Chronique de la quinzaine - 31 mai 1878

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Chronique n° 1107
31 mai 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1878.

Nous assistons curieusement, un peu tristement, à un spectacle qui n’est peut-être pas nouveau et qui n’est pas moins instructif. Évidemment, la république réunit aujourd’hui toutes les conditions qui font un régime régulier. Elle est née d’une certaine force des choses, de la nécessité, de la division même de ses adversaires, qui ne peuvent nouer contre elle que des coalitions momentanées et stériles. Elle a été votée par une assemblée souveraine qui, pour épargner à la France les périls d’un provisoire indéfini, a eu la prudence de se soumettre à ce qu’elle ne pouvait empêcher. Elle a été organisée par une constitution aussi définitive que toutes les constitutions; Elle a été sanctionnée par le pays dans des élections successives qui ont envoyé au parlement une majorité favorable aux institutions nouvelles. Si elle a passé par des crises qui auraient pu être mortelles, elle en est sortie intacte; elle a échappé à ses ennemis, elle est désormais sous la garde, sous la direction d’un ministère sensé, honorable, dont on ne conteste ni la fidélité ni les intentions libérales, ni la modération conservatrice, qui, en un mot, est une garantie pour toutes les opinions sincères.

Que faut-il de plus? La république existe, elle est à peine contestée par des adversaires de plus en plus impuissans, elle a pour elle la loi, la majorité du parlement, tous les moyens de vivre. La paix est dans les pouvoirs publics comme elle est assurément dans les désirs, dans les besoins du pays, — et cependant il y a partout des apparences de lutte dans une situation qui semble sans fixité. On dirait que nous jouissons tout au plus d’une trêve à échéance prochaine. Ceux-là mêmes qui devraient se préoccuper le plus d’acclimater un régime qu’ils ont appelé de leurs vœux sont les premiers à laisser éclater leurs impatiences. On ne peut se contenir, et, comme s’il n’y avait pas assez de problèmes sérieux faits pour intéresser le pays, finances, chemins de fer, réformes de l’enseignement, organisation militaire, on se plaît à susciter des émotions factices, à engager des campagnes de fantaisie, à réveiller toute sorte de questions irritantes eu inutiles. Tantôt ce sont quelques municipalités un peu échauffées de province qui, pénétrées de leur importance, se mettent à déclarer la guerre aux processions, jusqu’à ces modestes processions des rogations, qui n’ont fait jusqu’ici, que nous sachions, de mal à personne. Tantôt c’est le conseil municipal de Paris qui se met en travail pour imaginer des fêtes nationales, pour donner un 15 août à la république, ou qui se fait le patron du centenaire de Voltaire, qui prescrit des illuminations et des pompes, au risque de provoquer d’inévitables contestations.

