Chronique de la quinzaine - 31 mai 1842

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Chronique no 243
31 mai 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mai 1842.


La question du droit de visite a été à plusieurs reprises renouvelée au sein des chambres ; la plupart de nos hommes d’état ont été entraînés à la tribune pour y expliquer le rôle qu’ils ont joué dans cette affaire et y plaider en quelque sorte leur cause personnelle. Nous sommes loin d’applaudir à ceux qui ont provoqué et rendu nécessaires ces débats, débats à nos yeux inopportuns et peu conformes aux intérêts et à la dignité du pays. En voyant étaler à notre tribune nationale et les secrets de notre diplomatie, et les dissentimens de nos administrateurs, et les correspondances de nos ministres, et les conversations de nos agens, ne dirait-on pas que c’est pour l’amusement de nos oisifs et pour l’étonnement de l’étranger que nous jouissons du droit de libre discussion ?

Au surplus, la cause personnelle de nos hommes d’état pouvait, ce nous semble, être défendue d’une manière toute facile et toute simple. M. Sébastiani a signé sans instructions un protocole qui n’était pas un traité, bien qu’un projet de traité y fût annexé ; en réservant au gouvernement français toute sa liberté pour toutes les modifications qu’il jugerait convenable d’apporter au projet, M. Sébastiani crut devoir signer un procès-verbal ayant pour but d’inviter les trois grandes puissances du Nord à une négociation à cinq sur le droit de visite. Les agens de ces puissances à Londres, n’ayant ni pouvoirs ni instructions à ce sujet, ne pouvaient prendre la proposition qu’ad referendum, la transmettre à leurs cours, et en attendre les instructions. Qu’importe la présence à Londres de M. Desages au 12 décembre ? Qu’importe de savoir si M. l’ambassadeur lui a fait connaître le procès-verbal qu’il venait de signer ? Il est reconnu que M. Desages n’avait ni mission ni pouvoirs relatifs au droit de visite, qu’il ne pouvait ni approuver ni infirmer le fait de l’ambassadeur. La présence de M. Desages à Londres était donc une circonstance inutile à rappeler.

Ce que M. le maréchal Sébastiani avait à dire, ce qu’il a dit du reste avec cette fermeté et ce courage que nul ne lui conteste, et qui l’honoreront tonjours, même aux yeux de ceux qui ne partagent pas toutes ses opinions, c’est qu’au moment d’une grande et délicate négociation, de la conclusion de l’affaire belge, lorsque l’alliance anglaise, qu’il regardait comme la garantie de la paix du monde, lui paraissait pouvoir être compromise, lorsqu’il entrevoyait comme possible un traité à quatre qui, devant s’accomplir non dans les parages de l’Orient, mais sur nos frontières, aurait mis la longanimité de la France à une trop rude épreuve, il ne crut pas devoir refuser la coopération que le ministère anglais lui demandait. Il l’a cru d’autant mieux, que la signature du protocole n’était pas pour la France un engagement positif, n’impliquait pas l’acceptation de telle ou telle clause additionnelle aux traités de 1831 et de 1833. M. Sébastiani engageait plutôt sa responsabilité personnelle vis-à-vis de son gouvernement, qu’il n’engageait son gouvernement vis-à-vis des autres puissances. Il a fait ce qu’un homme de cœur fait quelquefois, lorsque les circonstances lui paraissent graves, délicates, difficiles. Entre les intérêts de son pays et ses intérêts personnels, il n’hésite pas. M. Sébastiani savait fort bien qu’il pouvait être désavoué, rappelé. Il a cependant signé, parce que, à tort ou à raison, il était convaincu qu’ainsi le voulaient dans ce moment la saine politique et l’intérêt de la France. On peut dire qu’il se trompait. Nul ne peut dire qu’il n’a pas agi en homme résolu et dévoué à son pays.

