Chronique de la quinzaine - 31 mars 1874

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Chronique n° 1007
31 mars 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1874.

Depuis que l’assemblée nationale se retrouvait à Versailles le 5 novembre dernier après des vacances agitées par une campagne de restauration monarchique plus bruyante qu’heureuse, près de cinq mois sont passés, et nous voici ramenés à de nouvelles vacances parlementaires, aux vacances du printemps. Ces cinq mois qui viennent de s’écouler ont-ils du moins servi à simplifier la situation, à rassurer les intérêts, à résoudre toutes ces questions de finances, de réorganisation militaire ou administrative qui pèsent sur le pays ?

Elle s’est principalement déroulée, cette session laborieuse et peu fructueuse, à travers les conflits intimes, les interpellations et les incidens qui se sont multipliés jusqu’à la dernière heure, jusqu’à cette proposition de M. Dahirel venant mettre l’assemblée en demeure de fixer le jour prochain où elle choisira une forme définitive de gouvernement, c’est-à-dire où elle rétablira la monarchie. La vérité est que depuis cinq mois on n’a cessé de se débattre dans une certaine confusion, laissant en suspens les choses de première importance, telles que les nouveaux impôts et l’équilibre du budget, courant surtout aux luttes passionnées ou s’égarant dans une stratégie parlementaire féconde en surprises, en coups de théâtre et en contradictions. L’autre jour, un député s’écriait d’un accent de plainte inutile : « À force de faire et de défaire, on jette l’inquiétude dans tous les esprits. C’est la permanence qui expose ainsi l’assemblée à cette perpétuelle incertitude. » Hier encore on disait à l’intrépide chevalier de la légitimité, M. Dahirel : « La monarchie, vous ne pouvez pas la faire, et vous troublez le pays, » à quoi M. Dahirel répondait fièrement d’un ton de défi : « Faites la république, vous qui parlez ! » Nous voilà bien avancés au bout d’une longue session, moins de cinq mois après le vote du septennat ! Faire et défaire, passer entre la république et la monarchie, mettre en doute un gouvernement qu’on vient à peine de fonder, s’arranger de façon à ce qu’une porte ne soit ni fermée ni ouverte, c’est, à ce qu’il paraît, le triomphe de la politique pour les raffinés ; c’est le dernier mot de certains partis tout entiers à leur mauvaise humeur, à leur dépit ou à leurs fantaisies agitatrices bien plus qu’aux affaires nationales. Depuis quelque temps surtout, ils se sont remis en campagne, comme s’ils craignaient que cette malheureuse nation ne vînt à s’apaiser trop vite dans le recueillement et dans le travail, comme s’ils tenaient à rappeler incessamment que, s’ils ne peuvent rien faire par eux-mêmes, ils peuvent du moins essayer de tout empêcher.

À vrai dire, si ce n’était la France et tout ce qu’elle a souffert et tout ce qu’elle peut souffrir encore, s’il ne s’agissait pas des intérêts les plus sérieux, ce serait un spectacle qui ne laisserait pas d’être comique ; on s’amuserait presque de cette stratégie de certains partis autour d’un gouvernement dont ils sont occupés à faire le siège, qu’ils voudraient confisquer à leur profit et qui leur échappe, qui est nécessairement conduit par la force des choses à jouer son rôle de gouvernement en faisant de son mieux pour se dégager de toutes ces solidarités compromettantes. Ils sont là, bonapartistes et légitimistes, tour à tour doucereux ou provocans, donnant la comédie de leurs manifestations et de leur diplomatie, harcelant de leurs flatteries, de leurs menaces ou de leurs interprétations subtiles un pouvoir réduit à se défendre par des affirmations toujours nouvelles, par les déclarations les plus nuancées. C’est là toute la politique aujourd’hui à cette fin de session ; c’est la question qui apparaît partout, dans l’interpellation de M. Challemel-Lacour à propos de la loi des maires comme dans la proposition de M. Dahirel, dans la discussion sur la prorogation des conseils municipaux comme dans les interminables délibérations de la commission des trente. La situation serait cependant assez simple, si on le voulait. Il y a cinq mois, on crée un gouvernement pour sept ans, et, comme pour couper court à toute incertitude, il est expressément entendu que cette durée de sept ans est dès le jour du vote définitive, irrévocable. Ce n’est pas tout : M. le président de la république prend lui-même le soin d’expliquer qu’il ne comprendrait pas le pouvoir qu’on va lui confier sans des lois constitutionnelles destinées à l’affermir, à le régulariser et à lui donner les moyens de vivre. « Je dois désirer plus que tout autre, dit-il dans un message, que les lois constitutionnelles nécessaires pour déterminer les conditions d’exercice des pouvoirs publics soient discutées prochainement et l’assemblée voudra certainement exécuter sans retard la résolution qu’elle a déjà prise sur ce point. » Sept ans, c’est sept ans en bonne arithmétique, direz-vous ; de plus voter le septennat en pleine connaissance des conditions qu’y mettait M. le président de la république, c’était moralement s’engager à réaliser sans retard, prochainement, ces conditions. Quoi de plus simple à première vue pour les esprits sincères ? C’était, sous une forme nouvelle, une trêve prolongée des partis, une stabilité relative, une période de sécurité promise à tous les intérêts, un gouvernement organisé avec une certaine durée et certaines institutions plus précises.

Eh bien ! non, ce n’est point cela, ce n’est point ainsi que l’entendent les partis. Ils s’inquiètent fort peu, les partis, que le travail chôme, que la misère s’accroisse, que les ressources du pays diminuent à mesure qu’on lui impose des charges nouvelles, que la confiance tarde à renaître, ils ne s’inquiètent pas de ces minuties. L’essentiel pour eux est de ne pas se laisser oublier, de prouver que, lorsqu’on n’a pas le gouvernement de son choix, le mieux est de n’avoir pas de gouvernement du tout, de s’arranger une petite vie libre et commode où chacun va faire ses dévotions, qui à Chislehurst, qui à Frohsdorf, et où le pays devient ce qu’il peut. L’important pour les chevaliers de l’empire et de la légitimité, c’est de ne pas laisser à un régime né d’hier cette illusion qu’il peut avoir réellement une existence sérieuse, qu’il peut compter jusqu’au bout sur la durée qu’on lui a promise. Le septennat, un gouvernement organisé, des lois constitutionnelles, y pense-t-on ? Le maréchal de Mac-Mahon, on peut le tolérer personnellement, on s’empresse de lui rendre ses devoirs, et en même temps on part pour l’Angleterre ! On quitte Versailles, on déserte l’assemblée où se discutent les affaires du pays, et on va saluer à Chislehurst la majorité du prince impérial.

