Chronique de la quinzaine - 31 mai 1903

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Chronique n° 1707
31 mai 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai.


On attendait la rentrée des Chambres sans impatience, mais avec curiosité. Qu’allait-il se passer au théâtre du Palais-Bourbon ? Il ne fallait évidemment pas s’attendre à une pièce originale ; mais, parmi les anciennes, laquelle allait-on reprendre ? Au moment où la session s’est rouverte, les doutes à cet égard étaient déjà dissipés. Des incidens graves s’étaient produits dans plusieurs paroisses de Paris. Depuis quelques jours, la presse radicale-socialiste avait ressuscité la vieille question de la séparation de l’Église et de l’État. Cette question avait joué, il y a quinze ou vingt ans, un certain rôle dans les luttes électorales ; mais elle avait fini par passer de mode. Il y a, comme cela, des questions qui, après avoir occupé le devant de la scène, sont remisées au magasin des accessoires, où elles dorment plus ou moins longtemps. On croyait, à dire vrai, que le sommeil de celle-ci durerait davantage, et cela pour un motif que nous n’hésiterons pas à avouer : c’est qu’on prenait le parti socialiste au sérieux.

Lorsque ce parti a annoncé son avènement avec fracas, Dieu sait à quel point le programme du parti radical était usé ! Ce programme comprenait en première ligne la séparation de l’Église et de l’État, puis la révision de la Constitution, la suppression du Sénat ou la diminution de ses droits, et autres prétendues réformes de l’ordre purement politique. Que de bruit, que d’efforts n’a-t-on pas faits pour le réaliser, mais toujours en pure perte ! Cette période de notre histoire parlementaire a été d’une parfaite stérilité. « Nous nous levons alors, » ont pu dire les socialistes, comme le Cid. Ils sont venus, en effet, avec un programme qu’ils présentaient comme nouveau. Du coup, toute la défroque du radicalisme a été mise de côté. Qu’importait au pays les rapports de l’Église et de l’État ? Le moindre grain de mil faisait beaucoup mieux son affaire ; et les socialistes lui apportaient la corne d’abondance. On s’est cru à la porte du paradis terrestre ; il suffisait de la pousser et d’entrer ; comment ne s’en était-on pas avisé plus tôt ? Le point culminant de cette évolution dans les esprits a été atteint aux élections de 1898. Il y a eu alors un beau moment de confiance. Les socialistes sont devenus l’élément le plus important de la majorité parlementaire, et bientôt même ils sont entrés dans le ministère. Depuis, le pays attend la réalisation des belles promesses qu’ils lui avaient faites et, comme ma sœur Anne, ne voit rien venir. M. Jaurès était bien descendu d’une sorte de Mont-Sinaï au milieu de la foudre et des éclairs, et avec une belle allure, en vérité ! mais il n’y avait rien d’écrit sur les tables de la loi qu’il portait entre les mains. On s’est aperçu alors qu’il y avait eu injustice, au moins comparative, à taxer les radicaux d’impuissance : combien plus qu’eux les socialistes méritaient ce reproche ! Jamais faillite n’avait été plus complète. Il fallait, à tout prix, couvrir, cet échec : comment faire ? M. Jaurès a bien imaginé de nous reparler de l’affaire Dreyfus ; mais personne ne s’en soucie et ne lui répond. C’est ainsi qu’on a été ramené à fouiller dans le passé et à offrir au pays du vieux-neuf. Le programme radical, si déprécié naguère, a repris, comme on dit dans le détestable jargon du jour, un regain d’actualité, et la séparation de l’Église et de l’État est revenue à la mode.

