Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1841

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Chronique no 229
31 octobre 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 octobre 1841.


La tentative des christinos a complètement échoué. Le parti modéré a manqué cette fois encore d’unité, de dévouement, d’énergie. Les généraux qui avaient pris la direction du mouvement cherchent leur salut dans l’exil, ou tombent sous le glaive des vainqueurs. Espartero voudra-t-il, pourra-t-il mettre un terme à ces dures réactions qui, loin d’étouffer les germes des discordes civiles, les fécondent et préparent au pays de nouvelles et sanglantes catastrophes ? Il est permis d’en douter.

Le parti exalté s’est vivement agité à la nouvelle de la tentative de Pampelune. Il a senti qu’il s’agissait pour lui d’être ou de n’être pas. Si les modérés fussent parvenus à enlever à Espartero la plus grande partie de l’armée, s’ils avaient ressaisi à la fois l’autorité civile et la puissance militaire du pays, il eût été difficile en effet, impossible peut-être aux exaltés de renouveler les scènes de la Granja et de Valence. Une minorité qui succombe a peu de chances de se relever. C’est l’audace qui, en lui donnant les apparences de la force, peut seule lui assurer la victoire. Le succès entretient ce prestige, une défaite le dissipe. Le jour où chaque parti ose également regarder en face et compter ses adversaires, le jour où tout homme comprend qu’il peut tenir tête à l’homme qui lui est opposé, ce jour-là la question n’est plus qu’une question de nombre, et la majorité triomphe ; c’est dire le parti de la modération et de la liberté régulière, parti qui en réalité, dans les discordes civiles, forme presque toujours la majorité. Ce jour n’est pas encore arrivé pour l’Espagne. Le parti modéré a fléchi devant l’audace des exaltés. Les vainqueurs, irrités par l’agression inattendue d’O’Donnell, par le souvenir du danger auquel ils viennent d’échapper, voudront profiter de la victoire pour franchir les bornes dans lesquelles ils se sont renfermés jusqu’ici. Il est dans la nature d’un parti extrême d’oser de plus en plus et d’avancer toujours, jusqu’à ce qu’un obstacle insurmontable l’arrête et le brise.

Déjà de graves symptômes peuvent faire craindre en Espagne de terribles commotions. À Barcelone, l’autorité du régent est méconnue. Malgré les protestations du chef politique et du général Zabala, la démolition de la citadelle a commencé, en présence de la junte de vigilance et de la municipalité. La garde nationale défilait devant les membres de la junte, chacun tenant une pierre de la citadelle à la main. Que fera Espartero en recevant ces nouvelles ? À Madrid, il a laissé fusiller ses frères d’armes ; il a voulu que la justice ait son cours, que la loi soit appliquée. Et à Barcelone ? Aura-t-on démoli impunément, au mépris du pouvoir central, la citadelle d’une ville maritime ? Aura-t-on bravé impunément et l’autorité civile et l’autorité militaire ? Certes nous ne lui demanderions pas, en eût-il le pouvoir, de faire répandre du sang. La peine capitale ne convient pas aux commotions politiques : elle est à la fois excessive et impuissante. Mais la répression peut être efficace sans être sanglante. L’ordre a besoin d’une justice certaine plus encore que d’une justice sévère. Ce n’est pas par la douceur des peines, c’est par l’impunité, qu’on sape les fondemens de la société, qui ne peut exister sans justice. Le moment est décisif pour la gloire et l’avenir d’Espartero. Si on en croit les apparences, il peut être appelé avant peu à se prononcer entre je ne sais quelle république et la royauté, entre la monarchie et l’anarchie ; il aura à nous apprendre s’il est en effet le chef de l’état ou l’instrument d’un parti, s’il est véritablement digne de garder le dépôt qu’il arrachait, à Valence, des mains d’une mère éplorée.

