Chronique de la quinzaine - 31 mai 1899

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Chronique n° 1611
31 mai 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai.


L’événement le plus saillant de la quinzaine est la réunion de la Conférence de la Haye. Il serait téméraire de vouloir prédire dès aujourd’hui ce qui en sortira, mais c’est déjà un grand point qu’elle se soit réunie. On a pu craindre, un moment, qu’elle ne fût renvoyée à des temps meilleurs. C’était à l’heure pleine d’anxiété où l’Angleterre et la France venaient de se rencontrer à Fachoda, sans qu’on sût encore comment se terminerait cet inopportun tête-à-tête. L’occasion n’était peut-être pas bien bonne pour parler de désarmement et de paix. Le gouvernement russe le sentait, mais il comprenait aussi qu’après avoir pris une initiative retentissante, il ne pouvait pas en ajourner les suites sans augmenter, en le reconnaissant en quelque sorte officiellement, le péril de la situation. Il y a eu quelques jours d’hésitation. Tout cela est heureusement passé et semble appartenir à une histoire déjà ancienne. L’inquiétude qui s’était alors emparée de l’Europe s’est calmée ; il n’en reste plus que le souvenir, et ce souvenir semble donner raison aux optimistes, puisqu’il permet de croire qu’on peut presque toujours éviter la guerre lorsqu’il n’y a, ni d’un côté ni de l’autre, un parti pris arrêté de la l’aire. Le tout est de savoir attendre, et de mettre quelques jours de réflexion entre les émotions du premier moment et les résolutions finales. Et voilà comment ce qui s’est passé, il y a quelques mois, a pu d’abord inspirer des doutes ou des craintes, et ensuite inspirer confiance aux amis de la paix, en leur montrant qu’il ne fallait jamais en désespérer.

Vingt-cinq puissances ont été invitées à la Conférence. On ne devait craindre de refus de la part d’aucune d’elles ; on aurait pu en inviter d’autres sans en rencontrer davantage. On a appelé la Chine, le Japon, la Perse, Siam, etc. L’Asie, comme on le voit, sera très convenablement représentée. Mais il n’en est pas de même de l’Afrique ; l’Afrique a été complètement négligée. À la vérité, elle ne compte pas beaucoup d’États indépendans. Il y en a toutefois quelques-uns ; on les a traités par prétention. Pourquoi, par exemple, n’avoir pas invité à la Conférence la République du Transvaal et l’État d’Orange ? Leur présence y aurait été d’autant plus naturelle qu’elle se réunissait à la Haye, c’est-à-dire dans la capitale d’un pays d’où sont partis, il y a plusieurs siècles, les colons qui ont commencé de peupler l’Afrique australe. Des oppositions se sont produites, et on devine d’où elles sont venues : inclinons-nous. Quant au continent américain, il est représenté seulement par les États-Unis. On ne pouvait pas les oublier, dans une délibération qui intéresse l’humanité tout entière, le lendemain du jour où ils viennent de soutenir une grande guerre, contre qui ? contre une puissance européenne. Par cette guerre, ils ont fait irruption en Europe, et en s’emparant des principales colonies espagnoles, non seulement dans l’océan Atlantique, mais dans l’Océan Pacifique, ils se sont mis en contact, ou du moins en rapports avec le monde entier. Leur place était donc marquée autour du tapis vert de la Conférence. Mais il y a là un fait très significatif, qui, à la fin du XIXe siècle, ouvre en quelque sorte une ère nouvelle en étendant d’un seul coup presque démesurément la sphère où l’Europe avait jusqu’ici englobé ses intérêts. On regardait autrefois comme une nouveauté singulière l’admission dans un congrès européen d’un petit État comme le Piémont, ou d’un grand État, mais jugé jusqu’alors excentrique, comme la Porte. Les diplomates dissertaient à ce sujet à perle de vue. Que nous sommes loin de ce temps ! Combien d’autres surprises, en y regardant de près, n’aurions-nous pas aujourd’hui ? C’est une banalité de dire que les distances n’ont plus la même valeur qu’autrefois, ou même qu’elles n’en ont plus du tout. Les pays les plus éloignés les uns des autres par la géographie peuvent être très rapprochés par les intérêts, et cela seul compte désormais. En ce qui concerne les États-Unis, pour ne parler que d’eux, l’Europe est destinée dorénavant à les trouver partout. Ils sont devenus un des facteurs importans des affaires d’Extrême-Orient, et les affaires d’Extrême-Orient sont au premier chef les affaires de l’Occident. Dans ces conditions, la présence des États-Unis à la Haye n’était pas seulement naturelle ; elle était indispensable. Mais pourquoi avoir exclu tant d’autres républiques américaines dont la présence n’aurait pas été inutile à la Conférence, et qui ne sauraient rester indifférentes à son œuvre de civilisation ?

