Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1922

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René Pinon
Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 709-720).

Chronique 31 juillet 1922


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Les tristes séances de la Chambre où M. Poincaré s’est vu obligé de défendre, contre les calomnies des communistes, l’honneur de la politique française, ont eu leur épilogue dans la rue ; le 14 Juillet, tandis que la population parisienne acclamait l’armée et le Président de la République avec cet enthousiasme délicatement nuancé où se révèle son merveilleux sens national, un jeune homme nommé Bouvet, connu pour un militant de l’anarchie, a tiré deux coups de revolver sur l’automobile du préfet de police à l’angle de l’avenue Marigny et des Champs-Elysées ; il supposait que, dans la voiture, se trouvaient M. Millerand et M. Poincaré. Une seule personne, dans la foule, a été très légèrement touchée par l’un des projectiles. L’assassin, immédiatement arrêté, paraît être surtout un malade. Il se trouve toujours des cerveaux malades dont la logique impulsive exécute ce que conçoivent les cerveaux pervers : c’est la parole, écrite ou parlée, qui tue. On n’insistera jamais assez sur les responsabilités de l’écrivain ; on ne réprimera jamais assez la prédication du crime ; on n’agira jamais assez sur l’opinion pour détruire l’effet des propagandes délétères. Il se fait en France, avec l’appui de l’argent étranger, une propagande subversive qui ne trouve que trop de complaisances. Il est temps de reprendre l’éternelle lutte.

L’effondrement du mark allemand produit l’effet que les créanciers redoutaient et qu’espéraient les débiteurs. Le Gouvernement du Reich, invoquant l’impossibilité de s’acquitter en une monnaie aussi dépréciée, adresse à la Commission des réparations, le 12 juillet, une lettre par laquelle il demande un moratorium, pour la fin de l’année 1922 et pour les années 1923 et 1924, en, ce qui concerne les paiements en espèces prévus par « l’état des paiements » du 5 mai 1921 et aussi en ce qui concerne les paiements, prévus au titre des compensations, par les accords du 10 juin 1921. Il invoque l’aide de la Commission des réparations, sans laquelle, « vu l’extrême gravité de la situation actuelle, il ne lui serait pas possible de rétablir l’équilibre des conditions sociales et financières. » Si la Commission refusait, « la dépréciation actuelle du mark-papier allemand ferait des progrès rapides et irrésistibles et conduirait à une subversion de la vie financière, économique et sociale de l’Allemagne. » C’est la banqueroute ; mais la menace s’ajoute à l’aveu. L’Europe sera entraînée dans la ruine de l’Allemagne, si elle ne l’aide pas à se relever. C’est l’aboutissement de la politique des industriels : enrichissement de quelques particuliers et ruine de l’État. C’est aussi la conséquence de la politique du chancelier Wirth : exécuter le traité juste assez pour montrer qu’il est inexécutable.