Oui, en vérité, depuis quelques jours, la question du centenaire de Voltaire a tout éclipsé, elle a été la première des questions politiques. Voltaire est redevenu un personnage du moment, livré au feu de toutes les polémiques. Il a obtenu la protection du conseil municipal de Paris, il a comparu en accusé devant le sénat sur l’interpellation de M. L’évêque d’Orléans. Aux exaltations des uns ont répondu les protestations des autres. C’était facile à prévoir, et si cette agitation du centenaire n’a pas pris plus de gravité, si elle est probablement destinée à s’éteindre avec la journée d’hier, anniversaire de la mort de Voltaire, c’est que le gouvernement a su intervenir dès l’origine avec une prudente résolution. Le ministère a eu le mérite de prendre son parti à propos. M. de Marcère, par ses lettres aussi habiles que sensées au conseil municipal de Paris, M. Dufaure, par ses explications devant le sénat, ont nettement défini l’attitude d’impartialité que le gouvernement entendait garder. Le ministère a fait strictement et justement ce qu’il devait faire, ramenant le conseil municipal dans la limite de ses attributions légales, interdisant toutes les manifestations ou contre-manifestations publiques, laissant à la fête qu’on se proposait de célébrer le caractère d’une démonstration privée. Que pouvait-il de plus ? Il ne pouvait évidemment associer les pouvoirs publics à une commémoration trop contestée ; il ne pouvait pas bonnement non plus promettre à M. L’évêque d’Orléans de poursuivre Voltaire pour une édition du centenaire, de livrer au bras séculier des œuvres publiées cent fois et sous toutes les formes depuis cent ans. M. le président du conseil a pu le dire avec une apparente bonhomie qui ressemblait à un sarcasme : « Veuillez songer à cette idée, — exercer des poursuites, aujourd’hui, devant le jury, contre Voltaire!.. » Le gouvernement est resté dans son rôle de pouvoir politique, de modérateur entre des passions également implacables, de gardien de la paix publique. Il s’en est tenu là, et si le centenaire, par mesure de police, a été réduit à se renfermer dans un cirque, s’il n’a pas été ce qu’il aurait pu être, c’est la faute de ceux qui ont voulu faire de ce miraculeux esprit un saint de leur église, un précurseur du radicalisme révolutionnaire, et de cette fête une manifestation de parti. Certes Voltaire a été et reste toujours une des personnifications les plus puissantes, les plus étincelantes du génie français. Il a porté dans toutes les sphères l’infatigable activité qui le dévorait et ce goût de l’universalité qui lui faisait dire : « Il faut donner à son âme toutes les formes possibles. Il faut faire entrer dans notre être tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentimens; pourvu que tout cela n’entre pas pêle-mêle, il y a place pour tout le monde. » Voltaire a été ce qu’on peut appeler un apôtre, un apôtre à sa manière ; il a eu la haine de tous les fanatismes, de toutes les intolérances, de toutes les iniquités, et M. le garde des sceaux, sans sortir de la réserve de l’homme d’état, sans se livrer à des appréciations de fantaisie, a bien pu dire l’autre jour que « s’il y a dans nos mœurs un adoucissement remarquable, si les idées de tolérance se sont répandues, si nos lois criminelles ont été adoucies, si nous sommes moins exposés à de grandes iniquités judiciaires, les écrits de Voltaire y ont contribué ! » C’est sa gloire, c’est, avec le don brillant de l’universalité, le secret de sa popularité dans le monde entier, de son irrésistible influence; mais en même temps, le grand moqueur, il n’a rien respecté, il a tout bafoué, il a offensé de son ironie les croyances sincères et les généreuses pudeurs; il a mis la raison la plus lumineuse au service de ses passions et de ses antipathies. En un mot, il a été dans toute sa nature, dans sa longue existence, un prodigieux mélange de bien et de mal, gagnant des batailles pour les causes justes et déployant l’art le plus raffiné du courtisan, mentant avec délices, sans scrupule, se moquant effrontément de lui-même et de ses contemporains, de ce monde et de l’autre, jouant une perpétuelle comédie au profit de sa vanité et souvent de ses intérêts. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne jamais le séparer de son temps, dont il résume si merveilleusement les vivacités, la grâce légère, les licences, les impudeurs et aussi le génie philosophique. Tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts, il est assurément un personnage éclatant, peut-être le plus éclatant de ce XVIIIe siècle, — ce que Sainte-Beuve appelle « un démon, un élément aveugle et brillant, un météore qui ne se conduit pas, plutôt qu’une personne humaine et morale... » Il lui a manqué, selon le mot de Royer-Collard, « l’attribut essentiel de la supériorité, la grandeur et la dignité. » Grand par l’esprit, il l’est toujours sans doute, il reste l’irrésistible fascinateur de la correspondance, des romans, des poésies légères ou de l’Histoire de Charles XII; il n’est grand ni par le cœur, ni par l’inspiration morale, ni par le caractère, et voilà pourquoi c’est l’homme le moins fait pour être un objet d’apothéose publique, pour devenir le héros d’une fête nationale.

Ce qu’on a voulu célébrer et faire célébrer en Voltaire, ce n’est pas l’écrivain, qui, s’il se réveillait du tombeau, n’aurait pas de flèches assez aiguës pour quelques-uns de ses adorateurs d’aujourd’hui; c’est la dernière partie de sa vie, c’est la polémique antichrétienne, et on n’a pas vu que par cela même on diminuait cet étincelant esprit en le jetant après un siècle dans une campagne contemporaine. On ne s’est pas aperçu qu’on ravivait autour de lui toutes les contestations, qu’on allait remuer les croyances qu’il a défiées, les instincts qu’il a offensés, et, par une fatalité de plus, il s’est trouvé que ce centenaire de Voltaire coïncidait avec l’anniversaire de la mort d’une autre héroïne, de Jeanne d’Arc elle-même, cette pure et poétique expression de la patrie française mutilée et délivrée. Assurément, après des siècles révolus, on peut, comme le disait M. Gambetta ces jours derniers, être « un dévot de Jeanne la Lorraine et un admirateur de Voltaire. » La rencontre soudaine, presque imprévue entre ces deux grandes ombres, celle de la généreuse libératrice de la France et celle du profanateur graveleux de la Pucelle, cette rencontre n’est pas moins saisissante. Le gouvernement s’est cru obligé d’interdire toute manifestation autour de la statue de Jeanne d’Arc comme autour de la statue de Voltaire; il a été prudent jusqu’au bout, il a voulu ne laisser aucun prétexte d’agitation et de conflit extérieur : il a fait son devoir, rien de mieux. La coïncidence existe, elle garde toute son éloquence, elle est justement le signe frappant de ce qu’il y a d’irréfléchi, de mal calculé dans ces réhabilitations conçues par l’esprit de parti, faites pour blesser les sentimens les plus vifs. Elle montre d’une façon presque dramatique le danger de ces perpétuelles évocations historiques imaginées par les passions du moment, appelées, au secours des partis contraires dans nos luttes contemporaines.