M. le comte Molé, ayant eu connaissance de la signature du protocole, n’a ni rappelé, ni désavoué l’ambassadeur ; il a gardé le silence. Ce silence était-il un fait si singulier, si extraordinaire, si en dehors des usages diplomatiques qu’on paraît le croire ? M. Molé, les amis de M. Molé, avaient-ils besoin de grands efforts pour justifier l’inaction silencieuse du chef du cabinet du 15 avril ? Nullement ; rien de plus naturel et de plus simple que ce silence ; deux mots auraient suffi pour l’expliquer. Sans doute, les circonstances politiques au milieu desquelles se trouvait alors M. Molé ont pu contribuer à son silence, l’empêcher même de prendre une connaissance détaillée de cette affaire. M. Molé était alors dans le plus fort de la tourmente politique qui a agité les derniers mois de son ministère, et il est facile de croire qu’il n’avait guère le temps de méditer sur la traite des noirs et sur la marche d’une nouvelle négociation à ce sujet. Mais, indépendamment de ces circonstances particulières, le gouvernement français n’avait aucune obligation, ni légale, ni morale, de s’expliquer sur-le-champ. Il n’y avait jusque-là qu’un procès-verbal pour inviter à une négociation commune trois cours dont on ne connaissait les intentions que d’une manière générale, dont les représentans à Londres n’avaient aucun pouvoir sur la matière. Le protocole était parti. La négociation ne pouvait commencer que le jour où les trois cours, ayant chacune mûrement délibéré, auraient permis à leurs agens de prendre part aux conférences. Jusqu’à ce jour, rien de fait, rien de commencé en commun, à cinq. Quant aux rapports particuliers entre la France et l’Angleterre, ils restaient ce qu’ils étaient. La France voulait-elle supprimer le droit de visite ? dénoncer les traités de 1831 et de 1833 ? Certes nul n’y songeait.

Il ne s’agissait que d’apporter, si on pouvait s’entendre, quelques modifications à ces traités, et d’obtenir par un traité nouveau le concours de toutes les grandes puissances. Le protocole ne paralysait pas la liberté du gouvernement français. L’ambassadeur avait fait les réserves nécessaires. Dès-lors quel motif ou quelle obligation avait-on de s’expliquer avant de connaître la réponse des trois cours, et lorsque le refus d’une seule d’entre elles eût été une raison suffisante de tenir le protocole pour non avenu, et de maintenir le statu quo ? C’était au retour des courriers de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg, lorsqu’il aurait été appelé à la négociation commune, que le gouvernement français avait à s’expliquer ; c’est alors qu’il devait ou désavouer l’ambassadeur en refusant toute négociation, ou accepter la négociation, tout en usant, dans la discussion des articles, de la liberté que la signature du protocole ne lui avait pas enlevée, liberté qu’il aurait pu rendre plus efficace encore en envoyant à Londres un négociateur tout-à-fait étranger aux préliminaires de cette conférence. M. Sébastiani avait eu besoin de courage pour signer, puisqu’en signant il s’exposait tôt ou tard au désaveu et au rappel. M. Molé se conformait sagement aux habitudes diplomatiques en ne s’empressant pas de faire une réponse que rien n’exigeait dans ce moment, qui ne pouvait ni retarder ni rendre plus rapides les communications déjà faites aux trois cours, une réponse qui ne pouvait devenir efficace que plus tard, qui pouvait être modifiée par les circonstances, et qui pouvait même devenir inutile. Se presser dans ce cas n’eût pas été seulement une vaine démarche, c’eût été une étourderie. La distance qui sépare Londres de Saint-Pétersbourg et la lenteur habituelle des affaires laissaient au cabinet français le bénéfice du temps. Pourquoi s’empresser d’y renoncer ? pourquoi devancer le cours ordinaire et naturel des choses ? Voyez en effet avec quelle lenteur l’affaire a marché.

Cet empressement n’eût été concevable que dans le cas où le gouvernement français aurait repoussé avec indignation toute idée d’une négociation, quelle qu’elle fût, sur le droit de visite. Certes, si demain un ambassadeur signait un protocole pour ouvrir des négociations ayant pour but le rétablissement, chez nous, de la censure, aucun ministère n’hésiterait à le rappeler et à le désavouer sur-le-champ.

Le cas n’était pas le même. Le droit de visite, tel que les conventions l’avaient établi pour l’objet spécial de la répression de la traite, n’était alors contesté par personne. Ni le comte Molé lui-même, quelles que fussent d’ailleurs ses opinions personnelles sur ce sujet, reconnaissait comme homme politique, comme ministre du roi, que, dans l’état des choses, les conventions de 1831 et de 1833 devaient être religieusement observées, qu’il était à désirer que ces moyens de répression fussent efficaces, et qu’en attendant, il fallait agir auprès des autres puissances pour les déterminer à adhérer aux conventions précitées.

