Chronique de la quinzaine - 31 mars 1843

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Chronique no 263
31 mars 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mars 1843.


La partie politique de la session peut être regardée comme terminée, et, à moins de circonstances imprévues, l’enquête électorale seule soulèvera désormais des débats irritans. La chambre est fort étonnée du calme profond dans lequel sont soudainement tombés les partis, et le ministère lui-même partage assurément l’étonnement universel, quelque satisfaction qu’il éprouve d’une situation aussi peu prévue il y a deux mois. Il est facile pourtant de l’expliquer, et, tout en trouvant très légitime que le cabinet s’en applaudisse, nous ne croyons pas qu’il doive y puiser une sécurité bien complète.

Aucune grande question n’était posée lorsque la nouvelle législature s’est réunie. La politique générale était acceptée par les uns comme bonne en soi, par les autres comme nécessaire, et l’on savait que l’empire des circonstances et des faits accomplis interdisait toute espérance de la modifier d’une manière notable. Les engagemens électoraux avaient été pris contre les personnes plutôt que contre les choses, et les hommes les plus entraînés d’ordinaire vers les innovations, s’inclinant sous la puissance irrésistible des faits, n’aspiraient qu’à un système de transition qui ne rompît pas violemment avec le passé. Jamais l’opposition n’avait été plus modérée dans ses prétentions, moins passionnée dans ses allures, plus disposée à se montrer gouvernementale. Jamais non plus elle n’avait présenté une telle force numérique au début d’une campagne législative, puisque dans la question d’enquête et dans l’amendement de Syrie elle avait formé la majorité, et qu’aux fonds secrets, après la démission de toute candidature ministérielle donnée par MM. Dufaure et Passy, elle montait encore au chiffre de 200 voix. C’étaient là de grands élémens de succès, et, à juger par analogie, il était naturel de prévoir son prochain triomphe. Mais, pour une opposition aussi calme, aussi résignée et aussi prudente, pour un parti qui aspirait moins à changer le système général du gouvernement qu’à lui donner des instrumens nouveaux, la première condition du succès était d’avoir un ministère tout prêt, et de rassurer tous les intérêts contre les incertitudes du lendemain. Nul doute que, si l’opposition avait été en mesure de garantir l’adhésion de quelques hommes considérables à une combinaison nouvelle, une crise ministérielle ne se fût ouverte au début même de la session ; nul doute qu’elle ne devienne encore imminente le jour où l’on verrait le pouvoir hautement réclamé par les hommes qui, depuis trois mois, ont paru plus jaloux de l’arracher à leurs adversaires que de s’en emparer pour eux-mêmes. Le gouvernement représentatif est un gouvernement de sincérité dans lequel l’ambition n’est légitime qu’à condition d’être publiquement avouée. Le pouvoir est un but qu’il faut constamment poursuivre dans la défaite comme dans la victoire, et l’on n’est chef de parti qu’à la condition d’accepter, avec une même égalité d’esprit, l’une et l’autre alternative.

Les hésitations que les candidats au ministère ont éprouvées à l’approche de la crise, les répugnances de ceux-ci pour le pouvoir lui-même, de ceux-là pour des alliances rendues nécessaires, le silence prolongé de M. le comte Molé à la chambre des pairs, et de M. Thiers à la chambre des députés, telles sont donc les causes véritables de la position actuelle. Le cabinet est trop éclairé pour méconnaître ce qu’il doit à l’attitude de ses adversaires et pour attribuer à ses propres efforts une victoire qu’ils ont laissé échapper de leurs mains, faute de la désirer assez vivement ou de s’entendre pour la conquérir. Il n’en profite pas moins, et c’est son droit, des avantages qui lui ont été si gratuitement abandonnés, et il n’est pas impossible qu’avec de l’habileté et du bonheur le ministère ne finisse par changer en un triomphe durable une trêve qui s’est sans doute prolongée fort au-delà de ses espérances et de son attente.

