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Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1866

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Chronique n° 829
31 octobre 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 octobre 1866.

Les vacances finissent, et la saison laborieuse de la politique va commencer. On n’attend point de nous que nous attachions une grande importance aux bruits qui avaient devancé le retour de l’empereur à Paris et qui étaient relatifs à des modifications ministérielles. Les conjectures vagues qui ont été mises en l’air à cette occasion ont été promptement dissipées, et n’ont pu fournir un épisode substantiel à notre vie politique. On parlait de projets d’emprunts et d’une impulsion nouvelle à donner aux travaux publics. On appelait cela une diversion. Il faut convenir qu’il y a d’étranges têtes dans notre pays ; nous possédons des Sangrados financiers toujours prêts à conseiller des emprunts d’un milliard comme des saignées bienfaisantes. Ils sont flanqués de curieux hygiénistes qui ont placé la maçonnerie en tête des diversions politiques convenables aux peuples qui ont des vapeurs. L’emprunt et la bâtisse, l’argent à gaspiller et les moellons à remuer, voilà le régime auquel ces hommes d’ordre et d’imagination ne nous trouveraient point indignes d’être soumis à perpétuité. Ils n’ont point été encore capables de découvrir que la première diversion réclamée par la santé de la France est celle qu’on pourrait apporter à l’accroissement continu du grand-livre, aux dépenses irréfléchies et stériles et à la manie du plâtras. Ils ne se doutent point que la grande distraction dont la France a besoin est une distraction morale. Ils en ont été cette fois pour leurs frais d’utopie. Il paraît qu’une centaine de millions pourront être affectés aux travaux publics, dans le prochain budget, sur les ressources régulières, et qu’un emprunt en temps de paix ne nous est pas encore nécessaire.

Il était surtout un ministre dont on regardait la retraite comme possible. Nous voulons parler du ministre de la guerre. On alléguait l’âge du maréchal Randon, qui lui donnait des droits au repos, son philosophique détachement des grandeurs et cette-œuvre de la réorganisation de l’armée française, à laquelle il faut mettre une main prompte et vigoureuse ; mais les instigateurs et les prophètes de suicides ministériels n’ont pas compris que la perspective de la réforme de l’armée devait au contraire retenir le vaillant et digne maréchal au service. Partir quand les principes et les intérêts des institutions militaires de la France vont être mis en question, ce serait s’en aller la veille d’une bataille. Pour un brave Crillon, ce serait le cas de se pendre. Nous ne sommes point surpris qu’en une telle occasion le maréchal Randon ait écarté ou ajourné, s’il l’avait eue en effet, la pensée de la retraite.

Au moment où les plus hautes autorités administratives et militaires du pays se réunissent en une commission imposante pour étudier la situation de l’armée française et les extensions et l’affermissement qu’il convient de donner à nos forces militaires, nous n’aurons point la présomption d’émettre sur cette grave matière des aperçus hasardeux. Il nous semble pourtant qu’en dehors des opinions qui ne peuvent être autorisées que par des connaissances techniques et pratiques, il est des idées générales que les incompétens, au nombre desquels nous nous rangeons, ont le droit de rappeler avant l’ouverture de cet important débat. D’abord, quant à la nécessité de la réorganisation militaire, elle doit saisir tous les esprits. Il s’agit ici d’une question de relation de forces simple, nette, inflexible comme un rapport mathématique, comme une loi de la dynamique qui régit les choses matérielles. Il s’agit du rapport existant entre les forces de guerre de l’Allemagne prussianisée et celles de la France. Il n’y a à mêler à ce problème d’équilibre militaire aucune préoccupation, aucun caprice d’humeur belliqueuse, aucune pensée d’hostilité de peuple à peuple. Quand l’Allemagne prussienne, comme nous voulons l’espérer et le croire, serait destinée à n’être pour la France qu’une pacifique émule et une bienveillante alliée, pour un peuple comme la France il n’y aurait de dignité et de sécurité dans une semblable amitié qu’à la condition que l’égalité fût librement maintenue entre les forces des deux nations. Or pour le moment, s’il est une chose manifeste, s’il est une chose qui parle avec éclat au patriotisme et à la prudence de la nation française, c’est qu’au point de vue de la disponibilité des forces militaires organisées, l’Allemagne prussienne a sur nous une avance énorme. Nous avons vu par la guerre de cette année que l’ancienne Prusse pouvait mettre sur pied, pour donner un coup de collier décisif, huit corps d’armée représentant 700,000 hommes. Nous annoncions, il y a quinze jours, que la Prusse, avec ses nouvelles annexions et la confédération du nord, allait ajouter trois corps d’armée, c’est-à-dire plus de 200,000 hommes à cette permanente disponibilité de forces défensives ou agressives. Ce que nous annoncions il y a deux semaines comme Une probabilité est aujourd’hui un fait, tant les Prussiens vont vite en besogne, le gouvernement prussien décrète la formation des trois nouveaux corps d’armée, tandis que nous n’en sommes encore qu’à la nomination d’une commission. Le problème que nous avons à résoudre est donc posé en termes précis et indiscutables par la nouvelle situation militaire qui existe en Allemagne ; il faut que la France se constitue pour le cas de guerre une force disponible d’un million d’hommes. Nous indiquions cette conclusion dès le lendemain de la bataille de Kœniggrætz, et cette conclusion, ce sont aujourd’hui les faits qui l’établissent, plus rapides encore que nous ne l’avions prévu.