Rien n’est assurément plus étrange et plus triste que cette fête du 16 mars, où trois ans après la guerre le bonapartisme vient de publier son manifeste et ses espérances par la bouche d’un jeune homme de dix-huit ans. Voilà donc toutes les marques de respect et de sympathie que le bonapartisme a su trouver pour cette France ravagée, ruinée et démembrée par sa faute ! On nous parle de la « grande mémoire » de celui dont la dernière journée sur la terre française fut « une journée d’abnégation et d’héroïsme. » Pour les désastres du passé, pour les souffrances infligées au patriotisme français, ce jeune homme au précoce sang-froid n’a pas même un mot. En revanche, il a une préoccupation toute particulière de notre avenir, de nos « destinées futures ; » il est au courant des inquiétudes de la France, et, après de longues méditations, il a trouvé que le plébiscite seul était « le salut et le droit. » On lui fait dire que, si la France choisissait un autre gouvernement, il s’inclinerait devant la décision du pays, que, « si le nom des Napoléon sort pour la huitième fois des urnes populaires, il est prêt à accepter la responsabilité que lui imposerait le vote de la nation. » Il a vraiment des dispositions, ce jeune prince de dix-huit ans, à qui on a enseigné qu’il faut commencer par avoir « foi en soi-même, » et qui sait si bien jouer du plébiscite dans ses discours !

Certes cette manifestation du 16 mars, qu’il ne faudrait ni exagérer ni diminuer, montre assez le chemin qu’on a laissé faire au bonapartisme. Il n’avait pas le langage si fier, il ne publiait pas le bulletin de ses succès, il n’allait pas faire des pèlerinages en Angleterre lorsqu’il y a trois ans, le 1er mars 1871, à Bordeaux, l’empire, frappé de déchéance par l’assemblée, trouvait à peine cinq ou six voix fidèles. Il était alors sous le poids des désastres qu’il venait d’attirer sur le pays, qui parlaient à tous les cœurs, qu’on était réduit à expier et à payer de la fortune nationale, de deux provinces, d’une occupation étrangère, après avoir arrosé pendant six mois de torrens de sang nos campagnes jusqu’à la Loire, à la Sarthe et à la Saône ! Maintenant qu’on a réparé à demi ce qui était réparable dans ses œuvres, maintenant que la France a recommencé à respirer, il est rentré en scène, exploitant habilement les excès révolutionnaires des uns, les divisions, les tergiversations des autres, l’incertitude universelle, et c’est pour sûr une fatalité du 24 mai d’avoir eu besoin de ce concours pour s’accomplir. Le bonapartisme se croit évidemment aujourd’hui en mesure de se réhabiliter, de faire oublier son passé, du 2 décembre à Sedan, de se poser à son tour en candidat pour les « destinées futures, » pour le gouvernement définitif. Il se trompe gravement sans doute, il n’est pas encore maître de la maison au point de dire aux autres d’en sortir ; mais il le croit, il s’en vante, et, en bon prince qu’il est, il prend même des airs protecteurs à l’égard du gouvernement ; il n’oublie pas le maréchal de Mac-Mahon, « ancien compagnon des gloires et des malheurs » de Napoléon III. Le maréchal de Mac-Mahon, à qui on affecte de rappeler qu’il porte le titre de duc de Magenta, a son rôle tout tracé dans les vues bonapartistes ; il protège de son épée l’ordre matériel. On a dans sa loyauté « un sûr garant qu’il ne laissera pas exposé aux surprises des partis le dépôt qu’il a reçu. » Bref, le maréchal de Mac-Mahon est chargé de tenir une place qu’on ne voudrait pas voir occupée par d’autres. S’il le faut, on sera accommodant, on ne disputera pas même sur les sept années, sauf le chapitre des a incidens imprévus et divers » qui peuvent survenir. Que M. le président de la république garde la place jusqu’à « l’heure venue, » qu’il ne s’inquiète pas du reste, qu’il ne s’occupe pas surtout de lois constitutionnelles qui ne serviraient qu’à donner une illusion du définitif : on l’entourera de respects, on le soutiendra contre les royalistes, contre les libéraux et les républicains. C’est là le genre d’appui que, dans le camp bonapartiste, on promet au septennat. On l’aime jusqu’à l’étouffer au moment voulu, et d’abord pour s’en servir si on le peut, pour obtenir de lui une sorte de rentrée en possession inaperçue et régulière de tous les emplois qui donnent le crédit et l’influence.

Que font de leur côté les légitimistes absolus qui se sont engagés depuis quelque temps dans une si étrange campagne ? Ils jouent à l’égard du septennat le jeu des bonapartistes, mais avec une connaissance bien moins sûre du terrain et sans avoir l’avantage de pouvoir se servir pour leur cause de tous ces mots retentissans de plébiscite, d’appel au peuple, de souveraineté nationale. Il est bien clair maintenant que, même en dehors des sept ou huit les plus intraitables, M. Dahirel, M. de Franclieu, M. Du Temple, M. de Belcastel, etc., qui ont refusé absolument leurs suffrages à la prorogation, bon nombre d’entre les légitimistes n’ont voté le septennat qu’avec peine et avec une arrière-pensée. D’abord c’était comme un expédient de stratégie imaginé ou accepté par eux pour couvrir une retraite après la déroute des espérances monarchiques, et puis évidemment ils ne prenaient pas eux-mêmes trop au sérieux ce qu’ils faisaient. Ils croyaient tout simplement faire face à une circonstance imprévue, au danger d’une crise qui pouvait être fatale à leur parti. Le septennat, c’était un moyen de gagner du temps, et pendant ce temps, à l’abri d’un pouvoir protecteur, on pourrait peut-être renouer tous les fils des combinaisons monarchiques. Ils sont pleins de finesse et de diplomatie, ces habiles gens qui depuis le premier moment ont toujours semblé dire en clignant l’œil : Sept ans, sept ans, oui sans doute, c’est bon pour les autres, bon contre les républicains, contre M. Thiers. Les sept ans ne sont rien pour nous, ils n’auront de valeur que si nous ne réussissons pas ; si une occasion favorable se présente, le gouvernement est à nous, le maréchal de Mac-Mahon sera trop heureux de nous rendre volontairement le pouvoir que nous lui avons confié. — Ils l’ont cru, et, en politiques moins habiles encore que naïfs, ils ont compté sur les miracles, les processions et de nouveaux pèlerinages pour réussir là où la diplomatie de M. Chesnelong a si bizarrement échoué le dernier automne. Sans trop y réfléchir, ils ont prétendu faire de M. le président de la république une sorte de gérant temporaire et commode d’un interrègne, en attendant que la grâce efficace fît surgir du sein du pays un mouvement royaliste, du sein de l’assemblée une majorité monarchique. On aurait pu attendre longtemps.

