Chronique de la quinzaine - 31 mars 1873

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Chronique n° 983
31 mars 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1873.

Au milieu de nos épreuves et de nos deuils, une espérance obstinée, invincible, a toujours heureusement survécu. De toutes nos illusions détruites, il nous restait au moins encore une sorte de confiance instinctive qui a résisté aux coups les plus violens de la mauvaise fortune. Ce généreux pays de France se sentait bien malheureux, bien durement frappé, bien ému quelquefois en songeant à ce douloureux passé d’hier, à cette occupation étrangère qui pesait encore sur lui, à ces déchaînemens de partis dont on lui offrait trop souvent le dangereux ou futile spectacle, et qui pouvaient aggraver ou prolonger le supplice infligé à son patriotisme ; mais il se sentait aussi doué d’une vitalité suffisante pour arriver à se ressaisir lui-même, pour se racheter tout d’abord de ce dernier reste d’invasion qui attristait sa fierté, et c’était ce qui le soutenait. Il comptait silencieusement les jours, les mois, sans désespérer, sans apercevoir distinctement encore néanmoins l’heure de la libération définitive. Cette heure, où le pays libre de l’occupation étrangère n’aura plus qu’à compter avec lui-même, cette heure est venue ou va venir plutôt qu’on ne le pensait, plutôt qu’on ne se plaisait à l’espérer. L’autre jour, pendant qu’on en était encore à s’échauffer en discussions passionnées, en interpellations agressives ou en récriminations, le gouvernement ainsi mis sur la sellette était tout occupé à préparer les moyens de conduire jusqu’au bout ce qu’il considère avec raison comme sa grande œuvre ; il suivait patiemment dans le plus impénétrable secret une négociation qu’on commençait à soupçonner, que l’empereur Guillaume révélait à demi dans son discours au parlement allemand, et dont l’heureuse conclusion a coïncidé avec la fin de cet orageux débat où la loi des trente a été votée. Le 15 mars était signé à Berlin un traité qui règle définitivement la retraite, désormais prochaine, de l’armée allemande, et pour la première fois depuis deux ans la France, respirant plus librement, oubliant les luttes et les querelles de partis, a pu se reposer dans le sentiment d’un patriotisme satisfait !

Ce n’est donc plus maintenant une simple espérance. Tout est réglé et convenu. Cinq mois seulement nous séparent du jour où la dernière sentinelle prussienne se repliera du sol français. On n’a point eu recours à des garanties financières pour le complément de l’indemnité. D’ici au 5 septembre prochain, le cinquième milliard sera versé comme tout le reste entre les mains de l’Allemagne. Notre rançon entière sera payée de mois en mois en capital et en intérêts. Le 5 juillet, l’évacuation commencera. Les quatre départemens qui restent encore occupés retrouveront leur liberté ; Belfort sera libre aussi. Verdun sera le dernier gage retenu par les Allemands jusqu’au 5 septembre, et à ce moment tout sera fini pour Verdun comme pour les autres départemens. Nos comptes seront réglés. Ainsi le veut, ainsi le dit le traité du 15 mars, couronnement heureux de cette série de conventions qui se sont succédé depuis deux ans, et qui, en faisant reculer pas à pas l’invasion, semblaient nous rappeler chaque fois ce qu’il en coûte pour se relever de tels désastres. En quelques jours du reste, tout a été fait. Le traité a été signé, il a été approuvé par l’assemblée, qui s’est empressée d’autoriser le gouvernement à le ratifier ; aujourd’hui les ratifications sont échangées, et en définitive tout le monde peut se trouver satisfait de cette négociation heureusement engagée par M. le président de la république et par M. de Rémusat, prudemment conduite par M. de Gontaut-Biron à Berlin, acceptée sans trop de peine par M. de Bismarck lui-même, qui semble y avoir mis de son côté tout ce qu’il peut avoir de bonne grâce pour la France.

Qu’on dise, si l’on veut, que l’Allemagne n’a pas beaucoup de mérite à s’en aller, qu’elle ne fait après tout que se résigner à toucher par anticipation une indemnité que nous pouvions lui faire attendre encore sans déroger à nos engagemens, — qu’on s’efforce d’expliquer les facilités du cabinet de Berlin par quelque circonstance mystérieuse, par une communication décisive du général de Manteuffel, par la nécessité de mettre l’esprit et la discipline de l’armée allemande à l’abri des influences pernicieuses d’un séjour trop prolongé en France, — qu’on dise tout cela et bien d’autres choses encore, soit, — on dit peut-être vrai sur certains points. L’Allemagne elle-même a eu ses raisons, elle ne s’est décidée à se retirer que parce qu’elle y a vu son intérêt, c’est bien évident ; on ne comptait pas apparemment sur un acte de magnanimité désintéressée que d’ailleurs on n’avait pas à demander. Ce n’est pas moins pour nous la libération du territoire assurée, devancée et préparée par une patience prévoyante qui, au moment décisif, a su triompher de toutes les difficultés secondaires. Ce n’est pas moins pour les départemens occupés la fin de cette attristante captivité qui les réduisait à vivre sans cesse sous l’œil du garnisaire étranger, et, pour tout dire, s’il restait encore un sentiment d’anxiété indéfinissable au sujet de Belfort, le doute a disparu aujourd’hui, toutes les incertitudes sont dissipées. Au 5 juillet, Belfort sera libre comme les autres départemens, et en acceptant, sans se plaindre, de rester deux mois de plus aux mains des Allemands, d’être en quelque sorte la rançon de la citadelle de l’est jusqu’au dernier jour de l’occupation étrangère, la ville de Verdun a montré une fois de plus son patriotisme, ce patriotisme qu’elle a eu l’occasion de déployer pendant la guerre devant l’ennemi. Au fond, tout est là : le mérite du traité du 15 mars est de rouvrir cet horizon de liberté devant le pays et d’en finir avec ces inquiétudes, avec ces défiances, qui pouvaient survivre encore sur un point des plus douloureux.