Voilà pour les caractères de nécessité et d’urgence qui doivent frapper tout le monde dans l’œuvre que nous avons à entreprendre. Cette nécessité justifie bien la haute commission d’étude annoncée par le Moniteur. La mission de ce comité est de concevoir et de proposer à la France le système d’une armée qui pourrait fournir en cas de guerre un million de combattans efficaces. Dire ce que doit être ce système, voilà ce qui de notre part serait présomptueux et prématuré ; mais tout le monde est en mesure d’apprécier dès à présent la nature des sentimens et la vertu des principes avec lesquels il faut que cette patriotique étude soit abordée. Évidemment dans la préparation d’un plan d’où vont dépendre la sécurité et la puissance de la France, il faut se mettre en garde contre toutes les chances possibles d’erreur. C’est une de ces circonstances où le patriotisme doit s’épurer et s’élever à la délicatesse et à la hauteur du sentiment religieux. C’est dans ces occasions que, selon le grand et positif langage de Bossuet, il ne faut laisser rien à la fortune de ce qu’on peut lui ôter par conseil et par prévoyance. L’histoire ancienne et récente nous enseigne que l’issue d’une journée de bataille peut décider pour des siècles de la destinée d’un peuple et d’une civilisation ; les faits contemporains nous montrent que les guerres ne peuvent plus être que le choc rapide des forces accumulées et condensées des nations, et doivent prononcer d’un seul coup l’arrêt fatal. Jamais la portée des moindres fautes dans les conceptions militaires n’a donc été plus grave qu’à notre époque ; jamais les erreurs provenant de l’ignorance, des préjugés, des prétentions personnelles, des frivolités vaniteuses, n’ont été exposées à être suivies de conséquences plus funestes ; jamais donc hommes d’état et généraux n’ont dû approcher d’une délibération sous une obligation de devoir public plus étroite, plus exclusive, plus impérieuse, que celle qui s’impose aux membres de la commission nommée pour préparer la réforme de l’armée française.

Pénétrés de l’importance de ce devoir, nous sommes convaincus que la commission ne s’arrêtera point à quelque solution approximative et sommaire de la question qui lui est proposée. On ne peut ici céder à ces mouvemens de légèreté malheureusement trop familiers à notre caractère national : on ne peut pas se contenter d’à peu près et d’apparences, il faut aller au fond des choses. Par exemple, il sera indispensable d’examiner sérieusement l’influence exercée par la loi de dotation sur l’état présent de notre armée. il faudra étudier les effets du système de recrutement, d’exonération, et les conditions de notre réserve actuelle. Les statistiques les plus minutieuses devront, sur ces divers points, être attentivement recherchées. Le premier caractère d’une armée vraiment nationale doit être de représenter fidèlement les conditions diverses de la nation. Il serait curieux de connaître quelle est, au point de vue du recrutement, la composition actuelle de nos régimens, dans quelle proportion s’y trouvent les appelés par rapport à ceux qui servent pour la prime, qu’ils soient rengagés, engagés après libération, ou remplaçans ; il faudrait savoir la provenance des cadres si importans des sous-officiers, en quel nombre les rengagés y figurent. Beaucoup d’excellens officiers pensent que le caractère de l’armée a souffert du système de recrutement qui s’est établi à la suite de la loi de dotation ; ils voient avec peine les progrès de l’exonération, rendus si faciles par les sociétés d’assurance ; ils regrettent l’éloignement croissant des jeunes hommes des classes aisées pour l’état militaire ; ils déplorent le découragement qu’inspire aux vocations désintéressées l’obstruction créée par les sous-officiers rengagés dans les cadres inférieurs ; ils critiquent l’esprit nouveau de bien-être calculateur et bourgeois qui s’est introduit dans ces cadres avec les primes ; ils soutiennent que l’armée actuelle traîne avec elle trop de vieux soldats et de grognards. Des états détaillés, tels que ceux que nous réclamons, mettraient l’opinion à même de se prononcer sur ces critiques, et sont d’ailleurs des pièces qu’on ne peut se dispenser de produire au débat. Du côté de la question sur lequel il faudra s’arrêter aussi avec une attention profonde, c’est la valeur effective de notre système de réserve. Nos soldats de la réserve ne font en trois ans que cinq mois de services effectifs. Nous qui par ignorance avons si longtemps dédaigné les landwehrs prussiennes, et qui affections de n’y voir que des gardes nationales, pouvons-nous être sérieusement sûrs et fiers de nos réserves, à qui nous donnons une instruction militaire bien plus imparfaite ? Les hommes de notre réserve possèdent, dit-on, très bien le maniement des armes et ont bon air les jours de parade ; mais peuvent-ils contracter cette homogénéité avec les troupes permanentes qui est la condition de la force et de l’unité d’une armée ? Enfin, pour arriver à former une armée d’un million d’hommes, est-il possible qu’on se contente d’opérer une addition nominale en prenant 400,000 hommes dans les gardes nationales mobilisables ? Un placage de gardes nationaux à la suite ne constituerait pas une armée. Que notre état militaire se compose d’élémens divers, de séries successives, cela est naturel et raisonnable ; mais il faudra que l’ensemble soit coordonné et solidaire, que les élémens se fondent en une harmonie de cadres, d’instruction, d’esprit et de caractère, et que, malgré les différences de circonstances et de degrés dans les obligations pratiques du service, tout s’absorbe dans l’unité du génie militaire français.