Ce n’est pas que le gouvernement en soit partisan : il sait fort bien qu’il n’y a pas de plus redoutable aventure. Mais il a des amis qui ne s’arrêtent pas à ses scrupules et qui espèrent bien les vaincre de manière ou d’autre. Ils ont commencé une campagne pour obtenir la dénonciation du Concordat. M. De Pressensé a déposé une proposition de loi sur la matière, œuvre de sectaire sur laquelle nous aurons sans doute à revenir un jour, et il l’a publiée dans les journaux pendant les vacances afin de produire quelque effet sur l’opinion. L’effet a d’ailleurs été nul : l’œuvre est compacte et massive, elle a besoin d’être délayée. Mais il s’est trouvé des apôtres d’un autre genre, partisans et praticiens de ce qu’on a appelé la propagande par le fait, et de ce qu’ils appellent, eux, pour montrer qu’ils sont lettrés, la propagande par le geste. Leur geste consiste à envahir les églises et à troubler l’exercice du culte sous prétexte d’en faire la police, devoir qui ne les regarde pas, mais qu’ils n’ont que plus de mérite à remplir : ils corrigent par leur vigilance l’inertie de la police officielle. Leur premier exploit a eu lieu à l’église d’Aubervilliers. Au moment où le prédicateur ouvrait la bouche, ils lui ont coupé la parole et ont provoqué un tumulte qui a bientôt pris le caractère le plus violent. La foule, surprise et indignée, a élu sur le point de faire un mauvais parti aux émeutiers. La police est accourue, un peu tard, pour rétablir l’ordre et y est parvenue difficilement : elle n’a pas cru pouvoir le faire sans obliger le prédicateur à descendre de chaire. On ne s’en est pas tenu là. Le dimanche suivant, rendez-vous a été pris par les émeutiers dans un certain nombre d’églises, notamment à Plaisance et à Belleville ; mais ils y ont trouvé à qui parler. La police était avertie cette fois, les catholiques l’étaient aussi. Si la première partie de la manifestation a été la même qu’à Aubervilliers, le dénouement y a été tout autre : les émeutiers ont été mis à la porte sans le moindre égard, et quelques-uns même ont été rudement secoués. Ils ne recommenceront probablement pas. Mais aussi, qu’allaient-ils faire au pied des autels ? Ils sont, disent-ils, partisans de la séparation de l’Église et de l’État : au lieu de l’imposer aux autres par la force, que ne l’appliquent-ils pour leur propre compte ? Puisqu’ils ne sont pas catholiques, que vont-ils faire dans les églises ? Nous soupçonnons fort, par les manifestations mêmes qu’ils viennent de faire, que, sous prétexte de séparer l’Église de l’État, ils entendent établir sa dépendance immédiate et procéder bientôt à sa destruction. On a pu voit comment ils comprenaient la liberté religieuse. Disons tout de suite quel parti le gouvernement a pris dans cette affaire : il a supprimé le traitement des curés d’Aubervilliers, de Belleville et de Plaisance. Eh quoi ! dira-t-on, il n’a pas poursuivi les auteurs du désordre ? Une instruction a été ouverte, mais elle est restée jusqu’ici sans résultat.

Au fond, les émeutiers d’Aubervilliers et de Plaisance croyaient, ou plutôt savaient pouvoir compter sur les indulgences du gouvernement, et cette confiance ne les a pas trompés. Ils ont trouvé dans l’impunité qui a suivi leur première escapade un précieux encouragement à en opérer la récidive. Qu’avaient-ils fait, après tout ? Ils avaient pris la défense d’une circulaire de M. Combes, celle qui interdit la chaire aux congréganistes sécularisés. On sait que la plupart des évêques ont protesté contre l’injonction de M. le président du Conseil et déclaré nettement qu’ils ne s’y soumettraient pas. M. Combes a une fâcheuse tendance à mettre ses circulaires à la place de la loi et à leur attribuer le même effet, ce qui est un abus. Il n’y a pas de loi qui interdise à telle catégorie de piètres de prêcher : or, les congréganistes qui ont cessé de l’être en vertu d’une sécularisation régulière sont des prêtres comme les autres. Les circulaires antérieures et les règlemens d’administration publique qui ont pourvu à l’exécution de la loi du 1er juillet 1901 leur ont ordonné de rejoindre leur diocèse d’origine et de se mettre à la. disposition de leur évoque : s’ils l’ont fait, qu’a-t-on à leur demander de plus ? Est-ce que M. Combes pourrait, par simple circulaire, leur défendre de dire la messe ? Il ne peut pas davantage leur défendre de prêcher : en le faisant, il empiète sur le droit des curés. Nous n’avons pas à discuter ici la manière dont ceux-ci ont usé de ce droit, mais seulement a le reconnaître. Quoi qu’il en soit, c’est du prétexte que leur avait fourni M. Combes qu’ont usé les émeutiers dans les églises d’Aubervilliers, de Belle ville et de Plaisance. Ils ont contesté aux prédicateurs le droit de monter en chaire : nous leur contestons à eux-mêmes celui de se substituer aux commissaires de police et aux sergens de ville. Il y a là de leur part usurpation de fonctions.