Empressons-nous de le reconnaître, en écrivant la dépêche du 12 février 1838, M. Molé ne se mettait point en contradiction avec ses antécédens et avec les opinions qu’il avait manifestées sous la restauration au sujet du droit de visite. Ce n’est pas se contredire que d’accepter des faits accomplis, des faits que les circonstances expliquaient, et contre lesquels nul ne réclamait alors.

Mais laissons de côté les personnes et toute cette polémique qui plaît à l’esprit de parti et l’alimente, et pour laquelle nous n’avons aucun goût. Quand on se place au-dessus des intérêts personnels et des passions du jour, on comprend sans peine toutes les phases par lesquelles a passé, chez nous, la question du droit de visite, et on arrive à cette conclusion que les circonstances ont influé plus que les hommes sur les résolutions successives et diverses du gouvernement français.

Avant 1830, la France n’avait pas de relations intimes et particulières avec la Grande-Bretagne. Si l’Angleterre avait des rapports de bon voisinage avec la France, elle n’en était pas l’alliée, encore moins la seule alliée parmi les puissances de premier ordre. La France se rappelait les prétentions de l’Angleterre à la domination des mers ; les luttes de l’Angleterre avec les États-Unis, au sujet du droit de visite, étaient toutes récentes ; les rivalités nationales étaient plutôt inactives qu’oubliées, et, bien que le gouvernement français et le gouvernement anglais fussent fondés sur des institutions analogues, les tendances en étaient diverses. La guerre d’Espagne de 1823, et le célèbre toast de M. Canning, avaient appris au monde que, sous des formes constitutionnelles, se cachaient, dans les deux pays, des principes divers et des tendances opposées.

Dès-lors rien de plus naturel et en même temps de plus sensé que le refus de toutes les propositions du gouvernement anglais, pour établir un droit conventionnel et réciproque de visite contre les négriers. M. Molé, M. Pasquier, M. de Châteaubriand, agissaient en hommes éclairés et prévoyans. Il était évident, en effet, que ce droit une fois admis dans les traités, il pouvait devenir une source de difficultés inextricables contre les deux pays. D’ailleurs la restauration, par son origine, était tenue à une grande réserve dans ses négociations. Il ne fallait pas donner à croire qu’en signant un traité, elle acquittait une dette personnelle ; on n’aurait pas manqué d’affirmer que ce droit, bien que réciproque, n’était qu’une concession faite à l’étranger.

La révolution de 1830, cette révolution inspirée par le droit et contenue par une admirable sagesse, s’accomplit ; une dynastie nouvelle est fondée. L’Europe s’étonne au réveil de cette France dont elle avait conservé de si grands et de si terribles souvenirs. Bientôt les peuples applaudissent, et leurs gouvernemens s’alarment. Mais aucun peuple ne salua la révolution de 1830 d’applaudissemens plus éclatans, plus sincères, plus unanimes que le peuple anglais, et son gouvernement, au lieu de s’alarmer, s’empressa de tendre la main à la France de juillet, et de reconnaître la dynastie que le vœu national avait appelée au trône. L’alliance anglo-française devint la solide garantie de la paix. Pouvait-on sérieusement imaginer que le gouvernement anglais, après avoir constamment insisté auprès de la restauration, ne renouvellerait pas ses instances pour obtenir du gouvernement de juillet une répression efficace de la traite des noirs ? Les instances de l’Angleterre étaient on ne peut pas plus naturelles, et on conçoit en même temps que le cabinet de 1831 n’ait pas résisté à ces instances, et refroidi par un refus les relations intimes qui venaient de s’établir entre les deux pays, et qui, encore une fois, donnaient au maintien de la paix générale la meilleure garantie qu’elle pût alors avoir. Le traité de 1833 ne fit que mieux coordonner et régler quelques dispositions de détail. Les deux traités furent mis à exécution ; point de répugnances alors, point d’inquiétudes, point de réclamations, point d’alarmes. De 1831 à 1840, presque toutes les notabilités des deux chambres ont traversé les affaires. Nul n’a pensé que ces traités pussent faire obstacle à son entrée dans le cabinet. Nul n’a témoigné le désir ni formé le projet d’en dégager la France. Encore une fois, dans l’état de nos relations politiques avec l’Angleterre, cela était tout naturel et tout simple.

