Chronique de la quinzaine - 31 mars 1922

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Chronique 31 mars 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Le 22 mars, les trois ministres des Affaires étrangères de France, de Grande-Bretagne et d’Italie se sont enfin réunis au quai d’Orsay dans le dessein de chercher une issue à l’inextricable situation orientale, d’assurer la paix et de préparer un avenir meilleur à des peuples qui sont en guerre depuis 1912. En politique, comme en médecine, quand on laisse la plaie s’envenimer, la maladie se généraliser, il n’est plus de remède. Il était facile, durant les mois qui ont suivi l’armistice du 30 octobre 1918, et il eût été juste, de résoudre la question ottomane et de créer dans le Proche-Orient un ordre nouveau fondé, par la victoire des Alliés, sur les principes dont ils s’étaient réclamés durant la guerre et pour l’établissement de la paix. On oublie trop que les conférences d’aujourd’hui ont pour objet de préparer une conclusion pacifique, non seulement à la récente guerre turco-grecque, mais surtout à la participation des Turcs à la guerre déchaînée par l’Allemagne. Le Traité de Sèvres s’étant révélé inapplicable avant même d’être conclu, il faut l’amender, le remanier profondément. Il est bon de rappeler que le Gouvernement jeune-turc a délibérément jeté l’Empire ottoman dans la lutte contre la France et l’Angleterre, qui tant de fois avaient sauvé son existence, et que son intervention leur a coûté très cher. C’est tout ce passé douloureux qu’il s’agit maintenant de liquider et dont il faut autant que possible réparer les conséquences.

Le Times du 22 mars reconnaît que le Gouvernement britannique est, pour une large part, responsable de la situation actuelle pour avoir persisté trop longtemps à encourager les ambitions excessives de la Grèce. Ce n’est pas assez dire. Les responsabilités britanniques remontent plus haut et sont plus lourdes. La convention d’armistice, hâtivement rédigée par l’amiral Calthorpe, donnait cependant aux vainqueurs toutes facilites pour désarmer les Turcs et occuper les points stratégiques et les voies de communication ; les Anglais, qui avaient une armée en Syrie et une autre en Mésopotamie, étaient en mesure de le faire. Mais ils estimaient, à cette époque, que l’héritage entier de l’Empire ottoman n’était pas une trop grosse compensation pour les efforts qu’ils avaient dû fournir pour vaincre ses armées. Sous le couvert d’un Empire arabe, ils domineraient la Syrie, la Mésopotamie et l’Arabie ; comme protecteurs d’un Empire turc, ils tiendraient les Détroits, Constantinople, et pousseraient, à la faveur du mouvement pan-turc, leur influence jusqu’au Caucase, en Perse et dans le Turkestan. Sur place, on s’efforçait de faire comprendre aux Français qu’ils étaient mal avisés en réclamant leur part.

Cette politique grandiose, qui s’inspirait du programme autrefois tracé par lord Curzon, vice-roi des Indes, et qui répondait aux formidables besoins de pétrole de la marine et de l’industrie actuelles, était disproportionnée aux forces que l’Angleterre pouvait mettre en ligne pour la réaliser. Tandis que l’Entente, — dont la mésentente était, en Orient, visible à tous les yeux, — négligeait de conclure avec la Turquie une paix définitive, le mouvement nationaliste turc commençait à se dessiner, tandis que les troupes des Soviets envahissaient la Transcaucasie et s’approchaient de la Perse. L’Angleterre fut prise au dépourvu. C’est à ce moment que M. Venizélos offrit l’armée grecque toute fraiche ; elle deviendrait, moyennant récompense, « le soldat continental » dont avait besoin l’Empire britannique. Le débarquement à Smyrne s’opère le 15 mai 1919. En inaugurant cette nouvelle politique, fondée sur la coopération avec la Grèce, M. Lloyd George sentit sans doute le danger de pousser à bout les Turcs, car il chercha à en faire endosser la responsabilité au Gouvernement français. Peu d’heures avant le moment fixé pour le débarquement des Grecs, le secrétaire de M. Lloyd George vint, tard dans la soirée, apporter au ministre de la Marine, M. G. Leygues, un télégramme urgent émanant, disait-il, du Conseil suprême, qui prescrivait aux marins français de prêter effectivement main forte aux Grecs pour opérer le débarquement, tandis que les navires anglais et itabens en resteraient simples spectateurs. Le ministre se garda de transmettre le télégramme, en référa le lendemain matin à M. Clemenceau, qui approuva sa réserve et sut manifester à qui de droit son étonnement. L’incident n’eut pas de suite ; il est caractéristique.

L’essor du nationalisme turc date de l’occupation grecque à Smyrne ; il est renforcé, l’année suivante, par l’entrée à grand fracas des troupes anglaises dans Constantinople (16 mars 1920). De ce jour, il fut visible aux yeux de l’univers musulman que le Sultan calife n’était plus indépendant et le mouvement dirigé par Mustapha Kémal se renforça des sympathies de l’Islam asiatique. Kémal et son armée, qui attaquaient les Français en Cilicie, n’inquiétaient pas beaucoup les Anglais sur le Bosphore ; ceux-ci croyaient que, le jour venu, l’armée grecque saurait venir à bout des Turcs « insurgés » et ils préparaient, avec le Gouvernement d’Athènes, une mainmise politique sur Constantinople, tandis que l’Église anglicane, de concert avec l’Église orthodoxe grecque, complotait la conquête religieuse de Constantinople à la faveur d’un concile « œcuménique » qui se réunirait en 1921 sous la présidence de Mgr Meletios Metaxakis, métropolite d’Athènes et destiné au siège patriarcal de Constantinople. Le singe de Tatoï interrompit ces projets. La mort du malheureux roi Alexandre, (novembre 1920), le retour de Constantin, la chute de M. Venizélos, excluaient toute participation de la France à la politique anglo-grecque. La diplomatie française, au contraire, surtout à partir de cette époque, chercha l’occasion d’un rapprochement à la fois avec le Sultan de Constantinople et avec le Gouvernement d’Angora.

Un plan de libération des nationalités, Arméniens, Kurdes, Nestoriens. Grecs, et de réorganisation d’une Turquie anatolienne avec l’assistance des grandes Puissances victorieuses, Angleterre, États-Unis, France, Italie, était possible et souhaitable dans les premiers mois qui ont suivi l’armistice. Mais l’établissement d’un ordre durable en Orient, l’apaisement des passions musulmanes soulevées par l’effondrement de la Russie des Tsars et la propagande de la Russie des Soviets, exigeait l’étroite coopération de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Italie, à défaut des États-Unis. L’Angleterre préféra une autre voie et, pour avoir cherché à s’assurer des avantages particuliers, elle s’est mise elle-même dans la situation délicate d’aujourd’hui, et elle n’a laissé à la France d’autre issue que l’entente directe avec les Turcs d’Angora. Le Traité de Sèvres, quand il fut signé le 10 août 1920, n’aurait été exécutable, que par une contrainte militaire que l’Angleterre n’était pas disposée à exercer par ses propres moyens. Le dernier effort de la politique anglo-hellénique fut la campagne de 1921 où les Grecs, après de brillants succès, furent finalement ramenés sur les positions d’où ils étaient partis et où ils sont encore actuellement. Il était démontré que les Grecs étaient impuissants à imposer aux Turcs nationalistes une paix victorieuse, et que les Turcs, de leur côté, n’étaient pas assez forts pour jeter les Grecs à la mer. La guerre avait eu seulement pour résultat d’exaspérer le nationalisme turc, d’éveiller, dans tout l’Islam, surtout aux Indes, un sentiment de solidarité avec les Turcs. Une sorte de mot d’ordre se répandit dans les pays musulmans : la Turquie est aujourd’hui le seul grand État musulman entièrement indépendant ; l’Islam est intéressé à ce que cette indépendance soit respectée ou restaurée ; le calife, lieutenant du Prophète, révéré même des musulmans qui ne sont pas de son obédience, doit être libre.

Les Anglais, dans l’été 1921, comprirent que leur politique avait fait faillite ; ils participèrent avec M. Briand et Bekir Sami bey aux négociations de Londres, qui aboutirent à un accord que l’assemblée nationale d’Angora, malgré les loyaux efforts de Mustapha Kémal, refusa de ratifier. M. Franklin-Bouillon, envoyé à Angora par M. Briand, en rapporta une convention qui n’est pas un traité de paix mais qui a le mérite de mettre fin aux hostilités entre la France et la Turquie et de ramener la politique de la France et celle de la Turquie à une entente favorable à leurs intérêts respectifs, et, lorsqu’elle se développera, utile à nos Alliés et aux chrétiens de l’Empire ottoman. La politique inaugurée par l’accord d’Angora, dont nous ne saurions discuter ici les détails et les modalités, ne peut devenir féconde qu’à deux conditions. La première est que les Turcs d’Angora se départent de l’altitude d’intransigeance à laquelle certains d’entre eux se complaisent et reconnaissent que l’utopie d’un État turc où il n’y aurait que des Turcs non seulement n’est pas réalisable, mais amènerait la ruine définitive de l’Empire ottoman ; le triste état où est aujourd’hui la Cilicie, désertée par ses populations chrétiennes, en est la preuve. La seconde est que le Gouvernement et l’opinion, en France, ne se méprennent pas sur le véritable sens de la tradition historique française dans l’Empire ottoman : amitié avec les Turcs, certes, mais, à la faveur de cette amicale coopération, protection des chrétiens.

Ces circonstances, dont il était nécessaire de rappeler la succession, réunissent aujourd’hui à Paris le marquis Curzon, M. Schanzer et M. Poincaré, animés d’un égal désir d’accord et de pacification. Le point de vue anglais et le point de vue français, nettement antagonistes à l’origine, vont de plus en plus se rapprochant ; les événements ont montré au Gouvernement britannique l’impasse où il s’est engagé en solidarisant sa politique en Orient avec les ambitions exagérées de la Grèce, sans cependant lui donner l’aide effective qui aurait pu la faire triompher. Les Musulmans prennent conscience de la faute morale et de l’erreur politique commise par la Turquie en faisant la guerre à la France et à l’Angleterre, et savent qu’elle doit en subir les conséquences, mais ils n’admettent pas que ce soit au bénéfice des Grecs. Les événements récents d’Egypte, ceux de l’Inde surtout, ont montré le danger auquel l’Angleterre s’est imprudemment exposée. L’irritation de l’opinion indigène aux Indes a même, ces jours derniers, remis en cause la solidité ministérielle de M. Lloyd George en provoquant la démission de M. Montagu, ministre pour l’Inde. Lord Reading, vice-roi des Indes, envoya le 7 mars à l’India Office un télégramme où étaient formulées les exigences de l’opinion indoue dans la question du Proche-Orient ; elles répondaient aux aspirations les plus intransigeantes du nationalisme turc : Smyrne et la Thrace rendus à l’Empire ottoman, aucun contrôle européen sur les Détroits ni sur le Gouvernement turc, entière indépendance du calife, etc. M. Montagu, sans consulter le Président du Conseil, communiqua à la presse le télégramme qui constituait un désaveu direct de toute la politique suivie par le Gouvernement à l’égard de la Turquie et mettait la diplomatie britannique en délicate posture. Lord Curzon, dans une lettre, marqua à son collègue son mécontentement et M. Lloyd George l’invita à donner sa démission. Il a été remplacé par un unioniste, lord Peel, qui paraît vouloir recourir à la manière forte ; l’arrestation de M. Gandhi, sa condamnation à six ans de prison, n’ont pas, tant s’en faut, calmé l’irritation des Indous. La démission de lord Montagu a compromis de nouveau la solidité du cabinet britannique. M. Lloyd George serait, dit-on, résolu à donner sa démission après la Conférence de Gênes, à moins sans doute qu’il n’en revienne avec l’auréole du succès. Telles sont les répercussions inattendues de la question d’Orient !

Le Gouvernement français, d’autre part, est averti par le langage des journaux et de certains membres de l’Assemblée d’Angora des sentiments d’aveugle intransigeance qui animent une partie des partisans de Mustapha Kémal ; de ce côté là aussi, il y a un danger que seul un accord complet, évident, entre l’Angleterre, la France et l’Italie sur des bases raisonnables et justes pour tous, peut écarter. L’accord d’Angora a été rendu nécessaire par la politique que l’Angleterre suivait à notre égard en Orient ; il n’est cependant, à aucun degré, dirigé contre les intérêts britanniques ; il apparaît aujourd’hui, malgré ses lacunes et ses imprécisions, comme l’avenue qui peut conduire les trois Puissances intéressées à une bonne paix avec la Turquie, la Turquie elle-même à l’indépendance et à la prospérité, et la Grèce enfin à la tranquillité dont elle a besoin. L’entente devrait donc, à la Conférence de Paris, se trouver sans trop de peine réalisée.

Comme entrée de jeu, les trois ministres des Affaires étrangères ont télégraphié aux Gouvernements d’Athènes, de Constantinople et d’Angora pour les inviter à accepter d’abord un armistice. Mais déjà ils préjugent, tout au moins partiellement, le fond du débat, puisqu’ils déclarent être « réunis à Paris en vue de rétablir la paix dans le Proche-Orient et d’être à même de faire des propositions pour l’évacuation de l’Asie-Mineure. » Le projet d’armistice prévoit la constitution de « commissions alliées « chargées de contrôler dans les deux armées l’exécution des clauses de l’armistice et de régler les incidents qui pourraient survenir. C’est entrer dans la bonne voie, celle qui mène à la coopération des trois grandes Puissances avec les Turcs et les Grecs pour le rétablissement de la paix, de la sécurité et de l’ordre dans tous les territoires de l’ancien Empire ottoman.

Au point de vue territorial, deux problèmes sont à résoudre : celui de Smyrne et celui de la Thrace. Sur le premier, il ne semble pas qu’il puisse surgir, entre les Alliés, de graves divergences. L’Anatolie tout entière sera turque ; de même que les Français ont fait, à la paix de l’Islam, le sacrifice de la Cilicie, les Grecs sacrifieront à l’intérêt général Smyrne et ses environs et, gardant les îles, ne chercheront pas à entamer le continent ; le texte du télégramme, qui invite les antagonistes à un armistice, semble prouver que le marquis Curzon admet cette solution. Il aurait, parait-il, suggéré que le Vali de Smyrne ne fût nommé qu’avec l’assentiment des Puissances alliées, de même qu’avant 1914, le gouverneur du Liban devait être agréé par la France ; il aurait demandé en outre un régime municipal spécial pour la grande ville commerçante cosmopolite de Smyrne.

La question de la Thrace est plus délicate, parce qu’elle implique celle des Détroits. A l’heure où nous écrivons, les trois ministres ne l’ont pas encore résolue ; nous n’en sommes que plus libres pour esquisser quelques vues d’avenir. La frontière du Traité de Sèvres, qui établissait la domination hellénique à quelques kilomètres, à portée de canon de Constantinople, était un défi au bon sens, une provocation à des guerres futures ; les Anglais avaient tenu à installer les Grecs à portée de la proie qu’ils leur réservaient et qu’ils entendaient tenir eux-mêmes par leur intermédiaire. Il fallait ou chasser entièrement les Turcs d’Europe et les reléguer sur les plateaux d’Anatolie d’où ils sont venus au XIVe siècle, ou, s’ils étaient maintenus en Europe, assurer leur sécurité par une frontière raisonnable. La ligne Enos-Midia aurait répondu et répondrait encore à la situation. La Thrace orientale, qui renferme les populations turques les plus nombreuses, ne doit pas être séparée de Constantinople. Les Anglais préféreraient, assure-t-on, la ligne Midia-Rodosto [1] qui ferait des Grecs les riverains de la mer de Marmara et leur laisserait la rive nord du détroit des Dardanelles. Outre qu’il serait très difficile de faire accepter aux Turcs cette solution, il parait désirable, dans l’intérêt de toutes les Puissances qui ont des flottes de commerce, que les Dardanelles restent aux mains des Turcs, qui ne sont pas une puissance navale ; la liberté des Détroits sera ainsi plus aisément assurée par l’interdiction d’en fortifier les rives, et par la présence, dans la Péninsule de Gallipoli, d’une garnison européenne assez forte pour en assurer, dans tous les cas, la neutralité. Pareille précaution paraît moins nécessaire dans le Bosphore, où elle serait aussi plus gênante pour la souveraineté turque, car à qui possède la clef de la Marmara Constantinople est ouvert. Le régime des Détroits doit être international, comme le prévoit le Traité de Sèvres ; mais il sera juste de réserver une place dans la commission, non seulement aux grandes Puissances maritimes, mais à tous les États indépendants riverains de la Mer-Noire, la Roumanie, la Bulgarie, la Géorgie, sans oublier que doivent être considérés comme riverains de la Mer-Noire tous les pays auxquels le Danube sert de débouché maritime : Yougoslavie, Hongrie, Tchéco-Slovaquie, Autriche.

Quant à la Thrace occidentale, elle n’a jamais traversé, dans son existence tourmentée, de période plus heureuse que celle où, après l’armistice, le général Charpy l’administrait au nom du Conseil suprême ; justice égale pour tous, paix profonde, sécurité, prospérité, probité : jamais Turcs, Grecs, Bulgares qui habitent la contrée n’avaient connu un tel âge d’or. Ce régime regretté de tous, même des Grecs indigènes, pourquoi ne pas le rendre à la Thrace occidentale, en y instaurant, pour quinze ans, sous l’autorité de la Société des Nations, un Gouvernement de même type que celui de la Sarre ? Établir la domination grecque sur tout le littoral de la mer Egée sur une mince bande côtière militairement impossible à défendre, c’est jeter sûrement, pour un proche avenir, des semences de guerre. Bulgares et Serbes tendront toujours à atteindre, par la voie la plus directe, la Méditerranée. Le Traité de Neuilly, que les Bulgares ont jusqu’ici loyalement exécuté, leur assure un débouché commercial sur la mer Egée, à Dédéagalch ; ils ne peuvent guère espérer qu’un Gouvernement grec apportera quelque bonne volonté à leur donner la satisfaction à laquelle ils ont droit ; mais l’administration de la Société des Nations réaliserait plus volontiers et plus aisément la promesse souscrite par tous les signataires du Traite.

Le régime des minorités, tant dans les pays turcs que dans ceux qui pourraient rester grecs, a été la première question examinée par la Conférence. Ainsi le voulait la justice. Les Alliés, au cours de la guerre, ont promis à plusieurs reprises aux populations non turques, particulièrement aux Arméniens, Nestoriens, Hellènes, etc., que la victoire des Alliés serait le signal de leur délivrance du joug ottoman. La carence des Américains, la politique particulariste de l’Angleterre, n’ont pas permis de tenir ces engagements ; du moins les Alliés doivent-ils à ces populations et se doivent-ils à eux-mêmes de leur assurer des garanties sérieuses de sécurité, de liberté, d’égalité civile. Les Turcs demandent que l’Europe s’en rapporte à leur loyauté et que les races chrétiennes se soumettent à leurs lois ; ils se refuseraient, dit-on, à toute mesure d’exception, fût-elle transitoire, et surtout à un contrôle étranger. Cependant, même si l’on est convaincu de leur bonne foi, on est encore obligé de douter de leur pouvoir. L’ineffaçable souvenir des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants chrétiens torturés et assassinés pendant la guerre par les Turcs pèse sur la reconstruction d’un État ottoman indépendant. Les Turcs ont tout à gagner à ce que des mandataires de l’Europe, présents dans leur pays, préviennent des violences que trop d’affreux précédents permettent d’appréhender. Les Grecs, durant la campagne de 1921, ont commis, eux aussi, des dévastations et des massacres ; les populations musulmanes ont le droit d’être garanties contre le retour de pareilles atrocités. C’est ce que la Conférence de Paris a compris : elle propose de confier à la Société des Nations la protection des minorités dans l’Empire ottoman aussi bien que dans le royaume de Grèce ; un haut-commissaire de la Société des Nations, résidant à Constantinople, enverrait ses délégués partout où il le jugerait nécessaire. Un tel contrôle collectif, réalisé par un haut organisme international dont l’Empire ottoman, aussitôt la paix signée, serait admis à faire partie et qui présente toutes garanties d’impartialité, n’a rien d’humiliant pour l’amour-propre national des Turcs ou des Grecs. Mais sera-t-il suffisant pour engager ce qui reste, en Anatolie, de populations arméniennes, grecques, ou autres, à rester dans leurs foyers ? La migration en masse qui a ruiné en Cilicie l’agriculture, le commerce, paralysé toute vie économique, si elle s’étendait aux autres provinces d’Anatolie, serait un désastre définitif pour l’Empire ottoman. Pour achever de rassurer les populations chrétiennes, il ne serait que juste d’assurer un « foyer national » à celles qui, comme les Arméniens, les Nestoriens, en sont dépourvues ; une petite Arménie autonome pourrait être établie soit dans la région du lac de Van, au contact de l’Arménie transcaucasienne, soit dans un canton de la Cilicie, la région de Dört-Yol par exemple. Il paraîtra enfin indispensable, à qui n’a pas oublié les atroces massacres de bataillons d’Arméniens sans armes par leurs « camarades » Turcs, d’exempter, au moins pendant quelques années, les chrétiens de tout service militaire. Enfin, si les Européens acceptent pour eux-mêmes l’égalité devant l’impôt et la suppression des Capitulations, encore faut-il que, dans un pays qui n’a pas de loi civile indépendante de la loi religieuse, des garanties spéciales, telles que la présence, en certains cas déterminés, de magistrats européens dans les tribunaux turcs, leur soient assurées. Pour faire confiance à la justice et à l’administration turques, il faut attendre qu’elles aient fait leurs preuves, la bonne volonté de quelques personnalités distinguées n’est pas suffisante pour assurer un bon gouvernement à dix millions d’hommes.

Sur de telles bases, il semble que l’accord de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Italie pourrait être facilement réalisé pour la pacification de l’Orient et sa renaissance économique ; la Grèce ne peut que gagner à se retirer, dans des conditions honorables, d’entreprises qui dépassent ses forces et ses ressources. Sera-t-il aussi aisé d’amener les Turcs d’Angora à préférer leur intérêt certain et les garanties d’avenir que leur offre l’Europe occidentale aux vaines chimères du pantouranisme et aux dangereuses suggestions d’un nationalisme aveugle ? On doit l’espérer, en dépit d’intempérances de langage telles que le discours récemment prononcé par Mustapha-Kémal lui-même à un banquet en l’honneur de l’ambassadeur des Soviets. L’essentiel est que l’attitude des trois Puissances occidentales donne la certitude d’un accord complet et résolu ; c’est sans doute cette impression que Youssouf Kemal bey, qui a quitté Paris le 25, est allé porter à Angora. Dans l’intérêt universel, il faut souhaiter plein succès à sa mission. Mais il règne, dans l’assemblée d’Angora, l’état d’esprit le plus intransigeant ; Mustapha Kemal, le 24, s’est écrié, au milieu d’applaudissements unanimes : « Nous sommes assez forts pour dédaigner les conseils de ceux mêmes qui veulent être nos amis, s’ils ne nous conviennent pas ! » Si tel est l’aveuglement des chefs, il n’y a rien à espérer, pour l’établissement de la paix, de la négociation actuellement ouverte.