Non assurément, nous en convenons, le traité du 15 mars, si honorable qu’il soit pour ceux qui l’ont signé, n’est point sans amertume, et cette joie de la délivrance prochaine du territoire n’est pas une joie sans mélange. Il n’y a pas trop de quoi triompher ou illuminer pour une victoire qui consiste uniquement en fin de compte à n’avoir plus l’étranger campé dans nos villes et dans nos campagnes. Cette liberté, bientôt reconquise pour quelques-unes de nos provinces, ravive une cruelle blessure et nous rappelle que de tous ceux qui étaient il y a trois ans encore les enfans de la France, il en est qui ne vont pas se retrouver au foyer de la patrie commune. L’occupation étrangère, en se retirant, ne nous rend pas tout ce qu’elle nous a pris, et on dirait même que ce dernier mot de notre paix avec l’Allemagne laisse peser plus durement sur nous l’implacable loi de la guerre en nous séparant encore une fois en quelque sorte de ceux que nous avons perdus et que nous n’oublions pas ; mais enfin ce n’est pas de cela qu’il s’agit, ce n’est pas là ce que le traité du 15 mars avait à régler. Le bienfait réalisable, possible, de la dernière négociation reste pour ceux qui n’ont été que des otages temporaires, les gages de la solvabilité de la France, pour ceux qui ont été occupés depuis deux ans et qui vont ne plus l’être. Le bienfait reste pour le pays tout entier, dont toutes les résolutions étaient nécessairement à la merci de cette considération souveraine de la présence de l’étranger, — qui, à vrai dire, ne s’appartenait pas à lui-même, et qui maintenant du moins va de nouveau s’appartenir après avoir chèrement payé de son sang et de son argent ses fautes et ses malheurs.

Non, sans doute, le traité qui a été signé l’autre jour à Berlin n’est ni une concession gratuite de l’Allemagne, ni une rentrée bien triomphante de la France dans les affaires du monde. Ce n’est rien de semblable et c’est peut-être mieux que cela dans la condition qui nous a été faite, à un certain point de vue. C’est le prix du travail, de l’honnêteté, du bon sens résistant à toutes les excitations, de la patiente persévérance du gouvernement dans une œuvre de patriotisme supérieure à tous les intérêts de partis. C’est la marque de ce qu’il y a toujours de vivace dans ce pays si cruellement frappé. Qu’on mesure un instant en effet le chemin parcouru depuis nos derniers désastres, qu’on embrasse d’un regard la situation qui existait, il y a deux ans, à pareille date, et cette autre situation dont le traité du 15 mars est la rassurante et saisissante expression. Il n’y a là ni forfanterie ni excès d’illusion, c’est un fait éclatant devant lequel les étrangers eux-mêmes ne laissent pas de s’arrêter avec quelque surprise. Au sortir de la guerre étrangère et de la guerre civile, la France était évidemment arrivée à une de ces extrémités où l’on se demande si une nation aura un lendemain, si elle pourra se relever. Elle n’a point désespéré d’elle-même, elle a courageusement accepté tous les sacrifices comme toutes les obligations. Le gouvernement sorti d’une si effroyable crise n’a pas plus désespéré que la nation, et en deux ans la France est parvenue à reprendre un certain équilibre, à se faire estimer des peuples, à reconquérir son crédit ; en deux ans, elle aura payé cinq milliards d’indemnité à l’Allemagne, elle aura eu au moins cinq autres milliards engloutis dans la guerre, et en définitive elle aura fait face à tout sans manquer à un seul de ses engagemens, sans laisser souffrir ses services intérieurs, sans être sérieusement exposée à des crises monétaires ou industrielles, sans que la première de ses valeurs fiduciaires, le billet de banque, ait subi la plus légère dépréciation. La France aura traversé ces épreuves sans fléchir, et elle touche aujourd’hui au moment où elle va retrouver la plénitude de son indépendance, la liberté complète de son territoire !

Certes le passé garde sa grandeur, et M. le duc de Richelieu a mérité de rester dans notre histoire comme le type du patriotisme le plus élevé pour s’être dévoué à la restauration de l’influence française, pour avoir réussi à mettre fin en 1818 à une occupation étrangère, après avoir eu le courage en 1815 de souscrire, la mort dans l’âme, à la paix la plus cruelle. Qu’on l’observe bien cependant, non pour diminuer l’honneur de M. de Richelieu, mais pour rester juste envers notre temps : les désastres de 1870 et de 1871 ont incomparablement dépassé de toute façon les désastres de 1815. L’indemnité infligée à la France au lendemain de la dernière guerre a été bien autrement accablante que celle qu’on réclamait comme rançon des guerres du premier empire, et, tandis qu’à la suite de 1815 il fallait trois ans pour mettre un terme à l’occupation étrangère, la retraite de l’armée prussienne va s’accomplir aujourd’hui, trente mois après la paix de Versailles, deux ans après les fureurs de la commune à Paris. Franchement, avouons-le, quoiqu’on ait trouvé encore le moyen de s’égarer et de s’épuiser en agitations ou en conflits de toute sorte, le temps n’a pas été perdu, puisqu’on a pu arriver si rapidement à désintéresser nos vainqueurs, à délivrer nos départemens. Et voila pourquoi le traité du 15 mars, sans pouvoir effacer tous les maux de la guerre, sans changer les conditions impitoyables d’une paix dictée par la conquête, reste une œuvre de vigilante et patriotique réparation faite pour toucher la France en lui rendant le sentiment de sa force, en la faisant reparaître aux yeux de l’Europe et du monde comme la nation qui porte toujours en elle-même le secret des rajeunissemens imprévus.

M. Thiers a eu le mérite de ne se laisser détourner par rien dans cette œuvre poursuivie à travers toutes les diversions de la politique intérieure, de tout subordonner à cette considération essentielle et invariable de la libération du territoire. Depuis qu’il est au pouvoir, on le sent, il y a mis sa passion et son dévoûment, sa dextérité et son expérience. Quoi qu’il arrive maintenant, il reste, autant que cela était humainement possible, l’habile, l’ingénieux réparateur des désastres qu’il avait prévus sans pouvoir les épargner à la France. C’est son rôle dans l’histoire, dans cette phase de notre histoire, et si pendant ces deux ans il y a eu pour lui des devoirs douloureux à remplir, s’il y a eu plus d’une fois des obligations qui ont coûté à son patriotisme, il peut du moins se rendre cette justice, qu’il n’est pas responsable de ce qui a pu affliger la France. A ceux qui seraient tentés de l’accuser, il pourrait rappeler ce qu’il disait à la veille de la guerre, lorsqu’il essayait de retenir cette impétuosité aveugle qui se précipitait au combat : « Quant à moi, je suis tranquille pour ma mémoire, je suis sûr de ce qui lui est réservé pour l’acte auquel je me livre en ce moment ; pour vous, je suis certain qu’il y aura des jours où vous regretterez votre précipitation. » Une dernière compensation bien due à M. le président de la république pour sa prévoyance inutile et pour les pénibles obligations qui lui ont été imposées depuis, c’était de pouvoir signer la délivrance de nos provinces, ravagées par la guerre et demeurées temporairement aux mains de l’étranger. Il y a réussi, l’assemblée a déclaré qu’il avait « bien mérité de la patrie, » et elle a eu certes raison.