L’Espagne est aujourd’hui le seul pays où le parti républicain puisse tenter une explosion avec quelques chances de succès, non à la vérité d’un succès durable, mais de ce succès momentané qui fait illusion aux partis et exalte leurs espérances. La faiblesse du pouvoir central, les emportemens de l’esprit municipal, les habitudes irrégulières et violentes d’un pays que la guerre civile a si long-temps agité, l’appui que le parti des exaltados a trouvé en Angleterre et qui ne lui serait probablement retiré qu’à la dernière extrémité, que le jour où, jetant complètement le masque, il proclamerait la république, l’indifférence et la joie secrète des carlistes, qui se flatteraient d’être ramenés au pouvoir par les excès de l’anarchie, la mollesse et le décousu du parti modéré, que la dernière défaite a de plus en plus abattu : tout se réunit pour frayer la route aux ennemis de la monarchie, tout semble les inviter à d’audacieuses tentatives. Si ces conjectures sont fondées, c’est avec eux qu’Espartero aurait bientôt une lutte à soutenir, et nous aimons à croire qu’il ne faiblirait pas dans le combat, qu’il resterait fidèle au serment qu’il a prêté en prenant la régence. Sans être au nombre des admirateurs d’Espartero, nous reconnaissons qu’il peut dans ce moment rendre de grands services à son pays et le préserver peut-être des plus odieuses catastrophes. Il déploierait sans doute, pour conserver intact ce pouvoir royal dont il est dépositaire, la même activité et, si l’on veut, la même habileté qu’il a déployées pour l’obtenir.

Au surplus, quelque crainte que puisse inspirer l’état présent de l’Espagne, quelque redoutable que paraisse en ce moment le parti exalté, il est encore possible que les tentatives de ce parti se trouvent paralysées par les mêmes causes qui semblent interdire aujourd’hui aux Espagnols tout effort considérable, tout mouvement général. Il y a dans le pays une lassitude, une impuissance qui doivent se retrouver, dans une certaine mesure, même au sein du parti exalté. Ce qui nous frappe, c’est le manque d’originalité dans tout ce qui se fait ou se prépare en Espagne. Dans ce pays, qui a plus que tout autre la prétention d’être un pays à part, on n’aperçoit cependant dans les mouvemens des partis que de pâles et imparfaites imitations de la révolution française. On n’y voit rien de véritablement national, rien de cette profonde et terrible agitation d’un grand pays qui, contraint de se renouveler violemment, lance, pour ainsi dire, à la surface tout ce qu’il renfermait de bien et de mal dans la profondeur de ses entrailles. On voit alors les hommes nouveaux et puissans surgir tout à coup, par milliers. Les idées ne manquent pas plus aux hommes que les hommes aux idées. Il y a quelque chose de gigantesque dans l’audace des partis, de surprenant dans leur habileté. Le monde est frappé d’admiration et de terreur. Les héroïques dévouemens et les épouvantables forfaits, dans leur rapide succession, laissent à peine le temps de respirer. — Rien de pareil ne peut s’accomplir en Espagne. Il y a loin des cortès aux assemblées nationales, de la junte de vigilance au comité de salut public, de je ne sais quel ayuntamiento à la commune de Paris. Ajoutons que le principe municipal, assez puissant en Espagne pour affaiblir le pouvoir central, n’est nulle part en état de se substituer à lui et de prendre le gouvernement du pays. Il en est de l’Espagne comme d’une confédération mal organisée. Toute localité peut résister, nulle ne peut dominer et imposer ses décisions au pays tout entier. Au contraire, ce qui se fait dans une ville est souvent une raison de faire autrement pour la ville ou la province voisine. Le parti exalté, devant s’appuyer sur les municipalités, éprouvera tous les inconvéniens que traîne à sa suite cet incommode auxiliaire. Ses mouvemens manqueront d’unité. Il n’y aura probablement que des révoltes partielles, et non une insurrection générale contre la royauté. Il faut aussi ne pas oublier que l’Espagne, par les mêmes raisons, n’a pas de véritable capitale ; elle n’a pas une ville sur laquelle se fixent tous les regards avec une anxiété respectueuse, avec une attention qui peut être mêlée de quelque envie, mais qui n’est pas moins pleine de déférence. Madrid n’est qu’une résidence royale. Ses télégraphes et ses diligences n’apporteraient pas une révolution toute faite à Vittoria, à Barcelone, à Saragosse, à Cadix. Il est également vrai que Barcelone et Cadix ne pourraient pas imposer une révolution andalouse ou catalane aux populations de la Castille.

L’infant don François de Paule est rentré en Espagne. Ce prince serait peut-être embarrassé de dire quel est le rôle qu’il peut y jouer dans ce moment. Il a cédé, ce nous semble, à d’imprudens conseils. Les princes, comme les particuliers, doivent avant tout avoir soin de leur dignité : lui serait-il facile de la garder au milieu des troubles civils, de l’emportement des partis, des conditions qu’on peut lui imposer, des sacrifices qu’on peut lui demander ? Au surplus, si tout ce que les journaux ont raconté ces derniers jours est fondé, il y aurait eu plus d’un aveuglement autour de la famille royale d’Espagne. L’Espagne aurait deux ou trois Coblentz au lieu d’un : ce seraient encore des imitations, et des imitations malheureuses. Nous avons lu, entre autres, une incroyable proclamation attribuée à don Carlos. On y rêve pour lui le retour sur le trône à la suite de l’anarchie, comme si c’eût été l’anarchie qui eût ramené les Bourbons en France.

Les négociations commerciales avec la Belgique viennent d’être reprises. On désire évidemment arriver à une conclusion. La Belgique, pressée entre l’Allemagne et la France, est menacée d’étouffement ; elle demande à pouvoir respirer, et il est juste de reconnaître que plus d’un intérêt nous conseille de lui en donner les moyens. Aussi n’y a-t-il qu’un avis sur le principe, sur la convenance générale d’une transaction. Les difficultés sont toutes relatives au mode, à la mesure et à l’opportunité. La question est fort compliquée, et demanderait plus de développemens que nous ne pouvons lui en donner ici.

La fusion des deux pays, sous le rapport des douanes, serait sans doute la mesure la plus complète, et sous certains rapports celle à laquelle nos producteurs pourraient le mieux se résigner. Qu’auraient-ils fait si la Belgique eût été incorporée politiquement à la France ? À coup sûr ils n’auraient pas demandé le rétablissement des douanes intérieures, ou c’est en vain qu’ils l’auraient demandé. On peut ajouter que par l’incorporation commerciale les capitaux des deux pays pourront se porter de l’un dans l’autre, et y trouver leur emploi tout aussi facilement que s’il y avait eu incorporation politique ; qu’ainsi on peut se résigner à la première comme on se serait sans doute résigné à la seconde. Reconnaissons cependant que la fiction est quelque peu hardie. Les sacrifices qu’ils feraient dans un cas à leur pays, ces producteurs privilégiés sont sans doute moins disposés à les faire au profit du royaume belge. On leur dira que ces sacrifices tourneront à l’avantage de la France, car ils profiteront aux consommateurs français ; on leur dira que d’autres producteurs nationaux gagneront ce que perdraient les producteurs aujourd’hui protégés, car c’est avec des produits français que nous paierons les produits belges. Cela est irrécusable, mais il n’est pas moins certain qu’une profonde perturbation se manifesterait dans plusieurs de nos industries, qu’il y aurait des capitaux perdus, du travail plus ou moins long-temps paralysé ; ces producteurs ainsi menacés opposeront à ces mesures toute la résistance légale qui est en leur pouvoir. Ils trouveront des représentans, des défenseurs, des collègues peut-être dans les chambres, dans les conseils, dans les administrations, partout. Le gouvernement se croit-il en mesure de vaincre ces résistances ? en aurait-il les moyens, le courage ? le moment lui paraît-il opportun ? Il y a là une question politique qui a plus d’une ramification, qui touche à plus d’un intérêt et qui mérite la plus sérieuse attention.

Notre association commerciale avec la Belgique entraînerait nécessairement l’adoption dans ce pays de nos lois et règlemens fiscaux relatifs aux monopoles, en particulier à celui du tabac. Nous ne pourrions certes pas compromettre une des principales ressources de notre budget. La Belgique accepterait donc notre système. Cela se conçoit facilement. La Belgique le connaît : il n’y a pas long-temps qu’elle a cessé d’être française. Toutefois l’exécution de la mesure ne serait pas aisée. Qui garderait les frontières belges contre l’invasion du tabac étranger ? La France confierait-elle un intérêt si capital pour ses finances à une inspection étrangère, ou bien la Belgique recevrait-elle des douaniers français ?