Que vont faire, en présence d’une telle situation, la Commission des réparations et les Gouvernements créanciers ? La catastrophe du mark est indéniable. Comme la couronne d’Autriche, le mark tend vers zéro : il est actuellement à moins de deux centimes et demi ; le dollar vaut 500 marks-papier. Mais si c’est la banqueroute, c’est la banqueroute frauduleuse. Déjà avant la guerre, le système économique allemand ne pouvait se soutenir que par un accroissement sans fin de la production, des « ventes et des bénéfices ; la machine était merveilleusement organisée, mais elle ne pouvait pas s’arrêter ; c’est lorsque les industriels allemands ont compris que la crise était inévitable, qu’ils ont adopté l’idée de la guerre et ont fait alliance avec le parti hobereau et militariste : et ce fut 1914. L’enjeu était formidable : l’Allemand perdit. Mais la défaite ne l’assagit pas. L’homme d’affaires allemand est un type curieux et redoutable chez qui le calculateur s’allie à l’aventurier ; il a le goût de l’entreprise et du risque, que lui prêcha Nietzsche ; il est au-dessus des lois et de la morale. C’est lui qui, depuis la faillite des princes et des militaires, dirige en réalité l’Allemagne sans assumer les responsabilités du gouvernement. Payer ses dettes, liquider la guerre, c’eût été pour eux une perspective mesquine et « bourgeoise, » bonne pour des Français. Ils ont préféré le risque ; ils ont vu, dans la baisse de la monnaie, le moyen de jouer une nouvelle partie et longtemps ils ont cru la gagner. Le mark baisse plus vite que ne haussent les salaires et les prix de revient du produit industriel ; le pouvoir d’achat du mark reste toujours, à l’intérieur, supérieur à ce qu’il est hors d’Allemagne. Sur cette différence est fondé tout le calcul. L’Allemagne travaillera à plein, paiera des salaires de famine à ses ouvriers, et, comme le commerce est placé sous le contrôle du Gouvernement, celui-ci fixera les taxes à l’exportation de telle sorte que les maisons allemandes puissent toujours vendre à des prix inférieurs à ceux des concurrents étrangers. Le chômage des manufactures anglaises est, en grande partie, un résultat de cette politique.

La dépréciation de la monnaie a ainsi un double avantage : elle est une arme qui aide à vaincre dans la lutte industrielle, à distancer les concurrents, à empêcher les industries des pays nouveaux, Tchécoslovaquie, Pologne, de se développer, et, en même temps, elle permet de crier misère, d’apitoyer l’étranger dupe ou complice, de ne pas payer les réparations. Les résultats sont en apparence merveilleux : l’Allemagne travaille ; les ouvriers ne meurent pas de faim, les industriels gagnent de l’argent. Cet argent on se garde de le rapatrier, on le laisse en dépôt dans les banques étrangères, on l’y fait travailler, ou bien, ce qui entre en Allemagne on se hâte de l’employer pour créer des valeurs nouvelles, usines, bateaux, chemins de fer. On colonisera la Russie, le Mexique, l’Amérique du Sud, l’Extrême-Orient. Quiconque circule en Allemagne est frappé de l’activité des usines, des chantiers, des ports. Hambourg, vide il y a deux ans, est plus animé qu’en 1914. Le trafic du port dépasse de 71 000 tonnes en mai 1922 le chiffre correspondant de mai 1913. On manque de charbon ; pour les livraisons à faire à la France, l’Allemagne achète du charbon anglais. Suprême dérision : tandis que la France se ruine pour reconstruire ses villes et ses villages dévastés par les armées allemandes, en Allemagne, partout, des bâtiments nouveaux s’élèvent. Écrivains et journalistes, serviteurs de la richesse qu’elle soit d’or ou de papier, célèbrent la vitalité du peuple allemand que la haine des Français voudrait détruire, ruiner, opprimer, si le bon et juste Anglais n’était là par fortune, pour l’en empêcher.

Les industriels allemands, vrais maîtres de l’État, n’ont rien tenté pour arrêter la dépréciation du mark ; ils ont précipité notamment les deux baisses formidables de juin 1921 et de juin 1922, qui leur ont permis de maintenir leurs avantages à l’exportation ; ils ont tout fait pour empêcher la stabilisation des cours. Ainsi, la baisse du mark n’est due que pour très faible part au paiement des réparations. Les sommes ainsi déboursées par l’Allemagne en devises ou en nature n’équivalent qu’à 4 944 millions de marks-or, 1 250 millions de dollars. Dans le même laps de temps la France, qui compte vingt millions d’habitants de moins et dont les plus riches départements, ont été ruinés par la guerre, a trouvé moyen d’avancer à l’Allemagne, pour la restauration des régions dévastées, 92 milliards de francs (7 500 millions de dollars), et elle garde un change relativement favorable. Et ce sont les Allemands qui crient misère !