Tous ces incidens, dont quelques-uns ont failli très mal tourner, avaient précédé de quelques jours la rentrée des Chambres. Les radicaux-socialistes prétendaient que la question de la séparation de l’Église et de l’État se trouvait posée par cela même et qu’il était urgent de la résoudre, Ils ne s’étaient pas contentés de faire du tapage dans quelques églises de Paris ou des environs, ils avaient essayé, ce qui était cette fois un procédé de propagande parfaitement légal, d’agiter les esprits en province au moyen de réunions et de conférences. Une date avait été choisie pour ces manifestations : elles se sont réduites à quelques discours insignifians. Mais les radicaux. socialistes sont passés maîtres dans l’art de faire valoir tout ce qu’ils font : aussi ont-ils assuré qu’ils avaient produit un effet immense, et que Chambre des députés, Sénat, Gouvernement, n’avaient plus qu’à s’incliner devant la volonté populaire. Dès le premier jour de la reprise de la session, M. le président du Conseil a dû répondre à une interpellation sur l’ensemble de sa politique religieuse, et plus particulièrement sur la séparation de l’Église et de l’État. On l’a mis en demeure de se prononcer nettement pour ou contre, et certes il ne l’a pas fait ; mais la Chambre l’a fait à sa place, ce qui est bien plus important. Livrée à elle-même, elle s’est prononcée contre la séparation. Voici comment les choses se sont passées.

Nous ne nous perdrons pas dans le récit de la séance : elle n’a eu qu’un médiocre intérêt. M. le président du Conseil y a fait entendre les mêmes déclarations, vagues et imprécises, qu’il avait déjà produites devant le Sénat. Comme philosophe, il est pour la séparation, mais, comme homme politique, il en juge la réalisation immédiate impossible, ou du moins très dangereuse. Cependant, il croit devoir s’en servir comme d’une menace contre le Vatican au dehors et contre ses adversaires au dedans, et de là vient la fausseté de sa situation. Après avoir reconnu les périls de la réforme, il déclare que, si grande qu’en soit la folie, il n’hésitera pas à la faire, pour peu qu’on lui cause des ennuis. Il parle dans un sens, et il conclut dans l’autre. Il aime à dire que l’état actuel est intolérable et qu’il faut en sortir à tout prix ; il indique même par quelles voies on pourrait le faire ; après quoi, il s’arrête, laissant à chacun de ses auditeurs le soin d’en penser ce qu’il voudra. Cela donne une prodigieuse confusion à sa pensée. Il voudrait sans doute, par ce moyen, conserver par devers lui les avantages de tous les systèmes qu’il a successivement envisagés, et échapper à leurs inconvéniens : à peine avons-nous besoin de dire qu’il aboutit précisément au résultat inverse. Son dernier discours a mécontenté tout le monde, les partisans de la séparation et ses adversaires, les modérés et les radicaux : il n’y a eu le lendemain qu’une voix dans la presse pour le condamner. On a jugé que, sur une question aussi grave, le chef du gouvernement devait avoir un avis et non pas deux, ou trois, ou plus encore. Un dialecticien dans son cabinet de travail peut envisager successivement toutes les solutions, passer de l’une à l’autre et en montrer le fort et le faible : un président du Conseil est tenu à plus de décision dans l’esprit. Il doit songer que chacune de ses paroles a une portée politique immédiate, soit au dedans, soit au dehors ; qu’elle encourage ou qu’elle décourage certaines espérances ; qu’elle correspond à telles idées et quelquefois à telles passions. Aussi, lorsqu’il dit le pour et le contre, le oui et le non, le blanc et le noir, laisse-t-il dans les esprits non seulement un trouble bien naturel, mais encore de l’irritation. On aurait eu de la peine à deviner, en fin de compte, quelle était la vraie pensée de M. Combes, si la discussion ne s’était pas terminée par des ordres du jour entre lesquels il lui a fallu, bon gré, mal gré, faire un choix. Il s’est décidé à en faire un, et, comme c’était le moins mauvais, il s’en est fallu de peu qu’il ne fût renversé.