Malheureusement l’assemblée ou une partie de l’assemblée a craint de trop grandir M. Thiers, d’avoir l’air de lui décerner des « apothéoses, » comme l’a dit M. de Larochejaquelein, — et aussitôt elle s’est fait un devoir de s’adresser à elle-même les complimens les plus empressés en se déclarant « heureuse d’avoir accompli une partie essentielle de sa tâche. » Rien de mieux assurément, puisqu’il est bien clair que l’assemblée a sa part dans l’œuvre commune. Quel danger y avait-il cependant à éviter le ridicule de s’adresser des complimens à soi-même sur une négociation qu’on ne connaissait pas la veille ? Quel mal y avait-il à ne pas laisser percer de méticuleuses pensées d’antagonisme là où il n’y avait place que pour une entière et patriotique satisfaction, à faire simplement une démarche toute simple ? Ah ! Voilà justement le point délicat, voilà où les partis se sont rencontrés de nouveau sans pouvoir suspendre une seule minute leur éternelle guerre. Que la délivrance du territoire ait répondu à un vœu universel, qu’elle n’ait éveillé qu’un même sentiment de joie et de reconnaissance, ce n’est pas douteux ; mais aussitôt ont éclaté en quelque sorte les arrière-pensées. Pour les uns, la libération du territoire, c’était la dissolution nécessaire, inévitable et prochaine de l’assemblée ; pour les autres, il y avait précisément à se prémunir contre ce danger d’une dissolution trop prompte, à prendre position en déclarant que l’assemblée n’a encore accompli qu’une « partie de sa tâche, » et c’est ainsi que les partis cherchent leur propre intérêt là où le pays ne voit que ce qui le touche, l’éloignement de l’étranger, la liberté définitive des provinces occupées.

Qu’en sera-t-il de ces calculs ? Évidemment le traité du 15 mars, en tranchant la première de toutes les questions, la question de l’intégrité nationale, ce traité crée pour l’assemblée une situation nouvelle. Cette situation d’ailleurs, on l’avait prévue. M. Dufaure l’avait indiquée dans la discussion de la loi des trente ; les orateurs de la droite en disaient assez eux-mêmes pour laisser voir qu’ils ne se méprenaient pas sur la durée possible de leur mandat. On était en quelque sorte convenu qu’à la libération du territoire il viendrait une heure où l’assemblée serait nécessairement conduite à disparaître. Cette heure est venue peut-être plus tôt qu’on ne s’y attendait, et voilà l’assemblée mise en demeure de prendre un parti, de s’interroger elle-même sur ce qu’elle peut, sur ce qu’elle doit faire. En tout cela, bien entendu, il ne s’agit pour la chambre ni de se dissoudre sous la sommation injurieuse des pétitions radicales, ni de mourir à jour fixe, ni de disparaître obscurément dans quelque vote de hasard ou de surprise arraché à la lassitude irritée des partis. L’autorité et la liberté de la chambre de Versailles restent entières, elles n’ont d’autre limite que le sentiment de l’intérêt national et de la nécessité. L’essentiel est de ne point se faire illusion, de regarder en face cette situation qui vient d’être créée, et dont les conséquences vont maintenant se dégager d’heure en heure. Certainement ce grand fait de la libération prochaine du territoire, qui domine tout aujourd’hui, n’a pas une simple signification matérielle ; il ne veut pas dire uniquement que, le jour où le dernier Allemand aura quitté le sol français, tout est fini. C’est la « première partie » de la tâche de l’assemblée ! comme on l’a dit, ce n’est pas la seule.

Quelle est donc cette seconde partie de la tâche du grand pouvoir parlementaire sorti des entrailles de la France au 8 février 1871 ? Quand on y réfléchit un peu, la mission de l’assemblée dans cette seconde et dernière partie de son existence n’est pas difficile à définir, elle ressort de la nature même des choses. Qu’on élargisse ou qu’on resserre à volonté le programme des travaux parlementaires dont on peut avoir encore à s’occuper, la question n’est pas là précisément. Il s’agit avant tout de savoir si l’assemblée, s’abandonnant aux passions, aux excitations, aux ressentimens des partis qui s’agitent dans son sein, bravera le danger de périr elle-même d’impuissance en laissant la France livrée à tous les hasards de la crise la plus périlleuse, ou si, dominant toutes les considérations secondaires, toutes les passions violentes, elle restera d’accord avec le gouvernement pour sauvegarder la sécurité du pays, pour préparer un système de transition qui, au point de vue intérieur, complète cette paix étrangère dont le traité du 15 mars est le dernier mot.

La question est là pour le moment, elle n’est point ailleurs. En réalité, l’assemblée n’a pas trop le choix d’une politique ; elle se trouve placée entre ce qu’elle ne peut pas faire et ce qu’elle ne veut pas laisser faire. Ce qu’elle veut certainement empêcher, c’est qu’à la faveur de l’incertitude et du trouble qui peuvent se produire dans une crise d’élection le radicalisme ne parvienne à s’emparer du pays pour le précipiter dans des convulsions nouvelles. Ce qu’elle ne peut faire d’un autre côté, elle le sent peut-être plus que jamais, c’est la monarchie. Dès lors la voie semble toute tracée ; elle a été ouverte en quelque sorte par cette loi des trente qui, à la veille même du traité de libération, indiquait les moyens ou les combinaisons les plus propres à ménager une transition pacifique, à créer un certain ordre régulier, sans engager la souveraineté nationale, dernier et unique arbitre des destinées de la France. Eh ! sans doute les partis ne sont pas contens. Les opinions extrêmes ont marché avec ensemble contre cette malheureuse loi des trente, qui ne donnait pas raison à leurs espérances et à leurs prétentions. L’extrême droite, il faut l’avouer, est particulièrement en ébullition ; elle ne pardonne ni au gouvernement, ni même aux partisans sensés de la monarchie, qu’elle appelle des défectionnaires parce qu’ils se sont ralliés, dans l’intérêt de la paix intérieure de la France, à la politique de modération dont la loi des trente était l’expression.

