchée, en face de l’étranger devenu maître de la France, quand la désolation était partout, au moment où la monarchie française s’écroulait, — tout à coup on voit s’élever une belle et simple fille qui, sans autre prestige que son enthousiasme et sa foi, entraîne après elle, sur le chemin de la victoire, prêtres, courtisans, peuple et soldats, et délivre en quelques mois du joug anglais son pays et son roi, qui bientôt après l’abandonnèrent aux fureurs de l’ennemi ! Par son patriotisme, Jeanne appartient à l’antiquité ; par cette voix d’en haut qui lui commande et qu’elle écoute, Jeanne rentre dans la légende ; par quelques larmes au moment du supplice, Jeanne retombe au niveau de l’humanité, et nous ne l’en aimons que mieux.

Rapide et tragique histoire ! Elle commence dans les verdoyantes vallées de la Meuse, sous les feuilles du vieux hêtre hanté par les fées ; elle prend fin entre les noires murailles de Rouen, sur un bûcher, au milieu d’une soldatesque ennemie, ivre de superstition et de vengeance, et dont la férocité s’accroît sous l’influence de quelques démons revêtus de la pourpre sacerdotale. Oh ! comme les visions de la prairie, blanches figures de saintes dont la voix était si douce qu’elle faisait pleurer Jeanne, comme le petit jardin qui se cache dans l’ombre du clocher de Domremy, lieu saint où la vierge rêveuse et muette se transformait lentement en une amazone chrétienne parmi les fleurs et sous les regards des anges, comme cette églogue qui prépare une explosion héroïque rafraîchit notre âme troublée par les luttes sanglantes d’un monde de damnation et de mort ! Jeanne si mystérieuse et si naïve à la fois, Jeanne l’ignorante, plus savante néanmoins que les plus fins politiques, puisque c’est Dieu qui la conseille, Jeanne est venue clore le grand cercle mythologique dans lequel l’antiquité et le moyen âge se trouvent circonscrits. À partir de cet instant, c’est la plate réalité qui gouverne ; le merveilleux disparaît, le miracle est à jamais chassé de l’histoire.

Que Jeanne d’Arc ait existé, que ce soit une réalité certaine, personne n’ose le nier, car le monde entier l’affirme, et cependant qui osera dire aussi que Jeanne n’est point une apparition, une fille du ciel un instant descendue sur la terre pour racheter la France par son propre sang ? À ce titre, elle appartient encore moins à l’histoire qu’à la poésie et aux arts ; mais où est-il le poème, le poème national, le vrai poème ? Nous connaissons un monument déplorable des erreurs du génie, quand par hasard le cœur ne le gouverne pas. Oui, voilà ce que nous avons ; mais dans le monde des arts que voyons-nous ? Quelques tentatives estimables, quelques efforts isolés, une œuvre intéressante et gracieuse plus que savante. Dans l’antiquité Jeanne aurait eu des autels.

Retracer l’image de cette pure et noble Jeanne est cependant une tâche attrayante et bien faite pour réveiller l’enthousiasme. Cette tâche devait tenter M. Ingres. Le peintre des apothéoses, avec son goût élevé, sa main si sûre, nous a rendu notre héroïne, il l’a canonisée. Nous sommes dans la cathédrale de Reims sous les voûtes du chœur, dont les vitraux brillamment coloriés laissent échapper une lumière diaprée. Fumée d’encens, tentures fleurdelisées, ornemens précieux, tout annonce une grande solennité. Isolée et debout sur les marches de l’autel, Jeanne étend la main vers cette couronne de France dont la restitution lui coûtera bientôt la vie. De l’autre main, main nerveuse et propre à manier le glaive, elle tient son étendard, où l’on voit Dieu et les saints. Jeanne est couverte de son armure sauf le casque, qui est à ses pieds. Une longue tunique blanche, brodée d’or, que recouvre la cuirasse, tombe chastement de la ceinture aux talons. La lourde et vieille épée de sainte Catherine de Fierbois est attachée à son flanc. Au-dessous, à gauche, Jean Pasquerel, son aumônier, est en prière. Daulon, son écuyer, se tient tout droit derrière le moine. Dans ce Jean Daulon, nous avons reconnu M. Ingres à l’âge de cinquante ans. Nul doute que par une délicate attention le grand artiste n’ait voulu se montrer sous les traits du plus fidèle des serviteurs de Jeanne d’Arc. Quelques pages que l’on aperçoit au fond du tableau complètent la maison de cette brave et noble fille. Donnez ce sujet à un homme ordinaire, et il vous représentera Charles VII et toute sa cour. Rendons hommage au sens moral de M. Ingres, qui a cru qu’il était impossible de montrer le prince ingrat et lâche à côté de sa victime. Ce trait, je l’aime autant que celui du peintre grec qui jette un voile sur la tête d’Agamemnon pendant le sacrifice d’Iphigénie.

Mais ce que l’artiste s’est attaché à représenter, c’est la femme qui prit en pitié ce pauvre royaume de France, c’est la vierge celtique dont la piété naïve s’exalte au fond des bois, aux murmures du vent, aux sons de la cloche lointaine ; c’est cette Jeanne entourée de tant de douceur que les oiseaux du ciel venaient la trouver, et qui depuis égala en bravoure Saintrailles et Dunois. Dire ce qu’il y a de tristesse délicieuse, de simplicité sublime dans cette tête adorable qu’encadre une forêt de cheveux blonds, serait impossible. Un léger cercle lumineux couronne ce front si pur. Il rappelle que sainte Jeanne d’Arc est morte martyre pour la défense de sa religion, de sa patrie et de son roi[1].

Si cette œuvre nouvelle de M. Ingres est très simple, puisqu’elle se borne à quelques figures, elle nous montre encore mieux par cela même le caractère philosophique de son talent. M. Ingres, avant tout, est l’homme de la pensée, des hautes conceptions, et par un bonheur singulier l’exécution chez lui est toujours à la hauteur de l’idée. Si donc la Jeanne d’Arc à Reims est marquée au coin de l’idéal, elle est aussi vivante, vraie et hautement historique. La nouvelle œuvre de M. Ingres sera bientôt connue du public, mais or peut dès aujourd’hui signaler l’esprit dans lequel elle a été conçue. Protestation, c’est ainsi qu’elle se nomme, protestation contre un poème qu’il faudrait effacer de notre littérature, protestation contre la cruelle indifférence de l’art national. Elle est écrite par une main puissante, sous l’inspiration d’une âme pleine encore de feu et de jeunesse. C’est une des nombreuses manifestations de la même idée ou plutôt du même culte. Les grandes pensées viennent du cœur, a-t-on dit ; c’est de là que viennent aussi les grands talens. Les arts peuvent donner des leçons aux peuples et aux rois, car leur morale est attrayante et saisissable. L’auteur de cette apothéose de Jeanne d’Arc croit fermement que c’est par le beau que l’on remonte à Dieu.

