Chronique de la quinzaine - 31 mai 1898

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1587
31 mai 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai.


Les élections de ballottage du 22 mai ont complété celles du 8 ; nous avons enfin une Chambre définitive, mais on ne sait pas trop qu’en dire. Ceux qui la jugent avec le plus de bienveillance pensent que lorsqu’elle aura acquis quelque expérience, probablement après avoir renversé deux ou trois ministères, elle arrivera à ressembler à sa devancière. Ce n’est pas un éloge exagéré, la dernière Chambre n’ayant pas ajouté au prestige du gouvernement parlementaire. La vérité est qu’on ne sait pas trop, pour le moment, ce que sera la nouvelle ; elle s’ignore elle-même et il lui faudra sans doute quelques mois pour se dégager des brouillards qui l’enveloppent. Aucun parti n’a fait, à la suite des élections dernières, ni des gains, ni des pertes qui en changent bien sensiblement la physionomie. Lorsqu’ils arrivent au chiffre total de leurs membres, on s’aperçoit qu’il est à peu près le même qu’auparavant. Tous ont perdu des hommes auxquels ils tenaient, soit à cause de l’éclat de leur talent, soit à cause de leur caractère. Le parti gouvernemental n’est pas celui qui a été le moins éprouvé ; il a fait des pertes assez nombreuses ; mais tout est relatif, et, tel qu’il est aujourd’hui, ce parti est encore, et de beaucoup, le plus nombreux. La Chambre se compose de 581 députés ; la majorité absolue est donc de 291 voix. Les républicains sans autre épithète, c’est-à-dire les hommes du centre, sont au moins 225. Il y a là un élément indispensable à toute majorité future. Si ces républicains du centre restent ce qu’ils sont aujourd’hui, ils seront les maîtres de la situation. Aucun gouvernement ne saurait se passer de leur concours. Toute la question est de savoir si le parti qui a soutenu M. Méline restera uni et compact comme il l’a été jusqu’à présent : dans ce cas, il peut continuer de défier toutes les intrigues et tous les-assauts. Les 225 républicains du centre ne sont évidemment pas la majorité à eux tous seuls, mais déjà ils s’en rapprochent si on leur adjoint une cinquantaine de ralliés, ce qui porte leur total à 275. Il y a là un groupe avec lequel, bon gré mal gré, il faudra compter, à moins qu’il ne s’abandonne lui-même et ne s’éparpille à la recherche de combinaisons nouvelles.

On entend beaucoup parler de concentration depuis quelques jours. L’idée de gouverner, ou d’essayer de gouverner en dehors de la droite et des socialistes a fait du chemin dans les esprits, et les incidens de la lutte électorale y ont aidé. Il est fâcheux que la Chambre se réunisse le lendemain même de la bataille : elle arrivera au Palais-Bourbon encore enfiévrée de passions qui n’ont rien de politique. Ce point de départ est regrettable. Dans quelques semaines et, en tout cas, dans quelques mois, d’autres événemens se seront passés. La Chambre se trouvera aux prises avec les difficultés qui proviennent des choses elles-mêmes. Les souvenirs électoraux, si vifs et si aigus aujourd’hui, iront en s’affaiblissant, en s’effaçant : des préoccupations plus sérieuses en prendront la place. Mais nous n’en sommes pas encore là. Pour le moment, chaque député songe à son concurrent d’hier, et il a une tendance naturelle à chercher dans ses rancunes personnelles l’orientation qu’il convient de donner à la politique générale. La droite n’a pas été toujours habile dans la campagne qui vient de se terminer ; elle a parfois provoqué contre elle des susceptibilités très violentes ; il en a d’ailleurs été de même de la gauche avancée et socialiste. C’est pour cela que la concentration, hier encore si décriée, a retrouvé quelque chose de son ancienne faveur. Les radicaux veulent se débarrasser à tout prix du ministère actuel, et quelques modérés le défendent faiblement. On rappelle le temps où tous les républicains marchaient d’accord contre un ennemi commun, oubliant volontiers que cet ennemi n’existe plus et que les divergences les plus réelles se rencontrent désormais entre les républicains eux-mêmes. On se laisse aller à l’espérance de voir ces divergences diminuer, et même disparaître. Avons-nous besoin de dire que cette illusion ne durera pas bien longtemps ? Elle durera ce qu’a duré le baiser Lamourette. Il n’est assurément pas impossible qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard, on essaie de faire un cabinet de concentration. Quelle joie de se retrouver entre républicains… enfin seuls ! Mais elle sera courte. Il s’est passé depuis quelques années des choses qui ont laissé des suites irréparables. Les replâtrages réussissent d’autant moins que l’intimité antérieure a été plus grande. Un cabinet de concentration, s’il vient à se former, commencerait avec une majorité considérable ; mais il faudrait quelque naïveté politique pour la regarder comme solide. Elle ne tarderait pas à s’émietter. Qu’on le veuille ou non, il n’y a plus aujourd’hui et il ne saurait plus y avoir désormais un seul parti républicain ; il y en a plusieurs ; et il n’en serait autrement que si la République était en danger. Elle ne l’est pas. De quelque côté de l’horizon qu’on se tourne, rien ne la menace. Dès lors, l’union des républicains peut être un accident éphémère, mais elle ne deviendra pas un état permanent. Les cabinets de concentration duraient autrefois sept ou huit mois ; ils dureraient un peu moins aujourd’hui.