Mais c’est la course à l’abîme. Il faut, pour que le jeu puisse durer et finalement réussir, que le mark ne cesse de baisser, car le jeu de la concurrence travaille sans cesse à supprimer ou à atténuer les différences ; les pays victimes du dumping se défendent par des tarifs de douanes. Les prix de revient tendent à rejoindre ceux du marché mondial ; les Anglais, les Français parviennent à établir des prix sensiblement égaux. Parmi les ouvriers allemands le mécontentement grandit ; il faut insérer, dans les marchés à terme, une clause réservant le cas d’augmentation des salaires. Quand la récente baisse aura cessé de faire sentir son effet, qu’arrivera-t-il ? Le chômage s’abattra sur l’Allemagne avec toutes ses conséquences, misère, troubles sociaux. L’Allemagne, par la politique de ses Stinnes, se ruine et se détruit elle-même. Elle exporte, mais les bénéfices de ses exportations restent au dehors à l’avantage de quelques individus, mais au détriment de toute la nation. L’Allemagne, qui a échappé à la domination de l’aristocratie des hobereaux, est tombée sous la domination des magnats de l’industrie. Or, l’intérêt de l’État ne s’identifie pas à celui des industriels. Si la ruine de l’État allemand est désavantageuse pour ses créanciers, elle est désastreuse pour ses citoyens. Si les Allemands s’en sont réjouis en haine de la France, ne vont-ils pas, bientôt, le regretter amèrement. « L’Allemand est joueur, écrit M. Seydoux ; il avait joué en 1914 et il a perdu ; il a joué de nouveau sur une échelle plus grande encore : il a perdu encore ; la chance a tourné contre lui. Les événements se seraient sans doute déroulés sur un rythme moins rapide si les réparations n’avaient pas pesé sur l’ensemble ; mais elles n’en sont pas la cause première ; ce n’est pas parce que l’Allemand n’a pas pu payer les réparations, mais c’est parce qu’il est allemand et qu’il est mauvais européen, comme il l’a toujours été, qu’il s’est ruiné en vivant en grand seigneur dans une Allemagne appauvrie. » Une politique de sagesse et d’économie eût été, pour l’Allemagne, la voie du salut. Sa défaite économique aura peut-être des conséquences plus terribles pour elle que sa défaite militaire. Pour les États, comme pour les individus, l’honnêteté est encore la plus habile des stratégies.

Le désastre militaire de l’Allemagne a été, pour l’Europe, une libération ; sa ruine économique serait, au contraire, un péril. Il s’établit, entre les pays civilisés du monde entier, une solidarité économique et financière qui fait que, si un État est malade, tout le corps souffre. La disparition de la Russie comme facteur de production et de consommation nous en donne la preuve. Ce sont là des vérités qu’aucun Français n’a jamais contestées. Certains économistes et politiciens britanniques ont voulu rendre la France responsable d’un état de choses qu’elle déplore, dont elle souffre, qu’elle avait prévu et qu’il aurait été possible de prévenir si la politique anglaise avait été plus prévoyante et moins personnelle. Gênes et La Haye ont démontré que toute entente avec les Bolchévistes est un leurre. Les événements d’aujourd’hui et de demain montreront que, pour l’Allemagne aussi, la France a vu juste et loin et qu’elle s’est montrée bonne européenne. Les réparations ne ruineraient pas l’Allemagne si l’Allemagne n’avait pas voulu se ruiner, et si la politique de M. Lloyd George ne l’avait pas encouragée à la résistance. Et c’est peut-être les réparations qui offriront à l’Europe le moyen de sauver l’Allemagne. Les Allemands et beaucoup d’Anglais se représentent une France acharnée à détruire l’Allemagne. Lisez par exemple l’article où le professeur Walter Gœtz, dans la Hilfe du 5 juin, cherche à tirer les conclusions de la conférence de Gènes : il montre la France poursuivant une entreprise d’hégémonie et « grinçant des dents » parce que l’Angleterre et les États-Unis ont fait échouer ses desseins ; il s’attend encore, de notre part, « à des actes d’égarement, de désespoir, » mais il voit « les plus graves dangers de l’après-guerre déjà passés. » A force de répéter de pareilles histoires, les Allemands ont fini par les croire et le pis est qu’ils sont parvenus à les faire croire un peu partout. Ils ne tarderont pas à s’apercevoir que le plus grave danger, pour eux, n’était pas de faire honneur à leur signature. Nous avons dit souvent ici qu’entre un créancier et son débiteur, quand il s’agit de pareilles dettes, il se crée une solidarité d’intérêts qui doit finir par se traduire dans la politique des deux pays.