Une autre exclusion qui a paru plus singulière encore, c’est celle du Souverain Pontife. Nous savons bien que le Pape n’a pas de soldats, de fusils, de canons, de navires cuirassés, ni de torpilleurs. S’il n’existe plus comme puissance purement matérielle, comme puissance morale il n’a peut-être jamais eu plus d’autorité que depuis qu’il est un souverain dépossédé, mais non pas cependant un souverain détrôné. Il semblait que le vieillard du Vatican dût être écouté avec profit, sans que sa présence à la Haye portât ombrage à personne. L’Italie n’a pas partagé cette opinion ; elle s’y est formellement opposée, et il a fallu choisir entre son propre représentant et celui du Saint-Siège. Nous n’avons pas à apprécier les motifs qui l’ont déterminée à se montrer aussi exclusive, et, bien que nous ne les ayons pas très bien compris, nous voulons les croire sérieux. L’unité de l’Italie est faite aujourd’hui ; il ne peut entrer dans l’esprit de personne d’y porter atteinte ; et, en tout cas, aucune des questions qui se rattachent au statut politique de l’Europe ne relève de la Conférence. Elles ont été exclues très sagement de son programme. On ne voit donc pas quels inconvéniens aurait eus la participation à la Conférence d’un représentant du Saint-Père, tandis qu’elle aurait présenté de réels avantages. Il semble que Léon XIII ait ressenti quelque douleur de l’oubli volontaire dont il a été l’objet, car il a donné l’ordre à son internonce de quitter provisoirement la Hollande et de se rendre à Luxembourg. Ces réserves faites, il faut reconnaître que, soit par le nombre des personnes qui en font partie, soit par la distinction de beaucoup d’entre elles, l’aréopage européen qui vient de se réunir a fort bon air. On n’avait pas vu depuis de longues années tant de diplomates rassemblés. La Haye a pris une animation tout à fait inaccoutumée. Le gouvernement néerlandais a reçu ses hôtes avec empressement et bonne grâce. Il n’a rien négligé pour faciliter leurs travaux. Il a fait préparer pour les recevoir et il a mis à leur disposition le Palais du Bois, situé en dehors de la ville, au milieu d’un parc dont le printemps fait, au mois où nous sommes, le plus agréable séjour. C’est là, au milieu de la verdure et du silence, que les représentans de l’Europe et du monde pourront discuter dans un calme parfait les questions qui se rattachent à la paix et à la guerre, et qu’ils arriveront, il n’en faut pas douter, à en résoudre quelques-unes. La présidence, comme il était naturel, a été d’abord attribuée à M. de Beaufort, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas ; mais il s’en est immédiatement démis pour céder la place à M. de Staal. N’était-ce pas, en effet, au représentant de l’empereur Nicolas qu’il appartenait de présider une conférence dont son souverain avait pris l’initiative avec une si généreuse spontanéité ?