Les nécessités techniques de la nouvelle organisation conduiront les esprits les plus timides aux principes politiques qui dominent cette importante matière. Dès l’abord et à chaque pas, on rencontrera des questions politiques qu’il sera impossible d’éluder. Les tendances les mieux accusées de notre époque nous annoncent un rapprochement inévitable des élémens civils et des élémens militaires chez les peuples qui marchent aux premiers rangs de la civilisation. Partout où se manifeste la vigueur véritable, on voit le citoyen derrière le soldat, le devoir civique s’unir de plus près à la profession militaire. Les États-Unis viennent de nous donner l’exemple le plus grandiose de cette pénétration du civisme dans l’armée à travers la lutte intérieure qu’ils viennent de soutenir. En Angleterre, que sont ces volontaires dont nous avons eu la maladresse de provoquer la création spontanée, et qui pourraient aujourd’hui fournir 200,000 combattans, sinon des citoyens qui ont compris spontanément l’obligation patriotique du service militaire ? La puissance de guerre de la Prusse provient tout entière d’une obligation semblable reconnue et acceptée par un peuple dont le patriotisme avait été blessé par les plus cruels revers. On est soldat en Prusse parce qu’on est citoyen, et les qualités militaires y sont l’effet immédiat de la vertu civique. Or nous avons beau en France entretenir par notre indifférence et notre inertie politique intérieure la magnifique ignorance où nous sommes de ce qui se passe chez les autres peuples ; il ne dépend pas de nous d’arrêter le mouvement général des choses. Nous essayons en vain d’être immobiles, tout marche autour de nous. Quand des événemens décisifs viennent nous réveiller dans notre léthargie et nous apprendre ce qui se passe réellement, nous sommes bien forcés de regagner par un impétueux élan le terrain que nous avons perdu.

Nous apprenons aujourd’hui que nous avons besoin d’un million de soldats : nous sommes bien obligés d’apprendre aussi, à l’école des peuples qui se montrent capables de puissans efforts, à quel prix on s’assure ces garanties patriotiques. Pour être à la hauteur de ces grands sacrifices, il faut qu’une nation s’intéresse énergiquement à ses affaires publiques ; pour prendre cet intérêt vivace à ses affaires, il faut qu’une nation ait la conscience qu’elle en gouverne elle-même ou qu’elle en domine la direction. Il faut que tous ses citoyens, par le sentiment qu’ils ont de pouvoir agir sur le gouvernement, aient le courage, prennent le goût, contractent l’habitude de discuter avec vigilance et assiduité les intérêts du pays. Pour obtenir d’un peuple la constitution d’une armée vraiment efficace d’un million d’hommes, il faut que ce peuple mette son cœur dans cette œuvre de patriotisme. Le moyen d’obtenir cet élan dans le sacrifice n’est point de marchander les garanties de la liberté et de la dignité des discussions, de laisser subsister les obstacles qui restreignent l’initiative de la représentation ordinaire du pays. Comme nous avons la conviction que chacun en cette circonstance fera son devoir, nous espérons que le gouvernement sera éclairé par les lumières qui vont jaillir de cette grande délibération, et comprendra qu’en demandant à la France des soldats il doit lui donner de complets citoyens. Quant à nous, au surplus, nous ne redoutons point l’issue de cette épreuve, quelle qu’elle soit. Les mœurs politiques du pays n’en peuvent sortir que fortifiées ; un peuple qui aurait fait l’avance des sacrifices militaires demandés par le patriotisme ne saurait tarder à reconquérir toutes les franchises politiques qui lui seraient nécessaires.

Les étrangers sont surpris que cette question de la réforme de nos institutions militaires n’ait point encore occupé dans la presse française la place qu’elle mérite. Quoiqu’il soit facile d’en discerner les causes quand on connaît les conditions où vit la presse chez nous, le fait est triste, nous n’en disconvenons point. La faute n’en doit point pourtant être imputée entièrement aux mœurs paresseuses de nos journaux. Dans les temps où régnait la liberté de la presse et où existait l’initiative parlementaire, les discussions publiques étaient souvent éclairées et relevées par des concours qui leur font aujourd’hui défaut. Un sentiment d’émulation parcourait alors toutes les classes qui prenaient part aux affaires politiques, et les esprits d’élite qui étaient employés au service de l’état apportaient souvent un contingent utile et brillant à la controverse. On n’a pas assez remarqué dans le temps, on voit bien aujourd’hui quel relief et quel lustre les fonctionnaires distingués tiraient du contact avec la liberté. Chacun pouvait être le volontaire et avoir le mérite et l’honneur de son idée, de son travail, de son talent. Les militaires n’étaient point étrangers à ce mouvement brillant et généreux. Qui ne se souvient, en s’étonnant du contraste présent, de la gracieuse fécondité avec laquelle naissaient alors dans l’administration et dans l’armée les jeunes et solides réputations ? Des directeurs de ministères étaient des personnages dont les noms avaient un poids prodigieux auprès du public. Dans l’armée, des chefs de bataillon, des colonels étaient déjà célèbres, et, accoutumés de bonne heure aux caresses de l’opinion, marchaient avec plus d’ardeur aux positions élevées. La renommée depuis ce temps-là est devenue bien aveugle, bien sourde et bien muette. Nous avons perdu en grande partie cette camaraderie généreuse qui devrait unir l’opinion publique aux hommes qui méritent, au service de l’état, la faveur de la renommée. La différence de situation de la presse aux diverses époques explique ce contraste. La presse libre vivait en bons rapports avec les fonctionnaires distingués par leur talent, et ceux-ci, couverts par l’anonyme, se mêlaient volontiers aux débats des journaux, qu’ils élevaient et éclairaient à la fois. Nos jeunes officiers de l’armée d’Afrique, leur glorieux chef le maréchal Bugeaud en tête, prenaient lestement la plume. Si la question de la réforme de l’armée eût été posée alors, les brochures savantes, les vifs articles de journaux auraient plu de toutes parts depuis trois mois. L’opinion eût été avertie, instruite et remuée par des polémistes compétens lancés en tirailleurs. La même chose arriverait aujourd’hui en Angleterre, aux États-Unis, si un intérêt de cet ordre était en question parmi ces peuples. Nous ne possédons plus ce rayonnement, et ce devrait être un sujet de souci pour des hommes dignes de gouverner la France. Il ne serait point impossible que le gouvernement fût amené à reconnaître un jour par la force des faits ce qu’il y a pour lui de dommageable dans la taciturnité et la stérilité de la presse française.