En présence de ces difficultés, il est à présumer que le cabinet n’osera pas présenter aux chambres un projet d’association commerciale. Il rendra sa tâche un peu moins scabreuse en se bornant à un traité de commerce. Ce traité lui-même rencontrera de violentes oppositions. Les producteurs privilégiés jetteront les hauts cris ; et les Belges ne voudraient pas du traité s’il n’était pas de nature à faire jeter les hauts cris à nos fabricans de fer et de toile. Pour dire notre pensée toute entière, nous sommes convaincus qu’après avoir beaucoup discuté, beaucoup négocié, le ministère finira par ne rien conclure du tout. À mesure que la session approche, il sentira son zèle se refroidir. N’oublions pas qu’avec la session arrive aussi en perspective la question des élections générales. À coup sûr le ministère ne l’oublie pas.

Depuis quelques jours, il n’est question que de nominations et de promotions, surtout dans l’ordre judiciaire et dans notre diplomatie. On a dit que le cabinet a partagé avec la Providence le soin de nos affaires, qu’il se réserve les personnes et lui laisse les choses. Il ne faudrait pas se plaindre du partage : Dieu protège la France. Sérieusement parlant, nous n’avons rien à dire sur les choix connus. Toute question de personnes nous répugne, et d’ailleurs parmi les élus il en est plus d’un que nous connaissons et dont nous ne pourrions qu’approuver le choix et l’avancement Nous applaudirions surtout à la nomination de deux conseillers d’état, nomination dont la presse parle aujourd’hui. Ce serait un acte de justice et de bon goût.

Deux remarques générales peuvent frapper dans ces nominations. L’une, c’est le contingent fort considérable, il est vrai, qu’on a pris parmi les députés. Il est impossible de ne pas y apercevoir une pensée politique, un moyen de stratégie parlementaire. D’un autre côté, nous reconnaissons sans peine combien il serait fâcheux qu’un député capable ne pût être nommé ou promu à des fonctions publiques, que la députation le frappât d’incapacité. On peut ajouter qu’après tout, le pays juge la question dans chaque cas particulier, le député nommé devant se présenter de nouveau devant ses électeurs. S’il est réélu, ne peut-on pas dire que la nomination est justifiée ? Ces considérations, quelque graves qu’elles paraissent, ne suffisent peut-être pas pour apaiser l’opinion publique. Il y a là des questions qui ne sont pas encore bien éclaircies. Nos mœurs, nos idées, diffèrent à ce sujet des mœurs et des idées des Anglais. Ainsi qu’on l’a dit ; la question des incompatibilités se représentera avec beaucoup de vivacité devant les chambres, et on peut craindre que cette année la chambre des députés, en délibérant sur cette matière délicate, ne songe trop aux électeurs, trop peu à elle-même et aux exigences de la chose publique. La perspective des élections générales pourrait jeter les députés dans quelque résolution excessive : ils ne peuvent pas se dissimuler qu’un grand nombre d’électeurs sont disposés à révoquer en doute l’indépendance du député qui accepte des fonctions rétribuées. Or, sans vouloir affirmer que l’ordre de choses actuel ne doive être en rien modifié, nous n’hésitons pas à penser que des exclusions trop nombreuses et trop absolues, en élevant, pour ainsi dire, un mur de séparation entre l’administration et la chambre, entraveraient la marche régulière des affaires publiques, et prépareraient des tiraillemens funestes entre les pouvoirs de l’état.

Si des hautes régions du droit constitutionnel on veut descendre à la politique personnelle et du moment, on peut remarquer, au sujet de toutes ces nominations, qu’un grand nombre d’entre elles ont été coup sur coup adressées aux hommes les plus dévoués et les plus ardens du 15 avril. Ne dirait-on pas un rapprochement intime, un retour de tendresse, une fusion entre le 15 avril et le 29 octobre ? C’est une pure conjecture : nous serions d’ailleurs très loin de blâmer, nous qui avons toujours déploré et qui déplorons encore les schismes, tous les schismes de notre église gouvernementale.