ERNEST VINET.




À une époque où tant de plumes indiscrètes portent le trouble et multiplient les chances d’erreur dans le domaine de la critique, n’est-ce pas protester indirectement contre cet oubli trop fréquent des convenances littéraires que d’adresser à un vrai poète des paroles empreintes de cet affectueux intérêt qu’il appartient à certains talens de faire naître, et qu’il ne sied jamais de leur refuser ? Quand les attaques ne se produisent pas seulement en France, quand elles trouvent des plumes françaises pour les aggraver en les propageant dans des journaux étrangers, on sent plus vivement encore ce besoin de protester, en opposant à d’injustifiables allégations l’expression d’une sympathie sincère. C’est ce sentiment qui nous semble avoir dicté les stances qu’on va lire, et on comprendra que la Revue aime à s’y associer.

V. DE MARS.


À M. ALFRED DE MUSSET.

L’autre jour, à l’heure où se lève
L’aube que le matin soulève,
À l’heure où le jeune printemps
Avec amour répand la sève,
Je nie promenais dans les champs.

J’allais, rêvant ma rêverie.
Dans l’herbe mouillée et fleurie ;
Déjà le soleil égayait
La verdure de la prairie.
Et la nature souriait.

Près de l’aubépine vermeille,
L’oiseau que l’aurore réveille
Chantait sur le bord de son nid,
Et çà et là la jaune abeille
Cherchait son miel que Dieu bénit.


Je cheminais sous l’ombre amie,
Seul, libre et l’âme épanouie ;
J’aperçois au bout du sentier
Une jeune fille endormie.
Assise sous un églantier.

Une lyre est sur sa poitrine ;
Le gazon à peine s’incline
Sous le poids de son corps charmant.
Que la brise errante dessine
Sous les plis de son vêtement.

Elle est blonde, elle est jeune et belle.
Doucement je m’approche d’elle.
Je prends sa main pour l’éveiller ;
Elle entr’ouvre un peu sa prunelle
Et n’a pas l’air de s’effrayer.

Sur ses traits divins rien d’austère.
Son œil, doux comme une prière.
Abonde en regards ingénus ;
Sa joue est pâle, et la poussière
A terni ses petits pieds nus.

Son visage est celui d’un ange ;
Une mélancolie étrange
En voile la chaste douceur.
Et son sein, rond comme une orange,
Tressaille du bruit de son cœur.

Autour de son front qui se penche,
Sur son épaule rose et blanche
Ses cheveux viennent se boucler.
Mais de ses yeux bleu de pervenche
Des pleurs semblent prêts à couler.

« Que fais-tu là sur l’herbe verte ?
Pourquoi cette robe entr’ouverte ?
Pourquoi venir avant le jour
Dans cette campagne déserte ?
Ma blonde enfant, est-ce l’amour,

« Est-ce une amoureuse souffranc
Qui te fait chercher le silence
Et des bois l’asile écarté ?
Le printemps chante l’espérance ;
Pitié, vierge, pour ta beauté ! »

Sur ses lèvres, un doux sourire
Passa, mais je ne saurais dire
S’il fut triste ou s’il fut joyeux ;

Elle laissa tomber sa lyre
Et du doigt me montra les cieux.

« L’amour, dit-elle, m’a blessée,
De pleurs ma paupière est lassée,
Mon cœur tristement s’est fermé ;
Écoute ma plainte insensée :
N’as-tu pas vu mon bien-aimé ?

« Oui, mon bien-aimé me délaisse ;
Sur l’oreiller de la paresse
Oublirait-il mon souvenir ?
Moi qui suis toute sa jeunesse.
De quoi veut-il donc me punir ?

« De sa lampe il éteint la flamme.
Où va-t-il ? Peut-être une femme.
Qui se hâte de moissonner
Les plus beaux épis de son âme.
Ne me laissera qu’à glaner.

« Où s’en vont ses pas ? Je l’ignore.
Je crains qu’il ne m’apporte encore
Un cœur meurtri par les douleurs ;
Au moins, quand l’ennui le dévore,
Il me revient les yeux en pleurs.

« Mon baiser lui rend son génie :
Je prends aux brises l’harmonie.
Le frais parfum aux buissons verts.
Aux cieux leur lumière infinie.
Trésors qu’il mêle dans ses vers.

« Son esprit joue et n’a point d’arme.
Et dans ses vers, bouquet de Parme,
Chante un oiseau doux et moqueur ;
Mais il change en perle une larme,
Une larme qui vient du cœur.

« Tu le connais, si tu sais lire ;
C’est lui qui, dans un beau délire,
Soupira d’immortels ennuis ;
Chacun se tut devant sa lyre
Pour écouter ses quatre Nuits.

« Il me reviendra, je l’espère :
Nous nous aimons, il est mon frère
Ou plutôt il est mon amant,
Mais il me parle avec mystère
Et m’aime à genoux seulement.


« Que veut-il donc, ce cher poète ?
Son nom partout est une fête ;
N’est-il pas encor satisfait
Des myrtes dont j’ai ceint sa tête ?
Serait-ce un ingrat que j’ai fait ?

« Parfois un vain espoir me leurre.
Si je pouvais le voir une heure,
Un chant naîtrait de nos amours.
Dis-lui que loin de lui je pleure,
Que je l’aime et l’attends toujours. »

Ô Musset, ta Muse t’appelle ;
Reviens vers la jeune immortelle
Dont la joie est de t’écouter !
Chante ! ta Muse est toujours belle ;
Il faut aimer, il faut chanter !

Que ton vers sanglote ou sourie,
Qu’il badine avec raillerie
Ou qu’il voltige autour du cœur.
Retourne à ta vierge chérie.
Celle que tu nommais ta sœur.

Laisse encor jaser ta jeunesse,
Raconte-nous la folle ivresse
Des doux supplices de l’amour :
Vois ! le ciel offre à ta paresse
La gloire et les rayons du jour.

Henri Cantel.