L’ordre du jour auquel il a donné la préférence avait été rédigé par MM. Etienne, Dubief et Sarrien, c’est-à-dire par les présidens de trois groupes de la majorité. Mais il y a un quatrième groupe dans la majorité ; qu’était-il devenu ? Il a pour président M. Jaurès ; pourquoi M. Jaurès n’a-t-il pas mis sa signature à côté de celle de MM. Etienne, Dubief et Sarrien ? Symptôme grave ! Si le bloc s’égrène, ce n’est plus le bloc. Si un de ses élémens essentiels s’en détache pour évoluer seul, c’est un changement profond : un peu plus tôt ou un peu plus tard, la situation générale ne manquera pas de s’en ressentir. On a vu clairement l’autre jour que la majorité ministérielle était divisée sur la question de la séparation de l’Église et de l’État, la plus importante de toutes celles qui sont posées en ce moment, et cela sans doute explique l’attitude équivoque et le langage embrouillé de M. le président du Conseil. MM. Etienne, Dubief et Sarrien approuvaient les déclarations du gouvernement et se déclaraient confians dans sa fermeté « pour réprimer les empiétemens du cléricalisme et assurer l’exécution des lois et le libre exercice des cultes. » C’était là un ordre du jour de confiance ; les modérés ne pouvaient pas le voter. On n’aurait ni compris, ni admis qu’ils témoignassent leur confiance dans le gouvernement pour assurer l’exercice de la liberté des cultes, après les incidens impunis d’Aubervilliers, de Plaisance et de Belleville. Le reste de la formule est de pur style : ce sont de ces mots dans lesquels les parlemens se complaisent lorsqu’ils ne veulent rien dire.

Mais l’ordre du jour Etienne était encore plus remarquable par ce qu’il ne disait pas que par ce qu’il disait. De la dénonciation du Concordat, pas un mot, et on peut bien penser que ce silence était intentionnel. C’est pour ce motif que le groupe socialiste avait refusé sa signature. Ce groupe, à défaut des réformes qu’il a promises, veut donner au pays la séparation de l’Église et de l’État. Il veut surtout continuer l’agitation antireligieuse. Aussi a-t-il présenté son propre ordre du jour par la main de M. Hubbard. Cet ordre du jour contient une injonction impérative ; il est ainsi conçu : « La Chambre, résolue à poursuivre une politique de complète liberté de conscience, invite le gouvernement à dénoncer le Concordat, et confiante dans sa fermeté, etc. » M. Etienne et M. Hubbard représentaient deux politiques opposées. M. Combes s’est prononcé pour la première ; il s’en est suivi un désordre indescriptible. Les socialistes, habitués à être mieux traités, ont fait entendre des clameurs indignées. Dans le premier moment de leur colère, ils annonçaient l’intention de repousser l’ordre du jour Etienne. Alors, que devenait le ministère ? Il était battu, il était obligé de s’en aller. Sentant bien qu’ils avaient besoin de retrouver leur sang-froid, les socialistes ont demandé une suspension de séance. Elle leur a été refusée ; mais, comme le scrutin a donné lieu à un pointage, elle a eu lieu tout de même ; il est d’usage que, pendant un pointage, la séance soit suspendue. L’embarras des socialistes était à son comble. S’ils étaient vainqueurs, — et ils ne pouvaient l’être qu’avec le concours du centre et de la droite, — le gouvernement était renversé. S’ils étaient battus, ils se trouvaient, par leur propre faute, en dehors de la majorité. Rendons-leur justice : de toutes les qualités qui les distinguent aujourd’hui, et qui sont si différentes de celles dont ils se glorifiaient autrefois, le dévouement ministériel a pris la première place, toute la place peut-être. Ils sont ministériels avant tout et ils l’ont prouvé avec un éclat incomparable, car, battus, non seulement sur leur ligne de bataille, mais encore dans leur ligne de retraite, ils ont néanmoins voté pour le gouvernement. Ils l’ont fait l’oreille basse, mais ils l’ont fait.