La Conférence s’est aussitôt partagée en trois commissions, correspondant aux trois ordres d’idées qui se présentent à ses méditations. Chacune de ces commissions a des présidens d’honneur et un président effectif ; c’est à celui-ci que reviendra le principal fardeau. La première commission s’occupera de la limitation des armemens et des dépenses militaires : elle a pour présidens d’honneur M. le comte Munster et M. White, et pour président effectif M. Beernaert. La seconde s’occupera de la réglementation des lois de la guerre ; elle a pour présidens d’honneur M. le duc de Tetuan, Turkhan-Pacha et If. le comte Welsersheimb, et pour président effectif M. de Martens. La troisième commission s’occupera des bons offices, de la médiation et de l’arbitrage facultatif : elle a pour président d’honneur M. le comte Nigra et sir Julian Pauncefote, et pour président effectif M. Léon Bourgeois. Ces noms d’hommes connus et quelques-uns illustres montrent l’importance que les divers gouvernemens ont attachée à l’œuvre de la Conférence. Celle-ci, aujourd’hui, est organisée et constituée : elle s’est mise immédiatement à la tâche. Il faut attendre qu’elle ait un peu plus avancé ses travaux, ou même qu’elle les ait terminés, pour en parler à bon escient. Nous avons dit, d’ailleurs, il y a quelques semaines, ce que nous pensions de ses chances de succès. Il y a, dans le programme qui lui a été soumis, une partie très pratique et une autre qui l’est un peu moins. L’idée première dont le gouvernement russe s’est inspiré a été de mettre un frein aux dépenses militaires excessives, et peut-être même d’obtenir un commencement de désarmement. Plût au ciel qu’elle fût réalisable ; tout le monde s’en trouverait bien ; mais nous ne pouvons, à ce sujet, qu’exprimer un désir. On n’arrivera probablement pas à arrêter les nations et gouvernemens dans l’ardente concurrence qu’ils se font pour s’armer toujours davantage. On ne les empêchera pas d’utiliser pour la guerre les. formidables engins de destruction qui ont été inventés depuis quelques années. On ne les empêchera pas davantage, la science faisant de continuels progrès, d’appliquer les découvertes nouvelles à la construction d’engins nouveaux, plus destructeurs encore que les précédens. Ainsi le veut la loi même de l’histoire, et aucune bonne volonté ne prévaudra contre elle. Nous serions surpris, très agréablement d’ailleurs, si la première commission de la conférence n’était pas amenée à émettre des vœux généralement platoniques.

Il n’en sera sans doute de même ni de la seconde, ni de la troisième. Les lois générales de la guerre ont quelque chose de permanent et de fatal ; les mœurs de la guerre se sont, au contraire, adoucies, et nous dirions améliorées, si un pareil terme pouvait s’appliquer à un pareil objet. La convention de Genève de 1864 a fait beaucoup pour la protection des blessés : à partir de ce moment, un souffle d’humanité a paru passer sur les champs de bataille. Dix ans plus tard, sur l’initiative de l’empereur Alexandre II, une conférence s’est réunie à Bruxelles. On était alors presque au lendemain de la guerre franco-allemande, qui avait été conduite avec tant de rigueur, pour ne pas employer un terme plus fort, et l’émotion qu’elle avait laissée dans les esprits n’était pas encore apaisée. Le moment était à coup sûr moins favorable qu’il ne l’est aujourd’hui pour rédiger un code de la guerre et pour le faire accepter par le monde civilisé. Cependant, l’œuvre de la conférence de 1874 n’a pas été stérile. Il n’y avait alors, à Bruxelles, que treize puissances représentées. Leurs représentans, après un mois de labeur, rédigèrent, pour être soumis à leurs gouvernemens respectifs, un « projet de déclaration internationale concernant les lois et coutumes de la guerre, » composé de 56 articles, qui traitaient successivement : de l’autorité militaire sur le territoire de l’État ennemi, des belligérans, des moyens de nuire à l’ennemi, des sièges et des bombardemens, des espions, des prisonniers de guerre, du pouvoir militaire à l’égard des personnes privées, des contributions et des réquisitions, des parlementaires, des capitulations, de l’armistice, des belligérans internés et des blessés soignés chez les