Assurément légitimistes et bonapartistes ont un but et des procédés différens ; ils ne s’entendent que sur un point, ils ne veulent sérieusement ni de la prorogation, ni de l’organisation constitutionnelle du septennat, ni d’un régime existant par lui-même, offrant au pays des garanties de régularité, de fixité. Or de deux choses l’une, ou M. le président de la république, pour se prêter aux arrière-pensées des uns ou des autres, aurait été nécessairement conduit à tromper quelqu’un, — ou, pour rester dans la loyauté de son rôle, il n’avait qu’une politique à suivre : s’affranchir de tous les calculs de partis, s’en tenir à la position qui lui a été faite, aux pouvoirs qui lui ont été confiés, aux conditions dans lesquelles on est convenu d’établir son gouvernement. M. le maréchal de Mac-Mahon n’a point eu certainement de peine à faire son choix, et, puisque de tous les côtés on lui a si souvent rappelé le mot qu’il prononçait un jour sur le bastion de Malakof : « j’y suis, j’y reste ! » il n’a tout simplement qu’à répéter aujourd’hui que, placé au pouvoir pour sept ans, il y restera sept ans avec les lois constitutionnelles qu’on lui a promises et qu’on lui doit. C’est l’intérêt des partis d’obscurcir cette pensée, c’est l’intérêt du gouvernement de dissiper toutes les obscurités, de préciser ses intentions et sa politique. Le gouvernement semble bien être le premier à le sentir. Il a peut-être fort à faire de se débrouiller lui-même au milieu des influences qui l’environnent et le serrent de près. Le ministère se croit visiblement obligé de mesurer, de calculer son langage, surtout quand il est devant l’assemblée. Il emploie les circonlocutions, les détours et les nuances habiles. Il avance cependant pas à pas ; ce qu’il hésite quelquefois à dire devant l’assemblée, il le dit ailleurs, et, chose à remarquer dans ce travail compliqué qui n’est pas un des phénomènes les moins curieux du moment, à mesure que les déclarations se renouvellent et se multiplient, elles vont en s’accentuant. Ce septennat ressemble un peu à une œuvre mystérieuse qui ne se dévoile que par degrés, mais qui, au bout du compte, finit par se découvrir tout entière.

Déjà l’autre mois, dans une visite au tribunal de commerce de Paris, M. le président de la république n’avait point hésité à parler de façon à calmer les inquiétudes, à encourager le travail par la perspective d’une sécurité durable, en déclarant que pendant sept années il saurait « faire respecter de tous l’ordre de choses légalement établi. » Depuis, à l’occasion de l’interpellation de M. Challemel-Lacour sur la loi des maires ou plutôt sur la politique générale, M. le président du conseil, avec bien des ménagemens il est vrai, avec bien de la réserve, a de nouveau affirmé le septennat, qu’il a placé au-dessus de toute contestation, qu’il a caractérisé d’un mot en l’appelant « incommutable. » Qu’avait donc d’extraordinaire une telle déclaration pour qu’un jeune champion de la légitimité, M. Cazenove de Pradines, se crût autorisé à venir faire des réserves en faveur de la monarchie, et même à laisser entendre qu’au besoin on comptait sur le désintéressement, sur la démission spontanée de M. le président de la république ? L’intervention de M. Cazenove de Pradines n’a eu d’autre effet que de provoquer une lettre de M. le maréchal de Mac-Mahon lui-même confirmant de sa parole l’interprétation du septennat telle que l’avait donnée M. le duc de Broglie et rappelant sa propre déclaration au tribunal de commerce de Paris. Peu après, le ministre de l’instruction publique, présidant la distribution des prix de l’association polytechnique, est allé plus loin encore dans un discours aussi brillant que sensé. M. de Fourtou n’a pas craint de dire nettement les choses, d’avouer tout haut le « droit irrévocable » du gouvernement, son intention de ne point laisser affaiblir son autorité, de la « fortifier au contraire par une organisation loyalement promise, » et il a même ajouté : « Le gouvernement du maréchal, quels que soient ses conseillers, protégera, soyez-en sûrs, pendant sept ans, de sa fermeté et de sa prudence le développement des affaires publiques. » Ces jours derniers enfin, M. le duc de Broglie, comparaissant devant la commission des trente, a prononcé des paroles qui ne sont pas moins significatives, qui relèvent le caractère du septennat en l’affranchissant de toute solidarité avec une politique exclusive, en replaçant le chef de l’état dans une sphère de haute impartialité, et M. le vice-président n’a fait, selon son aveu, que reproduire la pensée du maréchal lui-même en disant : « Libre de tout engagement envers aucun parti, c’est avec le concours de tous qu’il désire et entend gouverner. »

De ces déclarations successives qui s’enchaînent et se complètent, les unes peuvent répondre aux jactances bonapartistes, les autres répondent évidemment aux prétentions légitimistes ; elles tendent toutes, par une sorte de développement graduel, à élever le septennat au rang d’une institution supérieure, indépendante et irrévocable ; mais c’est ici que se dévoile le jeu des partis déconcertés, irrités, manifestant leur mauvaise humeur croissante tantôt par les réserves du jeune M. Cazenove de Pradines, tantôt par la déclaration de guerre de la proposition Dahirel, un jour par une motion de M. de Franclieu revendiquant la souveraineté de l’assemblée, un autre jour par une lettre acerbe de M. le vicomte d’Aboville. Bref, il est clair que les légitimistes intransigeans, aiguillonnés par la menace d’un régime de quelque durée, sont en train de devenir des ennemis pour le gouvernement, et M. le président de la république lui-même n’est point épargné.

Quoi donc ! est-ce que le septennat va maintenant avoir la prétention de se prendre au sérieux ? est-ce qu’il a été fondé pour cela ? Il est donc vrai, et des ministres eux-mêmes l’avouent, le maréchal pourrait prendre ses conseillers là où il le trouverait bon ! il a désire et entend gouverner avec le concours de tous les partis ! » Des ministres pris peut-être dans le centre gauche, des lois constitutionnelles, la république septennale organisée ! mais, s’il en est ainsi, rien n’est plus clair, nous allons aux radicaux, à la révolution, à la commune. « Alors, dit-on naïvement, pourquoi avoir renversé M. Thiers ? Sous son principat, notre commerce intérieur languissait moins et la France n’était pas plus insultée à l’étranger qu’elle ne l’est aujourd’hui. » Non, le commerce ne languissait pas sous M. Thiers, la France se relevait peu à peu, et au moment où l’ancien président de la république a été renversé, il venait de signer les derniers traités consacrant la libération du territoire ; mais M. Thiers avait commis un grand et irrémissible crime qu’on lui a fait expier. Il avait refusé de se faire lui-même l’instrument d’une restauration royale qu’il jugeait impossible, et, puisque le maréchal de Mac-Mahon commet le même crime, puisqu’il ne « craint pas de répondre au roi » qu’il pourra « repasser en 1880, » il est tout simple qu’on traite le président de la république d’aujourd’hui comme le président de la république de l’an dernier. Et voilà ce qu’on a gagné ! Le chef du ministère, M. le duc de Broglie, n’a qu’à se tenir ferme, on lui déclare qu’il ne fera pas plus longtemps des dupes, et le maréchal lui-même est fort menacé de n’être plus considéré d’ici à peu que comme un radical déguisé, comme un simple précurseur d’une commune nouvelle !