L’attitude du ministère en face de la Chambre aura une très grande influence sur l’évolution ultérieure de celle-ci. Que sera-t-elle ? Il semble que la question ne devrait même pas se poser, puisque le ministère a la majorité. Mais, quand même il ne l’aurait pas, quand même les élections auraient tourné contre lui, encore se devrait-il à lui-même et devrait-il à ses amis de venir exposer et défendre leur politique commune devant la Chambre renouvelée. Si cette politique est condamnée, il devra se retirer ; il n’aura pas autre chose à faire ; mais c’est une expérience dont on ne doit pas préjuger le résultat et qui n’est définitive qu’après un vote. Tous les précédens, ou peu s’en faut, sont d’ailleurs conformes à cette manière de procéder. On n’en a trouvé qu’un jusqu’ici dans notre histoire parlementaire qui fût en sens contraire. C’était en 1881 ; M. Jules Ferry était alors président du Conseil, et il venait de faire l’expédition de Tunisie, couronnée par le traité du Bardo. Tout le monde aurait dû lui en savoir gré, mais il s’en fallait de beaucoup qu’il en fût ainsi. Les opérations diplomatiques et politiques qui avaient amené l’établissement de notre protectorat sur la Régence étaient l’objet des critiques les plus acerbes. M. Jules Ferry voulut à la fois se justifier et se retirer, et, en prenant la parole devant la Chambre qui venait d’être élue, il annonça, qu’à l’issue du débat, il remettrait sa démission et celle de ses collègues entre les mains du Président de la République. Mais ce qui ne permet pas de faire de ce précédent une règle permanente, c’est qu’il s’expliquait par des circonstances particulières. M. Jules Ferry voulait se démettre parce que, depuis plusieurs années déjà, tous les ministères se trouvaient en fait subordonnés à M. Gambetta, qui avait la réalité du pouvoir sans en avoir les charges. Cette situation, à force de durer, était devenue intolérable pour tout le monde, et M. Jules Ferry, qui avait personnellement une volonté forte, se refusait à rester plus longtemps en tutelle. Son but était d’obliger M. Gambetta à sortir de l’irresponsabilité où il se complaisait, ce qui d’ailleurs a parfaitement réussi. La retraite anticipée du ministère, qui ouvrait une discussion en annonçant qu’il se désintéressait du résultat, avait jeté la Chambre dans une véritable anarchie. Jamais on ne vit un désarroi pareil ! Les choses, aujourd’hui, ne se passeraient probablement pas tout à fait de la même manière ; mais, en 1881, rien n’avait été préparé en vue d’un dénouement quelconque, et le ministère s’étant dérobé, la Chambre sentit cruellement sa propre impuissance. Tout le monde présentait des ordres du jour et aucun n’était voté. Il y en eut, croyons-nous, jusqu’à vingt-trois. Dans l’affolement où ils étaient tombés, les députés couraient après M. Gambetta pour le supplier, en termes de plus en plus pressans, de les tirer d’embarras. Contraint et forcé, le malheureux dictateur se décida à proposer lui aussi un ordre du jour, ou plutôt à reprendre un de ceux qui avaient été rejetés, et cet ordre du jour fut voté à une majorité considérable. Il prit alors le pouvoir et ne le garda pas trois mois. Tel est le précédent de 1881 : on voit qu’il ne pourrait servir en 1898 qu’à la condition d’être considérablement amendé.