A la reprise de la séance, M. Hubbard a demandé une chose bien modeste, si modeste que nous ne sommes pas encore revenus de notre étonnement qu’il ne l’ait pas obtenue. En dehors de M. De Pressensé dont nous avons parlé plus haut, d’autres députés encore ont présenté des projets de séparation de l’Église et de l’État : autour d’une question pareille, il se forme toujours avec le temps comme une végétation parlementaire. M. Hubbard a proposé que tous ces projets fussent renvoyés, avec déclaration d’urgence, à la commission des Associations. Cela ne tirait nullement à conséquence. Il n’y avait là, somme toute, qu’une politesse faite à M. Hubbard, et, dans sa personne, à une opinion soutenable en soi, intéressante partout ce qui s’y rattache, et qui compte un nombre considérable de partisans. La motion de M. Hubbard allait être mise aux voix sans discussion, lorsque M. Thierry, dénonçant le marchandage qui s’était fait avec le gouvernement pendant la suspension de séance, a sommé M. le président du Conseil d’énoncer son opinion. M. Combes a dû s’exécuter. Il a dit que le gouvernement, tout en faisant ses réserves sur le fond de la question, ne s’opposait pas à la procédure proposée, et il a ajouté quelques phrases à effet sur la bonne volonté qu’on trouverait toujours en lui chaque fois qu’il s’agirait de reconstituer la majorité. M. le président du Conseil, sans y insister pourtant beaucoup, conseillait à la Chambre de voter la motion Hubbard. Eh bien ! la Chambre ne l’a pas votée : elle l’a repoussée par une trentaine de voix, et on ne saurait, dans les circonstances actuelles, se méprendre sur le sens de ce vote, ni en exagérer l’importance. La Chambre, malgré les sollicitations des radicaux et des socialistes, et malgré l’invite que le gouvernement lui avait adressée pour qu’elle y cédât ; la Chambre a résisté et a prouvé par-là que, se rendant compte de la volonté du pays et de ses intérêts les plus profonds, elle n’était nullement disposée à préparer la séparation de l’Église et de l’État. Sans attendre que la question lui fût soumise dans son ensemble, comme elle le sera sans doute un jour ou l’autre, elle s’est refusée à manifester, même par une indication platonique et par une démarche qui ne l’engageait à rien, nous ne disons pas une préférence, mais même un intérêt quelconque pour la solution chère à M. Hubbard et à ses amis.

Il serait exagéré de dire que le nuage qui obscurcissait le ciel et qui semblait contenir tant d’orages se soit définitivement dissipé. Les radicaux-socialistes sont tenaces ; ils reviendront à la charge et nul ne peut préjuger de l’avenir. Mais les partisans de la séparation de l’Église et de l’État ont livré une première bataille et ils l’ont perdue. Ils avaient choisi leur heure et leur terrain ; tout a tourné contre eux. S’ils ont quelque intelligence politique, ils reconnaîtront qu’ils ont fait fausse route ; qu’ils ont employé des procédés grossiers ; que l’invasion des églises et les atteintes brutales portées à la liberté des cultes sont de détestables moyens de propagande ; qu’ils ont révolté l’opinion au lieu de l’entraîner ; enfin, que leurs plus beaux gestes ont paru de mauvais goût. Ils avaient mérité cette leçon, ils l’ont reçue. Pour ce qui est de M. Combes, s’il considérait la menace de la suppression du Concordat comme une arme utile entre ses mains, il a pu reconnaître à son tour que la lourdeur maladroite avec laquelle il la brandissait avait fait peur à d’autres encore que ceux qu’il se proposait plus spécialement d’intimider. C’est une leçon aussi pour lui, et lui aussi l’a méritée. Quant à l’arme en question, le tranchant s’en est un peu émoussé dans ces exercices imprudens. Aussi comprenons-nous la fureur des radicaux-socialistes. Leurs journaux ont adressé à M. Combes les reproches les plus acerbes. Toutefois, après avoir soulagé leur colère par la violence avec laquelle ils l’ont exprimée, ils ont déclaré qu’ils ne seraient pas assez sots pour renverser un ministère qui faisait si bien leurs affaires et dont ils ne trouveraient peut-être jamais l’équivalent. M. Combes reste donc solide ; pourtant il est diminué. Un président du Conseil l’est toujours lorsqu’il ne fait pas ce qu’il a voulu faire, et que la Chambre agit à sa tête, en passant par-dessus la sienne.