Laissons les personnes et revenons aux choses. La question du désarmement occupe toujours les esprits, et on cherche maintenant à combiner avec elle la question des chemins de fer. On veut compliquer l’une par l’autre. Sur la première, nous persistons à croire que, dans l’état général des affaires, il importe de conserver la flotte, les cadres, le matériel, les armes savantes, mais qu’on peut, dans un pays comme la France, diminuer sans danger l’effectif de l’infanterie. L’Europe sait qu’avec des cadres et un matériel suffisant la France peut entrer rapidement en campagne et présenter à ses ennemis ces phalanges formidables qui lui ont valu de si nombreuses et de si brillantes victoires. À quoi bon épuiser nos finances et donner à nos adversaires le plaisir de nous voir jeter notre argent pour entretenir, en pleine paix, pendant des années peut-être, des fantassins qu’en cas d’alarme la conscription nous fournirait en peu de jours ?

Mais qu’on diminue ou qu’on conserve l’effectif de l’infanterie, nous ne concevons pas qu’on puisse subordonner à cette question la question des chemins de fer. Voudrait-on établir que, s’il convenait à la France d’entretenir une armée de 400,000 hommes, elle serait hors d’état de se donner ces puissans moyens de communication, et que, tandis que les Belges, les Allemands, les Autrichiens, volent sur les rail-ways, nous devrions nous résigner à nous traîner dans les vieilles ornières ? Est-ce à un pays qui hier encore empruntait sans difficulté à moins de 4 pour 100 qu’on pourrait ainsi persuader qu’il est hors d’état de faire ce qui se fait en Prusse, en Hongrie, en Lombardie ? Sans doute moins seront lourdes les charges du budget, et plus il sera facile à l’état de se procurer, au moyen du crédit, les fonds nécessaires à de vastes entreprises. Mais encore une fois, dût-on conserver un effectif de 400,000 hommes, rien n’empêcherait d’entreprendre ces grands travaux. Les prêteurs s’effraient peu des quelques millions de plus portés au budget. Ils savent que la richesse nationale augmente chaque année, et que, par une conséquence nécessaire, les revenus de l’état doivent suivre une progression analogue. Ce sont les bruits de guerre qui les effraient, et souvent leurs craintes à cet égard sont poussées jusqu’au ridicule. Quoi qu’il en soit, ces craintes n’existent pas ; l’état, plus encore que les compagnies, trouverait par des emprunts les fonds nécessaires pour une dépense annuelle qui ne serait pas folle. Les capitalistes savent très bien que construire un chemin de fer utile, c’est créer un véritable capital. C’est plutôt un placement qu’une dépense, ou, pour mieux dire, c’est une dépense productive.

Au surplus, ces considérations n’ont pas pour but de prouver que l’état doit décidément se substituer en tout et pour tout aux compagnies, et entreprendre directement la construction des chemins de fer que la France réclame. Le système mixte est probablement le meilleur. Peut-être aussi convient-il d’appliquer des moyens divers aux diverses entreprises, selon les localités, selon le but qu’on se propose, d’après l’ensemble des circonstances.

Ce que nous tenions à établir, c’est que, dans tous les systèmes, même dans celui qui excluerait complètement les compagnies, l’état peut suffire aux besoins du pays, à moins toutefois que, par une pensée plus ambitieuse que prudente, on ne voulût entreprendre des travaux multipliés et gigantesques. C’est là, disons-le, notre crainte. Les intérêts des localités vont se trouver en présence dans le conseil des ministres et dans les chambres. La lutte sera vive, les efforts obstinés ; il est à craindre que les ministres ne veuillent tout concilier en accordant quelque chose à tout le monde, et que les chambres ne soient entraînées vers cet étrange moyen de conciliation. N’oublions pas les deux chemins de Paris à Versailles, ces quinze ou vingt millions inutilement dépensés sous l’influence d’idées aveugles et opiniâtres.

Tout entreprendre à la fois, c’est le sûr moyen de ne rien faire et surtout de ne rien terminer. En établissant une concurrence effrénée, les travaux seront plus chers, les matériaux seront mauvais, les entreprises se nuiront l’une à l’autre, et l’achèvement de tous les chemins entrepris en sera retardé. Il faut choisir dans le nombre des projets les deux ou trois chemins qui sont les plus utiles et les plus urgens, soit sous le rapport commercial, soit sous le rapport politique, et se borner d’abord à ce travail déjà fort considérable. L’état peut confier aux compagnies les chemins utiles au commerce, et se charger de ceux dont l’utilité serait avant tout politique. Mais, avant d’entrer dans la discussion des points particuliers, il convient d’attendre la publication des projets. Nous espérons que le gouvernement ne tardera pas à les faire connaître. Il faut que la discussion puisse en être approfondie : il faut qu’elle ait lieu promptement. Il serait déplorable de voir ces importans projets se traîner misérablement de session en session.


Quelques changemens survenus dans l’état des armemens maritimes de l’Angleterre nous engagent à compléter ici, par des documens plus récens, les renseignemens que contenait l’article inséré dans notre livraison du 15 octobre, sous le titre de : La Flotte française en 1841. Ainsi plusieurs vaisseaux qui figuraient dans les escadres de la Méditerranée et des autres stations ont été désarmés. Ce sont : Princess Charlotte, de 104 ; Asia, de 84 ; Bellerophon, de 80 ; Donégal, de 78 ; Belle-Isle, Hercule, Édimbourg, Melville, de 72, auxquels on peut ajouter le Magnificent, de 72, qui sert à la Jamaïque d’hôpital et de caserne ; en tout, neuf vaisseaux portant 706 canons. Mais en revanche les vaisseaux suivans viennent d’être armés ou sont en cours d’armement : Saint-Vincent, Caledonia, de 120 ; San-Josef (caserne), de 110 ; Victory, Camperdown de 104 ; Formidable, de 84 ; Ocean, de 80 ; Poictiers, Malabar, Cornwallis (omis), de 72 ; en tout, dix vaisseaux de haut bord armés de 938 canons. On a donc désarmé neuf vaisseaux pour en armer dix et l’armement excède le désarmement de 232 bouches à feu. Dans ce nombre ne sont pas compris plusieurs vaisseaux de troisième rang et de 50 canons, tels que : Alfred, Vindictive, Excellent, Royal-George. Nous omettons aussi les trois beaux vaisseaux neufs qui viennent d’être lancés : Goliath, Indostan, Collingwood, de 80 canons.

Voici d’ailleurs la situation exacte des forces actuelles de l’Angleterre en vaisseaux de ligne armés ou en armement. (Les bâtimens de 50 canons, tels que Warspite, Dublin, etc., ne figurent pas dans ce tableau).

Britannia
120 canons.
Vanguard
80 canons.
Howe
120
Indus
80
Saint-Vincent
120
Ocean
80
Caledonia
120
Revenge
76
San-Josef
110
Poictiers
74
Queen
110
Illustrious
72
Impregnable
104
Benbow
72
Camperdown
104
Cambridge
72
Victory
104
Hastings
72
Rodney
92
Malabar
72
Formidable
84
Implacable
72
Powerfull
84
Wellesley
72
Calcutta
84
Blenheim
72
Ganges
84
Cornwallis
72
Thunderer
84
Melville
72
Monarch
84

La flotte anglaise compte donc en tout 31 vaisseaux de haut bord, portant 2,718 canons. C’est 146 canons en excédant du chiffre que constatait l’article du 15 octobre, et 866 bouches à feu de plus que les 1,854 dont sont armés nos vingt vaisseaux. Les argumens pour le maintien intégral de nos forces navales n’en acquièrent que plus de valeur.

Les officiers-généraux qui commandent les flottes anglaises sont l’amiral E. Codrington, les vice-amiraux G. Moore, H. Digby, E. Owen, et les contre-amiraux Ommaney, Bouverie et Bremer.


Une ordonnance du roi, rendue sur le rapport de M. le ministre de l’instruction publique, a récemment prescrit la rédaction et l’impression du catalogue général des manuscrits conservés dans les bibliothèques des villes des départemens. C’est une mesure qui était depuis long-temps désirée par l’Europe savante, et qui honore l’administration de M. Villemain. On sait qu’il existe dans nos dépôts publics des collections précieuses de manuscrits, qui proviennent, pour la plupart, des établissemens religieux supprimés par la révolution. Ces manuscrits n’avaient été jusqu’à présent l’objet d’aucun travail de catalogue méthodique et complet. Il avait bien paru quelques notices partielles rédigées par les bibliothécaires des villes ; mais ces notices en petit nombre, et faites sur des plans différens, ne pouvaient tenir lieu d’un catalogue général et raisonné, et les savans regrettaient tous les jours que des ouvrages inédits du plus grand intérêt, cités dans les anciens recueils comme appartenant à tel ou tel dépôt, eussent disparu depuis l’époque de la révolution, sans qu’il fût possible d’en rechercher la trace, à l’aide d’un inventaire détaillé des manuscrits de nos bibliothèques.

C’est cet inventaire si important que M. le ministre de l’instruction publique s’occupe de faire dresser et publier. Les amis des lettres qui avaient accueilli avec reconnaissance la mesure prise par M. le ministre, pouvaient craindre que la réalisation n’en fût long-temps ajournée, et qu’il n’en fût du catalogue général comme de tant de travaux utiles qui restent à l’état de projet dans les cartons administratifs. M. Villemain s’est empressé de dissiper à cet égard toutes les craintes ; il a fait immédiatement commencer, sur plusieurs points, des recherches actives, dirigées d’après des instructions uniformes, et qui ont produit les meilleurs résultats. MM. Libri et Ravaisson ont déjà rédigé le catalogue complet de quelques-unes des riches collections de manuscrits qu’ils étaient chargés d’explorer ; les travaux du même genre, confiés aux bibliothécaires des villes, à des professeurs de l’Université, à des élèves de l’école des chartes, seront promptement terminés. Il y a donc lieu d’espérer que les matériaux du premier volume du catalogue général pourront être réunis d’ici à quelques mois ; et si rien ne ralentit le mouvement imprimé à cette entreprise, il sera facile au ministère de l’instruction publique de mener à fin, dans l’espace de quelques années, une publication qui pourra figurer au premier rang parmi les monumens de l’érudition nationale.

Quel sera le plan suivi dans cette publication ? Comment seront classés les catalogues des bibliothèques, et dans ces catalogues les notices des divers manuscrits ? Ce sont là autant de questions, dont l’examen est confié à une commission instituée près du ministère de l’instruction publique, pour assurer les travaux relatifs à la préparation du catalogue général. Les lumières de cette commission, composée presque tout entière de membres de l’Institut et présidée par M. Victor Leclerc, sont une garantie du soin qui sera apporté dans la révision et dans le classement des différens catalogues. Un point qui est dès à présent décidé et qui nous paraît de la plus grande importance pour le succès de la publication projetée, c’est l’insertion, dans les notices consacrées aux manuscrits inédits, de quelques extraits ou analyses des passages les plus intéressans ; cette méthode a été heureusement appliquée dans des recueils du même genre, tels que ceux de Lambecius et de Casiri, par exemple. Nous ne pouvons que féliciter M. Villemain de l’avoir adoptée pour la collection dont il fait réunir les élémens ; elle répandra sur les indications toujours un peu sèches d’un catalogue l’attrait et la variété d’une suite de morceaux choisis ; offerts pour la première fois à la curiosité des savans.

— Un écrivain connu par d’intéressantes études sur la philosophie allemande, M. Barchou de Penhoën, vient de publier, sous le titre d’Histoire de la conquête et de la fondation de l’empire anglais dans l’Inde, un livre sur lequel nous appelons l’attention de nos lecteurs. La naissance, le progrès, le développement de la puissance anglaise en Orient forment, sans nul doute, un des épisodes les plus importans de l’histoire contemporaine. Il est peu d’évènemens qui soient faits pour éveiller plus vivement l’intérêt de l’homme d’état, de l’historien, du penseur. Aussi peut-on s’étonner que ce sujet n’ait tenté jusqu’à présent la plume d’aucun de nos historiens, et nous concevons sans peine qu’un écrivain philosophe se soit laissé aller à l’ambition de combler cette lacune. Ce que nous avons lu de l’ouvrage de M. Barchou de Penhoën nous persuade qu’il n’est pas resté au-dessous de sa tâche. Il est difficile de porter avec une liberté plus brillante le joug d’un long travail. En attendant l’examen que nous ne manquerons pas d’en faire, nous souhaitons que le succès de ce livre réponde au courage dont l’auteur a eu besoin pour l’entreprendre.