Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1868

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Chronique n° 877
31 octobre 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1868.

Il y a un singulier problème qui devient maintenant notre affaire de tous les jours, dont nous traînons avec ennui l’insipide fardeau, et qui finirait par être presque plaisant, s’il ne s’agissait pas de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous serons demain, si nous étions les simples spectateurs d’une destinée qui ne serait pas la nôtre. Comment se fait-il que le temps où on multiplie le plus les protestations pacifiques soit justement celui où on croit le moins à la paix, où l’opinion, saisie de crédulités et d’effaremens étranges, reste à la merci de tous les incidens grands ou petits qui se succèdent dans la politique ? Et comment se fait-il aussi d’un autre côté que le temps où l’on parle le plus de stabilité dans le gouvernement, dans les institutions, de fixité dans la direction des affaires, soit précisément celui où l’on semble le plus disposé à mettre en doute cette fixité, à chercher partout les signes de crises intimes, où l’on passe sa vie à attendre chaque matin la révélation d’une politique nouvelle, quelque coup de théâtre qui va tout changer ? C’est notre déplorable et agaçante histoire de tous les jours. C’est un bulletin aussi invariable que celui de ces deux généraux espagnols du temps de la guerre civile dont on disait tous les matins : « Alaix poursuit Gomez ! » Alaix n’atteignit jamais Gomez, — pas plus que l’homme n’atteint le bonheur, ajoutait un mordant humoriste. Nous, nous poursuivons la paix et la liberté, nous saisissons des ombres et nous recommençons. À vrai dire, on aurait déjà gagné beaucoup, si on finissait par se donner un peu de fermeté et de tenue au milieu de cette crise universelle que nous traversons, si on en venait à ne pas prendre feu sur tout, et si on se disait qu’en définitive c’est la loi des situations difficiles de flotter sans cesse dans ces irritantes oscillations, entre tous les bruits contradictoires. Nous devrions bien pourtant y être accoutumés ; nous en avons vu bien d’autres, et nous devrions au moins garder la bonne contenance des conscrits qui ne saluent plus les boulets à leur seconde bataille. Nullement, nous ne nous accoutumons pas à cette poursuite dans le vague et dans l’inconnu à travers toutes ces fusées qui s’appellent les mauvais bruits. Nous perdons patience en face d’une situation dont nous entrevoyons la gravité sans en connaître d’une façon précise les conditions, et qui ne se manifeste que par des recrudescences périodiques d’incertitude. Mais aussi que fait-on pour remédier à ces dispositions maladives, pour rassurer ou pour conduire l’opinion ? On ne fait rien, ou ce qu’on fait ne répond pas au mal réel, et n’a le plus souvent qu’un résultat absolument opposé à celui qu’on attendait. Quand on ne prononce pas des discours énigmatiques, on garde un silence qui provoque plus d’interprétations encore, et ce qu’on ne veut ni dire ni taire, on le met dans une carte de géographie qui ne laissera certainement pas échapper le grand secret.

Au premier coup d’œil sans doute, la situation de l’Europe, si tendue qu’elle soit toujours, ne s’est point aggravée dans ces derniers temps. Les relations apparentes des gouvernemens n’ont pas changé sensiblement de caractère, et même un instant l’opinion avait été agréablement surprise par le bruit d’une diminution des forces militaires de la Prusse et de la France. Depuis quelques jours, on n’en est plus là, on revient à toutes ces perspectives d’un conflit possible. Encore une fois un souffle est passé dans l’air, réveillant le sentiment de la gravité des choses, et c’est tout juste à ce moment que vient de paraître cette carte d’une origine mystérieuse qui a la prétention d’illustrer une politique en représentant dans une image parlante la situation stratégique de la France à trois époques, après 1815, après 1830 et aujourd’hui. On avait annoncé l’apparition de la carte ou des trois cartes en une seule, sans oublier les légendes, comme un événement destiné à rasséréner l’atmosphère et à remettre le calme dans les esprits par l’image rassurante de nos prospérités, si bien qu’on se pressait pour avoir la révélation, l’évangile géographique. L’invention n’est pas heureuse. C’est une puérilité en couleurs, un jeu inoffensif dont pourront s’amuser ce premier de l’an les enfans qui ont des dispositions à la stratégie, pour peu qu’on songe à piquer ces frontières si ingénieusement décrites de petits soldats et de petits drapeaux afin de rendre l’image plus jolie. On aura soin surtout de varier les uniformes pour compléter l’effet. — Sérieusement qu’a-t-on voulu faire par cette démonstration politico-géographique en trois cartes ? Quelle impression a-t-on cru laisser dans les esprits qui ne se paient ni de mots ni d’images ? A-t-on voulu se persuader à soi-même et persuader aux autres qu’en effet la situation de la France s’est trouvée singulièrement améliorée par la transformation récente de l’Europe centrale, par les événemens qui ont fait il y a deux ans de la Prusse la puissance de l’Allemagne ? Cette idée au reste, ce n’est pas la première fois qu’elle se produit. Imaginée deux mois après Sadowa comme le dédommagement d’un mécompte inavoué, elle se déployait avec hardiesse dans une circulaire diplomatique qui ne trompait personne, pas même ceux qui cherchaient à se faire illusion, puisque le lendemain ils avouaient leurs angoisses patriotiques, et demandaient à la France d’accepter le fardeau d’un état militaire proportionné aux circonstances nouvelles. Elle avait disparu depuis, on n’y revenait qu’avec une timidité désabusée ; elle semble reparaître aujourd’hui, et en réalité la carte qui vient d’être livrée au public est l’illustration de la circulaire de M. de Lavallette. Aujourd’hui comme il y c deux ans, mise en carte de géographie ou en circulaire diplomatique, l’idée n’est pas de nature à détourner le courant des impressions publiques, par la raison bien simple qu’elle ne touche pas au vif des choses, qu’elle ne répond pas à la vraie question qui s’agite, qu’enfin, eût-elle pour le moment quelque apparence de vérité, elle ne résout rien et laisse l’avenir de demain dans sa menaçante obscurité.

Le gouvernement français, nous le croyons bien, ne nourrit pas des préméditations belliqueuses ; il a la bonne volonté de la paix, il désire la paix pour beaucoup de raisons, et la première de toutes, c’est qu’il y est intéressé, c’est qu’il y a des moments où on ne se jette plus volontiers dans ces hardies entreprises où il faut de l’audace et du bonheur. Malheureusement il est sous le poids de deux ou trois préoccupations qui l’entraînent à des démarches contradictoires nées de la position qu’il s’est faite en laissant s’accomplir des événemens qui ont déconcerté toutes ses prévisions. Il est un peu comme tout le monde, il veut la paix sans y croire ; mais à coup sûr la plus dangereuse manière de la vouloir, et probablement la plus inefficace pour l’assurer, c’est de reculer devant la vérité des situations, c’est de chercher à se faire illusion et à faire illusion aux autres par des billevesées géographiques qui, pour panser une blessure d’amour-propre, jettent un voile sur ce qui est le vrai danger du monde européen tel que l’a laissé la guerre d’Allemagne. Une carte n’y peut malheureusement rien. L’artifice de cette composition de géographie repose sur une combinaison de couleurs distribuées d’après cette idée qu’autrefois l’Allemagne était une puissance agglomérée et compacte, liant ensemble 80 millions d’hommes commandés par l’Autriche et la Prusse, ayant ses avant-postes dans les Pays-Bas, nous enserrant dans un cercle de forteresses occupées par le même ennemi, touchant par tous les points à notre frontière béante du nord, et pesant sur nous de son poids gigantesque, tandis que maintenant tout est changé, l’œuvre de 1815 a disparu pour le plus grand bien de l’équilibre européen. Aujourd’hui l’Autriche est sortie de l’Allemagne et s’enfuit vers l’Orient avec sa coul, eur verte. La Prusse, agrandie, il est vrai, ne compte que 30 millions d’hommes avec la confédération du nord, tandis que l’Allemagne du sud, prenant une autre couleur, devient une puissance distincte. D’un autre côté, les Pays-Bas ont cessé d’exister, il n’y a plus que la Belgique et la Hollande ; le Luxembourg lui-même a échappé à l’Allemagne. Autrefois, depuis Liège jusqu’à Trieste, la confédération germanique ne formait qu’un tout uni contre la France ; elle disposait de toutes les forteresses qui nous enfermaient dans un cercle de fer dont une seule puissance avait la clé. Aujourd’hui, si les Prussiens sont toujours et plus que jamais à Mayence, Landau et Germesheim n’appartiennent plus qu’à la Bavière, et ne sont gardés que par elle ; Rastadt est occupé par les troupes de Bade, Ulm par la Bavière et le Wurtemberg réunis. Notre frontière du nord, autrefois béante, s’est fortifiée et dégagée dans ses points de contact avec l’Allemagne, à laquelle nous ne touchons que par une bande de territoire, et dont le poids écrasant ne paralyse plus tous nos mouvemens. Nous sommes en face d’une variété d’états des plus rassurantes. Voyez les couleurs !

Tout cela est merveilleux, ingénieux et bien trouvé. Il n’y a qu’un malheur, c’est qu’autrefois la confédération germanique était une puissance organisée pour la défense, n’ayant rien de menaçant et d’agressif ; c’était une machine compliquée, lourde à mettre en branle ; avant qu’elle n’eût pris ses résolutions, ses dispositions, elle avait à tenir compte de tous les intérêts qui concouraient à une délibération ; avant qu’elle ne fût prête, une guerre était presque finie, et elle l’a bien prouvé dans ces événemens où il s’agissait d’elle-même, où elle a disparu. Maintenant l’Allemagne, c’est la Prusse énergique, ambitieuse, alerte, toujours prête à marcher, et quand on la relègue dans le nord avec ses 30 millions d’hommes, on n’oublie qu’une chose, les traités d’alliance offensive et défensive qui mettent dans ses mains et sous sa direction toutes les forces des états allemands du sud, de telle sorte qu’au point de vue stratégique la Prusse, c’est l’Allemagne tout entière. Voilà l’irrésistible vérité qui éclate à travers ce bariolage de couleurs destiné à créer l’illusion d’une variété d’états et d’intérêts que la marche des choses tend de plus en plus à faire disparaître. Nous ne recherchons pas si c’est un mal ou un bien pour l’Allemagne, si les Allemands ont tort de se concentrer, de poursuivre une organisation différente, ce n’est là qu’une question allemande. Ce qui est certain, c’est que les traités de 1815 ont disparu, oui, sans doute, mais sans créer pour les intérêts français des garanties nouvelles, — c’est que la situation a changé, et que, malgré ces chiffres artificiellement combinés et des couleurs plus vaines encore, elle n’a point changé au profit de la France. Et si les événemens ne nous avaient pas créé une faiblesse relative au lieu de nous assurer des garanties nouvelles, s’ils n’avaient pas rompu le rapport des forces au centre de l’Europe, que signifierait la politique du gouvernement français depuis deux ans ? S’il n’y avait eu rien de nouveau dans l’état du monde, il ne se serait pas attaché à multiplier les armemens, à augmenter notre puissance militaire au point de la rendre onéreuse, à organiser nos forces de façon à leur donner ce caractère de disponibilité qui doit effectivement faire réfléchir ceux qui seraient tentés de soulever de mauvaises querelles. Il ne pouvait avoir qu’une pensée, comme on l’a dit, celle de rétablir par l’équilibre militaire l’équilibre politique rompu ; mais cette pensée même est ce qui détruit le plus complètement d’avance toutes ces petites et vaines démonstrations par des cartes de géographie ; c’est là révélation saisissante des changemens qui se sont accomplis, de la nouveauté d’une situation où la paix ne tient plus qu’au respect de la force pour la force. C’est ce qui domine tout aujourd’hui, et c’est même ce qui fait que tous ces bruits de désarmemens partiels qui courent quelquefois ont si peu de succès et si peu d’efficacité pour réveiller la confiance publique. Il importe assez peu en vérité de congédier quelques soldats dans des pays où les chefs militaires se vantent eux-mêmes d’avoir organisé leurs forces de manière à les avoir sous la main et à pouvoir faire marcher leurs armées en une dizaine de jours. Le danger n’est point dans la présence de quelques hommes de plus ou de moins sous les drapeaux de la France et de la Prusse, le danger est dans le caractère même de ces armemens nouveaux à l’abri desquels toutes les politiques vont se placer, dans des institutions militaires qui ne sont elles-mêmes que l’expression permanente, redoutable, de deux situations contraires qui se menacent sans cesse par une invincible logique, même quand on affecte le plus de prodiguer cette monnaie courante des protestations pacifiques.

La vérité est que dans cette situation pleine de dissonances et d’intimes orages, on risque toujours de se heurter à quelque complication imprévue. Il y a quelque chose qui semble neutraliser sans cesse les efforts qu’on a l’air de faire, et rendre la paix, cette malheureuse paix qu’on poursuit, plus laborieuse et plus problématique. Au moment où on se croit plus rapproché ou moins éloigné du but, tout est remis en question par une sorte de fatalité qui n’a pourtant rien que de simple, puisqu’elle tient à tout un ordre d’événemens. Un jour, c’est cette question du Slesvig qui reparaît à l’horizon du nord, et qui, réduite à ce qu’elle est, à la rétrocession de quelques districts, n’a plus certes qu’une médiocre importance, mais qui peut garder sa gravité, ne fût-ce que comme prétexte, comme le dernier signe d’une situation anormale entre le Danemark et l’Allemagne, surtout s’il est vrai, ainsi qu’on l’a dit à Berlin, que la Prusse se montre peu disposée à exécuter cette partie du traité de Prague en présence de la possibilité d’un conflit européen. Un autre jour, c’est de Vienne que part le signal d’inquiétude, nouveau coup de fouet donné à l’opinion. Que la proposition faite au reischrath de relever l’état militaire de l’Autriche et de le porter au chiffre de 800 000 hommes n’ait rien qui ne soit assez naturel dans cette fureur de préparatifs guerriers qui s’est emparée de l’Europe, on le sait bien ; ce n’est pas le fait lui-même qui est extraordinaire. Que de plus M. de Beust ait pu se laisser aller à exagérer un peu les couleurs pour hâter la discussion et enlever le vote de la commission du reischrath, ce serait encore possible. Il n’est pas moins vrai que les motifs invoqués par le chancelier d’Autriche pour qu’on ne disputât pas les moyens militaires au gouvernement étaient de nature à avoir un singulier retentissement.

M. de Beust s’est expliqué avec d’autant plus de liberté qu’il parlait dans l’intimité d’une commission en recommandant le secret. Naturellement le secret a été bien gardé, puisque toute l’Europe le connaît. Or la situation de l’Autriche, telle que le chancelier de l’empire l’a peinte, n’est rien moins que rassurante pour l’empire et pour l’Europe elle-même. Un conflit toujours imminent et presque prévu entre la France et l’Allemagne nouvelle, la Prusse ne répondant point parfaitement aux tendances bienveillantes et à la réserve du cabinet de Vienne, la Russie froide et expectante, paraissant être la première des puissances qui trouvent que a l’Autriche a ie tort d’exister, » l’Italie amicale, mais n’ayant pas toujours les mains libres, les principautés danubiennes transformées en un vaste arsenal de guerre par on ne sait qui et pour l’exécution de projets inconnus, ce sont là quelques-uns des traits du tableau que M. de Beust a tracé de l’Europe. L’Autriche, en restant libre, impartiale et réservée, doit, selon lui, se tenir en mesure de se défendre contre toute pression extérieure, d’exercer aussi sa part d’influence dans les événemens qui peuvent éclater. Quel que puisse être l’entraînement d’un discours presque familier, il est difficile d’admettre qu’un homme aussi exerce, un chancelier d’Autriche, ait pu parler ainsi par une simple fantaisie d’imagination. S’il a cru devoir accentuer les traits, c’est que sans doute il le jugeait utile. Son discours, même atténué, a évidemment de la portée dans les conditions actuelles, à moins qu’il n’ait fait de la diplomatie en parlant de ce ton, et que nous n’en fassions à notre tour en nous amusant à des cartes modestes et pacifiques. Rien ne peint mieux assurément l’instabilité profonde et chronique de cette situation européenne où les incidens se succèdent, où la lumière éclate par intervalles, et où l’opinion déroutée finit par croire à tout parce qu’elle ne peut plus croire à rien.

Il se reproduit quelque chose de semblable dans nos affaires intérieures. On parle de la stabilité comme de la paix, et l’on n’y croit pas. On est toujours porté à soupçonner des crises intimes, des chocs d’influences qui après tout existent peut-être quelquefois, à prédire des changemens qu’on croit inévitables parce qu’ils sont nécessaires. Le fait est que sous une apparence de calme monotone l’opinion reste incertaine et sceptique ; elle n’est ni satisfaite ni confiante. D’où vient cette disposition au malaise et à l’incrédulité, cette attente toujours trompée ? Nous ne voulons pas aller chercher en ce moment les grandes causes, les causes générales. Il y en a peut-être de plus simples, de plus directes, prises dans la donnée actuelle de choses, et la première, la plus sensible, c’est qu’après une longue expérience, semée de bien des déceptions, l’opinion en est venue à ne plus croire à l’efficacité de l’organisation des forces exécutives telle qu’elle est aujourd’hui. Il manque à cette organisation qui garde toujours l’empreinte d’un gouvernement tout personnel, il manque la lumière, la responsabilité, cette sûreté qui naît d’elle-même quand les personnages publics exercent le pouvoir par la confiance du pays ou des mandataires du pays en même temps que par la délégation du chef de l’état. De là, malgré le talent des hommes, l’affaiblissement de l’autorité ministérielle, réduite d’un côté à se défendre quelquefois contre des influences insaisissables, et de l’autre n’ayant pas sur l’opinion l’ascendant qu’elle devrait avoir, qu’elle aurait naturellement, si elle offrait par elle-même une garantie. Ces vérités si simples font leur chemin, et il y a peu de jours, dans une réunion publique à Saint-Calais, un député de la majorité du corps législatif, M. Haentjens, se trouvant en présence de ces inquiétudes générales qu’aucune parole officielle ne peut dissiper, en venait lui-même comme par une logique naturelle à cette conclusion. Dans sa conviction, l’empereur, éclairé par l’expérience, ne pouvait manquer de reconnaître « que le seul remède possible à ces incessantes inquiétudes, c’était de placer en face des assemblées un ministère responsable qui subirait directement l’influence de la nation. » Et si des membres de la majorité du corps législatif en arrivent eux-mêmes à subir l’empire de cette vérité, il faut bien certainement qu’ils sentent l’impossibilité d’aller plus loin dans cette voie de perpétuelles incertitudes.

Une autre cause de ce malaise qui se manifeste sous tant de formes diverses, c’est que le gouvernement ne s’est peut-être pas rendu compte de l’élan qu’allaient prendre les esprits le jour où ils voyaient se rouvrir une issue vers un régime plus libéral. Les uns et les autres n’ont plus marché du même pas. L’opinion, vivement réveillée, s’est reprise à toutes les espérances libérales, et est devenue plus pressante, plus exigeante même, si l’on veut ; la politique officielle au contraire, après avoir fait acte d’initiative, a semblé hésiter devant son œuvre ; elle s’est arrêtée au moment où elle donnait l’impulsion autour d’elle, elle a semblé plus d’une fois préoccupée de diminuer dans les détails d’exécution des réformes dont elle reconnaissait le principe. Elle a resserré le cercle autour de l’opinion après l’avoir à demi rendue à elle-même. Il en est résulté une disproportion intime, croissante, entre les aspirations des esprits et les actes du gouvernement, entre l’élan de l’opinion et le champ qu’on a ouvert devant elle. De là ce mal de la déception et de la défiance qu’une demi-liberté aggrave, qu’une liberté vraie peut seule guérir.

S’il est un spectacle fait pour ajouter aux démonstrations du temps présent et pour réveiller parmi les hommes tous les goûts libéraux, c’est celui des époques et des régimes qui n’ont rien de libéral. On parle souvent, et c’est un argument bien vain, des faiblesses et des erreurs de la liberté ; mais ce qui est plus éclatant encore, c’est la faiblesse du despotisme lui-même. Il a beau faire, il ne peut pas durer, il ne peut pas heureusement aller jusqu’au bout de ses entreprises, il est arrêté en chemin par une puissance invisible. Quand il croit avoir dompté tous ses ennemis, sa force échoue contre un dernier ennemi plus dangereux que tous les autres, la nature des choses ; quand il pense avoir vaincu toutes les résistances matérielles, il se trouve en face d’une résistance morale qu’il n’avait pas prévue, dont il se figure rester maître, et qui finit par avoir raison de lui. Un jour de 1808, — on touchait à la guerre d’Espagne et on allait prendre Rome, — le cardinal Fesch, qui n’était pourtant pas un démagogue ni même un idéologue, écrivait à l’empereur son neveu : « Sire, vous couvrez la terre de vos armes et de votre puissance, mais vous ne sauriez commander aux consciences. » C’est le résumé de l’histoire des démêlés de Napoléon et de la papauté, de cette histoire que M. d’Haussonville déroule dans ces études sur l’Église romaine et le premier empire qui excitent un si vif intérêt à mesure qu’elles se succèdent ici même, et dont le troisième volume, publié aujourd’hui, conduit jusqu’à la captivité de Pie VII. Le livre instructif, substantiel et neuf sous plus d’un rapport de M. d’Haussonville touche à bien des problèmes ; il a toute sorte d’opportunités à un moment où s’agitent plus que jamais ces questions du pouvoir temporel, de l’indépendance de l’église et de l’état, qui marchent à grands pas vers leur solution, pourvu qu’on ne prétende pas les trancher par des procédés renouvelés d’autrefois. Certes, à un point de vue supérieur, ces luttes elles-mêmes montrent le peu de défense qu’un pape trouve dans une souveraineté politique, et le danger qui résulte pour son autorité religieuse de cette confusion de pouvoirs et d’intérêts ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour le moment. Cette histoire si impartialement racontée par M. d’Haussonville a un intérêt d’un autre genre, d’un ordre moral et politique.