En 1840 s’ouvre une ère nouvelle. Le ministère britannique porte la main sur l’alliance anglo-française, et en brise brusquement les liens. Le 15 juillet, il signait, à l’insu de la France, le fameux traité sur les affaires d’Orient, et vers la fin du même mois il appelait notre ambassadeur à reprendre la négociation sur le droit de visite.

M. Thiers, alors ministre des affaires étrangères, appelé dans les derniers jours de son ministère à s’expliquer sur le projet de traité, répondit qu’il ne connaissait pas cette affaire, depuis long-temps délaissée, qu’il en ferait un examen approfondi, mais qu’en attendant, il ne se sentait nullement disposé à signer un traité avec un gouvernement qui s’était conduit comme l’avait fait le gouvernement anglais au 15 juillet. Cette réponse négative, qui met l’administration du 1er mars hors de la question, était encore chose toute naturelle et toute nationale dans la situation que nous avait faite le ministère anglais.

Le cabinet du 29 octobre a également résisté aux sollicitations de lord Palmerston ; il lui fit sentir qu’il ne signerait point la nouvelle convention avec l’auteur du traité du 15 juillet.

Mais le cabinet de lord Melbourne s’étant retiré, notre diplomatie a imaginé qu’il avait en quelque sorte emporté avec lui toutes les conséquences morales et politiques du traité du 15 juillet, que lord Aberdeen ne devait pas être tenu pour solidaire de lord Palmerston, et qu’on pouvait sans inconvéniens conclure avec ses successeurs le traité qu’on avait refusé de signer jusqu’alors. On a oublié que les conventions de 1831 et de 1833 n’étaient en réalité qu’un résultat de l’intime alliance qui unissait alors l’Angleterre à la France au profit des révolutions belge et espagnole, et que l’absence de cette condition, si elle n’infirmait pas les traités existans, rendait impossible une convention nouvelle.

Des conservateurs se sont réunis en grand nombre à l’opposition pour blâmer hautement le traité de 1841. L’opinion publique s’est soulevée, et la ratification du traité est devenue impossible.

Il y a plus ; la question s’est élargie de jour en jour. Si d’abord on ne s’élevait que contre les clauses du nouveau traité, et il en est dont on ne peut justifier ni le fond ni la forme, on n’a pas tardé à attaquer le droit de visite dans son principe. Ici encore l’opposition a été secondée par plus d’un conservateur. M. J. Lefebvre, l’auteur du célèbre amendement, n’hésitait pas à dire : « La chambre, en adoptant la rédaction que je propose, et qui s’applique à tous les cas, la chambre indique au gouvernement le vœu qu’elle forme pour que ces traités cessent, le plus tôt possible, d’être mis à exécution. Remarquez, je vous prie, messieurs, que ma rédaction embrasse tous les cas, non-seulement la ratification du traité nouveau, que je désire voir refuser, mais encore l’exécution des traités anciens. Je désire qu’au premier abus, à la première vexation auxquels aura donné lieu l’exécution des traités (et vous savez, messieurs, s’il y en a des abus, et des vexations !), le gouvernement renonce à donner des autorisations. Sous ce rapport je soutiens que mon amendement est plus large qu’aucun des deux autres. »

On a vu ainsi les amis et les soutiens habituels du ministère, les adversaires les plus ardens de la gauche et du centre gauche, abandonner le cabinet sur une question capitale ; que dis-je, l’abandonner ? il faut dire l’attaquer et faire en sorte que la chambre des députés confirmât leur opinion par un vote.

Il est des esprits malheureux, de ces esprits qui n’ont ni trêve ni repos jusqu’à ce qu’ils aient trouvé aux actions les plus louables une cause illégitime. À les entendre, la véhémence des conservateurs contre le droit de visite n’est qu’une manière de harangue électorale. Si cette calomnie était une vérité, elle révélerait encore un fait digne d’attention : c’est que les candidats sont convaincus de la répugnance du pays pour le traité de 1841, et, en général, pour le droit de visite.

Cette répugnance a dû devenir plus vive, plus ardente, sous les inspirations presque unanimes de la presse et de la tribune, en particulier sous l’influence des patriotiques élans des députés conservateurs.