Avant de répondre à la demande allemande du 12 juillet, il convenait d’attendre le retour des membres du Comité des garanties qui s’étaient rendus à Berlin pour étudier sur place, de concert avec le Gouvernement allemand, les mesures à prendre pour l’assainissement des finances du Reich. Mais M. Lloyd George n’a pu se tenir de faire, dès l’abord, connaître son opinion ; répondant à la question d’un membre des Communes, il a déclaré qu’à son avis le moratorium devait être accordé, ajoutant toutefois que la décision appartenait à la Commission des réparations. Même avec cette réserve, la déclaration du Premier était intempestive. Libre de son opinion, il ne l’était pas de la proclamer avant tout entretien avec les Gouvernements alliés. C’est un procédé dont il est coutumier : on veut mettre la France en présence du fait accompli, de l’opinion exprimée ; si le moratorium était refusé, l’Allemagne saurait d’où vient la résistance. Les Anglais parlent volontiers de fair play, mais leur Gouvernement ne le pratique pas toujours.

Les membres du Comité des garanties délégués à Berlin par la Commission des réparations sont de retour ; les documents officiels qu’ils ont échangés avec le Gouvernement du Reich et qui enregistrent les résultats de leur mission, ont été publiés d’abord par la presse allemande puis dans les journaux français du 23. Ils sont relativement satisfaisants. Les circonstances aidant, — l’Allemagne était émue de l’assassinat de Rathenau, — le Gouvernement, et spécialement le ministre des Finances M. Hermès, a apporté quelque bonne volonté à organiser, avec le Comité des garanties, un contrôle des finances du Reich. Quatre points principaux sont acquis en principe par l’accord du 18 juillet. — Les recettes et les dépenses seront contrôlées ; les délégués du Comité auront connaissance, en même temps que le Parlement, de tous les projets législatifs touchant les finances, et de toutes les mesures administratives relatives aux recettes et aux dépenses du Reich ; ils pourront présenter leurs observations ; ils pourront accompagner les inspecteurs allemands, qui doivent être nommés avant le 1er novembre, dans leurs enquêtes, même chez les particuliers. — Un délégué du Comité sera chargé, au ministère des Finances, du contrôle de la trésorerie et de la dette flottante. La législation destinée à empêcher l’évasion des capitaux va être complétée ; les banques ne pourront plus envoyer des fonds à l’étranger sans autorisation du Gouvernement. Le Comité des garanties pourra contrôler les mesures prises pour empêcher cette évasion. — Des statistiques périodiques seront publiées, qui permettront de contrôler les exportations et toute la vie commerciale de l’Allemagne ; le Comité veillera à ce qu’elles soient sincères et complètes.