Chose étrange et tristement significative ! Les souvenirs de l’histoire, Qui semblent faits pour tempérer les animosités, ne sont ici qu’un moyen de plus pour continuer la. guerre. L’histoire est comme un arsenal où l’on va chercher des armes nouvelles. L’esprit de parti se sert du passé, il se sert de Voltaire comme il se sert de tout ce qu’il trouve sur son chemin. Il invoque jusqu’aux fantômes, il va réveiller les morts dans leur tombeau, c’est M. Victor Hugo qui le disait hier dans cette cérémonie du centenaire qui a fini, sans éclat et sans retentissement sinon sans fracas d’éloquence; il joue avec tout, et les étrangers qui nous regardent de loin ou de près, qui ne voient quelquefois que les apparences, doivent se dire que nous sommes un peuple bien exempt de préoccupations et de soucis, puisque nous avons assez de temps et de liberté d’imagination pour nous livrer à ces jeux passionnés ou à la recherche de fêtes nouvelles. Avec plus de prévoyance et de jugement, on invoquerait un peu moins les fantômes, on laisserait Voltaire à sa gloire orageuse, en tâchant seulement de lui demander un peu de son esprit et de son bon sens ; on interrogerait le passé pour y chercher des lumières, non des excitations, pour s’éclairer de l’éternelle, expérience humaine, et pour des hommes qui ont leur patrie à relever, des désastres à réparer, des réformes de tous les jours à réaliser, la puissance nationale à raffermir et à remettre en marche, il resterait certes assez à faire ; il y aurait assez de questions pressantes, pratiques, où tous les patriotismes pourraient se rencontrer sans se heurter, où la contradiction même, au lieu d’être considérée comme une marque d’irréconciliables hostilités, devrait n’être qu’un moyen de plus pour s’exciter à l’œuvre commune. C’est la tâche des assemblées, et, puisqu’il y a dans ces assemblées une majorité républicaine, c’est la tâche de cette majorité, d’autant plus obligée à un travail sérieux, à la modération et à la prévoyance, qu’elle est la majorité, qu’elle peut tout faire, tout seconder ou tout empêcher.

Est-ce donc, encore une fois, que leg questions manquent ? Il y en a de tous les jours, et il y en a qui attendent une solution depuis des années. Elles se reproduisent incessamment, tantôt sous la forme des affaires de finances ou de chemins de fer, tantôt sous la forme de ces projets qui se succèdent, qui touchent à notre réorganisation militaire. L’autre jour encore, dans le sénat, à propos de la création des ressources nécessaires pour ce rachat d’un certain nombre de chemins de fer qui a été récemment voté, M. le ministre des finances a tracé un exposé aussi lumineux que rassurant de notre situation économique. M. le ministre des finances, dans un langage aimable et presque familier, a témoigné une juste confiance ; mais en même temps il s’est défendu des illusions optimistes, il a eu bien soin de montrer à l’horizon ce qui pouvait être un péril, les engagemens téméraires, les dégrèvemens trop hâtifs, les aggravations de charges improvisées par l’initiative parlementaire et venant troubler toute l’économie d’un budget, M. le ministre des finances est à la fois confiant et prévoyant. M. Léon Say n’a point hésité à déclarer, qu’il n’y avait aucune inquiétude à avoir, à une condition pourtant, à la condition qu’on saurait se défendre des entraînemens irréfléchis, — « et, a-t-il ajouté, je compte sur vous pour m’aider à y résister énergiquement. » C’est le secret de l’équilibre financier, c’est là aussi que le sénat peut avoir une action utile, profitable au pays autant qu’à son propre crédit d’assemblée expérimentée et modératrice.

Il y a surtout des questions qui se renouvellent sans cesse, qui sont pour le moins aussi sérieuses et plus délicates encore que les questions financières, ce sont celles qui intéressent la reconstitution des forces militaires de la France. Assurément bien, des efforts patriotiques ont été faits depuis sept ans., On ne s’est refusé à aucun sacrifice pour rendre au pays l’armement, qu’il avait perdu et pour lui assurer une organisation efficace. L’ancienne assemblée, les chambres nouvelles n’ont laissé passer aucune occasion de témoigner leur bonne volonté. Tout ce qu’on leur a demandé, elles l’ont voté sans marchander, et ce travail qui se poursuit depuis sept ans n’a point été certes sans résultat; mais on peut bien dire que c’est là surtout qu’il reste toujours à faire. Tout récemment le sénat en finissait à peine avec une loi sur le service d’état-major qui, avant d’être adoptée, a passé par mille péripéties et qui n’a été peut-être sanctionnée que de guerre lasse. La chambre des députés, à son tour, vient de s’occuper de deux lois d’une certaine importance, l’une améliorant les pensions militaires, l’autre, attendue et proposée depuis longtemps, faite pour assurer aux sous-officiers une position et des avantages qui puissent les attacher à l’armée dont ils sont le premier ressort et le nerf, dont ils forment le cadre élémentaire.