Pendant quelques jours, l’opinion a manifesté une certaine inquiétude, ne sachant pas quelles seraient les résolutions du ministère : on a appris enfin par une note officieuse qu’il se présenterait purement et simplement devant le Parlement : il n’avait pas autre chose à faire. Plusieurs jours seront nécessaires à la Chambre pour se constituer ; aussitôt après, aura lieu un grand et long débat où tous les partis exposeront leur programme et découvriront leur drapeau. Nous ne sommes pas bien sûrs que ces manifestations en sens contraires jettent de très vives clartés sur la situation ; peut-être paraîtra-t-elle, après coup, plus complexe et plus compliquée encore ; ce conflit d’opinions et de prétentions diverses ne sera ni très rassurant, ni très édifiant ; mais tous ces dangers seraient accrus si le gouvernement ne descendait pas à son tour dans l’arène pour y prendre attitude à la tête du parti modéré. Ce parti compte assurément, en dehors du ministère lui-même, des orateurs très distingués, parfaitement capables et dignes de parler en son nom, et c’est sans doute ce qu’ils ne manqueront pas de faire ; mais aucun ne peut tenir dans le débat la place de M. Méline. De deux choses l’une : ou le ministère aura la majorité, et c’est le plus vraisemblable ; ou il ne l’aura pas. S’il ne l’a pas, quel inconvénient y a-t-il à se retirer après vingt-six mois de gouvernement ? On n’enlèvera pas à M. Méline l’honneur d’avoir présidé un des ministères les plus longs de la République, sinon même le plus long. Quand on en est là, on peut tomber, et pour peu que l’on tombe bien, on a toutes les chances du monde de se relever à brève échéance.

Toutefois, si de pareilles questions sont discutées, il faut bien avouer que cela dénote une certaine obscurité dans la situation actuelle. Les élections n’ayant donné à personne une victoire incontestée, l’avenir reste incertain. Le seul parti qui ait sensiblement augmenté dans la Chambre est le parti boulangiste. Mais c’est lui faire beaucoup d’honneur de le qualifier de parti : il ne s’agit, en réalité, que d’un petit groupe de quelques personnes qui existait à peine dans l’ancienne Chambre et qui n’existera pas beaucoup plus dans celle-ci. Toutefois, à défaut du nombre, il possède une activité très bruyante. Dans les nomenclatures plus ou moins exactes fournies par les journaux, les nationalistes, révisionnistes et antisémites figurent au nombre de 26, groupe très faible au point de vue numérique, mais non pas négligeable au point de vue de l’action parlementaire. Il est difficile de prévoir ce que M. Drumont, élu en Algérie, apportera d’agitation dans la Chambre nouvelle ; peut-être est-il un journaliste plus qu’un orateur ; la signification de son nom n’en est pas moins éclatante, et son entrée au Palais-Bourbon est un des symptômes les plus significatifs de la situation actuelle. Si M. Drumont est un nouveau à la Chambre, MM. Déroulède, Millevoye, Paul de Cassagnac y sont des revenans. On sait par ce qu’ils ont déjà fait ce qu’ils sont capables de faire. Nous ne les confondons pas les uns avec les autres ; il y aurait au moins des nuances à fixer entre eux ; mais tout le monde conviendra que leur présence au Palais-Bourbon n’est pas de nature à y rendre les discussions plus pacifiques. On assure que parmi les nouveaux, encore inconnus, il en est quelques-uns qui ont ce même caractère à un degré supérieur encore. La dernière Chambre avait M. de Bernis et M. Gérault-Richard qui se sont rendus célèbres par une scène de pugilat comme on n’en avait encore vu en France à aucune époque : ils seront remplacés, dit-on, sans désavantage dans la spécialité où ils s’étaient déjà si fort distingués. S’il en est ainsi, la nouvelle Chambre sera parfois difficile à gouverner.