Ces points, on le voit, sont importants ; mais on aperçoit, dès l’abord, des lacunes. Le contrôle de l’émission des billets ne parait pas explicitement prévu ; il est indispensable cependant d’y mettre un terme, et, pour cela, il faut assurer l’indépendance de la Reichsbank à l’égard de l’État. Il n’est pas admissible que la durée du contrôle soit subordonnée à l’octroi du nouveau moratorium, limitée à sa durée. Le contrôle était l’une des conditions du moratorium du 21 mars. C’est au contraire l’octroi du nouveau moratorium qui doit être subordonné au bon fonctionnement du contrôle. Il est nécessaire que le contrôle soit effectif ; — M. Raoul Péret, président de la Chambre, a insisté avec raison sur ce point dans l’excellent discours qu’il a prononcé le 23 à Montmorillon — et, pour cela, il ne suffit pas que les délégués du Comité puissent signaler les abus et les manquements, il faut surtout qu’après examen, ils obtiennent à coup sûr satisfaction et que tout refus non justifié soit suivi de sanctions automatiques. Les délégués du Comité se prêteront avec bonne grâce à sauver les apparences et à respecter le principe de la souveraineté allemande, pourvu qu’en fait leurs avis soient écoutés et ne puissent pas être négligés. Il ne s’agit pas ici d’un fils de famille prodigue dont il convient de modérer les appétits ; c’est un banqueroutier dont il faut réformer les pratiques frauduleuses. C’est seulement à la condition qu’il y consente sans réticences ni réserves qu’il sera possible de lui accorder les délais I qu’il sollicite. L’expérience seule en décidera. Si l’Allemagne sollicitait franchement le concours de ses créanciers dont, — on ne saurait trop le répéter, — les intérêts sont solidaires des siens, et si elle se pliait avec toute sa bonne volonté à une collaboration qui assurerait à la fois son salut et le paiement de ses dettes, il est évident qu’il y aurait intérêt à lui accorder un moratorium assez long pour lui permettre de rétablir l’équilibre de son budget, de stabiliser et d’améliorer son change, d’arrêter l’exagération de la circulation fiduciaire. Ainsi les autres États pourraient reprendre confiance dans le crédit de l’Allemagne et envisager une série d’opérations d’emprunts internationaux gagés sur ses ressources, garantis par l’ensemble des Puissances civilisées et dont l’objet serait le règlement de toutes les dettes.

Mais les dispositions de l’opinion et des partis, celles même du Gouvernement, en Allemagne, ne sont pas telles qu’on puisse leur faire confiance sans précautions. N’est-ce pas le chancelier Wirth lui-même qui déclarait, le 27 octobre 1920, en présentant son budget au Reichstag : « Le budget d’exécution du Traité de paix est le meilleur moyen d’agitation dont le peuple allemand dispose, et il doit être répandu par millions d’exemplaires dans le monde entier ? » Les budgets du Reich, en effet, ont toujours été truqués ; les chiffres sont exagérés, des dépenses qui ne sont imposées par aucun article du Traité y figurent ; certaines indemnités pour les pays occupés sont majorées dans un dessein qu’il est facile de deviner. Rien de sérieux n’a été fait pour accroître les recettes : par exemple, les tarifs de chemins de fer sont cinq fois moins élevés qu’en Tchécoslovaquie. Rien non plus pour comprimer les dépenses, bien au contraire ; certains travaux publics ont un caractère nettement somptuaire ; certains chemins de fer sur la rive gauche du Rhin ne peuvent avoir qu’un intérêt stratégique et la Conférence des Ambassadeurs a eu dernièrement à s’en occuper. Toute une politique d’indemnités pour les logements ouvriers, pour la navigation, pour les municipalités, pour les théâtres, peut être ajournée à des temps plus tranquilles. Le budget allemand doit cesser d’être un moyen de propagande nationaliste. Ce ne sont pas les réparations qui ont amené le chiffre des billets en circulation au 30 juin 1922 à 179 milliards de marks.

Ce qu’il est, pour le moment, raisonnable d’accorder à l’Allemagne c’est un moratorium très court qui lui permette seulement de prouver que ses intentions ont changé et qu’elle est décidée à appliquer et à compléter les mesures de contrôle arrêtées de concert avec le Comité des garanties. Si la Commission des réparations accordait de piano, sans conditions, une prolongation à plus lointaine échéance, les Alliés seraient désarmés pour trois ans et impuissants à soutenir contre ses adversaires le Gouvernement du Reich. Et c’est d’ici à trois ans qu’il faut aider l’Allemagne à se sauver elle-même.