Cette question des sous-officiers qui vient d’être discutée et tranchée par un vote à Versailles, elle n’est point, à vrai dire, spéciale à la France. Depuis quelques années, elle s’est élevée dans tous les pays, en Allemagne comme en Italie. Partout on s’est trouvé en présence de la même difficulté : les sous-officiers ne restent pas sous le drapeau. Ils font leur service légal, ils ne suivent pas la carrière. Ceux-là mêmes qui sont proposés pour l’avancement refusent assez souvent d’aller plus loin, d’attendre une épaulette incertaine ou lente à venir, et, dès que l’heure de la libération arrive, ils se hâtent de partir, de rentrer dans la vie civile, où ils espèrent retrouver des conditions plus favorables. De là un affaiblissement évident pour l’armée privée de cette cohésion que donne un encadrement permanent et solide par un corps de sous-officiers éprouvés, façonnés aux traditions et aux mœurs militaires. La difficulté est réelle, pressante, elle a mille fois attiré l’attention de tous ceux qui s’intéressent à notre réorganisation militaire. C’est à ce mal qu’on a voulu remédier par la loi nouvelle, en créant tout un système d’avantages pécuniaires pour les sous-officiers qui consentiront désormais à prolonger leur service. On n’a rien négligé, nous en convenons. On n’a pas craint de se de juger et d’oublier cette déclaration un peu naïve par laquelle on assurait il y a quelques années qu’il n’y avait plus désormais de prime dans l’armée française. On a cette fois multiplié les primes, les hautes paies, sans parler des perspectives d’emplois civils à l’heure de la retraite. Tout cela a été étudié et combiné avec soin, avec sollicitude et avec prudence. Rien de mieux, c’est la marque de l’intérêt que la chambre porte aux affaires de l’armée; il ne faudrait pas cependant, après avoir eu l’illusion du service absolument désintéressé, tomber aujourd’hui dans une méprise d’un autre genre. Le problème est infiniment plus complexe et plus délicat qu’on ne semble quelquefois le croire. Les avantages matériels sont quelque chose sans doute, ils ne sont pas tout et ils ne suffiraient probablement pas pour décider des vocations que d’autres mobiles ne contribueraient pas à déterminer. Il y a aussi ce qu’on pourrait appeler la partie morale de la question, la position faite aux sous-officiers, les garanties protectrices de leur carrière, les traitemens, les égards qui dans la vie de tous les jours peuvent les relever à leurs propres yeux comme aux yeux de leurs soldats. Il y a en un mot ces mille détails qui font qu’un sous-officier peut s’attacher à son modeste rang, et ici ce n’est plus seulement une affaire de prime et de haute paie, ce n’est pas même une simple affaire de législation; c’est une affaire de discernement et de tact dans le commandement, dans l’art de choisir les hommes, de les distinguer, de les manier et de les employer. Ce n’est plus la question des sous-officiers, c’est la question vitale de l’armée tout entière. Il y a eu dans la dernière discussion un député, M. le comte de Lur-Saluces, qu’on a voulu à peine écouter et qui a cependant touché le point sensible. Le rapporteur de la loi des sous-officiers, M. le colonel Tézenas, a défini le mal : « Il semble qu’il n’y ait plus qu’une préoccupation dans l’armée, celle d’en sortir au plus vite.» M. de Lur-Saluces a indiqué une cause essentielle: c’est que l’esprit militaire s’est affaibli! Comment cet affaiblissement devenu un péril s’est-il produit ? Comment relever et fortifier l’esprit militaire sans lequel il n’y a point d’armée? Voilà le problème, et il mérite d’être l’objet d’une incessante étude bien plus que toutes les propositions sur la réduction des années de service ou sur la manière de pratiquer à volonté l’obéissance militaire.

Pendant que la France en est à son exposition, au centenaire de Voltaire ou à la discussion de ses intérêts financiers et militaires, l’Europe touche-t-elle enfin à la réunion d’un congrès, à l’apaisement vraisemblable de la crise orientale! Cette éternelle question d’Orient, elle est véritablement entrée depuis quelques semaines dans la phase des obscurités. Ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’on ne sait rien avec précision, ou du moins on ne sait qu’une chose, c’est que la situation ne s’est point aggravée, c’est que la mission du comte Schouvalof à Saint-Pétersbourg a rendu la réunion d’un congrès plus vraisemblable, et si le congrès est redevenu possible, c’est que la Russie a consenti à soumettre le traité de San-Stefano à la juridiction de l’Europe. C’est sans doute un premier gage, un premier signe favorable. Au-delà, pour le moment, tout reste encore assez obscur, et c’est le jour où le congrès s’ouvrira qu’on aura la juste mesure de l’esprit de conciliation du cabinet de Saint-Pétersbourg, du différend qui existe encore entre la Russie et l’Europe, représentée surtout par l’Angleterre.

