Chronique de la quinzaine - 31 mars 1878

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Chronique n° 1103
31 mars 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1878.

Convenons-en, tout ce qui se passe depuis quoique temps est bien étrange. Le monde n’est pas pour le moment à la sagesse, à l’équité souveraine, et si la France, dans ses modestes, dans ses laborieuses affaires intérieures, n’est pas encore à l’abri des petites crises, des conflits peu raisonnables ou des incohérences, ce n’est sûrement pas l’Europe qui lui donne l’exemple de l’esprit de conduite, de l’esprit de modération et de prévoyance. Ce n’est pas du Nord que nous vient aujourd’hui la lumière, c’est-à-dire la justice. C’est du Nord au contraire que nous viennent plus que jamais les obscurités et les menaces sous la forme de déchaînemens de la force sans contre-poids. On a laissé éclater et s’étendre une guerre qui, sous l’apparence d’un conflit oriental, affectait évidemment l’Occident tout entier. Pendant que la Russie entrait hardiment en action, on a temporisé, on a joué aux petits jeux de la diplomatie expectante, et l’on se réveille tout à coup dans la situation la plus troublée, en présence de ce traité de San Stefano qui ranime tous les antagonismes, qui, en ayant l’air d’être une œuvre de paix, n’est qu’un signal de complications nouvelles.

A l’heure qu’il est, les faits se pressent. Le congrès qui devait se réunir à Berlin, sur lequel on comptait pour un effort suprême de conciliation, ce congrès s’est évanoui avant d’être une réalité. Entre l’Angleterre et la Russie, l’entente n’a pu s’établir sur l’objet même ou sur les limites d’une délibération diplomatique, et l’irritation ne fait que s’accroître. Le plus sérieux représentant de la politique de concessions dans le cabinet de Londres, lord Derby, vient de donner sa démission, et lord Beaconsfield vient d’annoncer au parlement l’intention de mobiliser les réserves de l’armée activa ; le différend des deux diplomaties se dévoile dans toute sa gravité, tandis que sur le théâtre même des événemens possibles, autour de Constantinople, les Russes campés sur le rivage, et les vaisseaux anglais qui sont dans la mer de Marmara, en sont presque à se défier. A Vienne, le comte Andrasay a tenu jusqu’à ces derniers temps un langage énigmatique, ambigu comme sa situation, et le général Ignatief, qui vient d’être envoyé auprès de l’empereur François-Joseph, a sans doute pour mission de calmer les craintes de l’Autriche, de la gagner à la paix de San-Stefano, en la désintéressant à demi, ou tout au moins de la détacher de l’Angleterre. M. de Bismarck combine la stratégie par laquelle il jouera son rôle. Les puissances les plus intéressées ou les plus engagées dans cette crise sont visiblement à la veille de résolutions graves, sans savoir peut-être ce qu’elles veulent réellement, ce qu’elles peuvent, ni où elles vont. Que va-t-il sortir de cette confusion aussi dangereuse qu’étrange, où tant d’intérêts conspirent pour l’apaisement, et où tant de fatalités poussent vers les conflits ? Ce qui est clair, c’est que la Russie, après avoir pris les armes sans consulter l’Europe, manœuvre maintenant pour imposer la paix qu’elle a conquise, pour la défendre s’il le faut, ou du moins pour diviser ceux qu’elle pourrait trouver pour adversaires dans une lutte nécessairement agrandie. Le premier acte de la nouvelle guerre d’Orient est fini, il a été clos à San-Stefano ; nous touchons au second acte du drame, à des péripéties inconnues. Quel sera le dénoûment ? Voilà le point noir ! voilà maintenant l’état réel des choses.