Au surplus, quelle imprudence que d’exciter les passions antireligieuses ! Une fois déchaînées, il est difficile de les arrêter et même de les modérer. M. Waldeck-Rousseau a pu s’en apercevoir, car lui non plus n’a pas fait ce qu’il avait voulu faire. M. Combes est débordé à son tour. Du moins le ministère précédent pouvait-il se vanter, et il ne s’en faisait pas faute, d’avoir rétabli l’ordre dans la rue. S’il avait employé des moyens disproportionnés à l’étendue réelle du danger et à la difficulté du but à atteindre, il avait atteint le but et supprimé le danger. M. Combes, qui aimait autrefois à se dire le continuateur de M. Waldeck-Rousseau, a compromis son œuvre sur ce point : les rues de Paris ont été extrêmement troublées ces jours derniers. Il y a eu beaucoup de têtes fendues, entre autres celle d’un commissaire divisionnaire, M. Bouvier. Tout cela parce qu’une association déjeunes gens catholiques, le Sillon, a donné une réunion publique, comme c’était son droit. Nous souhaitons que les catholiques usent en ce moment de leur droit avec prudence, mais on ne saurait leur en refuser l’exercice. Dès que leur réunion a été annoncée, et qu’on a su qu’elle se tiendrait salle des Mille-Colonnes, dans le quartier de Montparnasse, le journal l’Action, qui s’est fait le porte-parole des libres penseurs radicaux-socialistes, et qui compte parmi ses principaux rédacteurs les émeutiers de l’église d’Aubervilliers, a invité ses amis à s’y rendre. Un grand nombre ont accouru ; il en est venu de tous les points de Paris, et beaucoup plus que la salle n’en pouvait contenir. La réunion a eu lieu ; aucun désordre ne s’est produit à l’intérieur la liberté de la parole et la sécurité des personnes ont été assurées par la police que faisaient eux-mêmes les membres de l’association. Le président, M. Sangnier, a pris le premier la parole et n’a pas eu beaucoup de peine à provoquer l’émotion de l’assemblée en protestant contre l’odieuse politique qui se fait aujourd’hui. Néanmoins cette même assemblée, quelque surexcitée qu’elle fût après ce discours, a écouté en silence les deux orateurs de la libre pensée, MM. Charbonnel et Henry Bérenger. Le premier est un ancien abbé qui a jeté sa soutane aux orties ; le second est un jeune écrivain qui est devenu radical, socialiste, libre penseur et tout ce qui s’ensuit. Ils ont pu dire tout ce qu’ils avaient à dire l’un et l’autre sans interruption, ni provocation.