REVUE LITTÉRAIRE.
. Ancien Théatre français, ou Collection des ouvrages dramatiques les plus remarquables depuis les mystères jusqu’à Corneille, publiée par M. Viollet-le-Duc[2]. — II. La Confrérie de Notre-Dame-du-Puy. par M. A. Breuil[3].

En étudiant l’histoire ou la littérature du moyen âge, nous avons eu plus d’une fois déjà l’occasion de remarquer avec quelle force éclatent, dans cette époque orageuse et troublée, les contradictions et les contrastes. L’esprit humain semble emporté par deux courans opposés, dont l’un l’entraîne vers l’infini, et l’autre le ramène sans cesse vers la réalité la plus positive et la plus poignante. L’homme racheté et l’homme déchu, les élus et les réprouvés sont toujours et partout en présence ; l’extrême charité dans les mœurs touche à l’extrême barbarie, de même que dans la littérature l’ironie la plus amère et le doute le plus hardi confinent aux plus hautes aspirations du mysticisme. C’est surtout dans le théâtre que se rencontrent les deux tendances contraires que nous venons de signaler. En effet, par les mystères et les miracles l’art dramatique s’inspire exclusivement des souvenirs et de l’histoire du christianisme ; en plaçant sous les yeux du spectateur les héros et les martyrs de la foi, il cherche bien moins à l’amuser qu’à l’instruire et à l’édifier par de grands exemples. Il lui montre le ciel et l’enfer, il lui révèle tous les secrets de ce monde inconnu où la mort l’introduira plus tard, et de la sorte le drame sacré n’est pour la foule que le commentaire vivant de sa croyance. Mais pour que ce drame fût véritablement populaire, il fallait au peuple l’ardeur d’une conviction sincère ; aussi, quand le mysticisme eut replié ses ailes, quand la libre discussion eut pénétré dans les domaines jusqu’alors inaccessibles de la foi, le drame sacré vit décliner peu à peu sa puissance et son prestige. La société du moyen âge devint en vieillissant railleuse et sceptique ; elle voulut rire au lieu de s’édifier, et si elle chercha parfois à s’instruire encore par le théâtre, ce fut à l’expérience humaine plutôt qu’à la tradition religieuse qu’elle demanda des préceptes. De là cette révolution qui s’opéra au XVe siècle et au XVIe dans l’art dramatique, révolution qui remplaça les miracles et les mystères par les moralités, les farces et les sotties, c’est-à-dire l’inspiration chrétienne par l’inspiration philosophique et profane.

Les publications relatives à notre ancien théâtre ont été assez nombreuses dans ces dernières années : il y a eu même un moment d’engouement, et l’on a vu quelques érudits opposer aux chefs-d’œuvre de Racine et de Corneille les immenses compositions rimées des confrères de la Passion, comme on a quelquefois opposé à l’Iliade la Chanson de Roland ; mais le public n’a point tardé à faire justice de cette exagération. Néanmoins, tout en réduisant les compositions scéniques du moyen âge à leur juste valeur, il a gardé pour elles un vif intérêt de curiosité historique, parce qu’il y trouvait de précieuses révélations sur les mœurs, l’esprit et les tendances littéraires de la vieille société française. C’est à ce point de vue que répond la publication que vient d’entreprendre M. Viollet-le-Duc sous ce titre : Ancien Théâtre français, ou Collection des Ouvrages dramatiques les plus remarquables depuis les Mystères jusqu’à Corneille.

La première partie de cette curieuse collection comprend trois volumes, format elzévirien, et nous devons d’abord féliciter l’éditeur[4] de ces charmans petits livres. En les parcourant, on rajeunit de deux cents ans, et les fleurons, les lettres rouges des titres, les réglures d’un papier solide, tout rappelle les bonnes traditions de l’art typographique au XVIe et au XVIIe siècle. Quant aux compositions scéniques qui s’y trouvent réunies, on peut dire sans exagération qu’elles offrent ce que l’ancien esprit français a produit de plus vif, de plus mordant et quelquefois aussi de plus hardiment trivial dans cette veine railleuse et sceptique qui forme avec les mystères et les miracles un si bizarre contraste. Ces compositions, au nombre de soixante-quatre, sont reproduites d’après un recueil découvert récemment en Allemagne et conservé aujourd’hui au British Museum. Ce recueil, formé de pièces imprimées séparément en caractères gothiques, vers le milieu du XVIe siècle, à Paris, à Lyon et à Rouen, paraît avoir appartenu à un Allemand, amateur de théâtre, qui, venu en France vers 1550, aura réuni en un seul volume les brochures achetées dans le cours de son voyage. Cinq ou six de ces pièces au plus étaient connues jusqu’à ce jour, soit par des exemplaires imprimés, soit par des copies manuscrites, et la plupart peuvent ainsi être regardées comme paraissant pour la première fois. Les divers genres de la littérature dramatique du moyen âge y sont représentés en nombre suffisant pour donner une idée précise de notre ancien théâtre, en dehors toutefois des miracles et des mystères, qui se rattachent à une tradition différente, c’est-à-dire à l’histoire sainte et au mysticisme. Ce qui compose, à une seule exception près, cette première partie de la collection de M. Viollet-le-Duc, ce sont des farces d’abord, puis des moralités, des sotties et des sermons joyeux.

Les farces qu’on désignait, on le sait, sous le nom de farces joyeuses, facétieuses, récréatives, historiques, enfarinées, etc. y correspondent assez exactement à ce qu’on appelle, dans le vocabulaire du théâtre moderne, vaudeville, parade, folie ou pochade. Seulement l’intention satirique y est beaucoup plus marquée, et s’il y a presque toujours absence d’intrigue et de péripéties, on y trouve du moins, dans l’étude des caractères et la critique des mœurs, une verve pénétrante et une force qu’on chercherait en vain dans la plupart de nos pièces contemporaines. Toutes les conditions sociales y sont flagellées sans merci, et les hommes de guerre, les moines, les médecins, les pédans, les gens de robe et les gens de métier y figurent tour à tour avec leurs passions les plus triviales, leurs ridicules et leurs vices. Les femmes surtout sont l’objet constant des plus violens sarcasmes ; les auteurs inconnus de ces vives satires ne mettent jamais en jeu les sentimens affectueux du cœur. Pour eux, comme pour la plupart des casuistes, comme pour les auteurs des bestiaires et des fabliaux, la femme est un être plein d’astuce et de malice, mobile, irréfléchi dans ses affections, impérieux dans sa faiblesse, irritable, jaloux et trompeur par instinct. Ce caractère diabolique des filles d’Eve ne se dément jamais, et il semble même que, pour les humilier plus profondément, les auteurs des farces s’appliquent de préférence à les montrer dans la condition la plus sérieuse de leur sexe, dans le mariage, car ce sont presque toujours des femmes mariées qui occupent la scène. Le Conseil du Nouveau marié, la Farce très bonne et très joyeuse de l’Obstination des Femmes et la Farce du Cuvier résument heureusement ce qu’on pourrait appeler la critique du ménage dans notre ancien théâtre.