neutres. Tels sont les titres de chapitres énumérés dans le projet de déclaration : ils suffisent à montrer quel vaste champ la conférence avait embrassé. Avant de se séparer, elle rédigea un protocole final où elle disait : « Il a été unanimement constaté que les progrès de la civilisation doivent avoir pour effet d’atténuer, autant que possible, les calamités de la guerre, et que le seul but légitime que les États doivent se proposer durant la guerre est d’affaiblir l’ennemi, sans lui infliger de souffrances inutiles. Ces principes ont rencontré un assentiment universel. Aujourd’hui, la conférence, se maintenant dans la même voie, s’associe à la conviction exprimée par le gouvernement de S. M. l’empereur de Russie, qu’il y a un pas de plus à faire en révisant les lois et coutumes générales de la guerre, soit à l’effet de les définir avec plus de précision, soit afin d’y tracer d’un commun accord certaines limites destinées à en restreindre, autant que possible, les rigueurs. La guerre, étant ainsi régularisée, entraînerait de moindres calamités, serait moins sujette aux aggravations qu’y apportent l’incertitude, et l’imprévu, et les passions excitées par la lutte ; elle conduirait plus efficacement à ce qui doit être son but final, c’est-à-dire le rétablissement de bonnes relations et d’une paix plus solide et plus durable entre les États belligérans. » La conférence soumettait « l’ensemble de son travail, » c’est-à-dire le projet de déclaration dont nous avons parlé plus haut, aux gouvernemens dont elle tenait son mandat, « comme une enquête consciencieuse, de nature à servir de base à un échange d’idées ultérieur… Il leur appartiendra de décider, concluait-elle, ce qui, dans ce travail, pourra devenir l’objet d’une entente, et ce qui nécessiterait un plus mûr examen. » Comme on le voit, la conférence de Bruxelles se rendait également compte de ce qu’elle avait fait et de ce qui restait encore à faire ; mais, depuis lors, rien n’a été fait du tout. Aucune entente définitive ne s’est produite entre les gouvernemens sur les points qui leur avaient été indiqués, et il n’y a eu entre eux aucun échange de vues. L’affaire en est restée là. Le moment est venu de la reprendre, et, si la Conférence de la Haye parvient à compléter l’œuvre de sa devancière, si elle réussit surtout à lui faire donner par les gouvernemens la consécration qui a manqué jusqu’ici, un très grand résultat aura été obtenu. Il ne semble pas impossible de l’obtenir. Il ne semble pas impossible non plus que la troisième commission, présidée par M. Léon Bourgeois, fasse œuvre pratique, à la condition pourtant qu’elle n’ait pas trop d’exigences. Les bons offices, la médiation, l’arbitrage sont choses excellentes, qui peuvent quelquefois prévenir la guerre, et quelquefois aussi, — on vient de le voir pendant la dernière guerre turco-hellénique, — la suspendre au moment où, la victoire s’étant définitivement prononcée, la prolongation des hostilités ne pourrait amener qu’une inutile effusion de sang. Mais le recours aux bons offices, à la médiation et surtout à l’arbitrage, doit toujours être libre et facultatif. Si on voulait l’imposer, même indirectement, le but serait manqué, et on risquerait de précipiter la guerre, au lieu de la prévenir ou de l’abréger. La Conférence peut organiser et simplifier la procédure de l’arbitrage ; elle peut même, comme on le lui a proposé, établir un tribunal d’arbitrage permanent ; ce tribunal, bien qu’il présente certains inconvéniens, aurait aussi quelques avantages, et il y a là une question à étudier. Il est bon que le recours à l’arbitrage soit de plus en plus facile, et que la décision de l’arbitre soit de plus en plus rapide. Gardons-nous, toutefois, des illusions : l’arbitrage ne s’appliquera jamais qu’à des objets d’ordre secondaire, et on n’y fera appel que lorsque l’enjeu en litige ne vaudra les chances d’une guerre ni pour l’une, ni pour l’autre des parties. Mais, même dans ces limites, il peut être très utile, et il est bon que l’usage s’en généralise. Soit en ce qui concerne la codification des coutumes de la guerre, soit en ce qui touche à l’organisation de l’arbitrage, la conférence de la Haye peut rendre de précieux services à l’humanité.