Mais, lorsque la séance a été levée et que la foule s’est écoulée dans la rue, elle y a trouvé une autre foule, celle des gens qui n’avaient pas pu entrer. Ils s’étaient littéralement emparés de la voie publique, y avaient établi plusieurs barrages, et, après avoir hué ceux qui sortaient de la réunion et qui leur paraissaient suspects de ne pas penser aussi librement qu’eux, ils se sont mis à les poursuivre et à les frapper. Au bout de quelques instans, les pharmacies des environs et l’hôpital le plus voisin ont été remplis de blessés. On s’attaquait, on se défendait à coups de canne : bientôt, les cannes ne suffisant pas, on a brisa tout ce qui se rencontrait sous la main, par exemple les grilles de fonte qui entourent le pied des arbres, et on en a fait des casse-tête. D’un autre côté, les membres du Sillon se rendaient au siège de leur association, où devait se tenir une réunion privée : ils ont été rejoints, des rixes ont eu lieu, on dit même que des coups de revolver ont été tirés. Grâce à Dieu, il n’y a pas eu mort d’homme. La police a fait de son mieux, comme le prouvent les blessures reçues par plusieurs de ses principaux agens ; mais, ne s’attendant à rien de pareil, elle n’était pas en force. En réalité, la rue a pendant quelques heures appartenu à l’émeute. Il est possible que tout cela ne soit qu’un commencement ; il est désirable que les mesures nécessaires soient mieux prises désormais, et que le retour d’aussi regrettables incidens devienne impossible. Quoi qu’il en soit, Paris a revu des échauffourées dont il s’était heureusement déshabitué, et qui rendent, pour le moment, sa sécurité assez précaire.

A qui le devons-nous ? A ceux qui devraient assurer cette sécurité. C’est leur politique qui est cause de tout le mal. Si Dieu a pu dire à la mer : Tu n’iras pas plus loin ! ni M. Combes, ni M. Waldeck-Rousseau ne peuvent en dire autant au mouvement qu’ils ont provoqué. Il s’agissait, au début, de supprimer quelques congrégations et quelques établissemens congréganistes : on a supprimé toutes les congrégations d’hommes et on va passer maintenant aux congrégations de femmes. Tout cela était fait, disait-on, dans l’intérêt du clergé séculier, et au nom du Concordat, dont il fallait mieux assurer le respect : le désordre est porté aujourd’hui dans les églises paroissiales, et M. Combes ne trouve rien de mieux à faire que de supprimer le traitement des curés. N’est-ce pas le clergé séculier cette fois, n’est-ce pas l’exercice du culte tel que le Concordat l’a prévu et organisé qui sont en cause ? Mais le Concordat lui-même est battu en brèche. M. Combes ne veut pas sa dénonciation ; il en a parlé néanmoins comme d’une solution possible, probable, prochaine, avec une telle imprudence et légèreté d’esprit qu’on lui a répondu en demandant la dénonciation immédiate. Si la chose a mieux tourné qu’il n’était permis de l’espérer, ce n’est pas la faute de M. Combes ; la Chambre a eu plus d’esprit politique que lui. Et ce n’est pas la première fois que nous le constatons : la Chambre soutient encore le ministère actuel, elle en attend un autre.


En arrivant à Sofia, le prince Ferdinand a fait précisément ce à quoi on s’attendait le moins : il a changé son ministère. Les motifs qui l’y ont déterminé restent inconnus du public et sont assez difficiles à démêler. On a dit que le prince n’était pas bien avec ses ministres, et que l’un d’eux en particulier lui avait manqué de respect avant son voyage. Ce ne sont pas là des raisons suffisantes : la première tiendrait du caprice, et la seconde servirait seulement à expliquer le départ du ministre dont le prince avait à se plaindre. Il reste dans cette révolution de palais quelque chose de mystérieux, et, comme on s’inquiète toujours de ce qu’on ne comprend pas, les nouvelles de Sofia ont causé quelque préoccupation à l’Europe. Le prince a combattu ce sentiment en multipliant les assurances pacifiques : il n’y a aucune raison de croire qu’elles ne soient pas sincères.