Dans la première des pièces que nous venons de citer, — le Conseil du nouveau marié, — un jeune mari s’aperçoit, bien avant la fin de la lune de miel, que sa nouvelle condition est espineuse et empeschante, comme on disait au XVIe siècle. Pour s’éclairer sur la conduite qu’il doit tenir, il va consulter un docteur, en le priant de le renseigner sur les problèmes de la casuistique conjugale. — Que faudra-t-il faire, lui dit-il, si, comme je le crains, ma femme est jalouse ? — Je ne vois à cela d’autre remède que d’être jaloux à ton tour. — Et si elle est infidèle ? — Tu te persuaderas fermement qu’elle est vertueuse ; tu ne la surveilleras jamais, pour ne point t’assurer de ton malheur. Quand on te fera quelque rapport contre elle, tu n’en croiras pas un mot, et dans tous les cas, tu te consoleras en te souvenant des maximes des sages qui recommandent la résignation. — Et si elle est acariâtre et me cherche querelle ? — Eh bien ! tu iras te promener. — Et si elle aime le vin ? — Alors tu mettras de l’eau dans tes barils. Mais de quelque façon que tu te conduises avec elle, il faut faire une ample provision de patience, car, je t’en préviens.


Tu seras homme plus martyr
Que saint Laurent qu’on fit rostir.


Le mari paie la consultation quatre écus, et s’en va en disant :


Je voy bien qu’il me faut souffrir.
Et mon corps à tourment offrir.


La Farce de l’Obstination des Femmes est le développement dialogué de ce vieux dicton : Ce que femme veut. Dieu le veut. La scène s’ouvre par un mari qui se lamente, comme toujours, sur les tracas du ménage. — Travaillons, dit-il, car si ma femme me trouvait à ne rien faire, elle me battrait. Voyons, je vais arranger une cage, et j’y mettrai ma pie, qui m’amusera par son babil. — La femme arrive. — Que faites-vous là ? pour quel oiseau préparez-vous cette cage ? — Pour une pie ; c’est un bel oiseau qui parle comme un docteur. — Eh bien ! je vous dis, moi, reprend la dame, que je ne veux pas d’une pie. Vous y mettrez un coucou, et si vous me refusez, je vous bats, je vous mords et je vous quitte. — Le pauvre mari essaie en vain quelques observations. Il se désole de voir qu’un motif aussi futile excite de pareilles tempêtes ; les prières et les protestations ne font qu’irriter de plus en plus son opiniâtre moitié ; elle crie d’autant plus fort qu’il insiste plus vivement pour qu’elle se taise. — Je la tuerais, dit-il, qu’elle crierait encore. — Et enfin, pour rétablir la paix, il ne voit d’autre moyen que de promettre à sa femme l’oiseau qu’elle désire, en s’engageant à lui en rapporter un, lors même qu’il ne pourrait en trouver.

Dans les pièces du genre de celles dont nous venons de parler, ce sont presque toujours les maris qui, en dernière analyse, se trouvent mystifiés. Il en est cependant quelques-unes où, par exception, le dénoûment tourne contre les femmes ; nous citerons comme exemple la Farce du Cuvier, jouée par trois personnages, Jaquinot, sa femme et sa belle-mère.

— Peste soit de l’union conjugale ! dit Jaquinot en entrant en scène, car c’est là le début obligé.


Ce n’est que tempeste et orage.


Ma femme crie le matin et le soir, le jour et la nuit ; mais j’en aurai raison. — Arrive la belle-mère, qui tance vertement son gendre et lui démontre que la première vertu d’un mari est l’obéissance passive. La femme, de son côté, enchérit sur cette théorie, et promet à l’avenir d’être la plus douce et la plus aimable du monde, pourvu que Jaquinot s’engage à faire toutes ses volontés.


Pour vous mieulx souvenir du faict,
Il vous convient faire ung roullet,
Et mettre tout en ung feuillet
Ce qu’elle vous commandera,

dit la belle-mère. — Je suis prêt, répond Jaquinot, parlez, je vais écrire. —

Vous vous lèverez le premier, reprend la femme ; la nuit, si l’enfant se réveille, vous le bercerez, le promènerez, le porterez et rendormirez. Vous ferez le pain et la lessive, vous mettrez le pot au feu, et enfin dès aujourd’hui :


… Vous me ayderez à l’ordre
La lessive auprès du cuvier.


Avez-vous écrit ? — C’est fait. — Eh bien ! maintenant, signez et obéissez. — Jaquinot signe, et la femme, pour première épreuve, le conduit auprès de la cuve qui sert à blanchir le linge ; mais le pied lui manque, et la voilà tombée dans l’eau. Or la cuve était profonde et pleine jusqu’au bord. — Jaquinot, s’écrie la belle-mère, secourez votre femme, tirez-la de ce baquet. — Cela, répond Jaquinot, n’est pas dans mon roullet. — Mon bon mari, dit la femme à son tour, sauvez-moi la vie, tendez-moi la main. — Cela n’est point dans mon roullet. — Et à chaque plainte, à chaque prière de sa femme, l’impassible Jaquinot oppose la même réponse, en répétant l’une après l’autre toutes les conditions qui lui ont été imposées.


LA FEMME.

Hélas ! qui à moy n’attendra
La mort me viendra enlever.

JAQUINOT, lisant son roullet.

Boulenger, fournier et buer…

LA FEMME.

Tost pensez de me secourir.

JAQUINOT.

Aller, venir, trotter, courir…


Il y a là un jeu de scène qui, malgré la trivialité de la donnée première, pourrait figurer dans la bonne comédie, et qui, rehaussé par le style éclatant de Molière, ne serait point indigne de ce grand maître. Après bien des supplications, la femme demande grâce, et s’engage à faire elle-même tout ce qu’elle avait exigé de son mari. Alors Jaquinot l’aide à sortir de la cuve, et elle lui promet qu’à l’avenir elle lui permettra d’être le maître.