On lui cherche un président. Les radicaux ne peuvent avoir d’autre candidat que M. Brisson ; les modérés n’ont pas encore choisi le leur. M. Brisson s’est beaucoup compromis dans ces derniers temps. Le discours par lequel il a clôturé les travaux de l’ancienne Chambre, le rôle qu’il a joué dans plusieurs élections, le langage qu’il a tenu dans la sienne propre, ont découvert en lui l’homme de parti plus qu’il n’était convenable chez un président auquel ses amis attribuaient un caractère professionnel. Sa candidature, qui n’était plus contestée à la fin de la dernière législature, le sera certainement au début de celle-ci. Il ne faut pourtant pas confondre la question présidentielle avec la question politique. Beaucoup de députés élisent tel ou tel président pour des motifs personnels, et sans attacher à leur choix une grande importance. Ce choix en aura, néanmoins, pour le bon ordre des discussions. Un président peut beaucoup sur une Chambre, surtout sur une Chambre qui vient de naître : il lui suffit d’un peu d’autorité et de tact pour lui faire prendre de bonnes habitudes de travail, ou pour l’empêcher d’en contracter de mauvaises. On a beaucoup parlé, il y a quelques mois, de la nécessité de réviser le règlement : ce serait le moment de tenir les promesses qu’on a multipliées à ce sujet. Le meilleur président ne dispense pas d’un sage règlement ; l’un et l’autre sont nécessaires pour mettre en œuvre les élémens utilisables de toute assemblée. On ne saurait, pour cela, prendre trop de précautions. A dire vrai, les élections n’ont pas donné grand’chose ; elles n’ont pas tenu tout ce qu’on en attendait ; elles n’ont pas modifié la situation d’une manière très heureuse ; elles n’ont pas, en amenant au Palais-Bourbon une majorité nombreuse et solide, permis au gouvernement de ralentir son effort quotidien. Plus que jamais, au contraire, cet effort est indispensable. Il n’y a rien de changé en France ; il n’y a qu’une Chambre de plus.


Plus que jamais aussi, nous aurions besoin d’un gouvernement assuré de son lendemain. L’Europe, ou pour mieux dire le monde entier, puisque les États-Unis sont engagés dans une guerre avec l’Espagne, guerre dont le premier contre-coup s’est fait sentir aux îles Philippines et dont le second se produira sans doute bientôt dans les Antilles, le monde entier traverse une période difficile et critique. De graves questions sont soulevées sur des points très éloignés les uns des autres, et entre ces questions s’établit une connexité étroite. L’échiquier politique a démesurément grandi, et les intérêts qui s’y jouent deviennent de plus en plus complexes. Nous voyons partout, ou presque partout, des gouvernemens très solides, qui suivent une politique nettement déterminée, et qui, à travers la mobilité des circonstances, poursuivent sans déviation le but qu’ils se sont assigné. Il a paru en être de même pendant quelques années du gouvernement français ; mais des incertitudes planent sur l’avenir, et on peut craindre que l’instabilité de notre situation au dedans n’influe d’une manière inquiétante sur la direction de notre politique au dehors.

Il y a quinze jours, un assez mauvais bruit nous est venu d’Angleterre : M. Chamberlain venait de prononcer un discours à Birmingham. Quelques jours avant, lord Salisbury avait également harangué une réunion d’hommes d’affaires et de banquiers ; mais son éloquence s’était épanchée à huis clos, et l’on n’a jamais su au juste ce qu’il avait dit. D’après les récits qui paraissent les plus fidèles, il se serait borné à déclarer que le moment viendrait peut-être où l’Angleterre aurait besoin de l’énergie et du dévouement de tous ses enfans. Sans découvrir aucun péril immédiat et surtout sans désigner aucune autre puissance, il aurait fait entendre une sorte de Sursum corda ! On ne comprend pas très bien pourquoi il a choisi précisément des banquiers pour leur tenir ce langage : quelques-uns, en sortant de là, se sont empressés de courir à la Bourse, et les vagues appréhensions du