Que parmi les légitimistes il y ait des esprits sensés qui se résignent à la nécessité des choses, à ce qu’ils ne peuvent empêcher, qui acceptent le septennat après l’avoir voté, oui assurément, il y en a. Il ne faut pas s’y tromper cependant, il y a une terrible logique dans ces opinions absolues. Les modérés suivent les violens, et les différences sont souvent dans le langage, dans le tempérament, bien plus que dans la pensée et dans les conclusions définitives. M. Dahirel veut en finir au plus vite, sans s’inquiéter du vote du 20 novembre 1873. M, Cazenove de Pradines a rêvé pour M. le maréchal de Mac-Mahon le rôle d’un gardien prêt à ouvrir les portes et à remettre les clés de la citadelle au « roi de France, » s’il se présente. Hier encore M. de Kerdrel, qui combattait l’autre jour l’urgence pour la proposition Dahirel, qui semblait jusqu’à un certain point reconnaître l’autorité du septennat, M. de Kerdrel, dans la commission des trente, appelait le septennat un vestibule, — « un vestibule où il n’y a rien à construire ! » Tout cela se ressemble étrangement. Admettons un instant, si l’on veut, que les légitimistes aient le droit de garder l’espérance et la volonté de rétablir le roi. Jusque-là, ils ont la liberté de leurs convictions et de leurs sentimens ; mais peuvent-ils songer à rappeler leur roi ? Aperçoivent-ils quelque chance favorable après tout ce qui s’est passé ? S’ils peuvent restaurer la monarchie, que ne le font-ils, au lieu de tant parler et de se plaindre de tout le monde ? Et si, ne le pouvant pas, ils s’obstinent à empêcher ce qui serait possible, à refuser au pays toute organisation, à retenir la France dans un a vestibule » où l’on ne doit rien construire, s’ils cèdent en un mot à cette préoccupation unique, exclusive, de laisser une place vide pour réserver à leur cause le bénéfice incertain, hypothétique de l’imprévu, c’est donc qu’ils subordonnent tous les intérêts nationaux à un misérable calcul de parti ! Ils sont plus légitimistes que conservateurs, de même que d’autres sont plus bonapartistes que conservateurs, en s’efforçant, eux aussi, de tenir tout en suspens, de faire croire à l’impossibilité de créer un régime régulier en dehors de leurs combinaisons. C’est l’éternelle histoire, c’est la moralité de ces campagnes conduites par l’esprit de parti.

Et maintenant le ministère voit-il le danger de cette équivoque qui fait sa faiblesse, qui pèse sur lui comme sur le pays et qu’on l’a souvent sollicité de dissiper dans son intérêt comme dans l’intérêt public ? L’équivoque, elle est dans cette situation où le gouvernement est obligé de compter avec ceux qui lui refusent jusqu’aux moyens de s’organiser et de s’affermir, jusqu’au droit de vivre, de telle sorte qu’il flotte incessamment dans cette alternative de voiler sa politique, de la diminuer et de l’immobiliser, s’il veut maintenir la cohésion artificielle des élémens discordans sur lesquels il s’appuie, — ou de s’exposer à une dislocation de majorité, s’il veut faire un pas. Cette situation arrive visiblement aujourd’hui à sa période aiguë et extrême. Les partis sont impatiens et ne peuvent plus se contenir. Le gouvernement de son côté sent le péril, et laisse entrevoir l’intention de préciser son attitude, d’affirmer ses desseins. Les contradictions éclatent sous toutes les formes, les incompatibilités sont flagrantes, la lutte est à peu près inévitable.

Comment sortir de là ? Il n’y a pas mille moyens, il n’y en a qu’un : c’est la reconstitution d’une majorité nouvelle par l’alliance de toutes les fractions modérées de l’assemblée sur le terrain créé par le septennat. Cette alliance, les événemens l’ont rompue, la nécessité peut la reconstituer. Entre ces hommes et ces groupes divers qui peuvent se réunir pour une œuvre collective de patriotisme, où sont donc les dissentimens profonds, sérieux ? Est-ce qu’il y a pour eux deux manières d’envisager la politique étrangère qui s’impose à notre pays ? S’ils ont des opinions différentes sur des détails de l’organisation constitutionnelle, est-ce qu’ils ne sont pas d’accord sur la nécessité de donner à la France des institutions fixes, régulières, sous la présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon ? On n’arrivera pas encore, dit-on, à former une majorité, les centres réunis ne font pas une majorité, on sera abandonné par la droite et on succombera. Eh bien ! c’est là l’erreur, ou du moins c’est une crainte exagérée qui conduit tout simplement à se débattre au milieu de toutes les impossibilités de peur de courir le risque d’une crise, qu’on ne peut cependant arriver à dominer qu’en l’abordant sans faiblesse et sans arrière-pensée. Si le ministère, entrant dans cette voie, prenait hardiment son parti, s’il allait devant l’assemblée exposer la situation, les conditions nécessaires de gouvernement, les obligations de prévoyance et de patriotisme qui s’imposent à tous et doivent dominer les sentimens personnels, selon le mot récent de M. le président de la république aux jeunes élèves de Saint-Cyr, si le ministère agissait ainsi il aurait immédiatement l’autorité active et décisive que donne une idée simple et nette servie par une volonté résolue. Il entraînerait sans nul doute toutes les opinions sincères et désintéressées ; il serait suivi, quoi qu’on en dise, non par les intrépides et les purs du droit divin, mais par la masse de la droite elle-même, qui comprendrait aussitôt qu’en dehors de cette politique il ne reste plus que la dissolution. Tenir le gouvernement en échec, lui créer une impossibilité de vivre, on y regarderait à deux fois, on saurait bien que c’est là un jeu redoutable au moment présent, que, s’il y avait une crise violente née de l’incohérence et de l’impuissance des partis, la France ne périrait pas assurément pour une épreuve de plus, mais ceux qui auraient provoqué cette crise y resteraient ensevelis infailliblement.