D’ailleurs si un moratorium est accordé à l’Allemagne, il devrait s’en suivre un moratorium général pour toutes les dettes de guerre de tous les pays ; on s’acheminerait ainsi vers une solution générale et un règlement transactionnel de toutes les dettes. Tous les changes sont solidaires comme toutes les dettes. Si la bonne volonté de l’Allemagne était constatée et efficace, ne pourrait-on pas, dans quelques mois, réunir une conférence des directeurs de toutes les grandes banques d’émission et de toutes les grandes entreprises de production économique ou d’échanges, afin de parvenir à la constitution d’une caisse internationale de garanties qui rendrait possible une série d’emprunts de liquidation, échelonnés sur quelques années, et dont les premiers seraient destinés aux réparations. La monnaie allemande, comme celle de l’Autriche, de la Pologne et de plusieurs autres pays, ne peut plus être assainie ; il faudra en venir à l’émission de monnaies nouvelles. Mais aucune solution de ce genre n’est possible sans, comme point de départ, l’établissement d’un contrôle complet sur la vie économique et financière de l’Allemagne. La première et la plus utile des sanctions aux manquements que la Commission des réparations pourra, et peut dès maintenant, constater de la part de l’Allemagne, sera de préciser et de renforcer les droits et les pouvoirs du contrôle interallié. Les sanctions que les Alliés seraient amenés à prendre, collectivement ou individuellement, auraient ainsi pour effet de créer une solidarité de plus en plus étroite entre l’Allemagne et ses créanciers, et ce serait, pour tous les pays, un précieux avantage. Il faut espérer que, dans les entretiens que M. Lloyd George et M. Poincaré vont avoir à Londres dans les premiers jours d’août, c’est vers des solutions de cette nature qu’ils orienteront la politique des réparations.

La France, qui a fait, sur le budget des réparations, une avance de 92 milliards de francs, a besoin, elle aussi, de maintenir son crédit et de soutenir son change. Si un moratorium, même court, est accordé à l’Allemagne, il faut que la France puisse réaliser, partiellement mais immédiatement, sous forme de gages précis, l’hypothèque générale que lui donne le Traité. Le Reich et les États possèdent un domaine considérable en mines fiscales, en forêts, en terres, dont ils pourraient dès maintenant se démunir pour payer une partie du capital de leur dette ; certains droits de douane ou impôts pourraient être perçus directement par les créanciers ou sous leur contrôle et à leur profit ; enfin on pourrait amorcer toute une politique de participations françaises aux entreprises allemandes. La crainte justifiée d’une catastrophe générale est de nature à rendre les industriels allemands plus traitables et le Gouvernement moins indécis.