La chambre a cru devoir repousser la proposition de M. Duvergier de Hauranne, tendant à substituer au vote secret le vote par voie de division. Nous le regrettons sincèrement, sans nous dissimuler la gravité des objections présentées avec tant d’autorité par M. Vivien. L’inconvénient du vote public consiste à mettre les faibles à la merci de la force, soit que celle-ci appartienne au gouvernement ou à l’opinion extérieure ; à les livrer aujourd’hui aux excitations du pouvoir, demain aux menaces de la place publique. Mais les inconvéniens du vote secret ne sont-ils pas plus graves encore et d’une nature plus permanente ? Ce mode ne corrompt-il pas les mœurs publiques à leur source, et cette session n’a-t-elle pas offert à cet égard, dans le sein même des deux chambres, des exemples déplorables ? Lorsque de toutes les nations constitutionnelles des deux mondes la France seule est contrainte d’abriter sa liberté législative sous le manteau du scrutin secret, n’y a-t-il pas dans cette exception quelque chose qui doit peser à l’honneur national ? Si la chambre a repoussé la proposition malgré l’adhésion personnelle de M. Guizot, l’imposante minorité qui l’a accueillie est le gage d’un succès prochain et assuré. On sait assez que la persévérance ne manque pas plus que le talent à son honorable auteur.

La proposition de M. de Sade a rencontré un accueil moins favorable, et il en devait être ainsi. Les questions que soulève la présence des fonctionnaires publics dans le parlement présentent, en effet, un double péril : ou les réformes proposées atteignent un très petit nombre d’intérêts particuliers, et alors elles sont stériles, ou elles menacent l’administration tout entière et les principes même de la législature, et alors elles sont souverainement dangereuses. L’interdiction faite aux députés de suivre le cours régulier et légitime d’une carrière antérieurement commencée ne peut avoir pour effet que d’enlever à la représentation nationale un personnel accoutumé au maniement des affaires publiques, pour le remplacer par des hommes systématiquement hostiles au pouvoir, ou qui se croient, dans leur confiance, appelés à conquérir de haute lutte une de ces positions dites politiques, qu’on prend grand soin d’excepter dans toutes les propositions soumises à la chambre, et qui n’avaient jamais été aussi nombreuses que dans celle de l’honorable M. de Sade.

Le système des incompatibilités atteint moins directement et la carrière des fonctionnaires, et l’économie générale de l’administration. Il est à croire que, si la loi électorale de 1831 était à refaire, l’intérêt du service déterminerait à ajouter quelques catégories de fonctions publiques à celles que cette loi atteint aujourd’hui. Mais cet intérêt est-il de nature à légitimer, de la part de la chambre une tentative dont le moindre inconvénient est d’inquiéter de nombreuses existences ? Nous ne le pensons pas, et nous comprenons qu’à la suite d’un débat sans chaleur et sans portée, elle ait refusé de s’engager par une prise en considération. Il ne pouvait d’ailleurs être question, au début d’une législature, de l’application actuelle du principe des incompatibilités, puisque cette application rendrait une dissolution nécessaire. C’était donc un engagement purement théorique qu’on réclamait de la chambre, c’était enfin une idée qui se liait plus ou moins dans l’opinion publique à celle d’une fin prochaine. L’assemblée a reculé devant la répugnance qu’éprouvent certaines gens à faire leur testament, quoique cet acte ne soit pas de nature à avancer l’instant de la mort, et puisse se rédiger en pleine santé.

Dans cette discussion, où l’on n’a trouvé de part et d’autre que des redites, M. de Lamartine a fait un pas de plus dans l’éclatante et dangereuse carrière où il s’est si audacieusement engagé. La fièvre de réformes dont l’illustre orateur paraît dévoré formait le contraste le plus curieux avec la froideur de l’opposition, et l’indifférence de la gauche, pour laquelle sa parole et son programme étaient un double embarras. M. de Lamartine, dont on se dissimulerait en vain la puissance croissante au dehors, a renoncé à toute action dans la chambre ; c’est une comète ardente qui vient illuminer tour à tour les points divers de l’horizon, et dont les rapides évolutions sont destinées à déconcerter M. Arago bien plus encore que l’astre errant par lequel il a été tout récemment surpris dans la quiétude de l’Observatoire.

Il n’est pas à croire que l’opposition engage de nouveau le combat sur aucune proposition introduite par voie d’initiative particulière. Nous ne voyons pas quelle question serait de nature à dominer l’impatience bien légitime qu’éprouve l’assemblée d’entrer enfin dans les affaires positives et de hâter le terme de ses travaux. Peut-être cependant peut-on s’étonner que personne n’ait essayé de réveiller les vieilles sympathies de la chambre pour la conversion de la rente. Il est étrange qu’une législature nouvelle trace son programme sans qu’une seule allusion soit faite à une question qui suffisait en d’autres temps pour renverser les cabinets. Si l’état présent du trésor et les surcharges chaque jour multipliées qu’on fait supporter à la dette flottante interdisent une opération immédiate sur la masse de nos rentes 5 pour 100, peut-être eût-il été habile à l’opposition de faire proclamer au moins le principe de la conversion par la prise en considération d’une proposition sur cette matière. Ne pas prononcer le mot de conversion, c’est paraître y renoncer pour l’avenir comme pour le présent, c’est laisser croire que, dans ce pays d’engouement et de légèreté, il suffit de faire durer les questions pour les user. Nous lisions l’autre jour dans un journal anglais qu’il en serait certainement du droit de visite comme de la conversion des rentes, et que cette machine de guerre n’en avait plus pour une année. Rien n’est moins exact assurément, mais on comprend que l’Europe puisse s’y tromper.