Les rumeurs qui avaient circulé sur une convocation anticipée des chambres sont aussi dénuées de fondement que les bruits de crise ministérielle. La prérogative de la discussion de l’adresse ne sera point retirée aux chambres, comme quelques-uns l’avaient prétendu. Nous ne sommes point partisans, nous l’avons dit dès le décret du 24 novembre, de la forme de discussion qui s’est introduite dans les usages parlementaires français à propos de la réponse des chambres au discours de la couronne. Mettre ainsi en tas au début de la session toutes les questions générales et les discuter pêle-mêle au hasard des paragraphes de l’adresse nous paraît un procédé illogique et contraire à l’esprit pratique des institutions représentatives. On accusait autrefois notre régime parlementaire d’être une servile copie des institutions anglaises. Les différences entre les deux régimes se présentaient en foule aux yeux de ceux qui connaissaient la constitution britannique. Une des plus frappantes était justement dans la façon dont l’adresse était traitée dans les deux pays. En Angleterre, point de commission nommée pour examiner le discours de la couronne, pas de discussion de paragraphes ; l’adresse rédigée d’avance et proposée par un membre du parti ministériel, une simple conversation effleurant les points principaux de la harangue royale, le tout terminé par un vote de courtoisie et finissant dans la même soirée, voilà la conciliation pratique d’une vieille forme parlementaire avec l’intérêt de l’expédition des affaires publiques. En France, le long débat de l’adresse a été inventé par des gens qui ne se doutaient point du véritable esprit du gouvernement représentatif, ou qui voulaient faire prendre en dégoût le régime parlementaire. Cependant, puisque nos chambres ont peu d’autonomie politique, puisqu’elles n’ont ni le droit d’initiative, ni le droit d’interpellation, qui sont à l’usage de tous les membres du parlement anglais sans aucun assujétissement au vote préalable des majorités, puisque le champ du débat politique est exclusivement circonscrit chez nous à l’adresse et au budget, l’abrogation de cette coutume eût été fâcheuse. La présence au fauteuil de la présidence du corps législatif de M. le comte Walewski, qui a contre-signé le décret du 24 novembre, était une garantie contre les bruits qui attribuaient au gouvernement la pensée de restreindre les prérogatives parlementaires.

Le premier travail de notre nouveau ministre des affaires étrangères, M. de Moustiers, devait être naturellement un mouvement du personnel diplomatique, puisque son arrivée au ministère laissait vacant le poste de Constantinople. On assure que ce poste est destiné à M. Bourée. Il eût été difficile de faire un meilleur choix dans l’état où se trouve l’Orient. M. Bourée se distingua, dès l’année 1840, dans un consulat de Syrie ; la plus grande partie de sa carrière s’est passée depuis lors en Orient, et personne n’a fait plus complètement que lui cette éducation de politique levantine qui depuis un siècle et demi est regardée en France comme la meilleure école de diplomatie. L’ancien directeur politique, M. de Banneville, serait ambassadeur en Suisse, et aurait ainsi la récompense des années laborieuses qu’il vient de passer au ministère des affaires étrangères. Il aurait pour successeur à la direction politique M. Desprez, déjà sous-directeur, qui a été depuis douze ans un des collaborateurs les plus assidus et les plus actifs de MM. Drouyn de Lhuys, Walewski et Thouvenel, et dont nos lecteurs n’ont certainement point oublié les remarquables travaux publiés autrefois dans la Revue. Notre ministre aux États-Unis, M. de Montholon, irait à la légation de Lisbonne. Il aurait pour successeur à Washington M. Berthémy, qui fut le chef du cabinet de M. Thouvenel, et qui fera certainement honneur à l’école où il fut élevé.

Nous venons de prononcer un nom, celui de M. Thouvenel, qui ne pourra plus être répété sans un serrement de cœur par ceux qu’il avait jugés dignes de son amitié. M. Thouvenel a été frappé par une mort prématurée. C’était un talent et un caractère de l’ordre le plus élevé. Nous ne croyons point que depuis longtemps on ait rencontré un homme qui se soit identifié en un si complet élan d’intelligence et de cœur avec ces devoirs et ces intérêts du patriotisme français que représente la vieille tradition de notre ministère des affaires étrangères. En lui, la fusion de l’homme et de la vocation était entière. On a mauvaise grâce, nous le savons, à évoquer à propos des contemporains le souvenir des anciennes figures historiques ; mais, pour trouver une ressemblance à cette ardeur persévérante au travail, à cette vigilance et à cette perspicacité d’argumentation, à ce langage ferme et lucide, à cette puissance de pensée nourrie des grandeurs séculaires de la patrie et couverte d’une fière modestie, on songe involontairement aux révélations que nous ouvre sur un Lyonne ou un Torcy la lecture de ces dépêches où se préparèrent, dans un travail austère et secret, les grands actes de la politique française. Un caractère particulier à M. Thouvenel dans l’époque où nous vivons, c’est qu’il a dû exclusivement au mérite déployé dans l’exercice de ses fonctions les succès de sa carrière. Dans une époque aussi agitée que l’a été la nôtre, où il n’y a guère de célébrités politiques que celles qui ont été acquises dans les anciennes associations et les anciennes luttes de partis, on est généralement arrivé aux positions élevées par les accidens qui favorisaient la cause qu’on avait épousée. M. Thouvenel n’avait aucun de ces liens antérieurs ; éloigné d’abord de la France par sa carrière, il n’appartenait qu’à sa profession et aux intérêts permanens du pays. Ce fut un bonheur pour lui ; puisque le temps de l’action devait lui être si avarement mesuré, puisqu’il devait presser sa vie, il est heureux que son existence n’ait point été déconcertée par les vicissitudes de nos agitations intérieures, et qu’il lui ait été permis de payer sans retard et sans déviation à la France toute la somme des services qu’il était capable de lui rendre. Le rédacteur des dépêches qui ont conduit la question d’Orient en 1853 et en 1854, le ministre qui a su, par son adresse et son énergie, soustraire honorablement la France aux engagemens du traité de Zurich ne sera point oublié dans notre histoire. L’unité de sa carrière, son élévation, uniquement due à la prééminence du talent déployé dans l’ordre des services professionnels seront aussi un noble et fortifiant exemple pour les hommes de cœur voués aux fonctions publiques, pour cette grande école de constans et modestes travailleurs sur lesquels la France à travers ses aventures doit toujours compter, et qui sont obligés de dominer comme des stoïciens les mouvemens de la fortune politique.