premier ministre ont pris aussitôt, sur le terrain des affaires, un caractère plus précis. Il en est résulté plus d’émotion peut-être que lord Salisbury n’avait voulu en provoquer. Les hommes politiques anglais, séparés du continent par la Manche et jouissant dès lors d’une sécurité qu’ils regardent comme absolue, ont pris l’habitude de dire sans réticences ce qui leur vient sur le moment à l’esprit ; ils ne pèsent pas toujours leurs paroles, et se préoccupent peu du retentissement qu’elles risquent d’avoir ; ils n’y songent qu’après coup, lorsqu’ils constatent l’effet produit. L’incertitude qui a pesé sur le discours familier de lord Salisbury, trop familier peut-être, a permis de supposer tout ce qu’on a voulu, et l’impression n’a pas été atténuée par le grand tapage qui s’est fait bientôt après autour de celui de M. Chamberlain. Trop de mystères d’un côté, trop de confidences de l’autre. Quoiqu’il soit premier ministre et qu’il ait à ce titre le droit de traiter toutes les questions, nous ne nous rappelons pas que lord Salisbury ait jamais parlé des affaires coloniales, pour lesquelles M. Chamberlain est particulièrement compétent, avec l’abondance que celui-ci a mise à parler des affaires étrangères. On aurait cru qu’il était le chef du Foreign Office, s’il ne s’était pas montré d’ailleurs aussi peu satisfait des résultats obtenus par ce département ministériel dans ces derniers mois. Non pas qu’il ait attaqué lord Salisbury ; sa situation ne le lui permettait pas ; il a fait pis, il l’a défendu, il a plaidé pour lui les circonstances atténuantes. Si lord Salisbury n’a pas obtenu davantage, ce n’est pas sa faute : comment aurait-il pu le faire, désarmé comme il l’était ? Depuis la guerre de Crimée, c’est-à-dire depuis près d’un demi-siècle, l’Angleterre n’a pas d’alliances, et que faire sans alliances ? Sa politique d’isolement, — de splendide isolement, disait naguère M. Goschen avec une merveilleuse complaisance oratoire, — a pu être bonne autrefois, elle ne l’est plus aujourd’hui. Elle était bonne au temps où les puissances continentales agissaient elles-mêmes séparément. Il valait mieux que l’Angleterre conservât sa liberté, sans prendre parti dans des querelles qui ne la regardaient pas. L’idée de se trouver mêlée à un conflit où elle n’avait pas un intérêt personnel et direct ne pouvait pas alors se présenter à son esprit. Mais les circonstances ne sont plus les mêmes. Tous les pays d’Europe, dit M. Chamberlain, ont fait des alliances ; il faut donc que l’Angleterre en fasse, faute de quoi elle s’exposerait, dans l’état de suspicion où elle est tombée, à se trouver subitement en présence d’une coalition redoutable. L’orateur de Birmingham n’atténue pas le caractère de cette suspicion ; il serait plutôt disposé à l’exagérer. A l’entendre, l’Angleterre est suspecte à tout le monde. On lui reproche de n’agir jamais que dans son intérêt, ce qui est son droit et peut-être son devoir ; on l’accuse aussi de se servir des autres pour tirer à son profit les marrons du feu, ce qui est moins louable. Si telle est, en effet, son habitude, c’est une médiocre recommandation pour conclure avec elle une alliance : mais passons. Ainsi M. Chamberlain, rompant avec la politique dont son pays s’est si bien trouvé depuis longtemps, demande des alliances. Il le fait avec un fracas que l’on n’apporte pas d’ordinaire dans les négociations de ce genre. Il n’inaugure pas seulement un système nouveau, mais encore des procédés diplomatiques inusités jusqu’à lui. Son éloquence n’est certainement pas celle qui convient le mieux à son objet, car elle manque de discrétion. Il n’est pas d’usage de s’offrir avec cette intempérance de paroles, et en se faisant d’ailleurs si peu valoir. C’est parce que l’Angleterre a besoin des autres que M. Chamberlain les recherche ; il l’avoue, il le proclame ; il oublie seulement de dire quel avantage son appui pourrait leur procurer. Mais enfin quelles sont les alliances qu’il sollicite, et contre qui seraient-elles tournées ?