Et c’est beaucoup ! Pour être ainsi restreint, le champ qui s’ouvre à l’activité de la conférence n’en est pas moins considérable, et quand même l’un des buts que le gouvernement russe a proposés à ses travaux ne serait pas pleinement atteint, qu’importerait si, sur d’autres points, l’effort de la diplomatie était plus heureux ? Il arrive souvent qu’en poursuivant plus spécialement un objet, on en atteigne un autre, qui quelquefois ne vaut pas moins. Le programme de la Haye est trop vaste pour être réalisé complètement en une seule fois, mais, s’il l’est dans quelques-unes de ses parties principales, de ses parties essentielles, la conférence aura bien mérité de l’humanité : l’initiative de l’empereur Nicolas aura laissé dans l’histoire une trace durable, et semé un germe fécond.


Il reste malgré tout vraisemblable que, demain comme hier, le meilleur moyen qu’auront les gouvernemens d’éviter entre eux les conflits armés sera encore de s’entendre directement et d’arriver par la diplomatie à la conciliation de leurs intérêts. C’est) ce que l’Angleterre et la Russie viennent de faire en Chine. La nouvelle en a été donnée d’une manière assez inopinée par lord Salisbury au banquet annuel de la Royal Academy. L’arrangement porte la date du 28 avril : il résout heureusement, non pas toutes les difficultés pendantes entre l’Angleterre et la Russie, mais du moins une d’entre elles, et non pas la moins délicate. On se rappelle tout le bruit qui a été fait au sujet du chemin de fer de Tientsin à Niou-tchang, et l’impression qu’on a éprouvée en Russie lorsqu’on a su que, construit par le gouvernement chinois, il l’était, au moins dans une partie de son parcours, au moyen des fonds avancés par la banque anglaise de Chang-haï-Hong-kong. La convention passée avec cet établissement stipulait que l’ingénieur en chef de la ligne serait Anglais, et que la comptabilité en serait surveillée par un Européen : si on ne disait pas aussi formellement que cet Européen serait Anglais, c’est parce que la chose allait de soi. On a cru d’abord à Saint-Pétersbourg qu’il y avait là une mainmise ou une tentative de mainmise anglaise sur une voie ferrée qui intéressait très directement la Russie, puisqu’elle vient aboutir derrière Port-Arthur. L’irritation y a été vive, et elle s’est traduite a Pékin par une lutte diplomatique entre Anglais et Russes, les seconds s’efforçant de susciter, au détriment des premiers, toutes sortes de difficultés dans les rapports de la banque avec le gouvernement chinois. Le sentiment éprouvé par les Russes était d’ailleurs fort naturel, puisque la ligne à construire appartenait incontestablement à leur zone d’influence. Mais, à ce moment, l’Angleterre ne reconnaissait pas de zones d’influence, ou du moins elle n’en reconnaissait pas aux autres. Elle professait de préférence ce qu’elle appelait la doctrine de la porte ouverte, c’est-à-dire qu’elle contestait à qui que ce soit, sur un point quelconque de la Chine, des droits dont elle n’aurait pas joui elle-même. Que les Russes s’établissent dans la presqu’île de Port-Arthur, soit ; mais cette presqu’île devait rester ouverte à tout le monde, et notamment à eux, Anglais, qui se montraient, comme on l’a vu, parfaitement décidés à profiter de cette liberté. Telle était la situation alors : elle s’est prolongée jusqu’au 28 avril. À ce moment, l’Angleterre a fait subir à sa politique une évolution importante. Elle a reconnu la zone d’influence de la Russie, et en retour, elle a demandé à la Russie de reconnaître la sienne. C’est le sens de l’arrangement qui vient d’être conclu. Lord Salisbury, au banquet de la Royal Academy et plus tard à la Chambre des lords, l’a présenté en termes modestes. Il a pris en quelque sorte à tâche de ne pas en exagérer l’importance, et d’empêcher qu’on ne l’exagérât. Il a mis les esprits en garde contre des illusions qu’un avenir prochain pouvait dissiper. L’arrangement en lui-même, a-t-il dit, est peu de chose ; mais c’est beaucoup d’avoir pu en faire un. Il y a quelques mois, les rapports de l’Angleterre et de la Russie étaient si tendus et, de part et d’autre, les esprits étaient si excités, que l’éventualité d’une entente amicale paraissait presque irréalisable. Pourtant elle s’est réalisée, ce qui est de bon augure pour l’avenir. Lord Salisbury a presque réduit à cela l’intérêt de l’arrangement, en quoi il l’a peut-être trop diminué. L’opinion anglaise l’a d’ailleurs pris au mot. Elle s’est montrée satisfaite, rien de plus, pas du tout enthousiaste ; et nous allons même voir qu’elle est restée, à l’égard de la Russie, singulièrement ombrageuse et nerveuse.