L’Autriche cherche en ce moment la vertu réparatrice que peut apporter aux désastres d’un empire l’avènement au pouvoir d’un homme de mérite. M. de Beust est décidément le ministre des affaires étrangères de l’empereur François-Joseph. L’adoption politique de M. de Beust par l’empereur n’est point l’annonce que l’Autriche se résigne à la mise hors l’Allemagne que les événemens et la Prusse viennent de prononcer contre elle. Parmi les nombreux mérites de M. de Beust, le plus apparent est la connaissance ancienne et profonde qu’il a de cette chose essentiellement compliquée qui s’appelle l’Allemagne. La nomination de M. de Beust est considérée comme une garantie et vraisemblablement comme une espérance de meilleure fortune pour l’avenir par la population allemande des états héréditaires. Le sentiment de ces populations sera bien plus difficile encore que l’orgueil de la maison d’Autriche à concilier à l’idée d’un divorce irrévocable avec le corps germanique. Si les événemens apportent jamais à l’Autriche quelque chance de rentrer dans le concert germanique, personne à coup sûr n’est plus en état que M. de Beust d’en tirer profit. C’est aussi le péril pour l’Autriche que la présence de M. de Beust dans ses conseils ne perpétue en elle les préoccupations allemandes. Tel est le mauvais sort de cette puissance à quatre races : elle ne peut satisfaire une de ses nationalités sans donner aux autres des prétextes de mécontentement. En mettant M. Goluchowski à la tête de la Galicie, le cabinet de Vienne a fait certainement quelque chose d’agréable aux Polonais ; mais il ne paraît point encore que les affaires de Hongrie se débrouillent, et il est certain, par le froid accueil qui a été fait à l’empereur à Prague, que les Tchèques de Bohême sont gravement désaffectionnés. A ceux qui objectent le danger que court la nomination de M. de Beust d’être considérée comme une provocation par la cour de Berlin, on répond à Vienne que les hommes politiques manquent en Autriche. Voilà donc à quoi aboutit cette association d’une aristocratie frivole et du jésuitisme à concordats si follement tentée par la cour de Vienne ! On a tari la source des talens et des aptitudes politiques, et ce vaste empire en détresse ne sait plus trouver en lui-même les hommes capables de le gouverner. Si la gravité de la maladie est un attrait pour le talent du médecin, jamais homme n’aura eu une plus belle occasion de faire ses preuves que M. de Beust au chevet de l’Autriche.

La politique prussienne a posé un jalon fort éloigné entre l’Autriche et la Turquie en obtenant pour un prince de Hohenzollern l’hospodorat de Roumanie. Toutes les difficultés relatives à cet hospodorat sont aplanies à Constantinople. Dans la lettre vizirielle d’investiture, la Porte entendait reconnaître le prince comme hospodar de la Roumanie, « partie intégrante de l’empire ottoman. » Le prince ne voulait point de cette rédaction ; à la fin, il y a consenti en proposant une addition que la Porte a acceptée. Le document viziriel, après les mots « partie intégrante de l’empire, » ajoute ceux-ci : « dans les termes du traité de Paris et de la convention de 1858. » On ne voit guère l’importance que peut avoir ce rappel des traités et des conventions européennes, qui fortifient, au lieu de les atténuer, les droits nominaux de la Porte. La dialectique prussienne, qui a d’étonnantes finesses, nous donnera peut-être dans quelques années le mot de l’énigme. Dans tous les cas, voilà une difficulté arrangée. Le prince de Roumanie a reçu du sultan le sabre à poignée de brillans, de par lequel il est hospodar. Le Grand-Turc a daigné ajouter au sabre le don du riche ceinturon qu’il portait lui-même. Cette implantation d’une influence prussienne en Roumanie, bien qu’elle n’ait aucune gravité actuelle, pourrait donner deux sortes d’avertissemens au petit nombre de ceux qui aiment à prévoir les choses de loin. En premier lieu, cela rappelle que, malgré son éloignement de Constantinople, la Prusse même au temps de Frédéric II s’est toujours très activement mêlée aux affaires politiques de Turquie, et qu’elle ne compte point aujourd’hui négliger cette tradition ; en second lieu, cela devrait faire réfléchir les populations danubiennes, qui supportent avec répugnance la prépondérance de l’Autriche. C’est dans l’Autriche que ces populations voient aujourd’hui l’influence allemande, qu’elles repoussent. Quand la puissance autrichienne serait détruite, les races danubiennes n’en auraient point fini avec l’ascendant allemand ; la Prusse, au nom de la grande Allemagne, saurait prendre la place laissée vide par l’Autriche. Si les choses en viennent là, les rives du Bas-Danube seront disputées entre les deux races russe et allemande. Il n’est peut-être point laissé un temps bien long aux races danubiennes pour assurer leur autonomie : elles n’y pourraient parvenir que par une union fédérative dont la puissance autrichienne serait le pivot ; mais une telle combinaison est-elle possible ? et y a-t-il une sagesse et une force humaine qui puissent mettre un ordre quelconque dans le fouillis des antagonismes orientaux ?