L’alliance que rêve M. Chamberlain est celle des États-Unis d’abord, et, d’une manière plus générale, des pays de race anglo-saxonne. Il ne précise pas davantage sur le second point ; mais, sur le premier, il parle avec une clarté qui ne laisse rien à désirer. Depuis quelques années déjà, l’Angleterre a fait aux États-Unis un certain nombre de concessions, sans parler de quelques sacrifices d’amour-propre qui montrent tout l’intérêt qu’elle attache à ses bonnes grâces : nous ne sommes pourtant pas bien sûrs qu’elle se les soit assurées jusqu’ici. Pour y parvenir, M. Chamberlain ira aussi loin qu’on voudra, et il prononce cette phrase tout à fait imprévue : « Si terrible que puisse être une guerre, une guerre elle-même ne serait pas d’un prix trop élevé en comparaison de l’avantage qu’il y aurait à voir nos drapeaux flotter côte à côte et nos navires naviguer de conserve vers une alliance anglo-saxonne. » Ainsi, M. Chamberlain profite du moment où les États-Unis sont en guerre avec l’Espagne pour leur proposer l’alliance militaire de l’Angleterre. En a-t-il le droit ? Y est-il autorisé ? A-t-il qualité pour cela ? On nous permettra d’en douter. Il ne parle pas de l’Allemagne ; mais on sent fort bien qu’elle est sous-entendue dans son discours ; elle est englobée dans l’expression de pays anglo-saxons. C’est la politique de races dans toute sa simplicité. M. Chamberlain n’oublie pas moins le télégramme de l’empereur Guillaume au président Krüger que les messages de M. Cleveland à propos des affaires du Venezuela. Les États-Unis sont forts ou paraissent tels, l’Allemagne l’est incontestablement : cela lui suffit, et il passe l’éponge sur certains souvenirs désagréables. C’est un politique réaliste. Il le serait, du moins, si ses tentatives étaient suivies de plus de succès ; mais la vérité oblige à dire que les suggestions du discours de Birmingham ont été accueillies en Allemagne avec une remarquable froideur. Les journaux américains en ont parlé d’une manière plus bienveillante : comment aurait-il pu en être autrement ? Mais, comme elles n’ont été suivies d’aucune ouverture de la part du gouvernement de la Reine, M. Mac-Kinley n’a pas eu à y répondre, et l’affaire en est restée là.

Contre qui seraient tournées les alliances que poursuit M. Chamberlain ? Aussi longtemps, déclare-t-il, que les puissances continentales ont agi séparément, l’Angleterre a pu faire de même. Ce n’est pas là toute sa pensée. Aussi longtemps qu’il n’y a eu qu’une alliance en Europe, celle de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie, l’Angleterre a pu rester isolée. Mais depuis qu’une autre alliance s’est produite, la situation a changé. C’est alors, et alors seulement, que M. Chamberlain a senti la nécessité de modifier la politique de son pays et qu’il a proposé de le faire. Le rapprochement de la Russie et de la France a frappé son imagination comme la menace d’un danger pour l’Angleterre. Il serait peut-être embarrassé de dire pourquoi, mais il connaît la puissance de l’affirmation et il affirme. Il n’a pourtant pas nommé la France ; faut-il lui en savoir gré ? De même qu’en parlant des alliances anglo-saxonnes, il a désigné nominalement les États-Unis sans rien dire de l’Allemagne, de même en parlant de la situation nouvelle et des préoccupations qu’elle lui inspire, il a désigné expressément la Russie et il s’est tu sur nous. Mais il n’a pas ménagé la Russie ! Rarement, croyons-nous, un ministre en exercice s’est exprimé sur un autre pays, en dehors de l’état de guerre, avec une aussi libre désinvolture. On fait remarquer, à la vérité, que M. Chamberlain a parlé comme député de Birmingham et non pas comme ministre, et qu’il s’adressait à ses électeurs et non pas aux membres de la Chambre des communes, distinction un peu subtile qui ne trompera personne. M. Chamberlain n’a pas hésité à accuser la Russie de mauvaise foi. Parlant de la manière dont cette puissance s’est établie à Port-Arthur et à Ta-lien-Wan : « Sur la façon, a-t-il dit, dont elle a opéré cette occupation, sur les représentations qui lui ont été adressées et qu’elle a repoussées, sur les promesses qu’elle a faites et qu’elle a violées quelques jours après, je n’ai rien à dire, si ce n’est à citer le proverbe : — Celui qui soupe avec le diable doit avoir une longue cuiller. » Et, un peu plus loin, faisant allusion aux arrangemens de prudence que l’Angleterre aurait pu conclure avec la Russie : « A quoi bon, s’est-il écrié, et qui nous aurait assuré que les engagemens pris auraient été tenus ? » Certes, la Russie aurait été en droit de se plaindre de ce langage et de demander des explications. Elle ne parait pas l’avoir fait, ni avoir la pensée de le faire, et sans doute elle a raison : il y a des choses qu’il vaut mieux négliger et laisser tomber. Elle ne pourrait d’ailleurs que s’adresser à lord Salisbury, chef du Foreign Office, et probablement celui-ci lui ferait la même réponse qu’à lord Kimberley, qui l’interrogeait sur le même discours, à savoir qu’il aurait besoin avant tout d’en avoir sous les yeux un texte authentique, d’en causer avec son collègue, et d’y réfléchir un temps suffisant.