À nos yeux, l’intérêt de l’arrangement n’est pas seulement dans le fait qu’il a pu être conclu, mais encore, et surtout, dans le fait que les sphères d’influence russe et anglaise y ont été officiellement reconnues. L’Angleterre s’engage à ne pas réclamer pour son compte, et en faveur de sujets britanniques ou autres, des concessions quelconques de chemins de fer au nord de la Grande Muraille, et à ne contrecarrer ni directement ni indirectement dans cette région les demandes de concessions de chemins de fer appuyées par le gouvernement russe. La Russie prend un engagement analogue dans le bassin du Yang-tsé-Kiang : elle n’y réclamera, ni pour elle ni pour d’autres, des concessions de chemins de fer, et elle n’y mettra aucun obstacle aux demandes qui seraient faites ou appuyées par le gouvernement anglais. Ainsi donc, l’échiquier politique de l’Extrême-Orient est dessiné par les voies ferrées. Les grandes puissances occidentales se disputent à qui construira les chemins de fer chinois, persuadées d’ailleurs que celle qui sera maîtresse d’une de ces grandes lignes de communication le sera des pays qu’elle traverse et du point où elle aboutit. L’Angleterre abandonne à la Russie le Nord de la Chine ; elle s’y résigne, parce qu’elle ne peut pas faire autrement ; elle rencontre là un concurrent qui a pris les devans sur elle et qu’elle ne peut plus évincer : en revanche, elle fait reconnaître et consacrer par la Russie les prétentions démesurées, au moins en étendue, qu’elle a sur le bassin du Yang-tsé-Kiang. Sans doute, la Russie ne perd pas grand’chose ; elle est très loin du bassin du Yang-tsé-Kiang ; ses intérêts sont concentrés ailleurs ; le détriment n’est pas considérable pour elle, à supposer même qu’il y en ait un. Mais l’avantage est immense pour l’Angleterre. Pour la première fois, elle fait accepter par une puissance européenne le dévolu qu’elle a jeté sur la région la plus spacieuse, la plus riche, la plus habitée, la mieux arrosée, la mieux cultivée, non seulement de la Chine, mais de l’Asie tout entière. Suivant son habitude, la Grande-Bretagne s’est fait la part du lion, et jamais même elle ne se l’était faite aussi abondante. De même que l’Egypte c’est le Nil, la Chine c’est le Yang-tsé-Kiang. Il reste sans doute à l’Angleterre à obtenir des autres puissances qui ont des intérêts en Extrême-Orient ce qu’elle a obtenu de la Russie ; mais l’exemple est donné, et l’arrangement du 28 avril pourra servir de modèle. Bien qu’il ne contienne que deux articles, il en dit plus que de longs traités, Le préambule même en est d’une rédaction très suggestive. La Russie et la Grande-Bretagne, y lisons-nous, « prenant en considération la gravitation économique et géographique de certaines parties » de l’Empire chinois, etc. Cela n’est-il pas admirable ? C’est en vertu de sa gravitation économique et géographique que le bassin du Yang-tsé-Kiang doit tomber dans le tablier tendu de l’Angleterre. On ne comprend pas très bien pourquoi, mais la chose est ainsi. Elle s’explique mieux pour l’affectation de l’Extrême-Nord de la Chine à la Russie, puisque la Russie s’étend déjà en bordure tout le long de la frontière septentrionale de la Chine, et qu’elle peut la franchir sur un point quelconque à son choix. Mais quels rapports particuliers de voisinage l’Angleterre a-t-elle avec le bassin du Yang-tsé-Kiang ? Et quels rapports économiques de nature à lui constituer un droit spécial ? Questions oiseuses. L’Angleterre n’a qu’un mot à répondre : quia nominor leo. Cette raison dispense de toute autre. Elle est assurément très bonne, et pourquoi ne pas l’avouer ? on ne saurait trop admirer la force expansive d’une nation qui, partie d’une île relativement petite de l’extrême Occident, couvre le monde entier de son activité et de sa puissance et s’empare partout de la part la plus belle et la plus large. C’est un miracle de la politique. C’est une des plus étonnantes manifestations de ce que peut le génie humain.