Rien n’est nouveau en politique. Il y a eu toujours des conspirations et des attentats qui ont eu invariablement les mêmes effets. L’autre jour, au moment où l’on y songeait le moins, lorsqu’on ne parlait que de l’exposition à Paris, de la mission du comte Schouvalof à Saint-Pétersbourg, de la paix ou de la guerre dans toutes les capitales, un fanatique sorti on ne sait d’où a attenté à la vie de l’empereur Guillaume en pleine promenade de Berlin. Certes, s’il y a un souverain qui dût sembler à l’abri de ces tentatives meurtrières, qui pût se croire en sûreté dans son pays, c’est celui qui depuis quinze ans a comblé l’Allemagne de gloire, qui n’a jamais passé pour un tyran et qui est aujourd’hui un vieillard. L’empereur Guillaume à son tour, malgré ses quatre-vingts ans, n’a point échappé à cette manie de meurtre qui attire certaines âmes perverses; en rentrant au palais avec sa fille la grande-duchesse de Bade, il a essuyé le feu d’un obscur assassin, qui heureusement n’a fait aucune victime. L’auteur de cet attentat a été reconnu depuis pour un fanatique subalterne, pour un vulgaire halluciné de socialisme, poussé au crime par les surexcitations de la démagogie, peut-être aussi par la misère envieuse ou par la passion de se faire un sinistre renom. Rien n’indique jusqu’ici qu’il ait eu des complices, il paraît avoir agi de son propre mouvement. Ce n’est pas moins l’éternelle fatalité des tentatives de ce genre, même quand elles échouent, même quand elles sont isolées, d’avoir d’inévitables conséquences, de provoquer immédiatement des réactions ou des velléités de réaction,. C’est l’histoire de tous les temps et de tous les pays; c’est ce qui vient d’arriver encore une fois à Berlin où, au lendemain de l’attentat, le gouvernement s’est hâté de proposer des mesures répressives ou préventives, une sorte de loi d’exception ou de circonstance contre les réunions et les propagandes socialistes. L’empereur Guillaume, dès sa première entrevue avec ses ministres, leur aurait dit, assure-t-on, qu’il fallait s’occuper de préserver les sentimens religieux du peuple, de combattre les contagions malfaisantes. Le projet qui a été présenté aussitôt au Reichstag allemand est à peu près la traduction de cette pensée conservatrice.

C’est toujours le premier mouvement, l’esprit de répression se redresse devant le péril. Sans doute depuis quelques années le socialisme a fait de singuliers progrès en Allemagne; il s’est développé assez pour avoir ses organes dans la presse, ses représentans dans les chambres, pour se faire craindre, et il est bien certain que les menées démagogiques de plus en plus actives peuvent n’être point étrangères à l’exaltation de quelques forcenés qui se laissent entraîner au crime. Le dernier attentat est l’œuvre d’un affilié de cette démagogie, et il a paru une occasion décisive pour se mettre en défense. Jusqu’à quel point cependant le gouvernement avait-il besoin de pouvoirs nouveaux, de cette sorte de dictature administrative qu’il s’est empressé de réclamer par son projet de loi? C’est là précisément ce qui vient d’être l’objet d’une discussion des plus sérieuses, des plus significatives dans le Reichstag, et ce qui aggrave ou caractérise cette discussion, c’est la manière dont elle s’est dénouée.

Le gouvernement, en l’absence de M. de Bismarck toujours indisposé ou occupé des affaires d’Orient, en a été pour ses propositions de salut public, il a été vaincu au scrutin ! Vainement le président de la chancellerie, M. Hoffmann, le ministre de l’intérieur, le comte Eulenbourg, ont déployé toute leur éloquence en faveur de leur projet; vainement M. de Moltke lui-même est intervenu sur ce champ de bataille tout politique, évoquant les souvenirs de la commune de Paris, des « professeurs de barricades et des pétroleuses, » le ministre n’a pu éviter un échec presque éclatant. Il se trouvait dans une situation singulière et assez fausse. Quand il se tournait vers le centre catholique et conservateur, il s’exposait à s’entendre dire par M. Windthorst ou par M. Jœrg que c’était lui qui, par sa politique religieuse ou irréligieuse, depuis quelques années avait donné de la force aux idées, aux passions révolutionnaires; lorsqu’il se tournait vers ses amis les libéraux-nationaux, il rencontrait une opposition réfléchie, décidée, quoique exemple de malveillance. Ce n’est point à coup sûr qu’il y eût une divergence de sentimens au sujet de l’attentat dont l’empereur Guillaume avait failli être la victime ou que le danger du socialisme fût méconnu. Tout le monde était à peu près d’accord sur le caractère périlleux des menées socialistes et démagogiques; mais on était aussi d’accord sur l’inopportunité, sur l’inefficacité de la loi du gouvernement, et un des chefs du parti national-libéral, M. de Bennigsen, l’a dit sans détour, on était d’autant moins porté à accorder de nouveaux pouvoirs « qu’on ne sait pas aujourd’hui qui gouvernera demain, car la crise ministérielle est permanente en Prusse, » Le ministère est resté avec une minorité presque insignifiante, et le vote négatif qui a décidé de la loi a été suivi aussitôt d’un décret qui a clos la session du Reichstag. Le parlement sera-t-il dissous? Reviendra-t-il à d’autres idées dans une session nouvelle? Jusqu’à ce que la question soit tranchée, le gouvernement garde les moyens de répression dont il a disposé jusqu’ici et dont le ministère de l’intérieur, le comte Eulenbourg, a d’ailleurs déclaré qu’il userait « jusqu’à la dernière limite du possible. »