Non certes l’extrême droite n’est pas contente, et, par un phénomène qui n’a rien de nouveau, plus elle voit diminuer ses chances de succès, plus elle s’irrite. Que M. l’évêque d’Orléans ait la hardiesse de chercher à éclairer l’esprit de M. le comte de Chambord sur les nécessités des temps modernes, M. l’évêque d’Orléans est manifestement un traître. Aujourd’hui c’est M. de Falloux lui-même qui ne peut trouver grâce aux yeux de ces farouches de la légitimité, qui forment une sorte de démocratie royaliste révoltée contre ses chefs. M. de Falloux a un tort, il est vrai, il ne consent pas à reconnaître à M. le comte de Chambord le droit de désigner pour son successeur au trône de France un « infant d’Espagne » ou bien « M. le duc de Parme, » ou bien encore le « prince impérial en sa qualité de filleul de Pie IX ; » il ne se résigne pas à subir le joug de ceux qui « s’arrogent un brevet exclusif de fidélité aux principes, » et qui courent les aventures dans une voie « où ils s’exaspèrent vainement, s’éloignant, sans retour peut-être, du but commun qu’ils ont déjà tant de fois compromis. » M. de Falloux est un suspect ! Naturellement l’extrême droite voit le grand obstacle, l’ennemi public dans le gouvernement, dans M. Thiers surtout. Elle n’a pas même observé une trêve d’un jour pour la libération, elle s’est remise aussitôt en campagne, et la voilà livrant bataille pour soutenir une pétition du prince Napoléon réclamant contre le décret d’expulsion dont il a été l’objet l’automne dernier. Ce qui fermente d’animosités, de préventions, de ressentimens dans ce camp du radicalisme légitimiste, on a pu le voir par un discours de M. Fresneau, qui aspire décidément à être un des excentriques de l’assemblée. De quoi n’a pas parlé M. Fresneau ? Il a parlé d’Henri IV, de Charles VII, de la maison de Savoie, du pape, des dévotions du roi Victor-Emmanuel, de la duchesse de Berry. Il a parlé de tout pour ne rien dire, et il n’a réussi qu’à faire le plus bizarre salmigondis, auquel M. le garde des sceaux n’a pas cru même devoir répondre.

Ce n’est point malheureusement M. Fresneau seul qui a rompu des lances à propos du prince Napoléon. Une fraction assez considérable de la droite modérée elle-même a cru devoir s’engager dans cette étrange affaire. Le rapporteur de la commission, M. Depeyre, a jugé nécessaire de déployer une chaleur inusitée de conviction et d’éloquence pour défendre la liberté individuelle, pour réfuter la théorie de la raison d’état, et on ne croyait pouvoir faire moins que de sauvegarder les principes par un ordre du jour contenant sinon un blâme direct, du moins une réserve vis-à-vis du gouvernement. On a trouvé piquant sans doute de faire du prince Napoléon un héros persécuté de la liberté individuelle, mise en péril dans sa personne. Soit, on a dit certainement les meilleures, les plus honnêtes choses du monde. Et après ? Que signifiait cette discussion ? Où était la nécessité de créer une apparence de conflit, de laisser peser sur le gouvernement un soupçon d’arbitraire inutile ? S’il s’agissait de défendre la liberté individuelle, le gouvernement ne mettait point un tel principe en doute. Que restait-il donc ? Il restait une thèse incontestée de droit constitutionnel, de libéralisme, soutenue à propos du prince Napoléon, poliment reconduit à la frontière par une mesure d’ordre public ! On ne peut pas, dit-on, laisser entre les mains du gouvernement cette arme exorbitante et redoutable du droit d’expulsion pour simple raison d’état. D’abord la raison d’état ne s’applique pas à tout le monde, la mesure d’expulsion est exceptionnelle parce que le personnage qu’elle atteint est placé lui-même dans une position exceptionnelle, et un pouvoir gardien de la sécurité publique est bien obligé dans des circonstances rares de prendre la responsabilité de quelque acte de vigilante prévention. Si le pouvoir n’a point ce droit, il est conduit à le demander, et c’est ce qu’a fait M. Dufaure en présentant une loi pour l’avenir, d’après laquelle les membres de la famille impériale ne pourraient voyager ou séjourner en France sans une autorisation administrative ; mais de plus est-ce bien sérieux de déployer de telles sévérités et de tels ombrages à l’égard d’un gouvernement qui n’est que le délégué de l’assemblée, qui agit sans cesse sous les yeux de l’assemblée, qui ne peut accomplir un acte sans en rendre compte au pouvoir parlementaire deux heures après, comme le disait un jour M. Thiers, et qui ne décline aucune de ses obligations ? C’est là, convenons-en, un scrupule assez exagéré, et qui devient véritablement étrange lorsqu’il s’agit de s’en faire une arme ou un moyen d’accusation contre le gouvernement actuel au profit d’un prince de l’empire. Le 2 décembre ou un des bénéficiaires du 2 décembre défendant la liberté individuelle contre M. Thiers ou M. Dufaure, oui, le spectacle est curieux ! Heureusement la droite a pu soutenir sa thèse libérale sans provoquer une crise qui eût été la conséquence inévitable d’une défaite du gouvernement. L’ordre du jour pur et simple demandé par M. Dufaure a été voté. Seulement il en résulte encore une fois un de ces déplacemens de majorité qui rendent tout incertain, qui paralysent la création ou l’action de cette force politique dont on aurait besoin plus que jamais aujourd’hui pour réaliser jusqu’au bout les mesures de préservation que l’assemblée doit sanctionner avant de disparaître définitivement.