Que la Russie joue, avec une habileté et une hardiesse que les événemens jusqu’ici n’ont pas trompées, un jeu des plus redoutables, cela n’est point douteux. Elle a cru pouvoir profiter d’une circonstance qui lui a semblé unique, de la suspension de tout droit public, des divisions de l’Europe, de la difficulté des alliances pour l’Occident, des connivences qui l’ont servie et sur lesquelles elle compte encore. Elle n’a pas vu que ces facilités mêmes et ces complicités pouvaient être autant de pièges. A vrai dire, la Russie avait à choisir entre deux politiques. Puisqu’elle voulait absolument saisir l’occasion qu’elle croyait favorable et faire une guerre que rien de sérieux ne provoquait, à laquelle personne ne l’encourageait, puisqu’elle tenait à se passer cette fantaisie, elle aurait pu mesurer son action, et s’imposer jusque dans la victoire une certaine modération. Elle pouvait se borner à des résultats tels qu’ils eussent attesté l’ascendant de ses armes, la puissance de ses interventions, sans tout bouleverser. C’eût été en définitive une politique qui n’aurait pas été sans grandeur, si, après des succès et des sacrifices que nous ne contestons pas, la Russie avait convié l’Europe à créer pour l’Orient un ordre nouveau qui eût effacé, si l’on veut, l’ordre de 1856, qui eût assuré aux populations chrétiennes des conditions meilleures, en maintenant les garanties les plus essentielles pour les intérêts de l’Occident. Ce qu’on a fait plus d’une fois dans des conférences pour la Valachie et la Moldavie, pour la Serbie, pour le Monténégro lui-même, pour la Crète, on pouvait le faire dans des proportions plus étendues, plus efficaces, plus flatteuses pour l’orgueil du tsar, sans rompre néanmoins avec les traditions d’une délibération souveraine et indépendante. C’eût été toujours un succès pour l’influence russe, non l’éclipse de l’Europe. La Russie ne s’est pas contentée de ce programme, où elle aurait pu trouver encore de glorieuses satisfactions, elle a voulu de sa propre autorité aller jusqu’au bout, et ce qui arrive aujourd’hui était inévitable : c’est la conséquence fatale d’une politique à outrance qui joue le tout pour le tout, qui, de vive force ou par subterfuge, voudrait introduire dans l’organisme européen des combinaisons aussi imprévues que menaçantes. C’est la question qui se cache dans le traité de San-Stefano, œuvre de prépotence, dans ces négociations vainement engagées pour la réunion d’un congrès devenu impossible. C’est ce qui fait la gravité de la situation où nous sommes arrivés. La Russie se croit assez forte pour obtenir de l’Europe la sanction de ce qu’elle a fait, de ce qu’elle a conquis, des distributions de territoires qu’elle a décidées, des créations qu’elle décrète. L’Europe, qui n’a été consultée en rien, s’arrête étonnée, elle tourne autour de cette paix orientale qui ne lui dit rien de rassurant, qui lui apparaît comme une nouveauté dangereuse, comme une énigme pleine de menaces.

Œuvre singulière assurément que cette paix signée dans un petit village des côtes de Constantinople, conçue avec un art savant, de façon à détruire l’empire ottoman en lui laissant un nom, une ombre d’existence, et à créer des indépendances en les laissant sous un maître ou, si l’on veut, sous un protecteur nécessaire ! Œuvre plus redoutable encore peut-être par ce qu’elle laisse d’inachevé et d’indécis que par ce qu’elle décide dès ce moment ! Que dit-il en effet ce traité de San-Stefano, qui pour l’Europe garde encore officiellement le nom de « préliminaires, » mais qui vis-à-vis de la Turquie reste définitif, et est déjà ratifié à Saint-Pétersbourg comme à Constantinople ? Qu’on laisse de côté ce qui n’est pour le moment que la partie accessoire, les cessions de villes et de provinces en Asie, les indemnités d’argent qui ne sont qu’un titre de coercition éventuelle réservé par un créancier tout-puissant vis-à-vis d’un débiteur insolvable. Le point important, le point essentiellement politique, c’est la distribution des territoires en Europe. Ici tout est évidemment combiné d’après des calculs profonds, suivant les préférences ou les vues traditionnelles de la Russie.

La configuration de cet Orient nouveau peut sembler bizarre, elle n’est pas moins tracée dans ses lignes essentielles par des mains expérimentées. Le général Ignatief, qui est un des principaux auteurs du traité, n’a point agi sans intention ; la Serbie, quoiqu’elle ait été chargée du prologue de la dernière guerre, n’est point la préférée. Elle est déclarée indépendante avec un assez modeste agrandissement qui lui donne la place de Nisch, la vallée de la Drina, le « petit Zvornik. » La Roumanie, bien qu’elle ait été pour les Russes une alliée autrement efficace que la Serbie, est encore moins favorablement partagée. Elle reçoit, pour tout prix de son concours, le droit de souveraineté indépendante avec la chance d’avoir à rendre la Bessarabie, qu’elle défend passionnément, en échange de la Dobrutscha, dont elle ne veut pas, malgré la libérale obstination des Russes à lui offrir ce territoire embarrassant. Quant au belliqueux Monténégro, il se ressent de l’ancienne et constante protection des tsars ; il est plus que doublé, et il réalise enfin son rêve, il arrive à l’Adriatique, il devient une puissance maritime ! Ceci ne touche qu’aux anciens états déjà plus qu’à demi indépendans de la Porte ; mais la grande création de la paix de San-Stefano, l’objet de toute la prédilection du cabinet de Saint-Pétersbourg, c’est la principauté nouvelle de Bulgarie, Celle-ci, partant du Danube, s’étend entre la Serbie et la Mer-Noire, contourne Andrinople, va jusqu’à la mer Égée, eu golfe d’Orfané, jusqu’aux abords de Salonique. Elle comprend la Roumélie, des parties de la Thrace, de la Macédoine, de l’Albanie, La Bulgarie est la privilégiée ! Et de l’empire ottoman que reste-il ? C’est en vérité un état assez baroque, Le sultan reste le gardien des détroits des Dardanelles, du Bosphore, et il conserve Constantinople avec un « potager. » Sur la mer Egée, il a Salonique avec son golfe, ses promontoires, et un autre « potager, » une banlieue resserrée de toutes parts. Hors de là il n’a pas encore perdu la Thessalie, l’Épire, où il est déjà menacé par les Grecs, et il reste provisoirement en possession de l’Herzégovine, de la Bosnie, où l’on n’arrivera plus que par un défilé étroit, ménagé entre la Serbie et le Monténégro.

L’empire ottoman n’est plus qu’un composé de trois ou quatre tronçons qui ne communiquent plus même entre eux ou qui n’ont que des communications tolérées, toujours incertaines, sous le bon plaisir des Bulgares. Dans l’épaisseur de la Turquie d’Europe tout entière, du Danube à Salonique, se déroule sans interruption la Bulgarie nouvelle, et dans cette Bulgarie, vainement affublée du titre de principauté tributaire, la Russie campe pour deux ans avec une armée d’occupation de 50,000 hommes. Un prince de la famille du tsar, ou tout au moins son allié, a certainement bien des chances d’être élu comme chef de l’état qui vient d’être créé ; il est déjà désigné. Un commissaire russe est chargé, pendant deux ans, de l’installation du nouveau gouvernement. Il ressort de cet ensemble d’arrangemens une chose parfaitement évidente. D’empire ottoman il n’y en a plus, il n’y a qu’un fantôme, une ombre de sultan qui a reçu l’autre jour le grand-duc Nicolas dans son palais avec les honneurs dus à un victorieux. Il n’y a plus dans ces provinces ensanglantées et pétries par la guerre qu’une agglomération d’états anciens ou nouveaux, comblés ou mécontens, agités par tous les antagonismes de race ou de religion, et entre lesquels la Russie reste une médiatrice souveraine et nécessaire. C’est la Russie qui est la vraie maîtresse de l’Orient à l’heure qu’il est. Elle va désormais par la Bulgarie jusqu’à la mer Egée, et par son influence sur le Monténégro jusqu’à l’Adriatique. Elle a ce qu’elle désirait, sinon par voie de possession directe, du moins par une sorte d’appendice qui lui ouvre le chemin vers les mers du midi. Elle tient ce qui reste d’empire ottoman par toutes ces dislocations qu’elle lui a infligées, par ces indemnités que la Turquie est certainement hors d’état de payer, et qui peuvent l’exposer ou à subir une exécution sommaire ou à demander merci. La prépotence russe est donc aussi fortement constituée qu’elle puisse l’être, et quand aujourd’hui on fait appel à un congrès pour achever ce singulier ouvrage, quand s’élève la question de savoir quelles sont les clauses qui seraient de nature à être soumises au congrès, qui touchent aux intérêts européens ; la réponse sort d’elle-même de toute cette situation.

La question n’est point évidemment dans une clause spéciale : elle est partout, dans l’esprit même de ce traité où tout concourt à un but unique, dans cette révolution de droit public et d’équilibre universel accomplie par une seule volonté, dans cet ensemble de dispositions qui font qu’il n’y a plus d’empire ottoman et qu’à la place il y a une autre puissance élevant sa domination en Orient, On demande ce qui touche les intérêts européens dans le traité de San-Stefano, on pourrait plutôt demander ce qui ne les touche pas, et lorsque la Russie a encore l’air de ne pas comprendre, lorsqu’après avoir agi sans consulter personne, elle affecte de se représenter comme la première gardienne de ces intérêts, elle peut être habile, elle ne simplifie rien par une équivoque, Elle ne fait que rendre plus sensible, plus irréparable peut-être l’antagonisme qui vient de se déclarer, dont l’Angleterre, pour sa part, semble se décider aujourd’hui à encourir les responsabilités et les chances.

Chose étrange dans une situation où tout devient étrange ! Si l’Angleterre ne souscrit pas à l’œuvre de San-Stefano, c’est elle qui retarde la paix désirée par le monde entier, qui refuse cette satisfaction aux intérêts européens dont la Russie est si vivement préoccupée ! Si l’Angleterre, avant d’entrer dans un congrès, demande quelques éclaircissemens et réclame pour la diplomatie le droit d’une délibération complète. indépendante et efficace, c’est elle qui empêche le congrès ! Si l’Angleterre, inquiète de tant d’événemens inattendus, de la présence des Russes aux portes de Constantinople, franchit les Dardanelles et paraît avec ses vaisseaux dans la mer de Marmara, c’est elle qui se fait provocatrice ! Oui, en vérité, c’est l’Angleterre qui a été le boute-feu en Orient, et par une bizarrerie de plus, voilà la Russie réduite à invoquer contre elle, dans l’intérêt de la paix, — quoi donc ? le traité de 1856 qui interdit aux navires de guerre le passage des détroits ! Il est assez singulier, on en conviendra, de voir la puissance qui vient de signer directement avec la Turquie le traité de San-Stefano rappeler tout à coup le traité de 1856 qu’elle a si bien respecté. Les rôles sont visiblement changés. En réalité, l’Angleterre expie peut-être aujourd’hui les contradictions et les longues tergiversations de sa politique. Il n’est point douteux que dans les deux dernières années il y a eu des instans où avec un peu plus de résolution elle aurait pu atténuer, si ce n’est détourner, les événemens. Même dans ces derniers mois de guerre, il y a eu des heures où elle aurait pu intervenir utilement en médiatrice de la paix, et dans tous les cas elle n’aurait pas risqué plus qu’elle ne le fait aujourd’hui. Elle était seule, il est vrai, elle se sentait enchaînée par des résistances d’opinion, par des dissidences qui pénétraient jusqu’au sein du cabinet. Elle n’a rien fait quand il en était temps encore, et après avoir trop tardé, elle se trouve en présence d’un dénoûment importun contre lequel elle finit par se révolter. C’est précisément à cette occasion que vient d’éclater la crise intérieure dont la démission de lord Derby a été la suite et qui a été expliquée avec une patriotique réserve devant le parlement. Ce n’est point à propos de la participation de l’Angleterre au congrès que la rupture s’est produite dans le ministère. Lord Derby lui-même considérait cette participation comme impossible dès que la Russie refusait de soumettre le traité de paix tout entier au congrès ou du moins répondait d’une manière évasive. L’ancien chef du foreign office a hésité au dernier moment comme il a hésité bien des fois depuis deux ans, comme il hésitait il y a deux mois au moment de l’entrée de la flotte de l’amiral Hornby dans les Dardanelles. Il n’a pas voulu aller plus loin ; il a refusé de suivre lord Beaconsfield jusqu’à la mobilisation des réserves de l’armée de terre. Et cependant, dès qu’il n’y avait pas de congrès, il fallait bien prendre un parti. Le cabinet de Londres était inévitablement conduit à se mettre en mesure de faire face à toutes les éventualités. Il est clair que dans les récens arrangemens de l’Orient il y a des nouveautés que le gouvernement britannique refusera d’admettre dans son propre intérêt aussi bien que dans l’intérêt de la « liberté de l’Europe, » selon le mot de lord Beaconsfield. Il n’est pas moins certain que l’Angleterre ne quittera pas les eaux de la mer de Marmara tant que les Russes seront devant Constantinople, et comme les Russes déclarent à leur tour qu’ils ne quitteront pas les abords de Constantinople tant que les Anglais seront dans la mer de Marmara, le cercle est sans issue. On est à la merci des incidens. C’est sans contredit une situation pleine de périls.

Quelle attitude va prendre l’Autriche de son côté ? Ce qui est vrai de l’Angleterre est peut-être aussi vrai, au moins jusqu’à un certain point, de l’Autriche elle-même. Sans doute, dans le cours de cette longue crise, l’Autriche, elle aussi, aurait pu avoir une influence sur les événemens, arrêter la Russie ; mais elle était bien plus que l’Angleterre enlacée de toute sorte de difficultés intérieures ou diplomatiques, et maintenant c’est devant les faits accomplis qu’elle est obligée de se décider. La mission que le général Ignatief remplit en ce moment à Vienne aura-t-elle pour effet d’immobiliser définitivement l’Autriche, de prolonger cet état énigmatique sur lequel le comte Andrassy disait récemment qu’on ne pourrait se prononcer que plus tard ? Le général Ignatief est assurément un habile diplomate ; il a dû arriver avec des offres séduisantes, surtout avec des paroles propres à raviver les souvenirs de l’alliance des trois empereurs. Quelle que soit cependant l’adresse de l’envoyé russe, la réalité est là, et le traité de San-Stefano est là aussi. Tous ces remaniemens, toutes ces créations au sud des Balkans, sur la mer Egée ou l’Adriatique ne peuvent être qu’une menace pour la sécurité de l’Autriche, pour son avenir. Dût-on lui accorder quelques rectifications des frontières des nouveaux états, ce ne serait pas pour elle une garantie bien sérieuse. Dût-on la tenter encore par l’appât de la Bosnie et de l’Herzégovine, elle ne pourrait en cédant que se compromettre, se lier à un nouveau partage, à une œuvre de la force. Par bien des raisons, elle peut être portée à ménager la Russie ; par ses intérêts les plus évidens, elle est rapprochée de l’Angleterre, dont l’attitude même lui est utile au moment présent dans ses négociations avec l’envoyé russe. Entre les deux puissances, il y a des traditions de politique commune en Orient. Pour l’Autriche comme pour l’Angleterre, la question ne reste pas moins dans sa gravité, parce que toutes les résolutions sont devenues difficiles et périlleuses.

Pour nous, en France, nous pouvons parler de ces crises sans parti-pris. La France est certes aujourd’hui la plus désintéressée des nations, et il faut bien s’entendre, elle est désintéressée librement, par choix, non par indifférence ou par faiblesse, non parce qu’elle se sentirait au-dessous du rôle que les événemens pourraient lui rendre. Cette neutralité impartiale, attentive, est pour le gouvernement un devoir et un acte de prévoyance. Le droit des esprits indépendans est de ne pas laisser croire que la politique française, même dans ses abstentions préméditées, oublie ses traditions et se sépare des intérêts européens livrés à l’ardeur des mêlées contemporaines.

Le meilleur moyen de venir en aide à cette politique extérieure toute de prévoyance, de raison et de réserve, ce serait d’arriver enfin à se fixer dans des conditions de vie intérieure un peu moins précaires. A quoi bon une constitution, — puisqu’il y a une constitution acceptée et régulièrement reconnue, — si elle doit être perpétuellement mise en doute ? A quoi servirait d’avoir franchi heureusement les mauvais pas, les écueils, si l’incertitude et l’irritation devaient se prolonger par une série d’escarmouches, de procédés défians et provocans ? C’est pourtant à tout cela qu’on dépense beaucoup d’activité ou beaucoup d’imagination depuis quelques semaines. La crise qui a éprouvé la France l’an dernier s’est dénouée il y a trois mois aussi favorablement qu’elle pouvait se dénouer j la paix s’est faite sérieusement entre les pouvoirs publics ; un ministère sensé et modéré existe. Les problèmes les plus dangereux ont été sagement écartés, et depuis qu’il n’y a plus de grosses questions, de gros nuages, on semble se faire un singulier plaisir de soulever toute sorte de petites affaires, de petits nuages, de créer ou d’imaginer des conflits entre les deux chambres et, pour tout dire, d’entretenir une petite guerre contre le sénat.

Que signifie tout cela, cependant ? En définitive, il y avait un certain nombre de lois formant une sorte de programme politique et soumises au parlement. Il y avait la loi sur la liberté du colportage des journaux, le sénat l’a votée. Il y avait la loi sur l’état de siège, le sénat l’a approuvée. Il y avait la loi sur l’amnistie, en faveur des délits de presse commis pendant la période du 16 mai, — le sénat vient de la voter en effaçant, il est vrai, la date du 16 mai et en adoptant pour les effets de l’amnistie la période annuelle du Ier janvier au 31 décembre 1877. Il y avait aussi le budget : en quoi donc le sénat a-t-il montré son intempérance ou son animosité contre la république ? Il a cru devoir adopter quelques amendemens, trois ou quatre augmentations de crédits sur les invalides, sur les bourses des séminaires, sur les remontes. Franchement, si le sénat ne peut pas modifier une loi ou restituer quelques crédits dans le budget, sans que la chambre des députés relève cela comme un défi, sans qu’on menace aussitôt la première assemblée, quelle idée se fait-on du régime parlementaire, du jeu des institutions libres ? Quand même le sénat se tromperait quelquefois dans ses votes, il en a le droit ; la chambre des députés, elle aussi, a ce droit dont elle use libéralement. Et au bout du compte comment tout cela finit-il ? Lois et budget sont votés : on aurait dû commencer par là, on se serait épargné les émotions de ces perspectives de conflits sans raison sérieuse et d’une petite guerre bien inutile.

On ne fait pas de la politique de tous les jours avec de l’histoire, avec les évocations des temps évanouis ; mais l’histoire est une bonne conseillère de la politique, parce qu’elle est l’expérience condensée, parce qu’elle montre à leur source des événemens dont on subit encore après bien des années les lointains effets. Une question reste livrée à des discussions sans cesse renaissantes après un siècle. Quel est le caractère définitif de la révolution ? Dans quelle mesure a-t-elle été nécessaire, ou stérilement violente ? Où est la limite entre les fictions de l’esprit de parti et la réalité, entre ce qui est légitime et ce qui n’est qu’une conception chimérique ? C’est là précisément l’objet des fortes études que M. Henri Taine poursuit sur les Origines de la France contemporaine, et dont il vient de publier la seconde partie sous ce titre d’une simplicité éloquente : la Révolution ! Par elle-même, cette étude nouvelle, œuvre d’un talent vigoureux, est un des signes les plus frappans des transformations d’idées qui s’accomplissent sous la pression des événemens.

Jusqu’ici on a eu surtout ce qu’on pourrait appeler la légende des temps révolutionnaires. La révolution a eu ses apologistes et ses détracteurs qui, même en étant quelquefois d’éminens historiens, ne se défendaient pas d’un généreux parti-pris, d’une préférence en quelque sorte instinctive. Le livre de M. Taine, c’est la critique libre, positive et inexorable de la révolution, de ses origines, de ses actes ; c’est l’esprit d’analyse et de dissection appliqué à toute une époque, et c’est ce qui fait la nouveauté, l’originalité de cette étude, souvent trop touffue, trop encombrée de témoignages, mais singulièrement puissante et destinée à déranger un certain nombre d’idées préconçues.