Les nouvelles de Crète sont toujours contradictoires ; on assure que les dépêches exactes ne sont point celles qui annoncent les succès des insurgés. Les puissances occidentales, tout en réclamant en faveur, des chrétiens candiotes l’équité indulgente de la Porte, n’ont pas cru devoir encourager les idées et les sentimens qui ont inspiré le soulèvement. L’entreprise insurrectionnelle espère, par ses télégrammes optimistes, faire des recrues parmi les hommes d’aventure d’Europe. On comptait principalement sur ces milliers de volontaires garibaldiens débandés que la paix laisse sans emploi. Candie a longtemps été une possession de Venise. Voilà Venise délivrée ; n’était-il pas naturel de voir les imaginations et les passions aventureuses en Italie reprendre leur antique essor vers les murs de l’archipel ? Qu’il en arrive ainsi un jour, personne n’en devra être surpris : le peuple italien a un grand rôle à jouer dans les affaires d’Orient ; il les a sous la main. La géographie, le commerce, les souvenirs du passé l’y appellent ; mais l’heure politique de la dernière croisade n’a point encore sonné. Pour le moment le gouvernement italien est l’allié des puissances occidentales, et pas plus qu’elles n’est intéressé à fomenter l’agitation des chrétiens du Levant. L’Italie a d’ailleurs le droit et le devoir de se reposer. Des épisodes heureux se succèdent pour elle depuis la paix. L’incorporation de la Vénétie, le plébiscite, ont été pour l’aimable population du Vénitien l’occasion de toute sorte de manifestations gracieuses et touchantes. Le clergé lui-même, l’épiscopat en avant, sourit à, l’unité nationale et au roi patriote que nos évêques ont accablé de si hargneux anathèmes. Venise va redevenir en Italie la ville du plaisir et de l’art : que la jeunesse du présent et de l’avenir se réjouisse, on se masquera encore à Venise ; mais il n’y aura plus d’inquisition d’état, et les patriciens ne tailleront plus de banques au Ridotto. Un autre sujet de satisfaction pour les Italiens, c’est le succès tout à fait inattendu de leur emprunt forcé. Les premiers versemens ont dépassé le chiffre des sommes exigées. Quand on compare le prix d’émission de cet emprunt au cours actuel des fonds, on voit que les Italiens ont le rare patriotisme de payer une différence à leur détriment comme une sorte de taxe extraordinaire. Il reste encore au gouvernement de Florence d’en finir avec la question financière liée à la convention du 15 septembre. On sait que par cette convention le gouvernement italien est tenu de se charger de la portion des dettes pontificales afférentes aux provinces du saint-siège qui ont été réunies au royaume. Le saint-siège eût voulu que les intérêts qu’il a payés aux porteurs de cette dette depuis les annexions lui fussent remboursés. Exprimée en chiffres, la prétention montait à 25 millions. C’est pour arriver à une entente qu’un fonctionnaire élevé du ministère des finances d’Italie est venu à Paris. On assure que l’on transigera pour la moitié de la somme réclamée.

Les dernières nouvelles électorales des États-Unis ne laissent plus de doute sur l’échec complet du président Johnson. La reconstruction ambiguë de l’Union recommandée par le président et soutenue par les démocrates est désavouée sans appel par le peuple du nord. Le peuple américain veut que la question pour laquelle on s’est battu soit résolue radicalement et à jamais ; il veut que les vainqueurs soient les vainqueurs et les vaincus les vaincus. En laissant subsister les anciennes lois électorales des états du sud suivant lesquelles le chiffre des représentans était proportionné à la population noire, qui cependant ne votait point, on rendait possible des intrigues et des coalitions nouvelles entre les esclavagistes du sud et les démocrates du nord, on s’exposait à voir rétablir par des exceptions civiles et politiques l’oppression de la race noire, et l’on mettait en péril le crédit américain en donnant aux anciens ennemis de l’Union le pouvoir de répudier la dette encourue pour la guerre émancipatrice. Le peuple américain a vu clair dans ces embûches, et les a renversées avec une admirable droiture de sens. Les électeurs ont donné la majorité aux candidats qui se rallient à l’amendement constitutionnel qui établira le droit d’élection dans les états du sud sur une base juste et rationnelle, celle du rapport entre le nombre des représentans et le nombre des électeurs réels. Si les états du sud tiennent à l’influence au sein du congrès et au nombre des représentans, ils donneront le droit électoral et les garanties de l’égalité aux noirs. Ceux qui refuseront d’assurer leur influence à ce prix se condamneront à une sorte de suicide politique. Cette grande et décisive campagne a été menée avec une admirable énergie et une grande hauteur de pensée par les chefs des radicaux, le vieux Thaddœus Stevens et l’inflexible M. Sumner. Un discours tout à fait remarquable, où la politique du parti républicain a été exposée avec une ampleur et une modération persuasives, est celui que le révérend Ward Beecher a prononcé à New-York. e. forcade.




THÉÂTRES.
Nos bons Villageois, comédie on cinq actes, par M. Sardou.

C’est au public qu’il faut s’en prendre lorsque la critique est obligée par le succès de s’arrêter à des œuvres indignes d’elle ; mais, pour être inévitable, cette tâche de la critique n’en devient ni plus attrayante, ni plus facile, et l’on ne peut guère se résoudre à discuter sérieusement ce qui ne supporte pas l’examen.