Que les partis extrêmes saisissent toutes les occasions de conflits, qu’ils s’agitent avec leurs regrets ou leurs espérances autour de la situation actuelle, comptant toujours sur un imprévu favorable à leurs desseins, rien n’est plus simple, c’est leur habitude, c’est leur tactique et leur éternel penchant. Évidemment pour la majorité sensée de l’assemblée, pour tous les hommes modérés des opinions diverses qui se partagent la chambre, il n’y a qu’un système de conduite, une politique, et cette politique consiste à s’affermir, à prendre position sur le terrain que la loi des trente avait créé ! Qu’on y songe bien, il n’y a plus maintenant de temps à perdre en fausses opérations ou en combinaisons de fantaisie. L’assemblée va prendre des vacances de six semaines. Lorsqu’elle reviendra, les problèmes s’accumuleront devant elle, et seront de plus en plus pressans à mesure qu’on approchera de l’époque de la libération. L’opinion, plus libre, moins préoccupée de la présence de l’étranger, commencera peut-être à s’émouvoir. La majorité de l’assemblée, le centre droit, le centre gauche, tous les hommes de sens politique et de prévoyance veulent-ils que tout reste livré à l’aventure ? Si l’on s’épuise en luttes stériles, en bruyantes passes d’armes, en conflits de gouvernementale résultat est malheureusement inévitable. On ne fera rien, ou du moins ce qu’on pourra faire se ressentira nécessairement du trouble et de la confusion des esprits ; on disputera son existence au milieu de toutes les querelles, de toutes les divisions. L’assemblée n’y gagnera point à coup sûr en crédit, en autorité ; elle sera exposée à épuiser ses forces pour vivre jusqu’au bout, et on arrivera ainsi aux élections sans avoir rien fixé, sans avoir rien organisé, avec des pouvoirs affaiblis par toutes les contestations, avec des partis violemment animés les uns contre les autres et un pays plein de perplexités. Contre ce danger possible, le vrai préservatif, c’est de s’inspirer de l’esprit qui a produit la loi des trente, et de tirer de cette combinaison toutes les conséquences pratiques. Il ne s’agit point de se demander si c’est un idéal, il s’agit de savoir si c’est la seule chose réalisable. Eh bien ! puisqu’on s’est entendu pour tracer ce programme, qui consiste en une loi sur la transmission des pouvoirs publics, la constitution d’une seconde chambre, la réforme de la loi électorale, pourquoi ne se mettrait-on pas à l’œuvre en commun, assemblée et gouvernement, pour exécuter ce plan avec une méthodique et sérieuse résolution ? Pourquoi ne chercherait-on pas à dégager des conditions de vie publique qui nous sont faites tout ce qu’elles peuvent contenir de garanties et de force ?

De quoi est-on préoccupé en définitive ? On veut épargner au pays les périls d’une crise provoquée par une invasion bruyante du radicalisme, qui effectivement serait peut-être à craindre, si on ne faisait rien. C’est justement contre cette invasion du radicalisme que les mesures prévues par la loi des trente peuvent devenir efficaces. On rencontrera sans doute l’opposition des partis extrêmes, c’est bien aisé à prévoir. Pour la millième fois et par une sorte d’habitude, les radicaux répéteront qu’on va porter atteinte au suffrage universel. Nullement ; il n’est point question d’attenter au suffrage universel et de recommencer la loi du 31 mai. Tout ce qu’on se propose, c’est de mettre la sincérité, la moralité et la vérité dans les élections, dans la pratique du suffrage universel. Là-dessus l’entente est certainement facile entre toutes les opinions sérieuses, entre la majorité et le gouvernement. M. Thiers lui-même traçait le programme à suivre sur les points essentiels, lorsqu’il disait dans la commission des trente : « Il y a dans le suffrage universel, tel qu’il est organisé aujourd’hui, absence complète d’identité et aussi de garantie morale ; nous songeons à écarter les individus sans aveu, ce n’est pas une atteinte au suffrage universel. Ce serait une atteinte, si on excluait les citoyens ; mais l’homme sans aveu, ce n’est pas un civis, comme disaient les anciens… » M. Thiers indiquait aussi comme une garantie réelle, sérieuse, « la localisation de l’élection, l’élection par arrondissement. » Avec une loi ainsi faite, s’inspirant de cet esprit, toutes les opinions peuvent assurément se produire ; mais l’élection prend immédiatement ce caractère plus sérieux qui résulte de la vérité, de la sincérité. Les autres mesures prévues par la loi des trente peuvent n’être pas moins utiles en concourant au même but. Cela ne. peut être un doute aujourd’hui : lorsqu’on en viendra à faire la loi sur l’organisation et la transmission des pouvoirs publics, M. Thiers a personnellement sa place marquée d’avance par ses services, par la popularité qu’il a conquise dans le pays. La libération du territoire consacre une fois de plus son titre au gouvernement ; mais M. Thiers lui-même, avec toutes les ressources de son esprit, peut se trouver désarmé en face d’une assemblée unique où dominerait une majorité passionnée, emportée, et c’est là justement que trouve son rôle une seconde assemblée qu’on appellera comme on voudra, chambre de contrôle, chambre de résistance, qui dans tous les cas peut être une force, un appui pour le pouvoir exécutif. Alors M. le président de la république n’est plus seul avec son expérience, avec son talent, il a la loi pour lui, et avec la loi le concours d’une seconde assemblée, de sorte que ces mesures diverses combinées forment un programme politique qui, dans les conditions où nous sommes, peut offrir au pays de sérieuses garanties, auquel toutes les fractions modérées de l’assemblée actuelle peuvent s’attacher avec la confiance de travailler au bien public. C’est à cette politique de patriotisme, de modération et de libéralisme que répond après tout la candidature qui vient d’être offerte à M. de Rémusat dans les élections prochaines de Paris. D’ici à peu en effet, le scrutin va s’ouvrir dans un certain nombre de départemens et notamment à Paris. Le nom de M. le ministre des affaires étrangères s’est produit avec une sorte de spontanéité. Certes, par son passé, par son esprit comme par son caractère, M. de Rémusat aurait toute sorte de raisons de porter ce titre de député, qu’il a pourtant refusé plus d’une fois depuis deux ans par une sorte de coquetterie d’homme supérieur. Il ne peut se refuser aujourd’hui à ceux qui ont fait choix de son nom, il ne s’appartient plus. Associé à cette négociation qui mettra fin à l’occupation étrangère, il est d’abord le candidat naturel de la libération du territoire. En outre il représente certainement l’esprit conservateur le plus libre de préventions routinières et l’esprit libéral le plus dégagé d’illusions et le boursouflure. Enfin ce qui achève de donner sa couleur et son caractère à la candidature de M. de Rémusat, c’est qu’elle rencontre l’opposition des radicaux. Eh bien ! soit, il vaut mieux qu’il en soit ainsi ; seulement les radicaux jouent une grosse partie, ils proposent aux Parisiens de voter contre l’homme qui vient de mettre tous ses soins à la délivrance du sol, et qui est un des plus éminens libéraux de son temps, sans compter qu’il serait curieux, si cela était possible, de voir le candidat radical triompher de M. de Rémusat dans la ville qui s’est appelée et qui est toujours sans doute la capitale du peuple le plus intelligent et le plus spirituel du monde.