Pourtant, nous l’avons dit, l’opinion britannique n’a pas accueilli sans quelque froideur, ni sans quelque hésitation, l’arrangement que lui annonçait lord Salisbury, et elle est restée, à l’égard de la Russie, susceptible et impressionnable. Elle se rappelle le proverbe que lui a cité un jour M. Chamberlain : « Quand on dîne avec le diable, il faut avoir une longue cuiller, » et elle se demande si, du Yang-tsé-Kiang à la Grande Muraille, la distance, et par conséquent la cuiller, sont assez longues. À peine l’arrangement du 28 avril était-il connu à Londres, qu’une autre nouvelle y est arrivée et y a mis les esprits en ébullition. La plupart des journaux, presque tous, se sont écriés que, le lendemain même du jour où elle avait mis sa signature au bas de l’arrangement, la Russie avait manqué à ses promesses, et cela parce qu’elle avait demandé au gouvernement chinois l’autorisation de relier à Pékin la ligne de Mandchourie. Quoi ! Pékin, la capitale de l’Empire, la ville politique, le siège du gouvernement, serait directement rattachée au chemin de fer de Mandchourie ? Qui ne voit qu’elle se trouverait ainsi placée sous la main des Russes, et que, dès lors, l’indépendance du Tsong-li-yamen ne serait plus qu’un vain mot ? Voilà ce qu’on a dit à Londres, ce qui était pousser les conséquences un peu loin et aller un peu vite. S’il était vrai que le rattachement de Pékin au réseau russe dût la compromettre à ce point, l’indépendance du Céleste Empire serait, en effet, bien menacée, mais la menace date de loin. Le chemin de fer même auquel les Anglais se sont pécuniairement intéressés, et qui doit aller de Pékin à Niou-tchang, se croisera certainement un jour avec une ligne russe allant à Port-Arthur. Dès lors, comment a-t-on pu s’étonner à Londres de la demande de la Russie à la Chine ? Il était aisé de la prévoir. Et comment aussi a-t-on pu dire qu’elle était en contradiction avec l’arrangement du 28 avril ? Il faut, pour cela, n’avoir pas lu l’arrangement, ou du moins la note additionnelle qui le complète, et où se rencontre ce passage : « Le présent accord spécial ne saurait, naturellement, entraver d’aucune façon le droit du gouvernement russe d’appuyer, s’il le juge opportun, des demandes de sujets ou d’établissemens russes relatives à des concessions de chemins de fer qui, partant de la ligne principale de Mandchourie et se dirigeant au Sud-Ouest, traverseraient la région où sera construite la ligne chinoise aboutissant à Sin-min-toun et à Niou-tchang. » La Russie avait donc fait ses réserves, et, quand même elle ne les aurait pas faites, son droit était certain. Peut-être la ligne dont elle demande ou dont elle appuie la concession fera-t-elle concurrence à d’autres, auxquelles les Anglais se sont intéressés et dans lesquelles ils ont engagé des capitaux ; mais les Russes n’étaient certainement pas tenus de s’arrêter à cette considération. On leur a abandonné le Nord de la Chine ; ils en usent. Rien n’est plus légitime, et ce n’est pas l’Angleterre qui peut s’en plaindre. Elle l’a d’ailleurs compris. Le gouvernement le lui a fait comprendre. Lord Salisbury a été le premier à dire qu’il n’y avait dans la demande russe rien de contraire à l’arrangement du 28 avril. L’opinion, qui s’était méprise, s’est alors calmée ; mais il est facile de prévoir qu’elle s’énervera et se surexcitera de nouveau au premier incident. Lord Salisbury a raison, l’arrangement du 28 avril ne résout pas grand’chose, en