On le voit par les détails qu’on vient de lire, ces bonnes gens du moyen âge, qu’on a représentés tant de fois comme des Werther et des Saint-Preux, vivant, soupirant et mourant pour les dames, étaient loin d’être galans envers elles dans leur théâtre, et nous serions pour notre part assez disposé à croire qu’ils ne l’étaient guère plus dans la vie pratique. Le servage d’amour de la chevalerie n’est peut-être en réalité qu’une affaire tout extérieure d’étiquette, un jeu d’esprit des romanciers et des poètes. Nous nous sommes toujours défié de cette teinte rêveuse et sentimentale dont on a voulu colorer les mœurs du bon vieux temps, car on en rencontre difficilement les traces dans les faits positifs. Sans doute il y a eu à toutes les époques des natures d’élite ouvertes aux pures affections du cœur ; mais ces sentimens ont été, nous le pensons, très rares et très exceptionnels dans notre vieille civilisation, aussi bien parmi les chevaliers que parmi les vilains. Les mœurs dans la pratique étaient généralement grossières et sensuelles : les troubadours eux-mêmes sont les descendans directs des poètes érotiques latins dans ce qu’ils ont de plus positif, et les lettres tant vantées d’Héloïse pourraient bien n’être après tout qu’un simple jeu d’esprit, un roman fait à plaisir comme l’histoire du sire de Coucy et de la dame de Fayel. M. Guizot a dit avec raison que les hommes du vieux temps, pour échapper aux souffrances d’une société incomplète et barbare, se créaient dans les légendes pieuses un monde idéal auquel ils demandaient tout ce qui manquait à leur vie. On peut croire de même que quelques esprits délicats, pour se consoler du spectacle de la réalité, se sont créé par exception des utopies sentimentales, et que la tendresse épurée de certaines œuvres littéraires, poésies ou romans, n’est dans le passé que la légende de l’amour. Au XVIe siècle, c’est-à-dire durant la période à laquelle appartiennent la plupart des pièces qui nous occupent, le matérialisme des sens est, s’il se peut, plus grand encore que dans le cœur même du moyen âge. Brantôme, Rabelais et Montaigne sont les véritables peintres des mœurs de cette époque, et l’on sait en quels termes ils ont tous trois parlé des femmes et même du mariage. Montaigne en effet répète avec l’originalité saisissante de son style et de sa pensée ce que les auteurs des farces ont répété cent fois dans un langage cynique et trivial. Les casuistes sont en ce point d’accord avec les railleurs, et dans le XVIIe siècle encore Pascal lui-même, subissant l’influence de cette double tradition, déclare que le mariage est la plus basse des conditions du christianisme.

Quelquefois la farce n’est qu’un proverbe en action, comme celle du Goutteux, qui offre le développement de ces deux vers :


Il n’est point de plus mauvais sourds
Que ceux qui ne veulent ouyr.


On voit dans cette bouffonnerie un valet, auquel son maître impotent demande un médecin, aller chercher, au lieu d’un docteur, les Chroniques de Gargantua, et lui ramener ensuite, au lieu d’un prêtre, un marchand de chausses qui, tout aussi obstiné que lui de son entendement, ne se donne jamais la peine d’écouter, parle toujours et veut de force prendre mesure d’une paire de chausses au pauvre goutteux qu’il fait damner en le tirant par sa jambe malade.

Dans les compositions de ce genre, tout l’agrément de la pièce roule sur des coq-à-l’âne et des quiproquos ; mais quelquefois une verve satirique impitoyable rehausse la pauvreté ou l’invraisemblance du fond, et l’intérêt se soutient par l’esprit et la malice. La Résurrection de Jenin Landore offre dans ce genre un curieux spécimen. Jenin Landore est trépassé depuis quelques jours, et sa femme, qui ne l’a jamais mieux aimé que depuis qu’elle l’a perdu, le pleure à chaudes larmes. « Consolez-vous, lui dit le curé, votre mari a fait une bonne fin. C’était un bien digne homme : il ne laissa jamais rien dans son verre, et mon clerc m’a même assuré que tout mort qu’il fut, pendant qu’on l’ensevelissait, il demandait encore à boire. » Tout à coup Jenin Landore paraît, et sa femme, qui semble peu satisfaite de cette visite, lui demande d’où il vient et ce qu’il veut. « Je viens du paradis, répond Landore, et si je voulais, je vous en conterais de belles. — Contez donc, dit le curé, car nous avons rarement des nouvelles de ce pays-là, quoique gens d’église. Qu’avez-vous vu ? — J’ai vu saint Pierre qui mettait à la porte les moines de Saint-François, et les anges qui bâtissaient un paradis à part pour les lansquenets et les suisses, car, si peu qu’ils fussent, ils mettaient tout au pillage. — Comment ! dit le curé, on a construit un paradis nouveau ? — Certainement, et l’ancien lui-même est bien changé : c’est à ne pas s’y reconnaître. On n’y reçoit plus les avocats, les sergens, les procureurs ; les clercs eux-mêmes ont grand’peine à y entrer, etc. » La plaisanterie continue longtemps sur ce ton, et après s’être moqué de tout le monde et surtout de sa femme et du curé, le ressuscité leur souhaite le bonsoir en disant qu’il va se coucher, parce qu’il est un peu fatigué de la longue route qu’il vient de faire. — Personne que nous sachions n’a mentionné la Résurrection de Jenin Landore dans les nombreuses études qui de notre temps ont été faites sur Dante, et cependant, après avoir indiqué comme on l’a fait les antécédens de la Divine Comédie, il eût été curieux d’en suivre les dernières traditions à travers le déclin du moyen âge. Cette étoile que le Florentin voyait luire des profondeurs de l’abîme au seuil de la Jérusalem céleste pâlit et s’éteint dans les ténèbres du XVe siècle. Ce n’est plus l’extase, c’est le sarcasme qui introduit les conteurs et les poètes dans le monde mystérieux des peines et des récompenses. La poésie de l’infini semble tarir dans sa source ; la voix criarde et narquoise des Bazochiens et des Enfans Sans-Souci domine comme une protestation cynique la voix des derniers acteurs du drame sacré, la voix de Dante lui-même. On retrouve partout, à l’époque qui nous occupe, les mêmes tendances triviales, la même irrévérence pour les traditions les plus respectables de la foi chrétienne. Ce n’est point là, comme on l’a dit souvent, de la hardiesse d’esprit, mais tout simplement de l’impiété. On emprunte aux livres saints, aux plus grands docteurs de l’église, une foule de passages pour les mêler aux facéties les plus éhontées. Nous indiquerons comme exemple le Sermon joyeux de bien boire et la Farce du pardonneur, sans les analyser toutefois, car ces deux farces contiennent des détails qui doivent rester comme voilés par l’obscurité du vieux texte.