Cette génération si brillante et si forte à laquelle appartient M. de Rémusat comme M. Thiers a joué un grand rôle dans notre France contemporaine. Elle a déjà perdu en chemin plus d’un de ses représentans, et elle vient de perdre ces derniers jours encore un homme dont le nom est deux fois illustre dans les lettres, dans les études historiques. M. Amédée Thierry, qui vient de mourir, était par la sûreté de sa science, par l’éclat de son talent, le digne émule de son frère Augustin Thierry. Ses études sur les Gaulois, sur Attila, sur saint Jérôme n’étaient pas seulement des œuvres d’une érudition exacte et profonde, elles avaient la couleur et la vie. Nul mieux que M. Amédée Thierry n’a su ranimer le passé ; il était de la race des grands historiens, et son talent a trop souvent illustré ces pages pour qu’on oublie de longtemps et cette postérité de belles œuvres et le vide qu’il laisse parmi nous. Les malheurs du pays l’avaient profondément atteint dans ces dernières années, et il est mort vaincu par les événemens encore plus que par l’âge, quoique ayant gardé jusqu’au bout toute la vigueur de l’esprit. M. Caro s’est chargé, au nom de la Revue, de lui payer sur sa tombe l’hommage d’un souvenir fidèle. Les hommes comme M. Amédée Thierry ne se remplacent pas aisément dans les lettres. C’est aux jeunes esprits de la France nouvelle de recueillir ces traditions de travail et de forte science.

L’Autriche parlementaire est absorbée dans la réforme électorale qu’elle vient d’entreprendre. C’était un des points essentiels de la politique du cabinet cisleithan présidé par le prince Auersperg. Il s’agissait de substituer le régime de l’électorat direct au régime de l’élection des membres du Reichsrath par les diètes provinciales. Sans doute, même dans le projet ministériel, ce n’était pas encore l’élection toute simple par circonscription et selon le chiffre de la population, c’était l’élection par groupes d’intérêts, par villes, par corporations. Telle qu’elle était, cette réforme ne laissait pas de soulever des difficultés assez graves. Le ministère Auersperg n’avait pas seulement à se débattre avec la Bohême et d’autres provinces retranchées depuis longtemps dans une abstention invariable ; il avait à se concilier les Polonais, il a longuement négocié avec eux, il a même appelé à Vienne le lieutenant de l’empereur en Galicie, le comte Goluchowski, pour suivre ces négociations. On faisait luire aux yeux des Polonais toute sorte de garanties pour leur autonomie, pour leur nationalité ; on leur demandait tout au moins de ne pas quitter le Reichsrath, car on craignait que la réforme électorale n’échouât faute d’un nombre suffisant de votans. Les Polonais, sans admettre le système de l’élection directe, dans lequel ils voient un moyen de prépondérance pour le centralisme allemand et une menace pour eux en Galicie, les Polonais ne se montraient pas cependant intraitables, ils voulaient seulement qu’on ne se bornât pas à des promesses, que le ministère s’engageât au sujet de leurs franchises. On n’a pas pu s’entendre, puisqu’au dernier moment les Polonais se sont retirés du Reichsrath sans vouloir prendre part à la discussion et au vote de la loi électorale. La réforme n’a pas moins été votée. Il reste cependant à savoir ce que deviendra ce régime, nouveau appliqué à des provinces résistantes, accoutumées depuis longtemps à une vraie sécession, imbues du plus vivace esprit de fédéralisme. C’est une expérience qui ne laisserait pas d’être dangereuse, si l’Autriche n’était habituée à vivre au milieu de toutes ces intimes complications.

ch. de mazade.



LES THEATRES.

COMEDIE-FRANÇAISE, reprise de Dalila. — GYMNASE, Andréa, par M. Victorien Sardou.

Il y a maintenant vingt ans que Dalila a vu le jour, et plus de quinze que cette pièce charmante et célèbre a été représentée pour la première fois sur la scène du Vaudeville, à laquelle le Théâtre-Français l’a empruntée au commencement de 1870. Applaudie, acclamée en 1857, elle n’a pas eu moins de succès lorsqu’elle a fait son apparition sur la première scène française. On vient de la reprendre, dans l’espoir peut-être de la faire entrer définitivement dans le répertoire courant de la Comédie-Française, car la reprise est entourée d’un luxe de mise en scène inusité qui respire la confiance. Aux yeux de la critique, Dalila est toujours la plus fortement conçue et la plus parfaite parmi les œuvres de celui que l’on pourrait appeler l’héritier bénéficiaire de l’école romantique ; elle mérite de rester et elle restera, car elle est faite de passion, de passion ardente qui demeure éternellement vraie et qui est de tous les temps. C’est l’histoire d’un cœur brisé au seuil de la vie parce qu’il a dédaigné le bonheur tranquille du foyer pour courir après le mirage d’un amour tout de feu et de flammes. Cette donnée simple et pathétique est développée avec une grâce et une force singulières, et la tragédie bourgeoise se transforme peu à peu en drame romanesque. La paix qui régnait dans l’aimable intérieur du vieux musicien Sertorius a été troublée par son élève favori, un artiste de génie qu’un mécène mélomane a découvert parmi les chevriers dalmates, et dont il a fait en peu d’années un maestro célèbre. Quand le chevalier Carnioli s’aperçoit que Roswein aime la fille de Sertorius, la blonde Marthe, et qu’il est en train de s’enterrer dans ce bonheur bourgeois, il le pousse dans les bras d’une dangereuse sirène qui devra tremper cette âme au feu de la passion. La princesse Léonora ne s’acquitte que trop bien de la mission dont elle a été chargée à son insu : au bout de peu de mois, nous retrouvons le naïf maestro malade d’un coup d’épée, crachant le sang, l’ombre de lui-même et le jouet des cruels caprices de la femme qui s’est emparée de lui. Trop tard Carnioli arrive pour l’arracher à sa perte ; la princesse le domine jusqu’au moment où, lassée, elle le chasse. Embusqué sur la grand’route pour la tuer, il arrête une voiture dans laquelle il croit qu’un rival emmène la princesse : c’est son vieux maître Sertorius qui emporte le corps de sa fille morte de chagrin. André Roswein expire sous les yeux de son protecteur pendant qu’au loin on entend la princesse chanter une gaie chanson. Dans la manière dont l’action se noue et se dénoue, rien d’artificiel ni d’invraisemblable, si ce n’est peut-être l’amour soudain de Roswein pour la princesse, amour qui naît d’un regard fatal ; mais ces coups de foudre ne sont pas sans exemple. Tout se déroule donc avec la logique imperturbable des situations vraies qui résultent du conflit des passions humaines, et la fin tragique des deux êtres faibles que le destin doit broyer sous les roues de son char est déjà contenue dans les complications qui se produisent au début de l’action.