En somme, lord Salisbury adopte la version qu’un discours que M. Chamberlain n’a pas prononcé comme ministre ne tire pas à conséquence, et que rien ne l’oblige même à le lire. Mais, s’il lui est permis de l’ignorer, il est permis aux autres de voir dans cette abstention un désaveu indirect. Lord Salisbury n’accepte aucune solidarité avec l’orateur de Birmingham ; cela remet les choses au point. La première nouvelle du discours avait produit en Europe une assez vive impression. On se demandait s’il y avait là l’inauguration d’une politique nouvelle, et certaines puissances au moins auraient eu alors à s’en préoccuper. Mais l’indifférence de la Russie, l’ignorance affectée de lord Salisbury, enfin les commentaires de la presse anglaise elle-même qui, après le premier moment de surprise, a été la première à manifester une médiocre approbation, tous ces symptômes réunis ont ramené l’incident à ses proportions normales. M. Chamberlain avait parlé en son nom personnel et il n’était suivi par personne. On n’a pas tardé à se rassurer. Toutefois, il convient d’apporter aussi quelque mesure dans cette sécurité. M. Chamberlain, bien qu’il ait fait peut-être un pas de clerc, n’en reste pas moins le représentant attitré d’une partie de l’opinion anglaise, et d’une partie qui n’est pas en voie de décroissance. Pour qu’un homme politique d’une aussi haute importance ait cru pouvoir parler de la guerre comme d’une éventualité aisément acceptable, et qui même pouvait à quelques égards être considérée comme désirable, il faut qu’un changement assez profond déjà se soit produit dans la conscience de nos voisins. Sans doute, ils n’ont jamais reculé devant une guerre qui se présentait à eux comme nécessaire, soit pour servir un grand intérêt national, soit pour faire face à un devoir de dignité ; mais faire la guerre pour mériter l’alliance des États-Unis et se jeter dans un conflit où l’Angleterre n’a évidemment rien à voir, c’est là une conception qu’un ministre de la Reine, il y a quelques années encore, n’aurait pas osé proposer à ses compatriotes. S’il l’avait fait, le scandale aurait été grand. Aujourd’hui, s’il y a scandale, il est beaucoup moindre, et dans quelque temps, il n’y en aura plus du tout. L’idée de la guerre, de la guerre pour elle-même, de la guerre pour les profits qu’on peut en retirer, est entrée dans l’esprit de nos voisins ; beaucoup d’entre eux l’envisagent même avec une certaine faveur. Les premiers succès des États-Unis, c’est-à-dire de la race anglo-saxonne contre l’Espagne, c’est-à-dire contre la race latine, ont produit une griserie malsaine dans l’imagination britannique, et M. Chamberlain entretient ce sentiment, ou, si l’on préfère, cette sensation, avec un art qui se perfectionne de jour en jour. Le discours de Birmingham a rencontré plus de froideur que d’enthousiasme, soit ; M. Chamberlain trouvera l’occasion d’en faire d’autres, plus habiles peut-être, et qui tendront au même but.

En attendant, on dirige contre la France une campagne d’insinuations, ou plutôt d’accusations directes dont la persistance étonne, malgré tous les démentis que nous nous appliquons à lui opposer plus encore par nos actes que par nos paroles. La presse anglaise met une unanimité singulière à soutenir que nous n’observons pas la neutralité entre les États-Unis et l’Espagne, et que nous la violons au profit de cette dernière puissance. Avons-nous besoin de dire qu’il n’y a rien de vrai dans cette assertion ? On chercherait en vain sur quel prétexte, même futile, elle repose. La correction de notre attitude a été parfaite et n’a jamais été en défaut. Il est vrai qu’une partie de l’opinion française a témoigné des sympathies à l’Espagne. Mais n’est-il pas permis de plaindre l’Espagne sans devenir suspect aux États-Unis, et sans leur être dénoncé par l’Angleterre, qui fait là un métier peu digne d’elle ? On raconte que l’opinion, en Amérique, s’est à son tour laissé surprendre, et que la presse britannique a réussi à y éveiller contre nous certaines susceptibilités. Ce n’est là, sans doute, qu’un feu de paille. Il est radicalement faux que nous ayons manqué à aucun de nos devoirs envers les États-Unis. Avec eux aussi, nous avons et nous désirons garder des rapports cordiaux, et nous n’avons garde de nous immiscer dans un conflit que nous nous contentons de regretter. Ah ! si un de nos ministres, même à titre de député