Trois actes récents du Gouvernement des États-Unis ont eu, dans notre pays, un douloureux retentissement : l’avertissement aux Alliés, dans une forme inattendue et un peu aigre, d’avoir à se mettre en mesure de rembourser aux États-Unis, avec les délais nécessaires, l’argent avancé par eux pour le succès de la guerre, la réclamation inopinée de remboursement des frais d’occupation des troupes américaines sur le Rhin, enfin le retrait prochain de ces mêmes troupes, ne sont certes pas, en eux-mêmes, des actes dont nous soyons fondés à nous plaindre ; nous n’avons jamais renié nos dettes, encore qu’en France « l’homme de la rue » pense que c’est à l’Allemagne qu’il incombe de payer les dépenses que nous avons faites pour repousser son agression et la vaincre avec le concours de nos alliés, dans un commun et glorieux effort auquel les Américains se sont associés. Le remboursement des frais d’occupation n’a jamais été oublié par les Gouvernements alliés, mais, ici encore, le bon sens populaire estime que les Américains ayant, surtout pour des raisons de politique intérieure, refusé de ratifier le Traité de Versailles, négocié et signé par le plus haut personnage de l’Union, s’étant désintéressés de la reconstruction de l’Europe et désolidarisés d’avec leurs alliés de la veille, il leur appartient de régler eux-mêmes leurs affaires avec l’Allemagne. Les diplomates raisonnent autrement et ils ont raison ; mais le Français moyen, celui qui a supporté quatre ans de guerre et dont l’attitude a fait l’admiration du monde, est déçu et peiné de voir ses sentiments méconnus et sa conduite calomniée. Ce malentendu pénible vient en partie, nous ne l’ignorons pas, de certaines imprudences de la délégation française à Washington, exagérées et perfidement exploitées par tout ce que la France victorieuse compte par le monde d’ennemis ou d’envieux. à s’explique aussi, pour une bonne part, par des incidents de politique intérieure américaine, notamment par la délicate négociation parlementaire pour la ratification du « Traité du Pacifique. » Nous savons par exemple que si le Gouvernement des États-Unis a dû refuser de se faire représenter à Gênes, c’est que le sénateur Mac-Cormick et quelques-uns de ses collègues ont déclaré qu’ils ne voteraient pas le Traité, si M. Harding ne refusait pas nettement de participer à la Conférence et de s’intéresser aux affaires d’Europe. Le Sénat des Etats-Unis vient de voter, le 24 mars, la ratification du Traité par 67 voix contre 27 ; il eût suffi d’un déplacement de cinq voix pour que la majorité des deux tiers, requise en pareil cas, ne fût pas acquise ; et l’on s’explique les inquiétudes et les manœuvres du Gouvernement.

Ce sont aussi des hommes politiques américains, qui ont dit à leurs électeurs, et des journaux à leurs abonnés, qu’ils paieraient moins d’impôts si les Alliés remboursaient les avances faites par les Etats-Unis et que d’ailleurs, en exigeant cet argent, les Américains feraient œuvre morale et pacificatrice puisque la France belliqueuse, impérialiste, ne l’employait qu’à des armements et préparait l’anéantissement de l’Allemagne ! Ainsi, la double réclamation américaine prend presque, du moins par les commentaires qui l’assaisonnent, le caractère insolite d’une pression exercée sur la politique française, et c’est ce qui en fait la gravité. Les Français ne renient pas leurs dettes, mais ils estiment que les Américains, eux aussi, ont envers eux des dettes. Ils se sont dégagés des engagements solennels pris en leur nom par le Président de l’Union dont nous n’avions pas à nous demander, s’il était ou non d’accord avec l’opinion de son pays. Si, après avoir gagné avec nous la guerre, ils avaient réalisé avec nous la paix, l’Allemagne se montrerait moins récalcitrante, les Soviets russes moins arrogants et les nationalistes turcs plus traitables ; l’Europe serait déjà sortie de l’état de malaise économique dont tout le monde souffre, les Américains les premiers. Ils sont encore nos débiteurs puisqu’en échange de l’abandon des sécurités que nous réclamions sur le Rhin, ils s’étaient engagés à nous prêter assistance en cas de nouvelle agression allemande et que, là encore, la signature de leurs plénipotentiaires a été protestée.

Tous ces malentendus, si pénibles qu’ils soient, ne doivent pas être pris au tragique ; ils n’entament pas l’indéfectible confiance que les Français auront toujours en leurs amis des Etats-Unis.


Intérim.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.

  1. Enos, sur la mer Egée, à l’embouchure de la Maritza ; Midia, sur la Mer-Noire, à 35 kilomètres de la frontière bulgare : Rodosto sur la Marmara.