C’est ici toutefois que l’interprétation des rôles peut compromettre la logique intérieure de l’action dramatique. Ce jeune maestro, qui s’évanouit presque en se trouvant pour la première fois en présence de Léonora, c’est évidemment un être frêle, nerveux, délicat. M. Febvre n’a guère le physique de l’emploi : carré des épaules, avec ses traits énergiques et sa voix fortement timbrée, ce n’est pas sans une certaine incrédulité qu’on le voit se pâmer d’émotion devant la grande dame à laquelle il rapporte son mouchoir. Cette disparate fait sentir davantage ce qu’il y a d’un peu suranné dans les regrets que semble appeler la précoce stérilité de ce génie musical ; on se refuse à verser des larmes sur les chansons avortées de ce robuste jeune homme et sur ses opéras restés dans les limbes. On en a tant fait !

Mlle Sarah Bernhardt, qui a cru pouvoir aborder le rôle de Dalila après Mlle Fargueil et Mlle Favart, n’a trouvé ni les accens âpres, mordans, métalliques, de la première, ni les éclats de passion de la seconde ; elle est restée la plupart du temps au-dessous de sa tâche. C’est une personne frêle, gracieuse, élégante, qui nous charme dans les rôles tendres et qui sait lancer une impertinence à ravir ; mais ses moyens la trahissent lorsqu’il s’agit d’exprimer l’énergie d’une passion. Ce débit sec, dur, martelé, parfois affecté, ne trahit pas la férocité féline de la femme qui, assouvie et indifférente, déchire sa victime en la caressant ; c’est quelque chose de moins terrible : du dépit, de l’ennui, une impatience qui ne prend plus la peine de se déguiser. Dans la scène où Dalila joue à son niais maestro la comédie du repentir, on ne sent peut-être pas assez que ces tirades n’ont d’autre but que de l’empêcher de quitter la princesse le premier. Mlle Bernhardt, qui en somme ne manque pas de talent, réussirait peut-être à se faire accepter dans ce rôle difficile, si elle se décidait à le jouer avec beaucoup plus de simplicité, sans cette raideur affectée et sans forcer la voix à tout propos.

Mlle Croizette, qui a quelque peine pour nous représenter une blonde fille du nord, s’est tirée à son honneur du rôle de Marthe. M. Maubant, dans le rôle de Sertorius, a bien su rendre la bonhomie sereine du vieil artiste, que Lafontaine en 1870 faisait trop génial (après avoir créé en 1857 le rôle de Boswein) ; cependant on pouvait le trouver un peu solennel dans les scènes du commencement. Quant à M. Bressant (Carnioli), il faut regretter que cet artiste si distingué joue ses rôles avec une indolence de plus en plus marquée.

Malgré les défauts trop visibles de l’interprétation actuelle, le drame de M. Octave Feuillet a été accueilli avec une faveur méritée. Ce beau et pur langage n’a point perdu son pouvoir de séduction sur un public habitué depuis des années à des mets plus épicés. Quelle distance à franchir pour passer de Dalila à cette Andréa, que M. Victorien Sardou vient de donner au Gymnase, maintenant qu’elle a fait sans accident le tour de l’Amérique ! Comme il nous faut brusquement quitter les hauteurs où habite l’idéal ! Et pourtant, à tout prendre, comme le disait un des critiques les plus fins de notre temps, « lorsqu’on peut laisser sommeiller son jugement, on y trouve quelque plaisir. » M. Sardou nous offre une succession de jolies scènes qui intéressent, pourvu qu’on ne se demande pas en quoi elles sont nécessaires à l’action, et qui donnent à de très bons acteurs l’occasion ou le prétexte de débiter un dialogue généralement fort spirituel qui est en harmonie parfaite avec le décor et les costumes. Dans Andréa d’ailleurs, le dialogue et les jeux de scène ne font pas tous les frais de la soirée. M. Sardou sert à son public blasé l’intérieur d’une loge de danseuse où l’on voit la célèbre Stella changer de costume et faire des ronds de jambe sous les yeux d’une rivale déguisée en couturière, dont le mari pendant ce temps monte la garde devant la porte fermée, — puis le cabinet d’un préfet de police où se succèdent à une heure avancée de la nuit les jolies visiteuses voilées qui viennent implorer la manus militaris, le bras séculier de l’autorité, — enfin une cellule de fou avec une douche d’eau froide qui part quand le locataire du lieu essaie d’ouvrir la porte pour s’échapper.

Avec tant d’élémens de succès, — n’oublions pas la scène où Andréa, conseillée par le spirituel préfet, emploie les grands moyens pour séduire son mari, véhémentement soupçonné de vouloir partir pour Bucharest en compagnie de la célèbre danseuse, — avec des élémens de succès si nombreux et si… solides, on ne saurait douter d’une longue série de représentations fructueuses. Mais l’intrigue ? demandez-vous. Voici Mme Fromentin en costume d’Espagnole rouge et or que son barnum américain va présenter à ses fanatiques dans un souper de deux cents couverts improvisé après la représentation d’adieu. Mais la logique ? Voici Mlle Pierson qui dans un frais et coquet déshabillé de soie rose va essayer le pouvoir de ses charmes sur son ingrat mari, dont la froideur impardonnable a presque révolté le public. Mais le dénoûment ? Voici le rideau qui tombe sur une réconciliation opérée, toujours à une heure avancée de la nuit, sur le seuil d’une chambre à coucher.