Les écoliers, les pédans et les docteurs ne sont pas plus épargnés par les auteurs des atellanes des XVe et XVIe siècles que par Montaigne et Molière, et la Farce de maistre Mimin, ainsi que celle de Pernet qui va à l’école, nous semblent avoir fourni quelques heureuses inspirations à l’auteur du Malade imaginaire et du Bourgeois gentilhomme. Maistre Mimin, que son père Raulet a fait élever comme un fils de prince, et dont l’éducation n’a pas coûté moins de deux cents livres, maistre Mimin a fait de si bonnes études grecques et latines, qu’il a complètement oublié le français. Lorsqu’il sort du collège, son père et sa mère veulent le marier avec la fille de Raoul Machue, mais comment se comprendre quand on ne parle pas la même langue ? L’un de ses professeurs, qui l’accompagne en qualité d’interprète, le présente à sa fiancée, et lui dit de faire son compliment, exactement comme Thomas Diafoirus. — Ego oubliaverunt le français, répond Mimin. — Grand Dieu ! s’écrie la mère, que va devenir mon fils ? il parle une langue qu’on n’entend pas. Autant vaudrait pour lui qu’il eût perdu la parole. — Vous le voyez, dit le professeur, j’en ai fait un si habile homme, qu’il n’y a pas dans toute l’église un clerc assez savant pour causer avec lui. — C’est justement là, reprend la mère, ce qui fait mon chagrin, et je ne vous demande qu’un service, c’est de lui apprendre à reparler français. — Volontiers, mais je ne vous promets point de réussir. — Eh bien ! dit alors la jeune fille, puisque je dois être sa femme, je me chargerai de son instruction ; on apprend à parler aux pinsons et aux geais, je ne vois pas pourquoi on ne l’apprendrait pas aux savans. — La leçon commence ; maistre Mimin fait les progrès les plus rapides ; il sait bientôt assez de français pour dire en fort bons termes à sa fiancée qu’il l’adore ; le mariage se conclut, et l’auteur termine en disant que les docteurs sont souvent les plus sots de la bande, et que les femmes s’en- tendent beaucoup mieux qu’eux à instruire les écoliers.

Dans la farce de Folle bombance et dans celle de Marchandise et Métier, le ton change complètement. Ces deux pièces, bien qu’elles gardent encore leur titre joyeux, nous font passer à un ordre d’idées tout différent. La première est une satire amère et triste du désordre et de l’imprévoyance ; la seconde, un tableau fort mélancolique des misères du pauvre peuple. On voit dans l’une un gentilhomme, un marchand et un laboureur, qui ne veulent faire autre chose que de bien vivre, conduits par Folle bombance dans le château de Pauvreté ; dans l’autre, Marchandise et Métier, — qui se couchent tard, se lèvent matin, travaillent toujours et se privent de tout, — sont réduits à la misère par Peu d’acquest, Temps qui court et Grosse dépense. L’idylle, ou, pour parler comme le XVIe siècle, la bergerie de Mieux que devant se rattache au même sujet que Marchandise et Métier. Seulement il ne s’agit plus des bourgeois ou des marchands, mais des paysans et des bergers, qui, au milieu des ravages incessans des guerres religieuses, étaient, s’il se peut, plus malheureux encore que les habitans des villes. Quatre personnages sont en scène : Mieux que devant, Plat-Pays, Peuple-Pensif, et la Bergère. — Plat-Pays se plaint que les bergers ne chantent plus ; Peuple-Pensif se demande où est Bon-Temps. — Hélas ! il s’est sauvé pour échapper aux gens de guerre. Dans un dialogue à la fois plein de grâce et de simplicité, Plat-Pays et Peuple-Pensif énumèrent les maux sans nombre que leur ont fait souffrir les gendarmes. Dieu, disent-ils, prendra-t-il enfin pitié du pauvre monde. — Rassurez-vous, bonnes gens, dit la bergère, voilà Mieux que devant qui vous apporte d’heureuses nouvelles. Et Mieux que devant, prenant la parole à son tour, leur annonce que les gendarmes vont quitter bientôt le morion et la cuirasse, que leurs chevaux ne mangeront plus les blés en herbe, qu’on pourra sans crainte laisser courir les poules et les veaux, suspendre aux poutres enfumées des cuisines les jambons et les andouilles, et boire le vin qu’on aura récolté. La donnée générale de cette petite pièce est exactement la même que celle de la première églogue de Virgile ; seulement Mélibée s’appelle Plat-Pays ; au lieu de chanter leurs amours et leurs agneaux, les bergers, devenus cultivateurs, parlent de leurs fermes et de leurs récoltes, et, tout en étant moins poétiques, ils n’en sont peut-être que plus vrais.

On le voit, les auteurs des pièces dont nous venons de parler ont touché aux sujets les plus divers ; ils semblent avoir pris pour devise ces mots de Pétrone : mundus universus exercet histrioniam, mots souvent cités, qu’une femme poète du XVIe siècle a traduits par ce vers :


Le monde universel sans fin joue une farce.


C’est en effet le monde avec tous ses personnages, femmes mariées, femmes jalouses, femmes infidèles, maris grondeurs, maris trompés, marchands, docteurs, laboureurs, charlatans, médecins, chambrières, nourrices, qui défraient les farces et les sotties. Ce sont, comme le dit Montaigne en parlant des leçons de Socrate, « inductions et similitudes tirées des plus vulgaires et cogneues actions des hommes. » La critique des mœurs y est incisive, et dans sa trivialité même cette critique a parfois des grâces charmantes ; mais une pensée triste et amère domine toujours et partout, à savoir que l’homme est sot et méchant, et qu’une pente irrésistible l’entraîne vers le mal. Sa misère, dans les farces, n’est pas, comme chez Pascal, une misère de grand seigneur, c’est une misère de truand, et cette donnée éclate dans les sotties avec plus de force et d’amertume encore. Ces compositions ne sont en réalité qu’une protestation continuelle contre la science, contre les âneries de la sagesse humaine, qui agit toujours sottement, et l’on y trouve la mise en action continuelle de cette maxime, que c’est la folie qui gouverne le monde. Cependant, comme dans le moyen âge chaque chose a toujours son contraire, cette même sagesse, si profondément humiliée dans les sotties, n’abdique pas entièrement ses droits ; dans les moralités, elle proteste à son tour en faveur de l’homme et de sa raison, et elle le montre accessible encore aux sentiments honnêtes, au repentir et à la pratique du bien.