C’est au gouvernement de donner aujourd’hui la direction, l’impulsion, non de l’attendre des partis déçus, divisés et inquiets. Le terrain sur lequel il peut se placer et agir est naturellement indiqué par ces lois constitutionnelles qui sont l’expression d’une pensée d’organisation nécessaire et loyalement promise, selon le mot de M. de Fourtou. Ces lois, on ne peut plus évidemment les ajourner désormais, elles sont pour ainsi dire le programme inévitable de la session qui se rouvrira au mois de mai. La loi électorale, après un enfantement laborieux, a fini par être présentée. Ces jours derniers, M. le duc de Broglie traçait à grands traits devant la commission des trente l’ébauche d’une chambre haute telle qu’il la comprend. Il y a ici du moins un avantage, c’est que la plupart des points principaux sont admis, presque universellement acceptés. Ainsi, malgré une certaine minutie de formalités probablement assez inefficaces, le suffrage universel n’est point mis en question dans le projet de loi électorale. La nécessité d’une seconde chambre n’est pas contestée. Il reste encore, il est vrai, la question du pouvoir exécutif avec ses conditions d’existence et de transmission. C’est là, on le sent bien, la difficulté, le point délicat. Pourquoi chercherait-on à l’éviter ? On n’évitera rien, il faudra bien y arriver, et le mieux est de s’en tenir à la solution pratique et possible à l’heure actuelle. C’est dans la discussion et dans le vote de ces grandes mesures de réorganisation politique que peut se refaire cette alliance des fractions modérées de l’assemblée qui, après avoir constitué et régularisé le régime nouveau, en demeurerait la garantie. Il y a bien des raisons pour qu’on n’hésite plus, et la première, celle qui domine toutes les autres, c’est qu’on en aura fini pour assez longtemps avec toutes ces questions qui prolongent une incertitude énervante en laissant aux prises toutes les passions, en tenant en éveil toutes les espérances. On aura créé une certaine fixité, donné un cadre à la vie publique, des armes au gouvernement, et découragé des ardeurs, des prétentions de partis qui s’éteindront dans un pays pacifié, rendu à la sécurité et au travail. Tant que ces problèmes ne sont pas résolus, si sûre que soit la parole de M. le président de la république, elle ne peut être que le gage des bonnes intentions de M. le maréchal de Mac-Mahon, elle ne peut suppléer à une organisation légalement et irrévocablement consacrée. Qu’en résulte-t-il ? La situation économique du pays est la première à ressentir le contre-coup de ces incertitudes. L’esprit d’industrie hésite à s’engager dans de vastes entreprises, les ateliers se dépeuplent, le travail se ralentit. Une des expressions les plus significatives de cette stagnation est certainement la diminution sensible de notre commerce au commencement de cette année. Nos exportations ont faibli de 60 millions au mois de janvier. Or il faut toujours en revenir là : si les ressources créées par le travail diminuent à mesure que les charges s’alourdissent, comment les crises économiques ne s’aggraveraient-elles pas ? Et comment l’activité du travail reprendrait-elle tout son essor, si la politique, par ses troubles et par ses incohérences, la laisse sans protection et sans sécurité ? Eh ! sans doute, on a raison lorsqu’on parle de ce malaise qui frappe tous les regards ; mais qui donc en est responsable ? Qu’on se pose cette simple question : est-ce qu’il est provoqué, ce malaise, par la menace de l’organisation constitutionnelle qu’on prépare ? N’est-il pas au contraire la triste et inévitable conséquence des passions de parti acharnées à tout empêcher, à perpétuer et à se disputer un provisoire précaire au prix du repos et des intérêts du pays.

Ce n’est pas tout, l’assemblée elle-même souffre visiblement de ces divisions, de ces agitations qui l’épuisent. Tout entière aux préoccupations et aux combinaisons de partis, elle ne porte aux affaires qu’une attention distraite, intermittente, fiévreuse. Depuis le mois de décembre, elle n’a cessé de discuter sur le budget, sur les nouveaux impôts dont M. le ministre des finances a besoin. Or, après trois mois de discussion entrecoupée et incohérente, à quoi est-elle arrivée ? Elle a fini par ne plus y voir trop clair, elle s’est perdue dans toute sorte de propositions, d’amendemens contradictoires, et aujourd’hui elle prend son congé sans avoir voté tous les impôts qu’on lui demandait et sans les avoir remplacés, laissant dans le budget un déficit de 20 millions que M. Magne comblera comme il pourra. À la dernière heure cependant, avant de se séparer pour six semaines, l’assemblée a consacré deux séances à une des plus sérieuses questions militaires, non point encore à la reconstitution de nos défenses nationales si violemment ébréchées par la guerre, mais aux fortifications nouvelles de Paris. On était pressé par le temps, on sentait l’approche des vacances, le vote a été enlevé un peu au pas de course, non sans avoir été préparé par une savante et lumineuse discussion où se sont succédé M, Thiers, le général de Chabaud-Lalour, le général Chareton, le général Changarnier, le colonel Denfert.

Un instant, on a eu la velléité de demander le comité secret pour cette discussion. C’était, à vrai dire, un excès de scrupule qui semblait laisser supposer qu’il y avait des choses mystérieuses dans le projet sur les fortifications de Paris, ou qu’il pouvait être dangereux d’appeler l’attention jalouse de l’étranger sur la reconstitution de nos défenses. Il ne faut rien exagérer, et M. le ministre des affaires étrangères est intervenu avec un juste sentiment d’indépendance pour assurer l’assemblée qu’elle pouvait discuter en toute liberté, publiquement. M. le duc Decazes a sagement compris que le secret n’était ici qu’une fiction, qu’on pouvait au contraire abuser des privilèges d’une discussion intime pour dire des choses qui ne devraient pas être dites, et qui seraient ensuite divulguées, dénaturées, exagérées. D’ailleurs à quoi sert le secret dans de pareilles matières ? Est-ce que M. de Moltke a besoin d’écouter ce qui se dit à Versailles pour être au courant de nos affaires militaires ? Ne citait-il pas l’autre jour, en plein parlement allemand, les chiffres les plus précis sur nos forces, sur nos armemens ? Il n’en sera ni plus ni moins. Les fortifications de Paris ont eu l’étrange fortune d’être bien souvent discutées et de tromper tous les calculs, toutes les prévisions. Ainsi, lorsqu’elles ont été construites, on croyait presque qu’elles suffisaient pour décourager un ennemi de toute attaque directe contre Paris ; on était persuadé, on s’était fait cette illusion, qu’elles rendaient tout investissement impossible, et l’investissement le plus étroit, le plus invincible, s’est trouvé accompli en un jour ! Les fortifications avaient été élevées dans la pensée de préserver Paris d’un coup de main, non dans la prévision d’un siège prolongé, qu’on croyait à peine possible, — et Paris a résisté cinq mois, seul, sans un secours extérieur.