Nous ne conseillons pas au ministère de se reposer sur cette prétendue similitude, car il ne tarderait pas à en porter la peine. S’il a une chance vraiment sérieuse de durée, s’il peut un jour rattacher à sa fortune les hommes qui ne lui prêtent qu’un concours provisoire et les conservateurs qui ont cru devoir le lui refuser pour cette année, c’est en terminant d’une manière digne et nationale la grande question qui sépare aujourd’hui la France de l’Angleterre. La solution de cette difficulté internationale aurait pour la consolidation du cabinet une portée incalculable. Que M. le ministre des affaires étrangères obtienne de la confiance de la Grande-Bretagne un traité analogue au traité américain, qu’il satisfasse au vœu des chambres, auquel il a déclaré s’associer, il s’assurera ainsi un avenir durable et l’Angleterre elle-même, par une réparation donnée à propos, retrouvera tous les profits d’une alliance aujourd’hui précaire et contestée. L’habile modération qui signale les débats du parlement britannique depuis l’ouverture de la session, et la cessation parmi nous d’une polémique irritante, laissent peut-être quelque espérance d’arriver à ce résultat.

Nous ne supposons pas cependant que M. Guizot soit tenté d’acheter cette importante concession au prix du traité de commerce sur lequel certains journaux publient des renseignemens que nous aimons à croire controuvés. Le cabinet sait trop bien qu’il ne résisterait point à la signature d’une telle convention ; il n’ignore pas que des assurances toutes personnelles, en admettant qu’elles existent, n’engagent jamais un ministère tant qu’il ne les a pas sanctionnées en conseil, et l’on sait fort bien qu’un pouvoir ne peut jamais être contraint à un suicide gratuit. Un traité sur les bases de celui de M. de Vergennes est plus impossible aujourd’hui qu’avant la révolution, car les intérêts qu’il compromet sont mille fois plus puissans et plus impérieux qu’à cette époque. Si la conclusion des conventions commerciales est une œuvre difficile dans tous les temps, combien ne l’est-elle pas davantage encore dans le nôtre ! La bourgeoisie a ses lois céréales comme l’aristocratie terrienne, et celles-ci se résolvent en tarifs protecteurs pour ne pas dire prohibitifs. Protéger le travail industriel par des lois analogues à celles qui, en Angleterre, protègent le sol, voilà toute l’économie politique du gouvernement des classes moyennes. Leur plus grand ennemi est assurément Adam Smith, et rien n’était moins sérieux, il faut bien le reconnaître, que la liaison que des esprits élevés, mais peu pratiques, s’efforcèrent sous la restauration d’établir entre la liberté industrielle et la liberté politique.

La liberté du commerce se restreint dans toutes les sociétés européennes à mesure que s’y développent des influences analogues à celles qui dominent la nôtre. La Russie fonde son industrie naissante sur une protection qui rend ses frontières inabordables ; l’Allemagne libérale s’unit et se resserre pour résister à la concurrence anglaise ; l’Espagne et le Portugal confondent la cause de la production indigène avec celle de l’indépendance nationale. En France, il y a de l’exagération dans la plupart de ces appréhensions et un égoïsme odieux dans plusieurs de ces exigences : personne n’en est à coup sûr plus convaincu que nous ; mais personne n’est aussi plus persuadé que notre cabinet, contraint à gouverner pour vivre, au lieu de vivre pour gouverner, ne s’exposera pas à engager une lutte terrible avec les nombreux intérêts liés du nord et de l’est, à Paris et dans la plupart de nos départemens, au sort de la quincaillerie, de la verrerie, des tissus de laine, et autres industries accessoires qu’on présente comme menacées. En vain, pour paralyser ces résistances, compterait-on sur la chaleureuse adhésion des ports de mer. Ceux-ci n’auront jamais qu’un intérêt des plus limités dans la conclusion d’un traité avec l’Angleterre. Il en est de même de la culture vignicole, qui ne prendra pas fort au sérieux le débouché ouvert à ses vins dans les trois royaumes. Personne n’ignore, en effet, que d’autres habitudes sont prises et enracinées dans toutes les classes de la population britannique ; chacun sait que les vins de France resteront toujours au-delà de la Manche, comme en Suède et en Danemark, un objet de luxe exceptionnel, et que le Portugal, que cette concurrence menacerait dans les sources mêmes de son existence, se résignera à tout pour la rendre illusoire. On dit d’ailleurs que le traité si long-temps refusé par le cabinet de Lisbonne est sur le point d’être signé, et qu’il concède aux vins de ce pays un grand abaissement des droits à l’importation. C’est un moyen d’annuler pour ainsi dire à l’avance la concession analogue qui nous serait faite.