Comme les farces et les sotties, les moralités sont écrites en vers, car la poésie est la seule langue de notre vieux théâtre. La plupart des personnages sont des êtres abstraits, tels que Jeunesse, Raison, Abus, Malice, Bon renom, Charité, Tricherie, Bien mondain. Honneur spirituel. Remords de conscience, etc. Le nombre des acteurs y est extrêmement variable, et l’on trouve à la même époque des moralités à deux, à quatre, à dix, et même à quarante personnages. Malgré la bizarrerie de certains détails, il y a souvent dans les moralités aussi bien que dans les farces beaucoup d’invention, et surtout un sentiment très vif de la vie réelle. Par malheur, la forme ne répond jamais à l’idée, et l’intérêt se perd sous les obscurités du langage. Néanmoins ces compositions doivent être signalées comme un curieux sujet d’études morales à ceux qui aiment à suivre à travers les âges l’histoire des vices et des ridicules de l’espèce humaine.

Comme contraste aux compositions littéraires dont nous venons de nous occuper, le moyen âge nous offre les singuliers monumens poétiques laissés par ses confréries religieuses. Un travail récent nous apporte sur ces confréries quelques indications intéressantes : nous voulons parler de l’histoire de la Confrérie de Notre-Dame-du-Puy-d’Amiens, par un membre de la société des antiquaires de Picardie, M. Breuil. Tandis que les Enfans Sans-Souci, les Bazochiens, les Cornards, les Enfans de la Mère Sotte et de l’Abbé de Maugouverne faisaient retentir les carrefours de leurs joyeusetés burlesques, d’autres associations, qui se recrutaient généralement parmi la riche bourgeoisie et les membres du clergé et de la magistrature, s’occupaient de célébrer en vers solennels les louanges de la vierge Marie, tout en gardant encore une petite place aux inspirations mondaines. Ces associations, désignées sous le nom de Confréries de Notre-Dame-du-Puy, étaient fort nombreuses dans le nord de la France. Suivant quelques étymologistes, ce nom de confrérie du Puy se rattacherait au souvenir du culte tout particulier dont la Vierge était l’objet dans la ville du Puy en Velay ; suivant d’autres, et ceux-ci, nous le croyons, sont beaucoup plus près de la vérité, puy vient du mot latin podium, qui signifie un lieu élevé, une éminence, et par extension une estrade, un théâtre, les membres de ces sortes de confréries ayant l’habitude de se placer pour réciter leurs vers dans un endroit qui dominait les assistans. Quoi qu’il en soit de cette explication, et sans chercher à pénétrer plus avant dans le mystère des origines, nous nous bornerons à dire que la confrérie du Puy-Notre-Dame d’Amiens fut fondée en 1388 par les poètes de cette ville, que les statuts de cette confrérie furent renouvelés en 1451, et qu’à cette date le nombre des confrères était de vingt-deux, ce qui prouve que la poésie était au moyen âge beaucoup plus goûtée et plus populaire que de notre temps ; car dans quelle ville de province aujourd’hui, fût-ce même parmi les plus importantes, pourrait-on parvenir à former une pareille réunion de rimeurs ?

Chaque année, le 2 février, jour de la Purification, les confrères se réunissaient pour élire un maître. L’élection terminée, le maître sortant de charge donnait un grand dîner, appointé à gracieuse et courtoise despense, pendant lequel on jouait un jeu de mystère. Après la représentation, les poètes qui avaient fait une pièce de vers en l’honneur de la Vierge remettaient au maître leurs ballades ou leurs chants royaux, et les juges du concours, choisis parmi les anciens maîtres et les personnes les plus habiles en gaie science, se réunissaient en comité secret pour examiner les compositions des concurrens et adjuger le prix à la plus méritante. Le lendemain, 3 février, on s’assemblait de nouveau pour entendre la messe des trépassés, car le moyen âge n’oubliait jamais les morts, et à l’issue de la messe on proclamait le nom du poète qui avait remporté le prix, lequel consistait en une couronne d’argent. Des concours poétiques avaient également lieu aux fêtes de l’Annonciation, de l’Assomption, de la Nativité, de la Conception, de Noël et de la Toussaint. La peinture comme la poésie avait sa place dans ces solennités. Chaque année, la confrérie faisait exécuter un tableau dont le sujet était une allégorie mystique en l’honneur de la Vierge. Ces tableaux, à dater des premières années du XVIe siècle, furent suspendus aux piliers de la nef de la cathédrale d’Amiens, et quelques-uns d’entre eux ont pu justement être regardés comme des œuvres d’art d’un grand mérite.

Après avoir exposé en détail l’organisation de la confrérie de Notre-Dame-du-Puy, et comparé l’histoire de cette association littéraire et mystique avec celle des palinods de Rouen, des chambres de rhétorique de la Flandre et des confréries du même genre qui existaient sur d’autres points de la Picardie, M. Breuil cite d’après des manuscrits contemporains divers spécimens de la poésie des confrères, ballades ou chants royaux. Il suffira, pour en faire apprécier la valeur, de citer la strophe suivante, empruntée à l’une des meilleures de ces pièces, composée en 1602 par M. Pierre de Sacy ; le poète célèbre la naissance du Sauveur :


Phébé neuf fois avoit sa pleine face
Fardé des rays de l’astre hespérieux,
Quand du saint clos de cette humble terrasse
Naquit ça bas le Verbe glorieux.
Je te salue, du Père ô vive image,
Fils éternel, Dieu de Dieu, sans partage,
Phare divin, flambeau guide-raison ;

Or que tu nais dessus notre horizon.
Je veux mon luth monter d’une nuance
Pour haut sonner cette sainte chanson,
Terre d’où prit la vérité naissance.


Le dernier vers revient à chaque strophe, et souvent les auteurs enchâssaient, à l’aide d’un jeu de mots, leur nom dans ce refrain ; ainsi Gabriel Briet prenait pour ritournelle de son chant royal en l’honneur de la Vierge :

Belle à l’abri, et partout toute belle,


tandis que M. des Amourettes finissait chaque strophe par ce vers :


Vierge, aux humains la porte d’amour estes.