Que faut-il conclure de cette terrible expérience ? C’est là justement la question qui s’est agitée l’autre jour à Versailles. Faut-il se borner à compléter les fortifications actuelles en couvrant les points reconnus vulnérables, ? Faut-il au contraire étendre la ligne des fortifications bien au-delà, de façon à rendre l’investissement réellement impossible cette fois ? La lutte s’est engagée entre les deux systèmes. C’est le système étendu, présenté, soutenu par la commission de l’armée, qui a triomphé malgré la séduisante et instructive éloquence que M. Thiers a mise au service du système restreint. Il est bien clair que la perte de nos provinces de l’est a singulièrement changé la situation en faisant de Paris une place frontière que nous devons nous efforcer de rendre désormais inexpugnable. D’un autre côté, ne court-on pas le risque d’altérer jusqu’à un certain point l’esprit guerrier de la France en donnant à nos armées, à nos chefs militaires, la tentation de se réfugier au premier revers dans ce vaste camp retranché ? Une réflexion vient cependant à l’esprit en présence d’un débat comme celui qui s’est déroulé l’autre jour à Versailles : pourquoi l’assemblée ne multiplie-t-elle pas de telles discussions au lieu de se perdre trop souvent en conflits sans issue ? Elle y gagnerait de se pacifier elle-même au contact des grands intérêts nationaux, en laissant le pays à la fois plus tranquille, plus instruit et plus fort.

CH. DE MAZADE.


THÉÂTRE-FRANÇAIS.

LE SPHINX, comédie en quatre actes, par M. Octave Feuillet.

Plus que tout autre de nos écrivains, M. Octave Feuillet a horreur des vulgarités, il s’écarte instinctivement du sentier battu, et c’est dans la fine analyse que son tact extrême, sa distinction innée, se trouvent le plus à l’aise et brillent avec le plus d’éclat. Que, sans l’avoir prémédité, il choisisse pour sujet d’étude un repli inconnu du cœur, qu’il soit tenté de soulever des voiles dont presque personne n’oserait toucher le coin, rien de plus naturel ; mais plus ses audaces sont accentuées, et plus les moyens qu’il emploie pour les faire admettre sont discrets et contenus. Point de violences ni d’éclats, point d’oppositions brusquées, d’effets à sensation ; c’est dans les momens les plus dramatiques qu’il est plus sobre et plus réservé, il semble qu’alors il s’écarte, se boutonne, si j’ose dire, et qu’après avoir fait naître l’émotion dans l’âme des spectateurs il lui laisse la responsabilité de ses larmes et de ses frissons. Chez lui, rien qui sente le labeur de l’œuvre : de la façon la plus simple en apparence, avec l’aisance des vieux conteurs, il entame son récit comme à l’aventure, au gré de ses souvenirs. Il peint ses personnages par touches isolées : c’est un geste, un mot, une légère silhouette, qui peu à peu vous révèlent leur caractère, en sorte qu’on entre dans leur intimité sans savoir au juste comment et avant même de les connaître.

Cet art exquis de tout oser sans rien risquer, cette faculté de rendre le lecteur combustible à ce point qu’une étincelle l’enflamme, M. Feuillet y excelle, et, dans Julia de Trécœur[1] en particulier, il y est inimitable. Aussi avons-nous tremblé lorsque nous avons appris que cette œuvre, à la fois si hardie et si délicate, allait être transportée au théâtre et subir les réalités de la scène. Très probablement M. Feuillet lui-même ne se doutait pas dès l’abord que le peu de souplesse de ses nouveaux instrumens et les rudes exigences dramatiques l’obligeraient à autant de concessions et de changemens. En fin de compte, dans le Sphinx du Théâtre-Français on reconnaît à peine Julia de Trécœur. La pièce et le roman n’ont guère de commun que l’idée première, et aussi les grands succès qui les accueillent tous deux.

Dans son roman, M. Octave Feuillet a mis à contribution toutes les ressources de son art pour nous faire faire la connaissance de l’angélique petit démon dont il voulait pousser si loin l’étrangeté. Il nous parle de son enfance, des conditions exceptionnelles où s’est développée cette plante devenue sauvage à force de culture. Avec un art merveilleux, il nous éclaire les côtés aimables de son caractère, il la fait séduisante, sympathique parfois. On sent qu’il l’aime, et l’on est tenté de faire comme lui. À coup sûr, elle est excentrique, mais ses bizarreries sont indiquées si discrètement qu’elles vous attirent, loin de vous repousser.

Il ne serait pas inutile de relire le roman avant d’aller voir la pièce, et d’étudier un peu intimement Julia de Trécœur pour comprendre cette Blanche de Chelles, qui nous apparaît dès le début de la pièce déjà mariée à un officier de marine, pour le moment en expédition, et installée dans le somptueux château de son beau-père, l’amiral comte de Chelles. Ses impertinences au milieu de cet essaim d’amoureux qui l’assiègent, son agitation, sa soif de canotage, tout en elle, jusqu’à cette manie de porter dans le chaton de sa bague un poison foudroyant, étonnent péniblement. Ce sont là les touches un peu dures d’un portrait forcément hâté par les nécessités de la scène, mais auxquelles toutes les physionomies ne se prêtent pas. Pour être juste, il faut avouer que M, Feuillet ne pouvait faire ni mieux ni autrement ; il fallait que son héroïne se révélât sphinx tout d’abord, rapidement, et qu’elle le fît par des actes et des paroles. Comment éviter ces franchises un peu crues alors que l’espace et le temps manquent pour raconter le passé de toute une vie ? N’était-ce pas à l’actrice d’atténuer ces rudesses inévitables en faisant comprendre par son jeu, ses allures, son regard, par son silence même, les nuances infinies qui veulent cent pages pour être indiquées ? La femme que l’auteur a voulu peindre n’est pas seulement une excentrique vicieuse, une malade passionnée, ses brusqueries ne suffisent pas à expliquer l’irrésistible séduction qu’elle provoque autour d’elle, elle a un charme ; puis elle est fille de race, grande dame jusque dans ses folies, élégante, aristocratique jusque dans ses toilettes. Qu’elle parle et agisse en grisette, si l’on veut, mais qu’il soit évident qu’elle ne Test pas au fond. Il faut que l’on devine le perpétuel démenti qu’elle se donne à elle-même. L’actrice qui est chargée de ce rôle singulier le rend avec une franchise d’allure qui en simplifie les difficultés, mais le dépouille un peu trop. Elle ne nous montre qu’une des faces de ce caractère, qui en a beaucoup, et cette face unique est par malheur celle qui devrait servir de repoussoir aux autres, j’entends la face vulgaire. Il semble qu’elle évite à dessein les demi-teintes fines et qu’elle se réserve pour les violences passionnées des deux derniers actes, où elle montre, je dois le dire, une fort grande vigueur.