dehors d’une difficulté immédiate et d’ordre secondaire. L’état psychologique des deux pays, l’un à l’égard de l’autre, reste le même, c’est-à-dire prompt aux malentendus, inquiet et inquiétant. Néanmoins, l’arrangement prouve qu’après avoir laissé passer le premier moment de mauvaise humeur, on peut s’entendre, trouver une transaction, et mettre au moins un relais sur la route qui risque de conduire à un conflit final. Un relais a souvent du prix ; il permet de se reposer et de réfléchir. L’arrangement du 28 avril en est un, puisqu’il donne du temps aux deux puissances ; et il est même quelque chose de plus, puisqu’il leur ouvre de l’espace à l’une et à l’autre et qu’il met entre elles une barrière. Qui aurait cru que la Grande Muraille pourrait encore servir à quelque chose ? Elle sert à limiter, aux yeux de l’Angleterre, la sphère d’influence de la Russie. S’il y en avait une autour du bassin du Yang-tsé-Kiang, nous saurions où il commence et où il finit, ce qui serait un bien.


Le général Galliéni vient d’arriver de Madagascar, et on annonce pour une date très prochaine le retour du commandant Marchand. C’est une fête pour Paris et une joie pour la France de revoir deux de ses enfans qui ont bien servi leur pays. L’œuvre du général Galliéni a été plus utile, mais ce n’est pas la faute du commandant Marchand si la sienne ne l’a pas été davantage : il faut reconnaître le courage, la patience, l’héroïsme, même lorsqu’ils ont été, hélas ! comme la voix qui se disperse dans le désert. Le commandant Marchand a été l’homme d’un grand exemple : il a montré ce que peut une petite troupe d’officiers français, lorsqu’on leur a donné un ordre et assigné un but. D’autres l’avaient montré déjà, et, quelque méritoire qu’elle ait été, l’expédition du commandant Marchand à travers l’Afrique n’est pas un fait exceptionnel : ce qui l’a été plutôt, c’est la situation dans laquelle le commandant s’est trouvé à Fachoda, et les preuves de tact, de mesure, de maitrise de soi, d’intelligence politique et de fidélité à ses instructions qu’il a données dans ses rapports avec le sirdar Kitchener. Nous espérons bien que ces heureuses qualités ne l’abandonneront pas à son retour en France, et qu’il saura, s’il y a lieu, échapper aux mains de ceux qui, voyant en lui autre chose que ce qu’il est, et attendant de lui autre chose que ce qu’il a déjà fait, se proposent manifestement d’utiliser ce brave et vaillant soldat comme un simple instrument de parti. Ce ne serait pas le grandir que de l’appeler à se mesurer avec un ministère. Ce ne serait pas non plus faire acte de respect envers l’armée, ni de ménagement envers l’esprit et la discipline militaires, que d’aller chercher dans le rang et d’en faire sortir un simple commandant pour lui faire une situation supérieure à toutes les autres. On perd trop facilement aujourd’hui le sentiment des proportions. Peut-être trouvera-t-on ces réflexions un peu moroses, et nous avouons qu’elles sont au moins prématurées ; mais, certes, elles ne s’appliquent pas au commandant Marchand ; il n’est en rien responsable d’un état d’esprit qu’il ignore. Nous l’accueillerons à cœur ouvert, comme un homme qui nous a donné quelque consolation dans un moment pénible, sans croire pourtant et surtout sans donner à croire que nos manifestations sont une revanche : elle serait trop facile, mais aussi, en vérité, un peu simple !


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIÈRE.