Chronique de la quinzaine - 31 mars 1898

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Chronique n° 1583
31 mars 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars.


La date des élections générales est définitivement fixée au 8 mai. À vrai dire, le gouvernement n’a pas eu le choix : cette date s’imposait à lui. Il ne pouvait pas en adopter une plus éloignée, puisque les pouvoirs de la Chambre expirent le 31 mai, et que les élections de ballottage auront lieu le 22 ; il ne pouvait pas non plus en adopter une plus rapprochée, puisque, à l’heure où nous écrivons, le budget n’est pas encore voté. La longue histoire de ce budget témoigne de la patience de la majorité à l’égard de toutes les fantaisies de la minorité. Combien différente a été la discussion du budget sous le cabinet radical de M. Bourgeois ! On en était alors, il est vrai, à la lune de miel de ce cabinet, et ses adversaires du lendemain s’appliquaient avec une surprenante bienveillance à lui faciliter les premiers pas. Le budget a été voté en quelques semaines. Les radicaux et les socialistes, une fois revenus à l’opposition, se sont bien gardés de suivre cet exemple, et de traiter M. Méline comme les modérés avaient traité M. Bourgeois. Aussi le budget de l’année courante est-il toujours à l’état d’espérance, et il aura fallu quatre douzièmes provisoires avant qu’il soit voté. Quatre douzièmes ! Cela ne s’était pas encore vu. Et la législature qui s’achève aura duré six mois de plus que les précédentes ! Autrefois, les élections avaient lieu en août ou en septembre, et le budget était voté à cette date ; cette fois, il ne l’est pas encore à la fin de mars. Il faut souhaiter que la Chambre prochaine ne suive pas, à ce point de vue, comme d’ailleurs à plusieurs autres, les exemples de celle-ci. Tous les partis, en désaccord sur tant d’autres points, s’entendent sur un seul, à savoir que la méthode de travail de la Chambre des députés est foncièrement défectueuse, et que la première occupation de la Chambre future devra être de la changer. L’utilité de cette réforme a paru si évidente qu’on n’a pas craint de l’opposer et de la préférer à la révision de la Constitution. Les radicaux et les socialistes demandent celle-ci ; les modérés leur répondent en proposant celle-là. Sans la révision de la Constitution, disent les premiers, rien n’est possible, et les seconds assurent que la révision de la Constitution ne servirait à rien sans la réforme du règlement de la Chambre. Peut-être se trompent-ils les uns et les autres. On aura beau réviser la Constitution ou changer le règlement, si les mœurs politiques et parlementaires restent ce qu’elles sont aujourd’hui, un texte en aura remplacé un autre, et rien de plus. Le mal n’est pas dans les textes, il n’est même pas dans les choses, il est dans les hommes : et c’est pour cela qu’il est si difficile à guérir.

Il serait pourtant injuste de dire que rien n’a été fait, dans ces derniers temps, pour préparer cette guérison. Une grande partie du mal dont nous sommes affligés vient de la promiscuité que les habitudes ou les besoins d’une lutte soutenue en commun ont introduite, à l’origine, dans les rangs du parti républicain. C’est ce qu’on a appelé la concentration. Elle a toujours des partisans, et peut-être un des plus convaincus de sa nécessité est-il celui qui l’a rompue, nous voulons dire M. Léon Bourgeois. Il a fait le premier ministère homogène, mais tout le monde sait qu’il ne l’a pas fait exprès. Après lui est venu M. Méline qui, lui aussi, dans le passé, n’avait pas été l’adversaire de la concentration, et qui s’est pourtant trouvé obligé de faire un ministère franchement modéré, à l’exclusion de tous les élémens qui auraient eu un caractère radical trop accentué. La force des choses s’est imposée aux uns et aux autres. La vie politique y a gagné dans le pays. On a vu se dessiner deux partis politiques ayant des programmes distincts et des aspirations différentes. Pour la première fois, le suffrage universel va être appelé à se prononcer entre ces programmes et ces aspirations. Il aura à choisir entre des socialistes, des radicaux, des modérés, et, quoi qu’on essaye de faire dans l’avenir, il restera quelque chose de cette division que, pour notre compte, nous jugeons salutaire, parce qu’elle met enfin un peu de clarté là où il n’y avait qu’obscurité et confusion. Il est permis d’espérer, — et c’est par-là que nos mœurs générales pourront s’améliorer, — que les questions de personnes ne seront plus tout, et que les questions de principes reprendront la place qu’elles auraient toujours dû occuper. On a vu, il y a deux ans, les radicaux et les socialistes s’entendre pour soutenir un même ministère ; on a vu depuis, par une conséquence nécessaire, toutes les fractions du parti modéré se mettre d’accord pour atteindre un but analogue. Il en est résulté des classifications qui sont destinées à prendre de plus en plus un caractère permanent. Elles pourront encore s’obscurcir et se mêler, mais jamais aussi complètement qu’autrefois, ni pour un aussi long temps. Il restera quelque chose des expériences qui viennent de se faire. Le parti modéré ne saurait oublier qu’il y a trouvé cette durée, cette stabilité ministérielle après laquelle le pays soupirait en vain, et qui semblait être un problème insoluble. Il l’était, en effet, avec la concentration républicaine. Ce système pouvait augmenter la surface de la majorité, mais à la condition de la rendre faible, inconsistante et friable, tantôt sur un point et tantôt sur un autre. Avec lui, les ministères duraient six mois. Il est vrai qu’en se succédant, ils se ressemblaient à s’y méprendre. S’il y avait peu d’utilité à provoquer une crise ministérielle, il n’y avait d’autre part aucun inconvénient. Aujourd’hui, on y regarde à plusieurs fois avant de renverser un cabinet, et une des principales raisons qui ont fait la solidité de celui de M. Méline, est qu’on pouvait, qu’on devait même craindre, au début, de voir revenir M. Bourgeois. Le sentiment du danger à courir a fait la cohésion de la majorité et l’a maintenue jusqu’à la fin. Si on n’est pas complètement rentré dans la vérité du gouvernement représentatif, — qui est le gouvernement d’un parti à l’exclusion d’un autre parti, — on s’en est du moins rapproché.

Maintenant, la trompette du jugement dernier sonne pour la Chambre, et nous allons voir quelle sera l’attitude de nos députés d’hier devant leurs juges de demain, c’est-à-dire devant les électeurs. Dans quelques jours, les journaux seront remplis de professions de foi et les murailles en seront couvertes. Que diront-elles ? Nous voudrions préciser les points principaux des programmes qui vont se trouver en présence et en conflit. Cela n’est pas toujours aussi facile qu’on pourrait le croire.

Nous avons peu de chose à dire des socialistes, non pas, certes, que nous les regardions comme une quantité négligeable, mais parce qu’il suffit de savoir qu’ils sont socialistes, collectivistes, ennemis de la propriété individuelle, quelques-uns intransigeans sur les principes, quelques autres disposés à en sacrifier, ou du moins à en ajourner quelque chose, pour en faciliter l’application par des mesures transitoires. La seule question qui se soit posée pour eux a été de savoir s’ils feraient ou non alliance électorale avec les radicaux, comme ils avaient fait avec eux alliance parlementaire. On a jugé, de part et d’autre, qu’il valait mieux pour chacun des deux partis courir sa propre fortune, sauf à se retrouver le lendemain des élections, et à renouveler les beaux jours du ministère Bourgeois. Ce qui est bon à la Chambre ne l’est pas toujours en face des électeurs. Le radicalisme est assez répandu dans les campagnes, mais le socialisme y fait peur. Nos paysans n’ont pas lu les discours de M. Jaurès, ou, s’ils les ont lus, ils n’y ont pas compris grand’chose. Ils sont restés réfractaires aux séductions du collectivisme. M. Bourgeois l’a parfaitement compris, et, dans tous ses derniers discours, il s’est appliqué à distinguer sa cause de celle de M. Jaurès et de M. Jules Guesde. On les a vus autrefois voter ensemble ; mais cela ne veut pas dire qu’ils pensent de même, et ils prennent grand soin de l’établir. Ils ne veulent pas qu’on les confonde.

Les socialistes regardent l’impôt sur le revenu comme fort peu de chose : c’est tout au plus, à leurs yeux, une pierre d’attente, destinée à disparaître dans l’édifice avenir. Les radicaux ne l’envisagent pas de la même manière. Au fond, ils sont un peu effrayés de l’audace qu’ils ont eue en présentant cet impôt, et ils avaient grand besoin de l’imperturbable confiance de M. Doumer pour entretenir la leur. En tout cas, ils ne veulent pas, pour le moment, aller plus loin, et ils font même, sans le dire, toutes sortes d’efforts pour revenir un peu en arrière. Ils parlent toujours en termes magnifiques de l’impôt général et progressif sur le revenu, et on pourrait croire, à les entendre, qu’il s’agit toujours de celui qu’ils ont présenté, il y a deux ans et demi : en réalité, il n’en est déjà plus tout à fait ainsi. Ils ont peu à peu corrigé, atténué, diminué leur conception première, de manière à la rapprocher des réformes que les modérés ont imaginées eux-mêmes et dont ils poursuivent l’exécution. Mais, s’ils ont fait des sacrifices sur la chose, ils tiennent toujours au mot, en quoi ils ont raison, car s’ils renonçaient au mot, après avoir en grande partie renoncé à la chose, que leur resterait-il ? Ils n’exigent déjà plus la déclaration que le contribuable devait faire de son revenu dans leur système primitif, ou du moins ils rendent cette déclaration facultative. Ils s’efforcent de découvrir le revenu imposable d’après des signes extérieurs, ce qui est le système actuel, celui auquel les modérés sont toujours restés fidèles, et qu’ils n’ont jamais refusé d’améliorer. Ils reconnaissent les inconvéniens d’une taxation arbitraire, et du contrôle exercé par des commissions locales. Ils avouent s’être trompés en voulant imposer également les revenus du capital déjà formé, acquis, thésaurisé, et les revenus du travail. Ils sont prêts enfin à faire un si grand nombre de concessions, qu’ils commencent à se retourner du côté des modérés et à leur demander : Où est donc entre nous la différence ? Si cela continue, elle deviendra effectivement difficile à saisir. Les modérés ont toujours voulu atteindre le revenu, et tout leur système d’impôt n’a pas d’autre objet que celui-là. Ils se sont bornés à dire que la méthode radicale pour obtenir ce résultat était maladroite, rudimentaire et grossière, et qu’elle usait du maximum de vexations pour réaliser le minimum de rendement. Les radicaux commenceraient-ils eux-mêmes à reconnaître l’exactitude de ce jugement ? On pourrait le croire d’après les derniers discours de M. Bourgeois, surtout d’après celui qu’il a consacré à M. Deschanel. M. Deschanel avait pris la parole au banquet du commerce et de l’industrie. Il ne s’était pas montré opposé à un certain nombre de réformes. Il n’avait même pas reculé devant l’impôt sur le revenu, à la condition qu’on s’entendît sur le caractère à lui donner. Il avait déploré que les radicaux eussent posé la question sur les procédés à employer pour constater le revenu, et en eussent proposé d’inadmissibles. — Mais nous sommes d’accord ! s’est écrié M. Bourgeois. — Nous ne demandons pas mieux que de le croire ; seulement, c’est M. Bourgeois qui a changé. Il n’est plus tout à fait ce qu’il était en sortant des mains de M. Doumer. Il se trompe, d’ailleurs ; il n’est pas encore d’accord avec M. Deschanel ; mais, s’il fait encore dans les six mois prochains autant de progrès que dans les six mois passés, assurément l’écart sera diminué.

C’est ce dont le gros public ne se doute guère, parce que le gros public se paie volontiers de mots. Les radicaux employant toujours celui d’impôt sur le revenu, il croit qu’il est toujours question de la même chose. Et, au fond des campagnes, en passant par la bouche des orateurs de village, ce mot a pris un sens tout particulier, à savoir la suppression prochaine de tout impôt direct pour les pauvres, ou même pour ceux qui n’ont pas une certaine aisance : les riches devront tout payer. C’est ainsi que l’impôt sur le revenu se présente à l’imagination de nos paysans, et on ne s’étonnera pas dès lors qu’il y ait fait quelques ravages. Les radicaux, plus habiles que sincères, laissent ces illusions durer ; ils les propagent même, parce qu’ils espèrent en retirer des avantages électoraux ; mais en même temps ils modifient pour les initiés le caractère des réformes qu’ils avaient promises, afin de rendre possible leur rentrée dans les combinaisons futures. Pour savoir s’ils ne se trompent pas dans leurs calculs, il faudrait être à même de prédire ce que seront les élections, et nous ne sommes pas prophètes.

Toutefois, si les radicaux se modèrent, — qu’ils nous pardonnent le mot, — sur la question de l’impôt sur le revenu, ils restent intraitables sur la question de la révision de la Constitution. Ils veulent une révision ; ils négligent, à la vérité, de dire laquelle ; on sait seulement qu’elle devrait porter à leur gré sur la restriction des droits du Sénat en matière financière. Une révision est toujours une épreuve dangereuse. Une fois le Congrès réuni à Versailles, nul ne peut répondre de ce qu’il y fera, et si les précautions qu’on a prises dans le passé pour limiter son action à un petit nombre de points ont été efficaces, ce n’est pas une raison pour qu’elles le soient toujours. Il faudrait donc, pour justifier une révision, que le besoin en fût urgent et senti par tout le monde. Il faudrait, par exemple, puisqu’il s’agit de réduire les droits du Sénat, qu’il en eût abusé au point de compromettre la marche générale des affaires et de rendre impossible le jeu de nos institutions. En a-t-il été ainsi ? Voilà vingt-trois ans que la Constitution fonctionne : le reproche qu’on a pu faire au Sénat a-t-il été de sortir de ses attributions, d’empiéter sur celles de la Chambre, d’imposer sa volonté par tous les moyens et de la faire prévaloir sur celle du suffrage universel direct ? Ne serait-il pas plus juste de lui adresser le contraire ? Le Sénat est allé bien rarement jusqu’au bout de son droit. Il a plutôt montré une condescendance excessive à l’égard de l’assemblée du Palais-Bourbon. Tout cela est vrai ; mais il a renversé M. Bourgeois ! C’est le seul grief que l’on puisse énoncer contre lui. Il ne s’agit pas, dans l’esprit de ceux qui demandent la révision, d’un grand intérêt national à satisfaire, mais seulement d’une rancune à venger. Voilà pourtant tout le programme radical : il se réduit à l’impôt sur le revenu amendé, adouci, expurgé, et à la révision de la Constitution sur un point où la Constitution s’est montrée particulièrement inoffensive. C’est peu pour un grand parti ! M. Bourgeois l’a si bien senti que, ne sachant plus quels progrès promettre, il a promis de ne point laisser toucher aux progrès accomplis. Ce sont, en effet, des progrès infiniment précieux pour lui que les lois qu’on a pris l’habitude d’appeler intangibles, — comme s’il pouvait y avoir des lois intangibles ! Dites que vous n’avez pas l’intention d’y toucher, soit ; mais cela suffit politiquement et même grammaticalement parlant. Nous connaissons ces lois ; du moins nous avions cru les connaître ; M. Bourgeois en a tout d’un coup augmenté le nombre. Elles étaient deux, il en a fait trois. La première est la loi scolaire, la seconde est la loi militaire ; mais nous n’aurions certainement pas deviné quelle était la troisième si M. Bourgeois ne nous l’avait pas dit, car c’est la loi sur le droit d’accroissement. Attacher indissolublement la République au droit d’accroissement, ou le droit d’accroissement à la République, est une conception tout à fait imprévue. On peut soutenir qu’il y a un principe, — vrai ou faux, peu importe en ce moment, — appliqué dans la loi militaire ou dans la loi scolaire ; mais dans le droit d’accroissement, il n’y a jamais eu qu’une intention et une machine de guerre. Au reste, nous ne discutons pas ; nous nous contentons d’exposer le programme radical en son entier : on voit qu’il se réduit à peu de chose, et que plus de la moitié en est déjà réalisée. Et c’est pourtant avec ce programme que le parti radical espère agir sur l’imagination du pays. A la vérité, il lui montrera en même temps la République en danger, menacée par le Roi et par le Pape, par le Duc d’Orléans et par Léon XIII, d’autant plus perfides envers elle, l’un et l’autre, que celui-ci la couvre de son adhésion et que celui-là renonce à lui faire la guerre. C’est avec ces armes et bagages que M. Bourgeois et ses amis partent en campagne.

On demandera si le programme des modérés est beaucoup mieux fourni. Nous ferons remarquer, d’abord, que les modérés ne promettent pas de miracles. Ils ne nient pas la nécessité de quelques réformes dans notre système fiscal, mais ils n’ont jamais pris l’engagement de le transformer de fond en comble. L’impôt sur le revenu n’est pas pour les effrayer : ils le regardent même comme légitime, si on y voit un correctif de ce qu’ont d’exagéré nos impôts indirects, dont le poids principal ne retombe évidemment pas sur les classes les plus riches de la société. Qu’un nouvel impôt direct soit établi, ou que les anciens soient transformés en vue d’atteindre dans leur ensemble les facultés du contribuable, personne ne s’y oppose. Le ministère Méline a déjà présenté des projets dans ce sens : ils consistent dans la refonte et dans la fusion de l’impôt personnel mobilier et de l’impôt des portes et fenêtres. Mais ces impôts, comme tous les autres, portent sur le revenu présumé d’après des signes extérieurs, et il doit en être de même de celui qui les remplacera. La déclaration du contribuable est à écarter, même facultative, parce qu’elle risque toujours d’être fausse, et que, dès lors, elle doit être contrôlée ; or, elle ne peut l’être que par des procédés vexatoires et inquisitoriaux. C’est en cela surtout que les modérés se distinguent et s’éloignent des radicaux. Il est un autre point sur lequel l’accord entre eux ne paraît pas moins impossible. Les radicaux sont partisans de l’impôt progressif ; les modérés ne sauraient l’admettre. Nous savons bien que beaucoup d’entre eux ont voté la progression en matière successorale, et que le Sénat a ratifié ce vote ; mais on leur avait dit que c’était là une matière spéciale, qui pouvait être traitée suivant certains procédés, sans que ces procédés s’appliquassent à d’autres cas ; et enfin qu’il ne s’agissait pas d’une progression véritable, mais d’une simple dégression au profit des petites successions. Quelle que soit leur valeur, ces argumens ont pu toucher un certain nombre d’esprits, partisans de la proportionnalité et ennemis de la progression en matière fiscale. Les principes sont restés saufs, au moins dans les intentions. Ce qui continue de distinguer un modéré d’un radical, ou d’un socialiste, c’est que, pour le premier, l’impôt doit être réel et non pas personnel, proportionnel et non pas progressif. Ce ne sont pas là des entraves au progrès, mais des garanties qu’il ne s’égarera pas dans des chimères dangereuses. Au surplus, les modérés, — et ils l’ont montré pendant tout le cours de cette législature, — ne reculent devant aucune des lois qui ont pour objet de développer les institutions de prévoyance et de mutualité, aussi bien que de prémunir l’ouvrier contre les conséquences des accidens auxquels il est exposé dans son travail. Ils ne s’inspirent pas du principe socialiste qui fait de l’État la providence universelle et le dispensateur d’une manne administrative, naturellement considérée comme inépuisable ; mais ils admettent fort bien que l’État, sans se substituer à l’initiative individuelle, l’aide à se produire, l’encourage et la soutienne. Tout, ici, est question de mesure. Toutes les dispositions que la Chambre a prises dans cet ordre d’idées ne sont pas également exemptes d’objections : le temps seul et l’expérience diront ce qu’il faut finalement en penser.

Mais, quelle que soit l’utilité des réformes, elles ne sont pas le but et la fin de la politique. Elles ne sont qu’un moyen pour faire mieux. Avant d’en accomplir de nouvelles, il faut mettre à profit celles qui sont déjà faites, et se bien servir de l’instrument qu’on se propose de perfectionner. Les modérés sont au gouvernement depuis deux années ; ils se sont appliqués à bien administrer et à bien gouverner, ce qui, on en conviendra, est quelque chose. Le ministère de M. Méline a fait de la conciliation et de l’apaisement entre les partis qui, hier encore, étaient les uns contre les autres à l’état d’hostilité violente. C’est la partie de son œuvre dont il a le droit d’être le plus fier, et c’est celle aussi que les radicaux lui reprochent avec le plus d’amertume. On comprendrait, sans être forcé de les approuver, ces reproches des radicaux, si le gouvernement avait été obligé de faire des concessions à la droite ; mais il n’en a fait aucune. Un député du Nord, M. Dron, a essayé de suppléer contre lui à la qualité des griefs par leur quantité, et on a cru, en l’écoutant, assister au roman chez la portière. La Chambre n’a pas tardé à manifester son ennui. L’interpellation de M. Dron n’a eu d’autre résultat que de permettre aux divers partis de dessiner dès maintenant leur prochaine attitude électorale. C’est à ce propos que M. Bourgeois a découvert trois lois intangibles au lieu de deux ; mais cela seul était nouveau dans le programme radical ; tout le reste en était connu d’avance.

Le langage de la droite a été plus intéressant. Il faut reconnaître que la droite a été pour quelque chose dans la sagesse du gouvernement. Elle lui a donné presque constamment ses voix sans lui rien demander en échange, si ce n’est la tolérance et la courtoisie que M. Méline était spontanément disposé à lui accorder. Mais que ferait la droite pendant la prochaine campagne électorale ? Ne produirait-elle pas tout d’un coup des exigences inadmissibles ? Quelques-uns de ses amis, au dehors, lui reprochaient la modestie de ses prétentions ; ils l’accusaient de ne pas savoir se faire payer son concours. M. Denys Cochin a répondu à ces allégations avec un grand sens politique. Peut-être, dans cette séance même, n’avait-il pas eu à se louer beaucoup de certaines déclarations ministérielles. M. le ministre de l’Intérieur avait parlé de la loi militaire et de la loi scolaire dans des termes plus propres à donner satisfaction aux radicaux qu’aux conservateurs ; il avait parlé aussi de l’abdication du parti royaliste et de son chef ; et si M. Méline, tout aussi ferme sur le fond des choses, avait été plus mesuré dans les termes, M. Bourgeois avait cherché habilement à mettre les deux ministres en opposition l’un avec l’autre, et à rendre plus aigus pour la droite les traits qui avaient pu la piquer. M. Cochin n’en a pas moins gardé toute sa présence d’esprit et son sang-froid. Il a proclamé la pleine indépendance de la droite, qui n’a en effet aucun pacte avec le ministère, et qui n’est disposée à en conclure aucun. Dès lors, elle n’a rien à demander, rien surtout à exiger. Elle vote suivant sa conscience et ses intérêts. Si elle ne votait pas avec le ministère, il faudrait, n’est-ce pas ? qu’elle votât avec les radicaux. Au fond, c’est ce que ceux-ci désirent. Mais M. Cochin cherche où serait pour lui le profit à voter avec M. Bourgeois. S’il regarde en arrière, il voit que ses amis, loin d’avoir gagné autrefois à ces coalitions avec l’extrême gauche, ont été constamment les victimes des réconciliations intermittentes qui se produisaient entre l’opposition et le gouvernement. C’est à eux qu’on en faisait payer les frais. Leurs intérêts politiques étaient rudement traités ; les intérêts religieux qui leur sont chers étaient encore moins ménagés. Voilà ce que la droite a retiré dans le passé de son entente avec les radicaux. En retirerait-elle autre chose dans l’avenir ? Il suffit d’écouter M. Bourgeois. Si M. Barthou est partisan résolu des lois militaire et scolaire, M. Bourgeois ne l’est pas moins, et il y ajoute la loi d’accroissement. M. Denys Cochin ne voit pas ce qu’il gagnerait au change, et nous ne le voyons pas non plus. Il est probable que les conservateurs se poseront la même question sur le terrain électoral, et qu’ils l’y résoudront de la même manière. Quand ils auront un candidat à eux, avec quelque espoir de le faire triompher, ils voteront pour lui ; mais, quand ils auront à choisir entre un radical et un modéré, ils feront sans doute le même raisonnement que M. Cochin faisait à la Chambre. L’exemple de ce qui s’est passé à Bordeaux trouvera peu d’imitateurs. On sait que les royalistes, les radicaux et les socialistes bordelais ont donné le scandale d’une alliance qui leur a valu la victoire municipale, mais qui leur a coûté, aux uns et aux autres, quelque chose de leur honneur politique : ce n’est certes pas un précédent à renouveler. Il est rare qu’un parti profite d’une attitude que la simple morale réprouve : l’histoire du boulangisme est là pour le prouver. Le parti royaliste n’a certainement pas eu à se louer de s’y être fourvoyé, et il n’aurait pas à se louer davantage de se fourvoyer aujourd’hui avec les radicaux. Nous lui rendons cette justice qu’il n’y paraît pas disposé.

Maintenant la parole est au pays. Déjà la campagne électorale est engagée sur plusieurs points, et on commence à en recueillir les échos à Paris. La Chambre se meurt, la Chambre est morte ! A en juger par ce que les journaux disent d’elle et par ce que les conversations en rapportent, elle ne laissera pas beaucoup de regrets. Peut-être n’a-t-elle pas mérité plus que ses devancières les reproches qu’on lui adresse de tous les côtés, mais elle ne les a pas mérités moins, et nous sommes à un moment où le désenchantement, le découragement et l’impatience se tournent volontiers en sévérité. Notre régime parlementaire, tel qu’il est pratiqué depuis quelques années, a causé une lassitude générale, lassitude qui est ressentie plus lourdement encore par ceux mêmes qui le pratiquent. Il se produit aujourd’hui un phénomène assez nouveau dans notre histoire électorale ; c’est qu’un nombre relativement considérable de députés annoncent l’intention de ne pas demander aux électeurs le renouvellement de leur mandat. On en compte déjà près d’une cinquantaine, proportion qui ne s’était pas encore rencontrée. Sans doute, il y en a dans le nombre qui désertent la lutte parce qu’ils savent d’avance qu’ils seraient finalement battus ; mais ce n’est pas la majorité d’entre eux, et beaucoup s’en vont uniquement parce qu’ils en ont assez. Ils se sentent à bout de forces et de courage.

Leur exemple n’est pas à recommander. Qu’arriverait-il, en effet, si ceux qui se rendent le plus clairement compte des imperfections du régime actuel renonçaient à y porter remède ? Ils seraient remplacés, en mettant les choses aux mieux, par des apprentis sans expérience. Pourtant, on ne peut pas les blâmer tous, et indistinctement, sans tenir compte de leurs motifs. Quand un homme comme M. Eugène Melchior de Vogüé, par exemple, renonce à représenter plus longtemps à la Chambre les électeurs d’Annonay, il faut bien admettre qu’il a pour cela des motifs sérieux. Il parle à la vérité « d’impérieuses raisons d’ordre privé » ; il assure que sa retraite est seulement « momentanée » ; mais, quand on relit sa lettre, on voit bien qu’à côté des raisons d’ordre personnel qui ont fixé sa détermination, il y a aussi des raisons d’ordre général. M. de Vogué a des mots cruels pour la Chambre, et pour le régime parlementaire lui-même, au moins dans les conditions où il fonctionne. « J’ai acquis, dit-il, la conviction réfléchie que toute parole sincère est déplacée, inutile, sur ce théâtre du Parlement, où tout n’est que mensonge et charlatanisme. » Cela est dur, et même injuste. Qu’il y ait du charlatanisme à la Chambre, comme il y en a d’ailleurs dans la plupart des métiers, et même un peu plus si l’on veut, soit ; pourtant tout n’y est pas comédie et duperie. « On vous trompe avec des mots », continue M. de Vogüé : cela est vrai quelquefois, mais pas toujours. M. de Vogüé lui-même rend justice à M. Méline qui est, écrit-il, « un très honnête homme ». Est-ce que M. Méline, quand il est à la tribune, trompe son auditoire avec des mots ? Est-ce qu’il ne dit pas ce qu’il pense ? Est-ce qu’il y mêle du charlatanisme ? Est-ce qu’il n’y apporte pas, au contraire, une grande simplicité, et un accent de droiture auquel on ne se trompe point ? Et nous demanderons enfin à M. de Vogüé si ce n’est pas précisément par ces moyens que M. Méline a gouverné pendant deux ans avec la confiance d’une majorité toujours croissante ? La vérité, c’est qu’il y a, même dans la Chambre, un très grand nombre d’hommes de bonne volonté, intelligens, instruits, laborieux et parfaitement sincères, mais le malheur est qu’ils sont et se savent impuissans. Le découragement qui s’empare de tant de députés, et que M. de Vogüé a éprouvé lui-même, vient de la disproportion qu’ils sentent exister entre l’effort qu’ils font et le résultat qu’ils atteignent. Il n’y a pas de machine au monde qui peine davantage et qui fasse moins de besogne utile que le Parlement d’aujourd’hui. Cela vient évidemment d’un vice fondamental dans l’organisation du travail ; mais ce vice est-il donc inguérissable ? N’ayant pas existé toujours, du moins au même degré, pourquoi durerait-il à perpétuité ? Il tient, nous ne l’ignorons pas, à la nature même du gouvernement parlementaire. Tous les gouvernemens ont leurs défauts, contre lesquels il faut lutter sans cesse pour les empêcher de se développer. Seulement, depuis quelques années déjà, on ne lutte plus contre les défauts inhérens à notre régime républicain et parlementaire : on y cède avec docilité, si ce n’est avec complaisance ; et c’est ainsi que les gouvernemens s’affaiblissent, et quelquefois périssent. Loin de regretter et de repousser les avertissemens un peu chagrins, il faut donc les écouter, les accueillir même, non point sans critique, mais sans mauvaise humeur, surtout lorsqu’ils viennent d’hommes de bonne foi : or, les hommes qui s’en vont, qui se retirent provisoirement, ou qui prennent leur retraite, sont de bonne foi, et si la Chambre actuelle n’a déjà plus d’oreilles pour entendre, la Chambre prochaine aurait grand tort de ne pas ouvrir les siennes à tout ce qui se dit sur sa devancière, et à ne pas en faire son profit.

Il y a là, en effet, un symptôme inquiétant. Ce défaut de confiance ne peut pas être aussi général sans avoir des causes profondes ; et il se produit à un moment où nous aurions besoin de la pleine disposition de notre énergie d’esprit et de caractère. L’état général du monde exige de notre part une attention de tous les instans. Les affaires d’Orient, réglées en principe, restent en réalité toujours pendantes. La situation des Balkans est incertaine et obscure. L’Allemagne et l’Autriche retirent leurs troupes de Crète. En Extrême-Orient, des affaires de très longue haleine sont entamées de toutes parts. En Occident, un conflit armé devient de plus en plus menaçant entre l’Espagne et les États-Unis. En Angleterre, l’opinion se montre nerveuse à l’excès et particulièrement prompte à l’irritation : la maladie de lord Salisbury laisse le champ libre à M. Chamberlain. En un pareil temps, notre gouvernement ne saurait manquer sans danger de son principal organe, qui est une Chambre avec une majorité. Les élections prochaines nous donneront-elles cette Chambre et cette majorité ? Espérons-le, demandons-le au pays, sinon les plus tristes prophéties pourraient bien se réaliser. Nous sommes dans un temps où toutes les surprises sont possibles, et où il faut être prêt à toutes.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.