Nous désirons sincèrement nous tromper, mais nous tenons la conclusion d’un traité de commerce avec l’Angleterre pour une œuvre à bien dire impossible en présence des exigences parlementaires, et dans l’état actuel de l’opinion. L’expérience du traité du 20 décembre a trop profité à tout le monde pour qu’on se soit légèrement engagé dans une telle affaire ; aussi croyons-nous fermement qu’après de longues et stériles négociations, sir Robert Peel se trouvera dans le cas de déclarer au parlement que ses espérances ont été déçues, et que la France s’est obstinément refusée à ouvrir son marché aux innombrables produits de Leeds, de Sheffield et de Birmingham. L’Angleterre n’aura-t-elle pas la Chine pour se consoler ?

Une phrase prononcée par M. le ministre des affaires étrangères, dans la discussion des fonds secrets à la chambre des pairs, a donné lieu à des commentaires qui ne sont pas sans importance. En exposant l’état de nos rapports avec l’Espagne, M. Guizot a donné à entendre qu’un arrangement pourrait non-seulement lever les difficultés commerciales que nous éprouvons en ce pays, mais encore celles que nous suscitent dans la Péninsule les intérêts de l’Angleterre. On a conclu de ces paroles prononcées avec toute la réserve imposée à un ministre, que le cabinet français songeait à lier en Espagne nos négociations commerciales avec celles que poursuit depuis si long-temps la Grande-Bretagne, et que la France serait disposée à donner la main à l’Angleterre pour parvenir à la conclusion d’un traité de commerce.

C’est là une interprétation à laquelle nous nous refusons absolument, et qui est, nous le croyons, loin de la pensée du cabinet. Il ne peut ignorer que cette tentative a été faite plus d’une fois par le ministère anglais sous la restauration et sous le gouvernement actuel, et qu’elle a été constamment repoussée. Il est évident, en effet, que l’association n’est pas acceptable sur ce terrain, puisque nous ne serions pas en mesure de profiter pour nous-mêmes de l’abaissement des tarifs espagnols, et de lutter à armes égales avec l’Angleterre pour l’approvisionnement du marché de la Péninsule. D’ailleurs la France ne réclame pas le droit de ruiner et d’affaiblir l’Espagne, de compte à demi avec personne : son grand, son seul intérêt, c’est que ce pays reste puissant et fort, c’est que son industrie se développe comme sa liberté et son génie natif ; l’intérêt de la France, c’est que l’Espagne ait un commerce, une marine, de la richesse intérieure et des institutions régulières, c’est que la main de plomb d’un nouveau Méthuen ne s’étende pas sur ces fécondes provinces pour tarir les germes de leur prospérité future. Dans la Péninsule, notre désintéressement seul fait notre force : nous devons rester les gardiens jaloux de sa grandeur et de sa nationalité, contre les autres aussi bien que contre nous-mêmes. M. Guizot a développé cette pensée avec un talent trop élevé en traitant le côté politique de cette question, pour que nous puissions redouter de le voir accueillir des ouvertures dont le but ne saurait échapper à personne. La conclusion du traité des cotons, refusée depuis quinze ans par le patriotisme espagnol aux insistances du cabinet anglais, serait, sous quelque forme qu’elle dût se produire, l’une des causes les plus graves qui pût atteindre l’influence française en Europe.