Nous sommes convaincus que les conservateurs n’ont obéi qu’aux sentimens les plus élevés et les plus honorables. En repoussant le droit de visite, c’est uniquement à la France qu’ils pensaient, à notre commerce et à l’honneur de notre pavillon. Toujours est-il que leur parole a retenti dans tous nos ports, sur tous nos vaisseaux, dans tous les parages. C’est bien, nous aimons à croire que c’est bien, que c’est là ce qu’ils voulaient. Ces hommes graves, expérimentés, et, comme on dit, pratiques, n’ignoraient pas sans doute quelle pouvait être l’influence de leurs attaques, des débats qu’ils provoquaient, des votes qu’ils proposaient, sur l’esprit d’une population fière et brave ; ils n’en sont pas à ne pas prévoir les incidens qui pourraient en surgir, et les conséquences de ces incidens. C’est une responsabilité morale qu’ils ont prévue et franchement assumée. Le cas échéant, nous les verrons sans doute se lever les premiers pour soutenir, coûte que coûte, la dignité de la France, et pour aller hardiment, s’il le faut, jusqu’au bout. Ces hommes graves n’ont pas voulu abaisser leur pays, et ce serait l’abaisser que de s’avancer pour reculer, que de crier aujourd’hui pour se taire demain. Applaudissons donc à leur patriotique ardeur : elle est une preuve de leur énergie et de leur résolution.

En attendant, nous n’hésitons pas à croire que les amis du ministère n’ont qu’un conseil à lui donner : c’est de fermer le protocole en déclarant que, puisque les modifications proposées par la France n’ont pas été acceptées, elle reste définitivement étrangère au traité de 1841. Le cabinet est dans une fausse position d’où il lui importe de sortir au plus vite, non-seulement avant la convocation de la nouvelle chambre, mais aussi avant la réunion des colléges électoraux.

La chambre des députés, sur la proposition de M. Lacrosse, a accordé au ministère de la marine deux à trois millions qu’il ne voulait pas. Elle a trouvé que le ministère poussait trop loin l’amour du désarmement et de la paix. C’est encore un symptôme. Nous sommes convaincus que, s’il avait proposé une diminution de l’effectif de l’armée de terre, il n’aurait pas rencontré la même opposition ; car le pays veut la paix, il veut la paix avec tout le monde. D’imprudentes provocations pourraient seules le détourner de ses projets tout pacifiques. Il n’est pas moins vrai qu’il s’irrite aujourd’hui de tout ce qui a la moindre apparence d’une concession faite à l’Angleterre. Certes nul n’a demandé à la France de désarmer ; mais les bruits les plus absurdes prennent facilement, dans ce moment, toute la consistance d’une vérité. C’est encore un fruit du traité du 15 juillet.

Le budget de l’instruction publique a été l’occasion de plusieurs discussions importantes. On éprouve une sorte de soulagement lorsque les débats parlementaires, s’élevant jusqu’aux intérêts moraux et permanens du pays, nous font un instant oublier les irritations et les violences de la politique, ainsi que l’âpreté étroite et vulgaire des intérêts matériels.

La parole nette et élevée de M. Villemain a jeté une vive lumière sur toutes ces questions si diverses par leur nature et par leur importance. Avec la même précision, mais en proportionnant toujours son langage au sujet, il a touché aux plus liantes et délicates questions de notre droit public, et aux plus minces détails de son administration.

C’est dire que si les uns lui demandaient compte de je ne sais quelle réparation de bâtimens, de je ne sais quelle petite pension, d’autres agitaient les grandes questions de l’établissement universitaire et de la liberté de l’enseignement. Remercions M. Villemain d’avoir, le droit positif à la main, mis en pleine lumière les vrais principes de la matière, et cela avec l’assentiment général et manifeste de la chambre, qui veut sans doute réaliser, pour toutes les branches de l’enseignement, cette liberté dont jouit à cette heure l’instruction primaire, mais qui le veut sous deux grandes réserves qui sont à la fois les conditions et les garanties de la liberté, nous voulons dire l’affermissement de l’institution universitaire, de l’enseignement officiel, et la surveillance active, continue de l’état sur toutes les entreprises d’instruction privée. Espérons qu’on n’oubliera jamais ces paroles de M. le ministre de l’instruction publique : « Ce n’est pas au père de famille que la loi moderne dispute ses enfans ; ce n’est pas sa liberté domestique qu’elle gêne ou qu’elle soupçonne. L’éducation de famille sous toutes ses formes, l’enseignement particulier à tous les degrés est parfaitement libre. Mais, quand vous voulez former des établissemens d’instruction, quand vous passez des soins de famille à l’industrie appliquée au plus noble des objets, à l’intelligence humaine, à la culture des esprits et des ames, quand vous voulez vous charger de donner l’instruction à la place des familles et de l’état dans une maison publique, fondée par vous, alors il est juste que l’état intervienne, non pas pour gêner le père de famille, mais pour surveiller le spéculateur. »