Au fond, le parlement allemand avec son libéralisme a été plus prévoyant et aussi conservateur que le ministère avec ses mesures, extraordinaire de répression et de salut public. Ces lois d’exception, conçues le plus souvent dans un moment d’émotion, sous le coup de quelque événement sinistre, ont le malheur de ce rien empêcher, de ne rien, préserver ; elles n’ont généralement d’autre effet que de jeter les esprits ardens dans les conspirations secrètes, de donner aux idées chimériques. l’attrait du fruit défendu et d’enflammer les partis par la persécution. La France certes, dans sa longue et laborieuse histoire, offre une riche variété de mesures d’exception, toutes à peu près inefficaces, et le socialisme n’a peut-être cessé d’être un vrai et sérieux péril dans notre pays que depuis qu’il a pu se produire au grand jour, depuis qu’il a subi l’épreuve de la discussion. Le déclin des écoles socialistes a sans doute bien d’autres causes frappantes : le progrès des lois civiles, l’égalité des droits, la diffusion de la propriété, le développement des intérêts, les efforts constans pour élever la condition des classes populaires, l’esprit de travail et d’épargne fructueuse, tout cela a contribué à former un état social inexpugnable et a fini par créer une réalité devant laquelle les vaines théories des réformateurs hallucinés sont impuissantes. C’est la société de 1789 qui, en grandissant, en mûrissant pour ainsi dire, est devenue assez forte pour défier les utopies, pour résister aux assauts des criminels et des fous. Tous les foyers incendiaires ne sont pas éteints sans doute; le mal révolutionnaire subsiste, il est déplacé ou déguisé, il n’affecte plus la forme socialiste, et, chose curieuse, la France, après avoir eu ses grandes épidémies de sectes il y a trente et quarante ans, la France est peut-être aujourd’hui le pays où le socialisme est le plus tombé en discrédit. Il y a parmi nous tout ce qu’on voudra, des maniaques d’agitation, il n’y a plus à vraiment parler de parti socialiste, la maladie est passée à d’autres pays, même à des pays monarchiques; elle s’appelle le nihilisme en Russie, elle a toute sorte de noms au-delà du Rhin. Plus d’une fois encore vraisemblablement elle embarrassera M. de Bismarck. Ce que l’Allemagne a de mieux à faire, c’est de combattre cette maladie par l’action morale et intellectuelle, sans recourir à des mesures d’exception qui n’ont été le plus souvent, pour ceux qui les ont employées, que de vains palliatifs, et n’ont jamais empêché un fanatique de méditer obscurément un attentat.

La liberté franchement et régulièrement pratiquée est le meilleur de tous les remèdes. Elle a servi à préserver l’Italie de l’invasion socialiste; elle l’a guérie dans tous les cas des conspirations secrètes, du meurtre politique, et de nos jours on a vu un prince menant la vie la plus active au milieu des luttes les plus ardentes, toujours mêlé à l’armée et au peuple, régnant près de trente ans sans être même effleuré par la balle d’un assassin. C’est le souverain qui s’éteignait il y a quelques mois à Rome, qui, à peine disparu, a eu ses historiens empressés; c’est le roi dont M. Giuseppe Massari entreprend aujourd’hui de retracer la brillante, la populaire et laborieuse carrière dans un livre dont le premier volume paraît à Milan : la Vie et le règne de Victor-Emmanuel Il de Savoie, premier roi d’Italie. Nul n’était mieux fait que M. Giuseppe Massari pour cette œuvre de patriotisme. Il a vécu à Turin depuis le commencement du règne, il a été mêlé à toutes les péripéties de la politique italienne qu’il a servie de son activité et de son esprit, de son zèle comme député au parlement, de son talent d’écrivain. Il a été l’historien de Gioberti et de Cavour, et il sera bientôt l’historien de La Marmora; aujourd’hui il raconte la vie du soldat couronné qui a été le chef des politiques dans la grande entreprise nationale, et cette vie, M. Giuseppe Massari la retrace en homme qui a tout vu, qui a connu jusqu’aux détails les plus familiers, qui a été souvent le confident de Cavour dans les heures les plus décisives. Dans ces pages émues, pleines de souvenirs et de traits nouveaux, Victor-Emmanuel reparaît tout entier avec sa vive et forte originalité.