ou de simple particulier, avait tenu, en l’appliquant à l’Espagne, le langage que M. Chamberlain a tenu à l’égard des États-Unis ; s’il lui avait proposé notre alliance ; s’il avait choisi le moment actuel pour parler de l’utilité de resserrer dans un même lien tous les pays de race latine ; si un de nos ministres, même sans prendre conseil de ses collègues et sans avoir obtenu l’autorisation du président du Conseil, s’était livré à pareille imprudence, nous comprendrions qu’on en fit un grief contre notre gouvernement, ou contre la France elle-même. Mais il n’en a rien été. Notre conduite, notre langage, n’ont donné lieu à aucune interprétation fâcheuse. On se demande donc ce que veut la presse anglaise et quel est l’objet encore inavoué de la campagne qu’elle poursuit contre nous. Y a-t-il une pensée de derrière la tête ? S’agit-il des affaires du Niger ? On l’a dit, on a laissé croire que les négociations en cours marchaient mal et qu’elles étaient menacées d’une rupture ; on a assuré ensuite, dans les journaux français, qu’elles étaient terminées à la satisfaction des deux puissances et qu’un arrangement était déjà signé. La seconde affirmation n’était malheureusement pas plus exacte que la première et elle a été bientôt démentie ; mais, ce qui est vrai, c’est que les négociations se poursuivent dans les conditions les plus normales, et que, le jour où on le voudra à Londres, elles aboutiront. Ni sur ce point, ni sur aucun autre, on n’aperçoit un sujet de mésintelligence entre l’Angleterre et nous. Le gouvernement qui le ferait naître encourrait la plus lourde des responsabilités.


M. Gladstone, s’il existait encore et s’il avait l’intensité de vie qu’il a conservée presque jusqu’à son dernier jour, serait sans doute peu édifié par les mœurs politiques nouvelles qui tendent à s’introduire dans son pays. On s’explique très bien que M. Chamberlain n’ait pas pu rester longtemps d’accord avec son ancien chef, et qu’il ait déserté le parti libéral pour s’éloigner de lui le plus possible. La question du home rule les a divisés : à défaut de celle-là, une autre n’aurait pas manqué de naître pour faire ressortir l’opposition et l’antithèse entre les deux hommes. Ce n’est pas M. Gladstone qui aurait voulu acheter au prix d’une guerre l’alliance des États-Unis, et peut-être au prix d’une autre guerre celle de l’Allemagne. De pareilles conceptions l’auraient révolté. Nous n’avons pas toujours approuvé sa propre politique ; l’histoire dira si elle a été finalement plus utile ou plus nuisible à son pays ; elle a été, incontestablement, nuisible à son parti ; mais il y avait en lui un je ne sais quoi de généreux et d’humain qui le rendait digne de sympathie et de respect, même lorsqu’on ne pouvait pas le suivre dans toutes les évolutions de son esprit. Il a eu des défaillances, il a subi des entraînemens, il s’est souvent exposé à la critique : malgré tout, l’Angleterre était fière de lui, et la conscience universelle lui a rendu hommage. Il ne sera pas remplacé de sitôt. Il faut beaucoup d’années et des circonstances longtemps favorables pour dresser dans un pays une aussi haute figure que la sienne. Il était le dernier anneau d’une chaîne de grands politiques qui paraît être malheureusement interrompue. La légende même s’était attachée à sa personne et l’avait consacrée. Il était le grand vieillard devant lequel tout le monde s’inclinait. Il représentait seul les générations d’autrefois : il en était le dernier témoin. Ce n’est pas dans cette chronique que nous pouvons raconter sa longue existence, ni même en rappeler les traits principaux ; mais on ne peut pas non plus laisser disparaître un pareil homme sans le saluer une dernière fois. Avec lui, quelque chose prend fin dans l’histoire d’Angleterre, quelque chose de traditionnel et de respectable, que l’on ne retrouve plus dans un monde profondément renouvelé. Depuis quelques années déjà, son âge et sa santé l’avaient condamné à la retraite, et il n’exerçait plus d’influence sur les destinées de son pays. Ce peu de temps a suffi pour amener autour de lui une grande révolution morale : il n’a pas dit ce qu’il en pensait. Au reste, il ne connaissait pas le découragement. Il avait la foi, la passion, l’éloquence, et il croyait qu’avec cela on transporte les montagnes. Son tort est de l’avoir quelquefois essayé.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.