Mais quelle est, quelle sera demain, l’autorité réelle du Gouvernement ? La crise politique déterminée par l’assassinat de Rathenau n’est pas terminée ; mais, dès maintenant, la solution dont nous parlions il y a quinze jours et qui aurait consisté à faire entrer les socialistes indépendants dans le Gouvernement en leur assurant deux portefeuilles a échoué ; les populistes ont exigé que, si le Ministère s’étendait à gauche, il s’élargît aussi à droite, et s’adjoignît deux d’entre eux. Les négociations ont échoué ; il n’en est résulté qu’un rapprochement des deux grandes fractions social-démocrates. La majorité gouvernementale reste la même et le Gouvernement demeure aussi faible ; les lois destinées à défendre la République ont été votées, mais avec des amendements ; et leur application rencontre, en Bavière notamment, une très vive opposition. Le Gouvernement n’est pas obéi. En Haute-Silésie, lors du départ des dernières troupes alliées, les fonctionnaires se sont montrés corrects, mais ils n’ont pu empêcher les Sociétés militaires de diriger une véritable fusillade sur les trains de troupes où d’ailleurs, par un heureux hasard, leurs balles n’ont tué que des Allemands. Les deux principaux assassins de Rathenau, Fischer et Kern, sur le point d’être pris par la police, se sont donné la mort, dans le château de Salaeck, en Thuringe, où ils avaient trouvé asile : ainsi, sans doute, l’exigeait le serment prêté par eux à quelque organisation clandestine dont ils auraient pu dénoncer les membres. L’Allemagne est en proie aux sociétés secrètes ; elles ont toutes un but militaire, national, pangermanique ; c’est la résurrection de la vieille Allemagne, des Saintes Vehmes du Moyen-âge, du Tugendbund de 1813 ; c’est l’émiettement de l’autorité ; c’est la période d’incubation patriotique et militaire. Le centre du mouvement est en Bavière où les tendances sont nettement monarchistes : les Hohenzollern ont compromis l’œuvre de l’unité et de la grandeur allemande ; aux Wittelsbach de la reprendre. Mais, dans l’autre camp aussi, on s’organise ; les éléments réactionnaires et militaristes se heurtent aux formations socialistes et révolutionnaires ; les. modérés disparaissent impuissants ; s’il survenait un chômage important, la crise s’en trouverait précipitée : révolution ou restauration. Ni l’une ni l’autre perspective n’est attrayante : mieux vaudrait, si lui-même s’y prêtait avec quelque énergie, fortifier le Gouvernement actuel et aborder avec lui, dans l’esprit que nous indiquions tout à l’heure, la solution de problèmes qui sont vitaux pour l’Allemagne, mais qui impliquent l’équilibre politique et social de tous les États.

Comme nous l’avions laissé prévoir, la Conférence de La Haye s’est terminée sans résultats, ou plutôt elle a eu cet heureux résultat de prouver, ce qui était déjà apparu à Gênes, qu’il est impossible de parvenir, avec les représentants de la Russie des Soviets, à un accord de principe. Les Bolchévistes ne peuvent pas transiger sur les doctrines qui sont leur raison d’être et leur moyen de se perpétuer au pouvoir ; il ne sert à rien de leur démontrer que ces doctrines ont ruiné la Russie ; ils n’ont là-dessus aucune illusion, mais ils perdraient tout le prestige qu’ils gardent encore s’ils l’avouaient publiquement. Ces gens-là n’ont aucune propension au rôle de guillotinés par persuasion ; de là le contraste entre leur langage officiel et public et ce qu’ils disent hors séance. Il est probable que les occidentaux qui tenteront de se rendre en Russie pour y reprendre l’exploitation d’affaires dont ils étaient autrefois propriétaires, y trouveront un accueil favorable et des garanties suffisantes pour leur sécurité et leurs intérêts. Les Gouvernements peuvent intervenir officieusement pour assurer ces avantages à tel ou tel de leurs ressortissants, pourvu qu’ils ne cherchent pas à aboutir à un accord général. C’est la seule méthode pratique pour traiter avec un Gouvernement qui n’a ni relations officielles, ni principes communs avec les autres États.

La Pologne traverse une grave crise de résurrection. Le 2 juin, le chef de l’État, maréchal Pilsudski, ayant mandé les membres du cabinet présidé par M. Ponikowski à son palais du Belvédère, leur exprima en termes si vifs son mécontentement de leur politique, qu’ils le prièrent incontinent d’accepter leur démission. La crise était ouverte sans aucune intervention du Parlement, par la seule initiative du chef de l’État. Pour quelles raisons ? Il s’agirait, dit-on, d’un désaccord avec M. Skirmunt sur la politique extérieure de la Pologne : le chef de l’État estimerait celle du ministre, qui a si dignement représenté la Pologne à Gênes, trop peu active, notamment en Ukraine ; peut-être aussi y eut-il conflit avec le ministre des finances M. Michalski qui aurait refusé au Maréchal certains crédits non inscrits au budget et destinés à soutenir la politique polonaise dans le Sud-Est. Quoi qu’il en soit, la crise a mis en conflit le chef de l’État et l’Assemblée constituante. Qui désignerait le nouveau Président du Conseil ? La constitution votée le 17 mars 1921 confère cette prérogative au chef de l’État ; mais elle ne doit entrer en vigueur qu’après les élections, fixées au 1er octobre prochain, qui donneront à la Pologne une Diète et un Sénat. En attendant, la Pologne est régie par la « petite constitution » et l’unique autorité souveraine est celle de l’Assemblée constituante dont le chef de l’État n’est qu’une émanation. A elle appartient le droit de désigner le Président du Conseil. Telle est du moins la thèse des fractions du centre et de droite. Par une étrange anomalie, ce sont les partis de droite qui défendent les prérogatives de l’Assemblée où ils possèdent une majorité, d’ailleurs précaire, et ce sont les partis de gauche qui, avec l’appoint des fractions non polonaises (allemands et juifs), revendiquent pour le chef de l’État des pouvoirs plus étendus.