Le nouveau président du Conseil est le général Petroff. Il aurait voulu, paraît-il, faire un ministère de concentration patriotique : c’est l’expression dont se servent les dépêches, elle ne signifie d’ailleurs rien de clair. Un ministère dans lequel on aurait réuni des représentai de tous les partis aurait été un nid à conflits : il n’y a pas à regretter que cette combinaison ait échoué. Le général Petroff s’est alors vu obligé de donner à son cabinet un caractère mieux défini : il s’est entouré de stamboulovistes et d’hommes peu connus en dehors des frontières de la Bulgarie, peut-être même des barrières de Sofia, dont le principal mérite est de jouir de la confiance du prince. C’est quelque chose sans doute, mais ce quelque chose ne nous renseigne pas sur la politique que le prince se propose de suivre, c’est-à-dire sur ce que nous voudrions savoir. Lorsqu’il y a des partis organisés dans un pays, on reconnaît tout de suite, d’après les partis auxquels le souverain s’adresse, la marche qu’il entend suivre. La qualité de stamboulovistes, attribuée aux ministres qui ne doivent pas leur nomination à la seule faveur du prince, rappelle le fameux dictateur d’autrefois. Quelle était donc sa politique ? On nous dit qu’elle était très loyaliste à l’égard de la Porte. Stambouloff, en effet, a cherché à se mettre d’accord avec Constantinople ; mais il n’a pas cherché du tout à rester d’accord avec la Russie. Bien au contraire, il a fait une politique violemment anti-russe, et il n’a pu la soutenir qu’avec une dictature de fer et de sang. Nous sommes convaincus que les stamboulovistes d’aujourd’hui, ceux du moins qui viennent d’entrer dans les conseils du prince, ont de tout autres sentimens à l’égard de la Russie ; ils le disent, et cela est vraisemblable, nous dirons même certain ; mais, après avoir changé sur un point aussi important, ils ne sont plus guère reconnaissables, et leur qualité de stamboulovistes cesse de nous renseigner. S’il est vrai, comme les dépêches l’assurent, que le prince ait voulu, par les choix qu’il a faits, prouver au sultan sa fidélité, il n’avait pas besoin de s’éloigner du Tsar pour cela, car rien en ce moment ne saurait être plus agréable au gouvernement russe que de voir le prince Ferdinand donner pleine satisfaction au gouvernement ottoman. Que reprochait-on au cabinet Daneff à Saint-Péterbourg, et même ailleurs, sinon de ne pas surveiller suffisamment la frontière, et d’y laisser passer des bandes, des armes, des munitions, des explosifs ? Si le ministère Petroff inaugure une politique plus correcte et plus ferme, on ne lui en saura certainement pas plus de gré à Constantinople qu’à Saint-Pétersbourg. Il n’était pas nécessaire pour cela de recourir aux stamboulovistes.

Le plus probable est que le prince a jugé que ses anciens ministres étaient usés. Leur popularité était descendue à un étiage très faible. Le malheur est que le discrédit où ils étaient tombés ne tenait pas à leurs personnes, mais à la politique qu’ils suivaient, et si les nouveaux ministres suivent la même, avec la seule différence qu’ils s’y prendront mieux, nous craignons qu’ils ne soient pas plus heureux que leurs devanciers. Au fond, il y a en Bulgarie, en ce qui concerne la Russie, une grande déception et un grand mécontentement. Malgré les assurances contraires qui avaient été multipliées à Saint-Pétersbourg, la Bulgarie n’avait pas pu se faire à l’idée qu’on la laisserait à ses seules forces. Il faut bien qu’elle se rende aujourd’hui à l’évidence. Le prince Ferdinand a trop d’esprit politique pour modifier sa politique générale. Ne voulant pas donner à l’opinion des satisfactions de choses, il a essayé de lui donner des satisfactions de personnes. Cette politique est connue ; elle réussit quelquefois ; elle est toujours dangereuse.

Il n’y a pas de meilleure explication du changement de gouvernement auquel le prince a procédé. Il paraît désireux de s’entendre, sous des formes nouvelles, encore mieux que par le passé, avec la Porte et d’obtenir d’elle quelques adoucissemens aux rigueurs exercées contre les Bulgares en Macédoine. Si c’est bien là sa politique, elle est raisonnable, et, bien qu’il veuille paraître la suivre avec plus d’indépendance à l’égard de la Russie, il sera d’autant plus agréable à celle-ci qu’il s’y conformera plus exactement.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.