Qu’en résulte-t-il en effet ? C’est qu’il y a bien des jugemens acceptés par tradition ou pour l’honneur de la cause qui sont démentis par la réalité plus sévèrement scrutée ; c’est que la plupart des œuvres de la convention étaient déjà en germe dans l’assemblée constituante ; c’est que la terreur n’a pas commencé seulement à la fin de 1792, elle existait dès les premiers jours, si bien que, pour une partie de la noblesse, l’émigration pourrait bien n’avoir été que la conséquence forcée d’une persécution furieuse, accompagnée de massacres, organisée partout, dans les campagnes comme dans les villes ; c’est que la constitution de 1791, en détruisant la société ancienne, n’avait pas créé la société nouvelle et n’avait réussi qu’à décréter « l’anarchie légale » à la place de « l’anarchie spontanée » répandue partout depuis deux ans. M. Taine trace ce sombre tableau d’un trait vigoureux dans ses chapitres sur l’Assemblée constituante et son œuvre, — la constitution appliquée. Il multiplie les faits et les preuves avec une abondance redoutable. Sans se laisser détourner, il poursuit cette instruction saisissante dans tous les coins de la France ; mais il semble oublier qu’au-dessus des détails sinistres, à travers le cours troublé, trop souvent sanglant des événemens, il y a autre chose. Il y a le souffle généreux qui a fait qu’un tel mouvement n’a pas pu se perdre, même dans les crimes et dans l’anarchie ; il y a l’inspiration morale et idéale, qui est la compensation de l’inexpérience et des dangereuses chimères ; il y a la pensée de justice, d’humanité, de progrès, qui décide de la révolution, qui finit par se retrouver dans une société nouvelle, et c’est ce qu’on veut dire lorsqu’on maintient justement la distinction décisive entre 1789 et 1793.

Ce n’est pas moins là un livre terriblement sérieux, presque inquiétant parfois, et qui donne à réfléchir : c’est son mérite et son succès. Que l’auteur des Origines de la France contemporaine se laisse emporter par instans et comme enivrer par la multiplicité des faits et des témoignages du temps, qu’il ne tienne pas assez de compte de la partie morale de la révolution française, c’est possible. Tous les faits que M. Taine se plaît à entasser dans ses récits un peu compactes, restent cependant une réalité, la triste réalité dont la société nouvelle a eu à triompher pour devenir ce qu’elle est. On peut les interpréter, on ne peut guère les nier, et ils sont de nature à inspirer un sentiment aussi grave que profond. Non sans doute, on ne renonce pas à certaines idées qui ont pu être dénaturées ou profanées par des révolutionnaires, on ne reste pas moins attaché d’âme et d’esprit à la nouvelle société française. On accepte les progrès qui sont sortis en définitive de cette formidable époque comme des bienfaits ; mais on apprend à quel prix ils ont été achetés, par où l’on a passé, combien il y a eu de sang innocent versé, ce qu’il y a eu d’iniquités et de victimes avant qu’on soit arrivé à cet ordre nouveau, qu’il s’agit justement de maintenir et de défendre aujourd’hui. On comprend aussi quels fermens redoutables de telles épreuves ont dû laisser dans une société si profondément remuée, quelles traditions d’idées fausses et de fanatismes ont pu survivre sous prétexte de fidélité à la révolution, quelles habitudes de la force et de la violence ont eu le temps de s’enraciner en rendant tout possible. C’est précisément ici que l’histoire rejoint la politique, en l’éclairant, en montrant les écueils à éviter. M. Taine assure qu’il n’a songé qu’à tracer la « figure du passé, » qu’il a voulu faire une œuvre d’historien, et « rien de plus. » Dût-on ne pas tout accepter dans son livre, il a décrit assez de choses vraies, et il les a décrites assez énergiquement pour qu’on ne soit pas tenté de recommencer l’expérience des révolutions, surtout quand on n’aurait rien à fonder.


CH. DE MAZADE.



La Guerre franco-allemande de 1870-1871, par la section historique du grand état-major prussien, 13e livraison, 1878. Dumaine.


La section historique de l’état-major de Berlin poursuit avec lenteur, mais avec sûreté, le grand travail qu’elle a entrepris sur la guerre de 1870-1871. La 13e livraison qui vient de paraître et qui est traduite comme les précédentes par M. le commandant Costa de Serda n’arrive encore qu’au mois de décembre 1870. Elle embrasse cette partie de la campagne qui aboutit pour les Allemands à la reprise d’Orléans, après Coulmiers et les affaires engagées sous Paris, Villiers, Champigny. C’est un exposé détaillé de ces deux épisodes qui s’éclairent mutuellement, qui sont comme le point culminant de la guerre. Le récit de l’état-major prussien a le mérite de rester avant tout une œuvre militaire et de débrouiller des opérations compliquées. Naturellement il ne raconte que la partie allemande, sans être même toujours précis ou exact sur ce qui se passe au camp français ; ce n’est pas moins un des plus précieux documens de l’histoire.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.