Mais revenons à la pièce, dont nous voulons au moins indiquer la charpente. Au moment où la toile se lève, nous sommes en fête au château de La Chesnay. On vient de dîner, on dansera ce soir, et Mme Blanche de Chelles, en pleine crise d’excentricité, malmène à plaisir les nombreux adorateurs qui l’entourent. Cette jolie femme n’est pas une coquette ordinaire ; elle a quelque chose de malsain dans l’âme, et il faut que son amie d’enfance et sa cousine, Mme  Berthe de Savigny, la plus tendre et la plus douce des créatures, l’aime bien profondément pour ne point être inquiétée par ces étranges façons. Cependant elle ne les eût jamais remarquées sans doute, si son jeune mari, M. de Savigny, sortant tout à coup de sa froide réserve, ne lui en signalait l’inconvenance et ne lui déclarait qu’elle doit cesser toute relation avec une femme aussi peu soucieuse de sa dignité et de sa réputation. Bien mieux, pour couper court à toute hésitation, M. et Mme de Savigny renonceront à passer l’été dans le château qu’ils habitent aux environs de La Chesnay et partiront immédiatement pour Nice. C’est sous l’impression des paroles de son mari que la jeune femme va trouver Mme de Chelles et. la conjure en termes touchans de renoncer à ses excentricités. « Si j’étais autre, je serais pire, » répond Blanche. Qu’a donc au fond du cœur cette femme effrayante, d’où lui vient ce mépris de tout le monde, ce dégoût de la vie, pourquoi nie-t-elle en termes aussi violens l’honneur, la vertu, l’honnêteté ? Berthe ne peut pas comprendre ces noirceurs de l’âme, et ne croit pas sans doute à la sincérité de ces aveux, car ses yeux s’emplissent de larmes lorsqu’elle annonce à son amie que des raisons de santé l’obligent à partir pour Nice. Mme de Chelles se redresse alors avec un mouvement de lionne blessée. « Cette détermination, dit-elle, ne vient pas de toi ; elle est de ton mari, qui depuis longtemps me poursuit de sa haine. Je veux le voir, je veux lui parler, lui demander la cause de ses insultans dédains… » Et c’est Berthe qui d’elle-même va chercher M. de Savigny, l’amène auprès de Blanche, puis s’éloigne en lui recommandant l’indulgence et la douceur. Vient alors une scène des plus dramatiques. Mme de Chelles s’attache à ce brave garçon comme à une proie. Si elle est fantasque, étrange, c’est qu’elle ne ressemble pas aux autres femmes, c’est qu’elle a dans l’âme des hauteurs de sentimens qu’elle veut cacher à tous, c’est qu’elle souffre, c’est qu’elle aime d’un amour immense que tout le monde ignore, même celui qui en est l’objet, et, comme M. de Savigny écoute froidement ces révélations : « Restez ici deux minutes, et je vous en fournirai la preuve, » dit-elle en s’éloignant. Cependant le jeune homme a perdu quelque peu de son assurance, une singulière pensée lui a traversé l’esprit : serait-il par hasard l’objet de ces ardeurs passionnées ? Mais non, cela ne peut être vrai !.. Et bientôt il a recouvré son sang-froid, en sorte qu’il est à peu près calme lorsque rentre Mme de Chelles, tenant à la main quelques papiers. « On se confie d’ordinaire à un ami, dit-elle. C’est à mon ennemi que je veux tout avouer. Voici des lettres où j’ai mis tout mon cœur. Elles ont été écrites pour n’être lues par personne, pas même par celui à qui elles sont adressées, et dont le nom est resté en blanc. Lisez, monsieur, je vous livre ces lettres. » M. de Savigny refusant de les accepter, elle les jette sur un divan.

En ce moment-là même, l’amiral, qui entre sous je ne sais quel prétexte, aperçoit ces papiers, qui semblent oubliés ; il s’en empare et va les examiner. S’il en lit une ligne. Blanche est perdue. Le jeune homme s’avance alors, et, reprenant des mains de l’amiral ces fatales lettres : « C’est, dit-il, le rôle que madame me destine dans la pièce que. nous devons jouer, et qu’elle a bien voulu me copier de sa main. » Un instant après, se trouvant seul, il arrache d’une main fiévreuse le lien qui réunit ces feuilles, et les lit avec avidité tandis que la toile s’abaisse lentement. L’effet de cette fin d’acte est saisissant. Rien de plus émouvant que cette situation, qui reproduit tout le pathétique du roman, quoique d’une façon moins intime. J’ai fait remarquer que le jeu de Mlle  Croisette donnait au rôle terrible de Blanche un caractère d’âpre réalité et de violence brutale qui certainement dépassait le but de l’auteur ; disons par contre avec quelle finesse et quel tact Mlle Sarah Bernhardt a compris et rendu le caractère charmant de Berthe de Savigny. D’un bout à l’autre, cela est parfait, et, pour tout dire, consolant.

M. de Savigny a été vivement atteint par la lecture de ces lettres diaboliques, et il n’a point eu assez de force pour dissimuler complètement son émotion, car sa chère et digne femme, tout à l’heure si confiante, est, lorsque nous la retrouvons au second acte, profondément Troublée. « Berthe, lui dit son mari, serais-tu jalouse? » Et comme, en dépit d’elle-même, des larmes s’échappent de ses yeux, il s’agenouille à ses pieds, lui prend les mains, la presse sur son cœur et la rassure avec une chaleur et une éloquence qui prouvent en même temps la conscience qu’il a du danger dont il est menacé, et aussi la ferme volonté de n’y point succomber. La scène est merveilleusement bien écrite et parfaitement bien jouée. M. Delaunay, qui en beaucoup d’endroits se montre un peu indécis, est là d’une franchise d’émotion, d’une tendresse convaincue, qui font du bien. Cependant Mme de Chelles, qui a assisté, cachée derrière un rideau, à cette scène de tendresse conjugale, se croit irrévocablement dédaignée par M. de Savigny. Poussée par je ne sais quelle rage, elle fait demander l’un des invités de son beau-père, un certain lord Astley que nous avons vu dès le début fort épris de la belle séductrice, puis elle oblige sa cousine Berthe à écouter l’entretien qu’elle va avoir avec le noble Écossais. Or cet entretien peut se résumer en ces quelques mots : « Vous m’avez proposé, milord, d’être votre maîtresse et de m’emmener avec vous dans vos forêts d’Ecosse. Je fus blessée par cette offre impertinente, mais, en y réfléchissant, l’idée de ce voyage me séduit ; la lune est superbe ; soyez cette nuit au carrefour des Trois-Chênes qui est à la lisière du parc de M, de Savigny. Ayez une voiture de poste, et je vous suivrai, vous avez ma parole. » L’aristocratique Écossais se retire un peu accablé par ce trop facile triomphe, et Berthe éperdue se précipite dans les bras de son amie : «Blanche, s’écrie-t-elle, renonce à ce projet fatal, je t’en conjure, ma sœur, ma chérie !.. » mais elle est interrompue par l’arrivée de M. de Savigny, qui vient chercher sa femme. La soirée est si belle qu’il a renvoyé sa voiture et se propose de rentrer à pied en compagnie de lord Astley. — Berthe accepte sans entendre ; les deux femmes s’embrassent, et l’on se sépare au grand déplaisir de l’aimable amiral, qui ne comprend pas que l’on se quitte ainsi avant d’avoir dansé le cotillon.