C’était assurément un prince fait pour l’œuvre qu’il a accomplie, pour un rôle où il fallait autant de finesse que de résolution. On le traitait quelquefois, surtout au début, assez légèrement, et il le savait. Il avait dans une circonstance avec le comte César Balbo ce singulier dialogue : « On prétend que je n’ai pas beaucoup de tête. — Majesté, répondait Balbo, je n’ai jamais entendu dire cela. — On prétend du moins que je n’ai pas de goût à m’occuper. — Ceci, reprenait Balbo avec un sourire respectueux, je l’ai entendu dire. » En réalité, Victor-Emmanuel s’occupait quand il le fallait; il savait agir ou parler à propos, et il n’est point douteux aujourd’hui que, si Cavour avait conçu l’idée de l’intervention du Piémont dans la guerre de Crimée, c’est le roi qui la décidait ou qui la rendait possible, par sa promptitude à en saisir l’importance, par sa résolution prévoyante. Victor-Emmanuel, avec ces formes familières qui ont fait sa popularité, avait la fierté de sa race, un sentiment aussi élevé que ferme de sa position, de ses devoirs de prince italien. Il avait parfois de brusques reparties qui déconcertaient ses interlocuteurs. Un jour un ambassadeur du roi de Naples, nouvellement arrivé à Turin, lui parlait en grande cérémonie de son trône et des dangers qui le menaçaient. Victor-Emmanuel interrompait aussitôt l’ambassadeur : « Quels sont ces dangers? lui disait-il vivement... je n’ai rien à craindre, monsieur le chevalier, car derrière mon trône il n’y a ni trahison ni parjure... » C’est cette loyauté qui a fait la force, nous dirons presque l’originalité de Victor-Emmanuel. C’est le secret de cette destinée royale qui se confond avec la résurrection d’un peuple, et que M. Giuseppe Massari retrace avec autant d’intérêt que de bonne grâce en donnant de nouveaux élémens à l’histoire de son pays et de notre temps.


CH. DE MAZADE.

Milet et le Golfe Latmique. — Fouilles et explorations archéologiques faites par M. Olivier Rayet, ancien membre de l’École française d’Athènes, et M. Albert Thomas, ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome.

Notre école d’Athènes n’a pas seulement produit des épigraphistes et des archéologues qui tiennent un rang distingué dans la science, elle a formé des voyageurs qui ont visité avec soin les diverses contrées de l’Orient, et entrepris des explorations dont l’histoire a tiré de grands profits. C’est ainsi que M. Heuzey à parcouru la Macédoine et la Thessalie pour étudier les champs de bataille de César, et que M. Perrot nous a rapporté d’Ancyre le testament politique d’Auguste. Un de leurs jeunes successeurs, M. Olivier Rayet, a marché sur leurs traces ; il a exploré, en 1872 et 1873, les côtes de l’Asie-Mineure, et il commence la publication d’un important ouvrage qui contiendra les résultats de ses recherches et les découvertes qu’il a faites dans ce pays si curieux et si mal connu.

L’attention du public a été dans ces derniers temps ramenée sur l’Asie-Mineure par les fouilles heureuses qu’y ont exécutées les voyageurs anglais. M. Wood a étudié à Éphèse les ruines du fameux temple d’Artémis ; M. Newton a retrouvé les testes du tombeau de Mausole. Les colonnes, les bas-reliefs, les statues qu’ils ont tous deux rapportés en Europe forment l’un des principaux ornemens du British Museum. Ces magnifiques débris ont fait mieux connaître l’importance de l’art asiatique ; ils aident aussi à mieux comprendre l’art grec, et permettent de distinguer plus nettement ce qu’il ne doit qu’à lui-même et ce qu’il emprunta des pays voisins. La Grèce, quelle que soit son originalité charmante, n’est pas restée aussi étrangère qu’on le prétend aux influences du dehors. Les artistes de l’Égypte, surtout ceux de l’Assyrie, lui ont beaucoup appris. « Chaque jour, dit M. Rayet, montre d’une manière plus évidente l’immense ascendant, non-seulement militaire, mais encore religieux, scientifique et artistique qu’a exercé sur tout l’Orient le puissant empire des Sinakhérib et des Sargon. Aussi ne devons-nous pas être surpris que certains ornemens d’architecture aient passé des Assyriens aux Lydiens et aux Phrygiens, leurs imitateurs en tant de choses, et de ceux-ci aux colons grecs, fixés sur la côte d’Asie-Mineure, Ioniens pour la plupart. Entre les mains de ces derniers, et grâce à l’admirable sentiment du beau dont la race hellénique était douée, grâce aussi à l’abondance tout autour d’eux de matériaux bien supérieurs à ceux dont disposaient les Assyriens, ces inventions asiatiques se perfectionnèrent ; la mesure dans laquelle elles pouvaient s’adapter à la construction grecque, les règles auxquelles la raison et le goût en soumettaient l’usage, furent reconnues, et il résulta de tout ce travail la création d’un ordre particulier d’architecture qui prit à juste titre, des lieux où il s’était constitué, le nom d’ordre ionique. » C’est donc en Asie-Mineure qu’est né cet art admirable qui devait produire en Grèce tant de chefs-d’œuvre : pour être sûr de le bien comprendre à Athènes, où il atteignit sa perfection, il est utile de l’étudier d’abord dans le pays ou il s’est formé. Cette raison a déterminé M. Rayet à explorer la vallée du Méandre, où se trouvent les ruines de tant de villes importantes. La libéralité de MM. Gustave et Edmond de Rothschild, qui honorent leur fortune par l’usage qu’ils savent en faire, lui en a fourni les moyens. Aidé par un jeune architecte de l’école de Rome, M. Albert Thomas, il a exploré ce qui reste des villes de Priène, de Tralles, de Myonte, de Magnésie, déblayé une partie du sol de Milet et d’Héraclée. Pour se convaincre que ces fouilles ont été fécondes, on n’a qu’à visiter les salles du Louvre qui font suite au musée assyrien et qu’on vient récemment de rouvrir. On y verra d’admirables débris du temple d’Apollon Didyméen, rapportés à grand’peine par M. Rayet et que MM. de Rothschild ont libéralement donnés à l’état ; ce sont des bas-reliefs, des chapiteaux de pilastres, couverts des plus élégantes sculptures, et des bases de colonnes dont la hauteur devait dépasser d’un bon tiers celles de la Madeleine. Ces vastes proportions ne sont pas ordinaires aux monumens grecs ; celui-là causera certainement aux visiteurs autant de surprise que d’admiration. Ce sera pour beaucoup de curieux la révélation d’un art dont ils n’avaient pas l’idée.