Une autre question importante et curieuse s’est élevée au sujet des admissions à l’École polytechnique. Convient-il que les jeunes gens qui se présentent pour être admis dans cette grande et célèbre école aient fait des études littéraires et mérité le grade de bachelier ès-lettres ? La question n’est pas, dans ce montent, une question de droit positif. Le diplôme de bachelier ès-lettres n’est pas exigé des candidats. M. le ministre de la guerre a seulement donné un avertissement aux parens, marqué une préférence, une intention. Le débat qui a eu lieu devant les chambres a été plein d’intérêt. Il suffit, pour le comprendre, de rappeler que la question a été traitée par des hommes éminens dans les sciences et dans les lettres, MM. Villemain, Arago, Dubois (de la Loire-Inférieure). Nous n’hésitons pas à croire, avec M. Villemain, que cette élite de notre jeunesse, qui se prépare à gravir les plus hautes sommités de la science, ne peut mieux faire que d’imiter les Galilée, les Pascal, les D’Alembert, les Arago. Plus une étude est spéciale, plus il importe de conserver à l’esprit toute sa liberté et toute son étendue par la culture des lettres. Osons le dire, un grand géomètre n’aurait peut-être pas tenté d’appliquer les lois du calcul à des matières qui ne les comportent pas, si sa haute et rare intelligence avait été moins exclusivement renfermée dans l’enceinte des sciences exactes.


Les négociations commerciales entamées depuis si long-temps entre la France et la Belgique seront-elles reprises dans l’intervalle des deux sessions législatives ? On ne peut que le désirer dans l’intérêt des deux pays, surtout après avoir lu un ouvrage qui a paru il y a peu de temps, et qui a pour titre : De l’Association douanière entre la France et la Belgique, par M. P.-A. de La Nourais[1]. L’auteur, partisan d’une union de douanes qui supprimerait les frontières intermédiaires, et ferait de la Belgique et de la France un même marché de 40 millions de consommateurs soumis à la même législation commerciale, a examiné toutes les questions qui peuvent en préparer ou en amener la réalisation. En première ligne se présentaient les difficultés extérieures, celles que les cabinets étrangers, la Prusse, et surtout l’Angleterre, pourraient opposer à une semblable combinaison. Viennent ensuite les résistances des intérêts privés, des industries qui peuvent se croire menacées par la concurrence des industries similaires chez nos voisins du nord. Ici, M. de La Nourais examine dans tous ses détails la situation parallèle des plus importantes industries, tant en France qu’en Belgique.

Nous voyons ainsi ce qu’auraient à perdre ou à gagner à une association douanière les propriétaires de houilles et l’industrie métallurgique, celle des cotons, des toiles, des lins, la carrosserie, l’agriculture. La Belgique a aussi des intérêts menacés : elle devrait anéantir la contrefaçon et perdre la majeure partie des revenus de son transit, toujours en progrès depuis l’établissement de ses chemins de fer. D’autre sujets non moins importans sont encore abordés par M. de La Nourais, car, ainsi qu’il le prouve fort bien, la réunion commerciale de la France et de la Belgique est tout autant une question de contributions indirectes qu’une question de douanes. Tout ce qui se rattache au monopole du tabac en France et à l’accise sur les vins en Belgique, devait donc trouver place dans cette publication. Les moyens conseillés par l’auteur pour établir le nouveau régime de l’association et assurer la perception des revenus communs, ainsi que l’exécution de la législation nouvelle, méritent d’être sérieusement étudiés.