Le décor du troisième acte mériterait à lui seul une description particulière : nous sommes dans l’endroit le plus mystérieux et le plus poétique du parc : au fond, un lac entouré de grands arbres apparaît éclairé faiblement par la lune ; au milieu, un chêne séculaire se dressant parmi les rochers moussus. C’est là que la route se bifurque en deux chemins, dont l’un mène au château de Savigny, qui est proche, et l’autre conduit au carrefour des Trois-Chênes. C’est là aussi que lord Astley doit se séparer de ses compagnons de route, À peine a-t-il pris congé d’eux, que Berthe saisit le bras de son mari et lui révèle la folle détermination de Mme  de Chelles. « Qu’elle parte donc, s’écrie-t-il, et nous rende le repos ! » Mais Berthe lui fait honte de ces paroles, le supplie de tenter un suprême effort pour empêcher la malheureuse de tomber dans l’abîme. Le jeune homme cède enfin aux instances de sa femme, promet d’agir sur l’heure, et Mme  de Savigny regagne seule le château, dont elle aperçoit déjà les lumières. Cependant, une fois seul, il hésite encore, — qui sait si cette fuite n’est point une comédie ? — lorsqu’il aperçoit dans l’ombre Mme  de Chelles elle-même, s’avançant ainsi qu’un blanc fantôme et se rendant au rendez-vous où lord Astley l’attend. Il va droit à elle, et, croisant les bras : « Où allez-vous ? lui dit-il. — Je vais me perdre, répond-elle ; laissez-moi passer. » Alors il la conjure avec une insistance croissante, et peu à peu, se laissant aller à l’ivresse qui le gagne, il lui ordonne avec une violence et une autorité que la passion peut seule expliquer de ne pas faire un pas de plus. « Enfin, vous m’aimez donc ! » s’écrie Blanche ; elle pousse un cri et tombe pâmée dans ses bras. Au milieu de ces transports, on entend un bruit, tous deux écoutent avec anxiété. « C’est ma femme, fuyez, » murmure le jeune homme. C’est en effet Mme  de Savigny, qui, au cri poussé par Blanche, est revenue sur ses pas et a tout vu, tout entendu. Elle est pâle, brisée de douleur, mais pas un reproche ne s’échappe de ses lèvres ; elle n’a pas un geste d’indignation. Il n’est pas possible de mettre dans une scène presque muette plus de cœur, de dignité, de désespoir contenu. Voilà le vrai rôle, c’est celui-là qui devrait être le pivot de la pièce, l’âme du drame ; en l’écrivant, M. Octave Feuillet a retrouvé tous les trésors de son talent : n’est-ce pas justice que Mlle  Sarah Bernhardt y soit très bonne d’un bout à l’autre et vraiment admirable en deux endroits ?

Le dernier acte, qui est superbe, se passe chez Mme de Savigny, et est contenu presque tout entier dans une scène dramatique écrite avec une vigueur et une netteté qui sentent le maître. Mme  de Chelles, qui depuis quelques jours déjà est la maîtresse de M. de Savigny, apprend par lui que les fameuses lettres ont disparu et sont probablement entre les mains de Berthe ; elle veut à tout prix savoir la vérité et interroge Mme  de Savigny, lui reproche sa froideur, lui en demande la cause, doucement d’abord, puis avec une insistance dont Berthe ne peut plus bientôt supporter la cruauté. — « Ce sont tes lettres que tu veux ? s’écrie la pauvre femme en éclatant tout à coup, tu ne les auras pas ; elles sont là, et si tu ne t’éloignes immédiatement, je les livre à l’amiral. » — Tel est en deux mots le sens de cette scène superbement développée. Mlle Croisette y est d’une vigueur et d’une sauvagerie assurément fort remarquables, et qui ne font que mieux ressortir le grand art de Mlle  Sarah Bernhardt, qui, dans l’expression des ardeurs les plus passionnées, reste toujours noble. Devant les menaces de Berthe, Mme  de Chelles devient inflexible. De son regard haineux, effrayant, elle suit Berthe, qui se dispose à ouvrir la fenêtre pour appeler l’amiral. Enfin, persuadée qu’elle est irrévocablement perdue, elle ouvre le chaton de sa bague et verse dans un vers d’eau le poison qui y est renfermé. Cependant Mme  de Savigny n’a point eu le courage de pousser jusqu’au bout sa vengeance. « Non, non, dit-elle en s’éloignant de la fenêtre, je ne peux pas commettre une infamie ; voici tes lettres, prends-les ! » et, vaincue par l’émotion, s’affaissant sur le canapé : « Donne-moi de l’eau, dit-elle, j’étouffe. » Le poison est là, tout préparé ; Blanche touche le verre, regarde sa rivale, hésite, puis, frémissant d’horreur devant l’affreuse pensée qui vient de lui traverser l’esprit, elle se jette au cou de Mme  de Savigny, lui arrache un baiser, retourne vers le fatal verre d’eau et l’avale d’un trait.

C’est ainsi que se termine ce drame émouvant. La scène d’empoisonnement, qui lui sert d’épilogue, n’en fait pour ainsi dire pas partie ; elle ne lui ajoute rien qu’un sentiment de dégoût et d’horreur dont je ne veux pas assurément rendre M. Feuillet responsable. Que vient faire là cette scène d’hôpital, jouée avec une si prodigieuse vérité ? pourquoi ces hoquets de l’agonie, ces contorsions hideuses, ces grimaces funèbres de ce visage qui se décompose ? Comment se fait-il que M. Feuillet, qui a passé sa vie à étudier les délicatesses du cœur, à en poétiser les nuances, ait permis à Mlle  Croisette de se livrer à ce dévergondage d’analyse réaliste ? Tout Paris voudra voir ce tour de force horrible, la chose est claire, et c’est précisément cet appel aux curiosités malsaines du gros public qui rend cette audace plus choquante encore ; mais passons. Le drame tel que M. Feuillet l’a conçu et écrit se suffit à lui-même, et n’a pas besoin, pour être applaudi, des séductions qu’on a cru devoir ajouter en dépit des traditions respectées jusqu’alors à la Comédie-Française. Laissons donc à Mlle  Croisette le gros succès que lui vaudra la scène muette de la fin, laissons aux décorateurs la gloire de leurs chefs-d’œuvre, au pianiste polonais ses effets de dos et de perruque. Rappelons enfin à l’administration cette vérité, devenue proverbiale parmi les gens de goût, qu’un cadre trop éclatant de dorure et trop richement sculpté dévore la peinture qu’on lui confie ; rappelons-lui qu’il y a fort grand danger pour la littérature à transporter au Théâtre-Français les féeries de l’Opéra, qu’il faut laisser aux établissemens spéciaux certaines exhibitions, et qu’il n’est pas décent de chercher dans une œuvre littéraire des prétextes à spectacle.




Le directeur-gérant, C. Buloz.
  1. Voyez la Revue du 1er  mars 1873.