En fait, après trois semaines de pourparlers, la politique du Belvédère parut l’emporter. Le maréchal Pilsudski désigna comme Président du Conseil, le 25 juin, M. Sliwinski, homme politique radical, enclin à suivre les directions du chef de l’État ; le nouveau Président constitua son ministère avec M. Narutowicz aux Affaires étrangères et se présenta, le 3 juillet, devant l’Assemblée constituante, qui vota, par 201 voix contre 195, un ordre du jour de défiance qui provoqua la démission du Cabinet. Les partis nationaux de droite ont besoin, pour obtenir cette faible majorité, de l’appoint du petit groupe (16 membres) de conservateurs galiciens qui s’intitule « club du travail constitutionnel ; » mais ce parti est à la fois conservateur et dévoué à la politique personnelle du chef de l’État ; son organe, le Czas, de Cracovie, soutient que la Pologne ne peut se passer de l’autorité quasi dictatoriale du maréchal Pilsudski, Le 7 juillet, ce club, votant avec les droites, provoqua la démission du cabinet Sliwinski, mais il ne suivit pas longtemps loin la majorité parlementaire. Celle-ci, la tentative du chef de l’État ayant échoué, voulut à son tour constituer un ministère de son choix ; elle désigna le patriote populaire à qui la Pologne est en grande partie redevable de son succès dans l’affaire de la Haute-Silésie, M. Korfanty. Celui-ci constitua, avec MM. Skirmunt, Michalski et d’autres personnalités marquantes, un cabinet où les groupes de la majorité étaient équitablement représentés. Mais, quand il se présenta au chef de l’État, celui-ci déclara qu’il refusait de collaborer avec un Président du Conseil dont il n’approuvait pas les idées. Cette attitude du Maréchal changea les dispositions du petit groupe cracovien ; la majorité devint minorité. M. Korfanty, ne voulant pas entrer en conflit aigu avec le chef de l’État, renonça à exercer le pouvoir. Les choses en sont là Le Maréchal va sans doute constituer un ministère extra-parlementaire que peut-être l’Assemblée, à son tour, refusera de soutenir. Il s’agit de savoir qui détiendra le pouvoir au moment des élections du 1er octobre ; les partis de gauche, qui semblent avoir perdu du terrain dans le pays, soutiendront énergiquement la politique du maréchal Pilsudski qui, de son côté, ne peut espérer se maintenir au pouvoir que s’il constitue une forte majorité qui lui soit dévouée. A nos yeux de Français qui ne veulent, en Pologne, connaître que des amis, ces luttes apparaissent déplorables ; la Pologne, en face de ses adversaires du dehors et en présence de l’œuvre immense de la patrie à reconstruire, a besoin de tous ses enfants. Le pouvoir personnel très étendu du chef de l’État pourrait devenir, dans la situation actuelle, un bienfait, mais à la condition qu’il ne gouverne qu’avec l’appui et le concours de tous les partis nationaux. Si la Pologne a besoin d’un Pilsudski, elle ne saurait écarter un Korfanty. Trêve donc aux luttes de partis.


RENÉ PINON.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.