L’occupation des îles de la Société a été accueillie avec faveur par l’opinion publique. C’est une fiche de consolation pour la prise de possession de la Nouvelle-Zélande au nom de l’Angleterre, peut-être même est-ce une transaction dans une négociation sur laquelle l’attention de la chambre n’a pas été encore appelée d’une manière sérieuse. Contraint, depuis quelques années, de se montrer souvent dans l’Océanie pour venger les injures essuyées par nos nationaux, le pavillon français n’avait aucun point de relâche dans ces vastes mers. Les deux archipels des Marquises et de la Société lui en assurent, particulièrement aux îles de Taïti et d’Eiméo, renommées par leurs bons mouillages. Des intérêts commerciaux qui ne sont pas sans quelque importance, des intérêts religieux qui en ont une bien grande aussi, se lient à cette occupation successive de deux groupes, dont la possession pourrait amener plus tard l’établissement de l’influence prédominante, si ce n’est de la souveraineté de la France aux îles Sandwich. La chambre sera, sous peu de jours, appelée, par un projet de loi et une demande de crédit, à se prononcer sur le sort de ces nouvelles possessions. Sa prudence et celle du gouvernement sauront mesurer les sacrifices pécuniaires à l’importance véritable de ces colonies lointaines, où personne ne peut songer à fonder des établissemens coûteux, que nous serions dans l’impossibilité de défendre en cas de guerre maritime. Ce débat aura de la portée, et le pays le suivra avec un vif intérêt. Il est temps de sortir de nos misères intérieures et d’embrasser d’une vue plus large des questions qui touchent à l’influence morale de la France dans le monde et au sort même de l’humanité.

Les explications échangées à cet égard au parlement, sur l’interpellation de lord Lansdowne, ont été inspirées par l’esprit le plus élevé, et sont un nouveau témoignage des efforts persévérans tentés en Angleterre pour calmer nos justes susceptibilités. La France accepte ces procédés courtois à titre de réparations pour une blessure qui saigne encore, mais elle s’indignerait s’il fallait y voir un calcul pour arriver à une concession prochaine et onéreuse. Que l’Angleterre, pour faire oublier l’acte funeste du 15 juillet, ne témoigne aucune humeur de l’extension de notre influence dans la mer du Sud, c’est une chose habile et de bon goût ; qu’elle espère ainsi nous amener à la signature d’une convention commerciale, ou nous inciter à confondre nos intérêts avec les siens dans la Péninsule, ce serait le moins sûr et le plus imprudent des calculs. Quelques conquêtes dans ces mers, où nous n’occuperons que la seconde place, puisque l’Angleterre y a depuis long-temps pris les meilleures et les plus formidables positions, n’auront jamais qu’un intérêt politique fort secondaire, Il y a là une question de propagande religieuse plutôt que d’influence territoriale ou même maritime. C’est ainsi que l’affaire a été envisagée dans la chambre des lords et dans la presse anglaise c’est ainsi qu’elle ne saurait manquer d’être comprise en France.

On éprouve quelque embarras à se faire une idée exacte du genre de protectorat consenti à notre profit par la souveraine et les chefs des îles Taïti. Lord Aberdeen a paru raisonner comme si cette protection emportait l’idée d’une souveraineté pure et simple. Nous croyons en effet qu’il ne s’est guère trompé, car voici, si nos renseignemens sont exacts, et nous avons tout lieu de le croire, les principales dispositions provisoirement convenues entre la reine Pomaré et le contre-amiral commandant les forces françaises dans l’Océan pacifique.

Un conseil de gouvernement est établi à Pape-Iti, capitale de l’île. Ce conseil, composé de deux officiers français et présidé par le consul de France, est investi du pouvoir administratif et exécutif et des relations politiques extérieures, des états de la reine Pomaré ; une proclamation, publiée le 15 septembre, règle les formes des délibérations de ce conseil, et réserve à la décision personnelle du roi des Français, par voie de recours ou appel, les affaires les plus importantes, et entre autres l’exécution de toute sentence emportant peine de mort. Jamais assurément souveraineté ne s’exerça d’une manière plus patente et plus complète. Attendons, du reste, la publication des documens officiels, qui ne saurait tarder désormais.

Appuyé sur ses succès dans l’Océan Pacifique, et sur la lassitude momentanée de l’opposition, lassitude dont elle vient de donner des preuves signalées dans la discussion des crédits supplémentaires de 1842 et 1843, le ministère peut attendre avec quelque sécurité les débats d’affaires qui vont s’ouvrir. Les projets qui, comme celui des patentes et des pensions civiles, donneraient lieu à des difficultés sérieuses, seront renvoyés à une autre session. Résigné à une défaite sur la loi des sucres, on le dit peu disposé à accepter une étroite solidarité dans les échecs que pourraient éprouver certains projets émanés du ministère des travaux publics. C’est ainsi qu’avec quelque habileté et beaucoup de résignation, il traversera l’épreuve où étaient engagées ses destinées, et qu’il sortira vainqueur d’un combat qui n’a pas été livré, faute de combattans. Cela fait, son sort restera dans ses mains, et le pays jugera si les fautes du passé ont profité à l’avenir.