Il y a dans l’âme humaine mise en présence de certains faits de tels réveils d’équité naturelle, un tel instinct de résistance aux dominations abusives, que malgré tout, même quand Napoléon aurait raison quelquefois, même quand il semblerait se faire le champion d’une idée destinée à vaincre dans l’avenir, il trouve le moyen de gâter sa cause, et toutes les sympathies suivent invinciblement ce vieux pape qu’il arrache du Quirinal pour le traîner de Rome à Grenoble, de Grenoble à Savone, de Savone à Fontainebleau. Dans ce duel étrange, Pie VII n’est plus seulement un chef de la religion en lutte avec l’esprit de la société civile, c’est le représentant désarmé de toutes les indépendances foulées aux pieds ou menacées, c’est la conscience aux prises avec la brutalité despotique, c’est la faiblesse contre la force, et ce vieux pape dans sa prison est en vérité plus embarrassant que lorsqu’il était sur son vieux trône, sans alliés et sans secours. Ce qu’il y a de plus étonnant et de plus triste encore que le fait lui-même, c’est la puérilité cauteleuse et violente avec laquelle l’empereur s’ingénie à cerner, à étouffer et à déjouer cette résistance qui lui échappe. Napoléon croit réussir en décourageant le pape par les menaces et par l’isolement, en faisant le silence autour de lui, et en séquestrant, pour ainsi dire, la question. Il ne réussit qu’à se perdre dans un système de ruses et de persécutions sans nom, allant jusqu’à faire crocheter les bureaux du captif de Savone pendant ses promenades. Le malheur de Napoléon, c’était de croire qu’il pouvait tout, qu’il avait droit de haute et basse justice sur tout, qu’il n’avait qu’à vouloir pour se faire pape lui-même, que son pouvoir ne connaîtrait pas de colonnes d’Hercule, comme il le disait un jour à son frère Joseph dans le paroxysme secret d’un orgueil solitaire. Il s’accoutumait ainsi à tout braver, à tout mépriser, à ne pas tenir plus de compte de ses ennemis que de ses amis, d’un vieillard sans défense que de l’honneur de ceux qui l’entouraient, témoin cette scène du conseil d’état où, dépassant toutes les bornes de l’infatuation et de la dureté calculée, il chassait M. Portails comme un infime serviteur pris en faute, — parce que M. Portails avait connu un bref du pape ! Et puisque nous sommes sur ce point des procédés de l’empire, il faudrait citer aussi une récente brochure publiée à La Haye sur Napoléon Ier et le roi de Hollande. Ce récit intéressant de M. Jorissen sur un épisode de la politique impériale est un document de plus dans l’histoire, qu’il rectifie en l’éclairant de révélations nouvelles. Napoléon traitait ses frères comme le pape, comme ses serviteurs les plus dévoués. Le jour vient cependant où toutes ces forces, ces faiblesses, si l’on veut, ces dignités et ces sentimens humiliés ou enchaînés se relèvent et retombent sur celui qui a cru qu’il suffisait de mépriser les hommes pour les gouverner. C’est assurément le plus grand exemple du dérèglement du despotisme, mais aussi en fin de compte de son impuissance.

Il faut que les peuples, à cette école de l’histoire comme sous l’influence de leurs intérêts les plus immédiats, s’accoutument à se gouverner, à ne chercher qu’en eux-mêmes les moyens d’assurer leur indépendance et leur prospérité, et de tous les moyens d’échapper aux dictateurs, aux sauveurs qui naissent toujours dans les temps de révolution, le meilleur c’est de les rendre d’avance inutiles par une politique de forte et libérale modération qui retienne un pays sur le penchant des agitations indéfinies. L’Espagne aujourd’hui, à la suite de sa dernière révolution, est entrée dans une de ces crises où elle peut très bien un jour ou l’autre, si elle n’y prend garde, aboutir à la dictature, comme elle peut aussi, si elle le veut, s’arrêter à temps dans un régime régulier réalisant toutes les libertés nécessaires sans rompre violemment et soudainement avec les plus vivaces instincts, ou, si l’on veut, avec les habitudes du peuple espagnol. Elle est venue à propos, cette énigmatique révolution espagnole, pour nous donner le spectacle d’une comédie bizarre, qui devient pourtant un peu monotone en se prolongeant, et qu’on pourrait appeler la comédie des conseils inutiles. Depuis qu’elle est accomplie, tous les médecins consultans de l’Europe, mais particulièrement de la France, médecins monarchistes, mais particulièrement républicains, se sont mis en campagne pour offrir à l’Espagne leurs conseils et leurs recettes, toutes également infaillibles. Chaque matin et chaque soir, la république est expédiée à Madrid sous la forme de consultations historiques ou de dithyrambes, de proclamations, de manifestes, d’allocutions démonstratives, et parmi les donneurs de conseils prêchant la république à l’Espagne l’accord le plus parfait ne règne pas toujours : il y a les purs, les vieux, se redressant et rappelant à l’ordre les néophytes, les conscrits, en leur disant : De quoi vous mêlez-vous ? Vous empiétez sur nos droits. La république fédérale en Espagne, qu’estce à dire ? Il n’y a que la république une et indivisible sous tous les climats et sous toutes les latitudes, sous peine d’excommunication majeure ! — Viennent ensuite ceux qui rappellent la révolution française de 1848 à l’Espagne pour l’enflammer par un si bel exemple, et ceux qui l’en font souvenir pour l’effrayer. De leur côté, les chefs de la révolution espagnole, Serrano aussi bien que Prim, entretiennent un petit commerce épistolaire qui ne laisse pas d’avoir son prix dans la comédie.