On aurait tort du reste de se montrer sévère pour ces sortes de compositions ; les bonnes gens dont elles charmaient les loisirs en faisaient avant tout une affaire de piété. La ballade ou le chant royal n’était pour eux qu’une forme harmonieuse de la prière, et le titre de confrère leur était plus glorieux encore que le titre de poète.

Les détails qu’on vient de lire confirment pleinement, nous le pensons, ce que nous avons dit sur les deux grandes écoles littéraires qui se partagent le moyen âge. Les questions de forme et de goût, qui semblent dominer aux grandes époques de civilisation, n’occupent dans le passé qu’une place tout à fait secondaire ; les vieux écrivains ne s’inquiètent que de l’idée, et ils n’ont pour ainsi dire que deux sources d’inspiration : le sarcasme ou la piété. Ils ne s’adressent point à telle ou telle classe de la société, aux lettrés et aux savans plutôt qu’aux bourgeois et aux gens de métier ; ils s’adressent à tout le monde et sont compris de tous, parce que l’art pour eux n’est qu’une étude en quelque sorte toute matérielle de la vie de chacun. Dans les théâtres, ils reproduisent sous la forme la plus vulgaire, mais avec une incontestable puissance d’observation, les scènes qui se passent sous leurs yeux, et dans les confréries ils se bornent à paraphraser les prières que les fidèles répètent chaque jour. C’est là précisément ce qui fait, au point de vue historique, l’incontestable valeur de cette littérature, car elle offre, par les documens contemporains eux-mêmes, le tableau des mœurs et des idées.


CH. LOUANDRE.


LES CHANTS DE LA VIE, cycle choral, par M. G. Kastner[5]. — La musique chorale, particulièrement le chant en chœur pour voix d’hommes, a pris depuis longtemps en Allemagne une extension considérable. Aujourd’hui, grâce au créateur de l’Orphéon, Wilhem, et de ses continuateurs, cette forme de l’art musical tend à s’acclimater en France, et tous ceux qui s’intéressent à la moralisation des classes populaires doivent souhaiter que l’impulsion donnée par Wilhem se continue. Le livre de M. Kastner doit être compté parmi les publications les plus propres à favoriser ce mouvement. L’auteur a voulu d’une part démontrer par de nombreux exemples l’influence bienfaisante que peut exercer le chant choral, de l’autre il a posé les principes de ce chant, que l’on trouve en même temps appliqués dans une suite de compositions musicales. L’histoire des sociétés de chanteurs au-delà du Rhin forme une des parties les plus curieuses de l’ouvrage de M. Kastner. C’est à Luther qu’il faut remonter pour saisir dans son premier épanouissement le chant choral. Appelée d’abord à traduire et à propager l’enthousiasme religieux, la création de Luther pénètre bientôt dans le monde profane, et s’identifie sans peine avec toutes les naïves émotions de la vie allemande. des 1673, on trouve une société de chanteurs régulièrement constituée à Greiffenberg en Poméranie. Des bourgeois, des nobles, rapprochés par l’amour de la musique, composent et exécutent des chœurs sous la direction d’un jeune étudiant en théologie, Benedict Lisiccus. Telle est l’origine des Liedertafeln, que l’on comptera plus tard par milliers dans tous les pays germaniques. Un hasard singulier voulut que l’œuvre d’initiation musicale commencée par Luther trouvât, à la fin du dernier siècle, un glorieux continuateur dans Goethe, secondé par le célèbre musicien Zelter. On sait quelle étroite liaison unit Zelter et Goethe, une correspondance précieuse nous l’atteste. Plusieurs lettres de cette correspondance montrent l’habile directeur de l’académie de chant de Berlin intéressant le poète de Weimar aux exercices de sa Liedertafel, obtenant même de lui des conseils et des Lieder restés populaires dans l’Allemagne du nord. L’impulsion donnée alors par Berlin fut décisive, et, à partir des premières années de ce siècle, les institutions chorales se multiplièrent rapidement au-delà du Rhin. Aujourd’hui, les sociétés allemandes de chant pour voix d’hommes étendent leur influence jusque dans les campagnes, et toutes les armées de la confédération germanique ont leurs associations de chanteurs. Toute une branche des plus curieuses de la musique allemande correspond au développement du chant choral.

La France est restée bien en arrière de l’Allemagne dans cette voie d’expansion pour la musique vocale. Cependant la création de l’Orphéon à Paris a donné parmi nous à cette forme de l’art une impulsion féconde. La plupart de nos grandes villes ont maintenant leurs sociétés, leurs institutions lyriques, qui rivalisent avec celle de Paris. Il reste à développer chez nous la musique même dans la forme qui convient le mieux au chant choral, c’est-à-dire ces compositions spéciales qui, sous le nom de Lieder, tiennent une si grande place dans la vie populaire en Allemagne. L’avantage reste sous ce rapport à nos voisins, mais là encore nous commençons à lutter avec eux. M. Kastner a donné un utile exemple à nos compositeurs en faisant suivre ses études sur les associations chorales de plusieurs chants écrits en vue des solennités diverses où ces associations ont à figurer. Il a posé aussi, nous l’avons dit, dans une suite de chapitres clairs et substantiels, les vrais principes du chant en chœur pour voix d’hommes. On doit espérer que de telles publications porteront leurs fruits et seconderont les efforts des sociétés chorales, auxquelles a manqué jusqu’à ce jour moins le zèle et l’enthousiasme qu’une ferme direction. L’exemple de l’heureuse influence morale qu’exercent ces sociétés dans les pays du Nord est bien fait pour encourager la France à marcher dans la même voie.


V. DE MARS.


  1. Voir le jugement solennel rendu le 7 juillet 1456 par une commission ecclésiastique sous le pontificat de Calixte III.
  2. Paris, Janet 1834, 3 vol. in-18.
  3. Amiens, Duval 1854, in-8.
  4. M. Janet s’est appliqué à reproduire par un fac-simile exact et plein de goût le type de ces anciennes éditions à la sphère si recherchées des amateurs dans le temps, déjà bien loin de nous, où la bibliomanie était comptée parmi les joies de ce monde. M. Anatole de Montaiglon, chargé d’établir le texte, s’est bien acquitte de cette tâche difficile, et il est peu de monumens de notre vieille langue qui aient été publiés d’une manière aussi correcte.
  5. Un volume in-4o, chez Brandus.