Si on laisse reposer son jugement, on peut en effet y prendre plaisir. Il y a dans la pièce de M. Sardou des scènes lestement menées et jouées avec beaucoup d’entrain et de finesse par M. Landrol (le directeur de la police de Vienne), par Mlle Pierson (Andréa), Mme Fromentin (Stella), Mlle Angélo (la baronne Thécla). Il faut louer surtout le troisième acte, — ou le troisième tableau, car la pièce se déroule en six tableaux, — qui nous transporte chez le directeur de la police. C’est d’abord la baronne Thécla qui vient faire appel au pouvoir discrétionnaire du préfet, parce qu’elle se trouve sous le coup d’une audacieuse tentative de chantage. En sortant de sa loge à l’Opéra, au bras de son mari, elle y a oublié à dessein son manchon, où elle avait caché un billet à l’adresse du fameux général Cracovers, — un ami du. baron. Le général, averti par elle, est retourné dans la loge, mais il n’a pu trouver le manchon. Le lendemain, une missive anonyme somme la baronne de racheter sa lettre, si elle ne veut pas qu’elle soit vendue au mari. Heureusement le bon préfet a sous la main le dossier du général, — ses états de service ! s’écrie avec une adorable candeur la baronne, dont le général a su gagner le cœur, comme Othello celui de Desdémone, par le récit de ses exploits guerriers. La baronne en sera quitte pour la peur, « Je regrette de perdre le général, dit le préfet ; il me rendait des services… Bah ! il les rendra ailleurs. » Et la baronne, qui n’en était encore qu’à son premier rendez-vous, jure qu’elle n’écrira plus… une autre fois ! Elle est à peine partie que la comtesse Andréa arrive à son tour. Après deux ans de mariage, son mari la néglige déjà, et le hasard lui a fait découvrir que ce dernier s’est attelé au char triomphal d’une ballerine. Elle a trouvé moyen de se faire conduire dans la loge de Stella, où son mari n’a pas tardé à lui fournir les preuves de sa culpabilité. Il n’est toutefois coupable que d’intention, car Stella jusqu’alors l’a su tenir à distance respectueuse. Cependant, répondant à un défi de la jolie couturière, la danseuse a promis à celle-ci qu’au moindre signe d’elle le comte, abandonnant sa femme, la suivra elle-même à Bucharest, et elle doit partir dans la nuit. Le comte, refoulant ses remords, s’est décidé à obéir. Voilà ce qui amène sa femme éplorée chez le directeur de la police, qui trouvera bien un moyen quelconque d’empêcher la fugue du mari. Le directeur, touché de voir chez lui cette rareté, une femme qui adore son mari, cherche avec la comtesse ; il la questionne pour savoir si le comte ne prêterait pas le flanc par quelque délit… Mais non, c’est la perle des maris, la comtesse se fâche à ces soupçons injurieux. Ce n’est qu’un pauvre fou égaré ! Voilà le trait de lumière ; le directeur, qui s’échauffe, propose aussitôt de le faire enfermer pendant vingt-quatre heures dans une maison de santé sur un certificat de médecin… C’est au tour de la comtesse à se récrier, et le directeur d’insister. Enfin il propose un moyen terme : la comtesse mettra d’abord en œuvre ses ressources personnelles pour retenir au domicile conjugal son volage mari, qui sans doute va rentrer chez lui avant le départ du bateau ; si contre toute attente elle ne réussissait pas, si le comte malgré tout s’échappait de ses bras, eh bien ! deux sbires l’attendront à la porte de son hôtel avec une voiture fermée pour le mener en lieu sûr ; il suffira qu’elle leur donne le signal en approchant une bougie de la fenêtre du salon. Ce compromis est accepté ; un mari qui par hypothèse se sera montré aussi indigne d’indulgence autorise les procédés les plus violens et se met en quelque sorte lui-même hors la loi.

Dans l’acte suivant, on le voit en effet rentrer chez lui pour faire ses préparatifs de départ ; mais il trouve sa femme sous les armes. Elle s’ingénie à le retenir près d’elle, à déjouer toutes ses ruses, elle perce à jour ses mensonges maladroits. Dans cette scène, que Mlle Pierson joue avec un art consommé, le rôle du mari est sacrifié. M. Landrol y montre trop d’embarras ; c’est l’écolier pris en faute, ce n’est pas l’homme du monde qui sait mentir avec aisance. Quoi qu’il en soit, le comte est déchu et perdu dans l’esprit des spectateurs, quand, au moment où on le croit maté et conquis, il trompe la vigilance de son adorable geôlier pour s’enfuir comme un voleur. Tout le monde approuve Andréa lorsque, trouvant la cage vide, elle donne le signal aux sbires qui attendent en bas. Les deux actes, — ou tableaux, — qui suivent ne sont plus que des hors-d’œuvre. Le comte, enfermé dans une maison de santé, profite de la visite de son ami Balthazar pour s’évader sous les habits de cet ami, après l’avoir roulé sous ses couvertures ; — c’est une scène assaisonnée de gros sel qui s’est égarée du Palais-Royal au Gymnase. Il tombe chez lui, poussé par le démon de la jalousie, car le jeune Balthazar, — qui est d’avis qu’il faut avertir les maris, — lui a fait part de certaines remarques qui lui font craindre que sa femme n’ait déjà tenté de se venger. Il trouve sa femme seule, — son frère vient de la quitter ; elle lui tient d’abord rigueur et s’enferme chez elle, lui laissant le temps de revoir comme dans un songe certains détails de leur nuit de noces, dont le souvenir le touche jusqu’aux larmes. Enfin la porte s’ouvre, comme alors… et on pardonne au repentir sincère.

M. Sardou a prodigué dans cette pièce ce qui peut flatter les goûts d’un public qui ne demande qu’à être amusé. Veut-il donc renoncer aux visées plus hautes que semblait annoncer Patrie ? L’émotion serait-elle tarie chez lui ? Au lieu d’utiliser les dons si réels et si brillans qu’il a reçus pour le théâtre, le verrons-nous se cantonner volontairement dans ces comédies de genre, sans unité et sans cohésion, qu’on dirait composées d’accessoires ? Ce sont bien souvent les acteurs seuls qui sont responsables du succès facile de telles œuvres.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.