La première livraison du voyage de M. Rayet contient la description de la vallée du Méandre et du vilayet d’Aïdin. Aïdin est une des villes les plus importantes de l’Asie-Mineure, qui fait encore, comme au temps de Dioclétien, le commerce des cuirs et des tapis. M. Rayet nous en dépeint avec beaucoup d’agrément le site pittoresque ; il nous fait pénétrer dans les divers quartiers de la ville : c’est d’abord la grande rue « sale et boueuse, bordée des deux côtés de maisons noires et gluantes, » où habitent les juifs ; puis, sur la croupe de la colline, la vieille cité occupée par les musulmans, avec ses mosquées, ses konaks et son bazar. En face, deux faubourgs, plus propres et mieux bâtis, appartiennent aux Arméniens et aux Grecs. Tout ce monde est occupé d’affaires, et tandis qu’on fabrique des selles de maroquin avec des brides de soie rouge pour les beys ou les pachas et des tapis pour les grands magasins de Paris, on ne songe guère à se souvenir que la ville moderne est construite sur l’emplacement d’une ville ancienne, qui fut plus riche encore et plus importante, et qu’on regardait comme une des grandes cités de l’Asie : c’était Tralles, dont les ruines couvrent encore tout le plateau. M. Rayet nous les fait parcourir, essayant de retrouver dans ces amas de décombres les monumens dont les anciens nous ont conservé le nom. Puis, en s’aidant des médailles et des inscriptions, il nous raconte l’histoire de la ville. Il est difficile d’imaginer une destinée plus accidentée. Placée sur le chemin de tous les conquérans de l’Asie, Tralles changea souvent de maîtres et subit avec chaque maître différent des fortunes très diverses. Heureuse et prospère tant qu’elle fut gouvernée par les satrapes du roi des rois, elle tombe dans les mains des successeurs d’Alexandre qui s’en disputent la possession. Sous les Romains de la république, elle est, selon l’usage, rudement pillée par les publicains et les proconsuls. Sa prospérité recommence avec l’empire ; nous trouvons sans doute qu’elle flatte un peu trop les césars, même les plus mauvais, et leur élève trop de temples, mais au moins sous leur domination elle est tranquille et se livre en paix à son commerce qui l’enrichit. Elle produit alors des artistes renommés, des rhéteurs, des savans, et même deux médecins, dont l’un appartenait à la secte des « donneurs de vin, » qui n’avaient pas d’autre remède pour les maladies les plus graves, et l’autre, qui fut un moment célèbre, se flattait d’avoir dépassé tous ses prédécesseurs, et se donnait à lui-même, sur le tombeau qu’il s’était fait construire le long de la voie Appienne, le titre superbe de « vainqueur des médecins. » Enfin il sortit de Tralles, à la même époque, une dynastie royale qui régna, non sans gloire, sur le Pont et sur l’Arménie, et dont M. Rayet a recomposé entièrement l’histoire.

Le texte de M. Rayet est accompagné de planches importantes qui contiennent des cartes de géographie, des reproductions de sculptures et des plans d’édifices antiques. On promet de nous donner, dans les livraisons suivantes, l’agora d’Héraclée, le seul exemple connu d’une place publique grecque, et la belle restauration du temple d’Apollon de Didymes qui a valu à M. Thomas la première médaille à l’exposition de 1876. Tout nous fait donc espérer que l’ouvrage de M. Rayet obtiendra le même succès que ceux de MM. Perrot et Heuzey et qu’il fera honneur à la science française.

G. B.

Le directeur-gérant, C. Buloz.