Que l’ombre de Ducis nous pardonne si son nom nous revient à l’esprit dans cette circonstance ; mais presque toutes les comédies de M. Sardou nous rappellent un mot charmant de Mme d’Houdetot sur une tragédie de Ducis, Œdipe chez Admète. « Que pensez-vous de la pièce nouvelle ? lui demandait-on. — De laquelle parlez-vous ? répondit Mme d’Houdetot, car j’en ai vu deux hier soir. » C’est ce qui arrive à tous les auditeurs de M. Sardou ; ils voient toujours deux pièces en une seule, et deux pièces qui le plus souvent n’ont rien à démêler l’une avec l’autre. La comédie, parfois gaie, mais le plus souvent grossière des Bons Villageois, précède le drame absurde des amours de M. Morisson ; tout serait remis à sa place, et l’on rendrait aisément justice à ces deux ouvrages, si l’on envoyait le premier au Palais-Royal, tandis que le second irait rejoindre à l’Ambigu ce nouveau drame des Amours de Paris, où l’on voit un riche banquier qui, voulant écarter un prétendant à la main de sa belle-sœur, l’attire ingénieusement dans un four à plâtre et lui brûle la cervelle. Mais si M. Sardou agissait avec cette franchise, s’il faisait loyalement des parades bouffonnes pour certains théâtres et des mélodrames pour certains autres, il renoncerait trop ouvertement à toute prétention littéraire, il ne serait plus un inventeur, un peintre de mœurs, un Molière enfin, donné à notre heureuse époque comme un digne complément de toutes ses autres grandeurs.

De la comédie qui forme la première partie de Nos bons Villageois, il y a peu de chose à dire. Le pharmacien Hommais, qui égale, dans le roman de M. Flaubert, le triste récit des amours de Mme Bovary, a beaucoup perdu en étant transplanté dans le parc dramatique de M. Sardou, déjà si riche en emprunts de ce genre. Si Hommais est vraiment comique chez M. Flaubert, c’est surtout à force de parler ; mais sur la scène, où il peut moins s’étendre, il doit renoncer à la plupart de ses avantages. Quant à l’idée de le montrer tremblant devant la canne de M. le maire et de lui faire écrire à lui-même, sous cette canne levée, qu’il est un polisson, il faut avoir le don d »observation que M. Sardou a reçu de la nature pour nous peindre un villageois français, bien plus un pédant de village dans cette servile attitude ; mais c’est surtout ce baron-maire, ancien colonel de dragons, qu’il faut contempler et entendre, si l’on veut voir comment M. Sardou se représente le parfait bon ton, le dédain cavalier et la suprême élégance.

Arrêtons-nous maintenant sur le tissu d’invraisemblances dont le drame est composé, et demandons-nous comment cette suite d’incidens et d’actions, qui sont autant de défis portés au sens commun, peuvent intéresser et parfois émouvoir le public. Qu’on se figure un jeune homme qui a rencontré aux eaux une femme charmante, accompagnée de sa jeune sœur. Il aime la femme mariée, cherche à lui plaire ; puis, sachant qu’elle demeure à la campagne, aux portes de Paris, il décide son père à s’établir dans le même village et vient un peu plus tard l’y rejoindre. Vous vous attendez sans doute à voir ce jeune homme renouer avec cette dame ses relations interrompues, et profiter naturellement des rapports de bon voisinage qui se sont déjà établis entre son père et le mari de celle qu’il aime ? Nullement, cela serait trop simple. Ce fougueux jeune homme se glisse la nuit même de son arrivée dans le parc de son voisin, et dès le lendemain soir il y retourne, grâce à une clé que la plus jeune des deux sœurs lui a confiée, afin qu’il puisse venir lui faire la cour la nuit tout à son aise ; car s’il aime l’aînée, qui repousse ses hommages, il est aimé de la cadette, qui a pris jusque-là pour elle l’empressement témoigné à sa sœur. Cette jeune personne est aussi clairvoyante que ce jeune homme est ingénieux, et vous n’êtes pas au bout des finesses de notre héros. Le voilà donc revenu dans ce parc, où le surveille la méchanceté des paysans ; sa présence est dénoncée au maître de la maison ; on le cerne, on le poursuit, on l’atteint enfin dans le salon, où il lui faut expliquer sa présence. Il n’a qu’un mot à dire, et puisqu’il vient cette fois pour cette jeune fille qu’il aurait pu si aisément et si honnêtement demander en mariage, sa conduite est absurde sans être criminelle. Il va sans doute dire la vérité, ou du moins cette partie de la vérité qui ne compromet personne, et le fera seulement paraître aussi sot qu’il le mérite ; mais cette vérité est encore trop simple et trop commode à dire : il n’y a pas de danger qu’il la dise. Il aime mieux étendre la main, saisir une poignée de diamans et se faire passer pour un voleur. Ce rôle sans issue une fois adopté, il faut qu’il le soutienne, et nous subissons lentement tous les détails que cette situation peut produire, depuis les mensonges variés de ce jeune imbécile jusqu’à la niaiserie de son père, qui aime mieux confirmer son dire et le déclarer un voleur que de l’exposer à la colère de ce mari outragé ou plutôt croyant l’être. La situation se dénoue enfin par un moyen aussi raisonnable et aussi vraisemblable que tout le reste. Cette jeune fille pour laquelle a eu lieu tout, ce tumulte est à deux pas de la maison, occupée à danser dans un bal champêtre ; tout le village, ardent à la poursuite de l’amoureux, est dans le parc ou au château, et elle l’ignore ; on arrête un voleur chez elle, on va chercher le commissaire de police à deux lieues de là, tout est en rumeur, et elle ne sait rien, ne sent rien, ne soupçonne rien : elle danse toujours. Elle rentre enfin avec l’aurore dans cette maison désolée, et son récit ingénu met à l’instant tout le monde d’accord et dissipe tous les orages.

Certes la plume tombe des mains en résumant de pareilles aventures, et vingt fois devant cette succession d’absurdités la patience est sur le point d’échapper à tout spectateur raisonnable. Cependant le gros du public se plaît évidemment à ce spectacle, et, à tout prendre, lorsqu’on peut laisser sommeiller son jugement, on y trouve quelque plaisir. Voici comment s’explique peut-être cet excès d’indulgence. La déraison même du théâtre contemporain et son mépris absolu de toute vraisemblance (malgré ses prétentions au réalisme) nous ont tous habitués plus ou moins à ne plus tenir compte de la marche générale d’une pièce, et à considérer chaque scène en elle-même comme une œuvre complète et indépendante du reste de l’action. Ce parti une fois pris, et nous le prenons à notre insu dès que le rideau se lève, nous trouvons du plaisir à toute scène bien faite, quelque improbable que soit la situation des personnages, quelque invraisemblable que soit leur conduite. C’est ainsi que dans ce drame ridicule nous finissons par nous contenter, pour être émus, de voir un père trembler pour la vie de son enfant, de voir un jeune homme accablé par la perte de son honneur, bien qu’il n’y ait aucune raison pour mettre cette vie en jeu ni pour sacrifier cet honneur. Enfin notre besoin de nous amuser, sinon d’admirer, se prenant où il peut, nous finissons par ne plus même exiger que la scène soit bien faite, pourvu que l’acteur soit agréable, ni que le sentiment exprimé soit juste ou naturel, pourvu qu’il soit rendu avec art par l’interprète secourable de l’auteur, mille fois plus digne que l’auteur lui-même de nos applaudissemens. Ce sont les acteurs, et au premier rang d’entre eux Pradeau, qui sont surtout responsables du succès si immérité de l’œuvre de M. Sardou ; mais au-dessus de Pradeau, et au-dessus de tout ce que nos théâtres peuvent compter d’artistes excellens, il faut décidément placer cette Mlle Delaporte, dont chaque rôle est un nouveau progrès, qui est tour à tour une piquante coquette et la plus touchante ingénue, pour laquelle on en est venu à prononcer sans trop d’injustice le grand nom de Mlle Mars, qui semble enfin vraiment dépeinte dans ce vers charmant de La Fontaine :

Et la grâce plus belle encor que la beauté.

Lorsque cependant le rideau retombe, lorsqu’on échappe à l’illusion de la scène, au plaisir que les acteurs nous donnent, et qu’en repassant ce qu’on a vu on est confus et honteux de s’y être un instant laissé prendre, on est conduit à se demander si cette façon de concevoir et de mener une œuvre dramatique ne tient pas de près à l’époque même où nous vivons, aux systèmes à la mode ailleurs qu’en littérature. Pour moi, lorsque j’observe chez M. Sardou ce mépris absolu du bon sens, cette recherche exclusive d’un grand effet à produire, aux dépens même de la vraisemblance et de la raison, cet appel continuel à l’admiration de la partie la moins éclairée de l’auditoire et cette confiance imperturbable dans la sottise publique, il me semble retrouver dans ces procédés, appliqués à l’art du théâtre, de vieilles connaissances, et je me dis involontairement : J’ai déjà vu cela quelque part. En y réfléchissant un peu, tous les doutes se lèvent ; on s’aperçoit que les succès de M. Sardou viennent surtout de ce qu’il est bien de son temps, et de ce qu’il conduit une action dramatique à peu près de la même manière que l’on conduit de nos jours les affaires du monde. La logique et la vraisemblance au théâtre correspondent au bon sens et à la justice dans les affaires humaines : des deux côtés, en méprisant résolument ces règles et ces devoirs, en se proposant pour but unique de frapper vivement l’imagination du vulgaire, on peut produire l’effet qu’on a désiré et toucher au succès, chèrement acheté par de tels sacrifices ; mais ce succès même, dénué de véritable gloire, ne dure qu’un temps, et aussi longtemps qu’il dure, l’impatience des esprits éclairés et des jugemens droits le condamne.

Enfin le but est parfois manqué malgré l’indifférence sur les moyens de l’atteindre, et l’auteur de l’entreprise reste alors seul de son parti, au milieu de la désillusion générale. M. Sardou a jusqu’ici échappé à ce malheur ; ses tentatives les plus téméraires ont été heureuses, et le genre de succès qu’il a poursuivi ne lui a pas encore manqué : il n’a encore lassé ni l’indulgence publique ni la fortune ; mais il doit sentir, s’il est aussi fin qu’on l’assure, que la mode est sur le point de changer, et il ne peut, en tout cas, ignorer que sa méthode favorite peut aboutir, au théâtre comme ailleurs, à d’éclatans échecs. Il profitera, s’il est sage, de cet avertissement indirect et salutaire ; il fera un meilleur usage des dons réels et brillans qu’il a reçus pour le théâtre, et qui le soutiennent après tout au milieu de ses plus grandes fautes ; il retournera enfin aux autels délaissés de la vraisemblance, de la logique et du bon sens. Je lui souhaite donc, comme au pécheur de l’Écriture qui laisse la porte ouverte à l’espérance, qu’il se convertisse et qu’il vive ; mais en attendant je souhaite non moins sincèrement que cette imprudente poursuite de l’effet à tout prix, introduite dans l’art dramatique, reçoive sur le théâtre, comme partout, quelque dure et décisive leçon, et je laisse bien volontiers à ceux qui la pratiquent ou l’admirent dans la politique le soin de l’admirer et de la vanter dans la littérature.


PREVOST-PARADOL.


F. BULOZ.