Un appendice, dont les matériaux ont été puisés dans la grande enquête faite en 1840, par ordre de la chambre des représentans, contient, sur la plupart des industries de la Belgique, les données les plus neuves et les plus intéressantes. M. de La Nourais, en ajoutant sur chacune d’elles le résultat de ses propres observations, permet ainsi au lecteur de se faire l’idée la plus exacte de la situation industrielle des deux pays. Cet ouvrage, écrit en grande partie sur les lieux, et avec l’aide de documens officiels, se recommande par sa méthode, sa netteté, autant que par l’examen consciencieux des faits ; il sera lu, nous n’en doutons pas, avec intérêt par tous les hommes que touche l’avenir d’une question dont la solution devient chaque jour plus imminente, et dont il n’est plus permis aujourd’hui de méconnaître la portée.


M. Saint-Marc Girardin, après une longue et grave maladie, vient de reprendre son cours à la Sorbonne. Il a choisi pour sujet les passions humaines, et c’est, de toutes les questions qui intéressent l’art, la plus attrayante et la plus féconde. M. Saint-Marc Girardin raconte l’histoire littéraire de nos sentimens ; il nous montre la même passion exprimée par des arts différens et à des époques diverses ; il fait la psychologie de l’art, et cela vaut mieux que d’en faire la métaphysique. Chez les anciens, la passion est plus mesurée, plus contenue, plus noble ; elle est toujours idéale et conserve, dans ses écarts, une pompe et une majesté qui sont le cachet de l’art antique. Une sensibilité plus émoussée, une imagination moins haute et moins vive, une intelligence plus complète du monde et de la vie, nous conduisent à remplacer la dignité des passions par leur excès, à pousser la terreur jusqu’à l’épouvante, et la pitié jusqu’au dégoût. Les héroïnes du drame moderne paraissent sur la scène la poitrine sanglante, et se tordent sur le cadavre de leurs enfans dans une longue et atroce agonie ; les Grecs n’exagèrent pas à ce point l’émotion tragique. Au moment où le développement d’une passion devient horrible, ils recourent à la métamorphose : Niobé se change en fontaine, et conserve jusqu’au bout son idéale beauté. Il y a loin de cette noble et solennelle image aux douleurs de la Sachette pleurant la Esmeralda dans Notre-Dame de Paris. Cette longue agonie nous oppresse ; on est ému d’abord, et puis effrayé ; le spectacle de cette douleur ainsi étalée devient pour nous une douleur réelle. Ce n’est donc pas assez d’être vrai pour paraître poétique ; si l’homme intervient dans la poésie, il doit avoir les proportions d’un demi-dieu.

M. Saint-Marc Girardin, dans ses premières leçons, s’est occupé de la crainte de la mort et du suicide, et l’histoire qu’il en a faite lui a donné l’occasion de comparer, sous un point de vue tout nouveau, les diverses littératures. Homère et Virgile racontent le naufrage l’un d’Ulysse, et l’autre d’Énée ; les deux poètes déploient la même richesse et la même puissance d’images, la même pompe et le même éclat de style. D’où vient qu’Ulysse nous intéresse plus qu’Énée ? C’est qu’il porte un cœur plus intrépide. Le héros de Virgile pousse au ciel des cris lamentables ; Ulysse, seul au milieu de la mer contre les flots et contre Neptune, envisage la mort sans effroi, et dompte, par sa force morale, toutes les puissances déchaînées contre lui. À côté de ces grands héros épiques, M. Saint-Marc Girardin, par un rapprochement d’un vif intérêt, a placé un autre naufrage ; ce n’est plus cet éclat de poésie, ni ces histoires de demi-dieux et de fondateurs de peuples : c’est de l’humble prose, un aventurier obscur et un vaisseau de la compagnie des Indes ; mais, en même temps, c’est le génie original de Daniel de Foë, c’est la résignation et la patience, c’est la prudence et l’intrépidité, c’est tout un poème dans un seul homme, c’est Robinson. Ici le sentiment religieux tempère la crainte de la mort, et la crainte de la mort, ce grand ressort tragique, prend avec l’art chrétien une face toute nouvelle. M. Saint-Marc Girardin a montré ce même sentiment dans l’Iphigénie d’Euripide, dans celle de Racine, et dans un drame de M. Hugo. L’Iphigénie d’Euripide, belle et naïve enfant de la Grèce, regrette, avant de mourir, la douce lumière du soleil, et cette nature riante et forte, dont sa jeune ame ne voit que la beauté et ne devine que les charmes. L’Iphigénie de Racine a des regrets pour sa mère et pour ses compagnes ; elle pleure sur son amour et sur les cœurs qui battaient pour elle. Quant à Catarina, enfant d’un art matérialiste, en mourant, c’est à la mort qu’elle pense, et non à la vie ; elle a de la peur, et non des regrets.

Une des plus curieuses études qu’ait faites M. Saint-Marc Girardin, c’est l’histoire poétique du suicide. Le suicide ancien, c’est Oreste ; le suicide moderne, c’est Werther. Oreste, Ajax, Didon, se tuent dans un accès de désespoir ; c’est le dernier excès de la passion. Leur suicide est imprévu ; ils n’en ont pas formé dès long-temps l’idée ; ils ne se sont pas arrangés pour mourir ; ils quittent la vie au moment où les dieux leur ont fait tant de douleur, qu’ils n’ont plus de force pour la soutenir. Le suicide calculé, qui est le terme d’une maladie de langueur, et non plus un accès de rage, n’apparaît qu’après le suicide philosophique, à la suite des épicuriens qui meurent pour trouver le repos, et des stoïciens qui se tuent par mépris de la vie. C’est vers le commencement de notre ère, au milieu de ce long désordre où tout semblait périr, précisément parce que tout allait renaître ; c’est alors que cette maladie apparut pour la première fois ; mais ce ne fut qu’un désordre passager. Dans les siècles à demi barbares qui suivirent, le dégoût de la vie, s’il venait à s’emparer d’une ame, la poussait aux entreprises hardies, et non pas à se laisser mourir de langueur. Hamlet fut, dans un temps plus rapproché de nous, le premier héros de ces suicides mélancoliques ; Chatterton en sera-t-il le dernier ? Le suicide ex abrupto est moins effrayant pour la société ; celui-là est traité de crime et de folie par tout le monde ; il ne se prêche pas, il ne s’érige pas en doctrine. On peut s’en servir à la rigueur pour trancher le nœud gordien d’un récit ou d’un poème, mais on ne peut lui donner une auréole et en faire le sujet d’une action scénique. Le suicide d’Hamlet, au contraire, est contagieux : si l’on pousse rarement l’imitation jusqu’à la mort, il y a des maladies de l’ame qui ne sont que des suicides incomplets. Hamlet est le père de ces génies mystérieux, de ces ames incomprises, de toute cette poésie maladive, que le ridicule a tuée. La vraie littérature et la vraie morale ne connaissent et n’approuvent que la nature saine, forte et puissante. Il faut apprendre à la jeunesse à repaître son esprit d’une nourriture solide, à rejeter les chimères, à se créer des besoins dignes d’un homme, et à ne pas vivre en femmelettes, sous prétexte d’exquise sensibilité. — Telles sont les conclusions, trop rigoureuses peut-être, auxquelles arrive dans son enseignement M. Saint-Marc Girardin. Quoi qu’il en soit, son cours, conçu sur un plan neuf, professé avec une verve intarissable, un esprit brillant, un goût sûr, ne ramène pas seulement dans les écoles les traditions de la bonne littérature, mais le goût et le sentiment de la bonne morale. C’est une noble tâche que M. Saint-Marc Girardin a prise à cœur depuis long temps avec un zèle et un succès dont tout le monde doit lui savoir gré.


Les Sentiers perdus, de M. Arsène Houssaye, sont à leur seconde édition[2]. Ces jolies poésies unissent une veine d’esprit au sentiment, il y a comme une reprise et un filet de XVIIIe siècle qui se mêle à l’art du nôtre, un coin de Moncrif à travers nos printemps et nos tendresses d’aujourd’hui. M. Arsène Houssaye a su se faire une manière à lui, très reconnaissable ; il assortit ses bouquets d’une certaine façon. De même, dans ses petits contes et romans, dans ses portraits de poètes et d’artistes du XVIIIe siècle, il a trouvé une veine littéraire pleine d’agrément, et a su découvrir une foule de sentiers fleuris là où l’on ne voyait depuis long-temps que des chemins battus.


  1. Un vol. in-8o, Paulin, rue de Seine, 33.
  2. Un vol. in-18, chez Masgana, galerie de l’Odéon.