Ce qu’il y a de clair, c’est que l’Espagne reçoit froidement les conseils, et renvoie la monarchie constitutionnelle à ceux qui lui envoient la république. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait pas en ce moment des républicains au-delà des Pyrénées, et que ceux qui existent ne puissent rallier des adhérons à la faveur d’un interrègne dont on n’entrevoit pas la fin, où tout devient par cela même possible. M. Orense, marquis d’Albaïda, après avoir tenu des meetings pour la république à Madrid, voyage à travers l’Espagne, promenant son programme et faisant des discours. Un des chefs les plus jeunes et les plus brillans du parti démocratique, M. Emilio Castelar, après un exil de deux ans, vient de rentrera Madrid au milieu des ovations que lui ont préparées les étudians, et se dispose sans doute à soutenir la cause républicaine. Dans quelques provinces, il y a eu des manifestations assez républicaines et peut-être encore plus inspirées par l’esprit fédéraliste. Ce qui est certain, c’est que l’idée fait peu de progrès. Les meetings tenus à Madrid ont été froids et n’ont guère échauffé la population. M. Orense a été invité un peu ironiquement par les journaux à établir la république dans ses terres d’Albaïda ; on le trouve un peu jeune avec ses soixante ans passés.

Chose plus grave, les chefs de la révolution eux-mêmes se sont prononcés l’un après l’autre pour une royauté constitutionnelle, et M. Olozaga, qui, après avoir résisté pendant quelques jours aux plus pressans appels, a fini par se rendre en Espagne, M. Olozaga, le plus implacable ennemi de la dynastie qui vient de tomber, a manifesté, lui aussi, des opinions favorables à la monarchie dans les discours qu’il a semés sur son chemin, à Saragosse, à Guadalajara, à Madrid. M. Olozaga n’a qu’une faiblesse, c’est de trop laisser voir le ressentiment satisfait d’une vieille injure personnelle qu’il n’a pu s’empêcher de rappeler. Son opinion n’est pas moins celle d’un homme considérable, et assurément, si quelque chose peut prouver à quel point l’Espagne est encore imbue de l’idée traditionnelle de la royauté, c’est le peu de disposition qu’elle montre à se laisser séduire par une autre forme de gouvernement lorsqu’il lui serait si facile de céder à la tentation ; nous dirons plus, c’est en quelque sorte le train monarchique qui se conserve dans un état républicain de fait. N’a-t-on pas déjà créé des ducs ? On l’a dit du moins. La monarchie garde donc toutes les chances au-delà des Pyrénées ; mais alors où est le roi qui sera appelé à régner sur l’Espagne ?

Ici l’obscurité recommence, et la question en vérité ne semble point avoir fait un pas depuis un mois, si ce n’est que le chef du parti carliste, le jeune infant don Carlos, vient de notifier à tous les souverains étrangers l’abdication de son père, qui le fait roi in partibus — en attendant que les Espagnols lui donnent une royauté. Or les Espagnols n’ont nullement l’air d’être disposés à se tourner vers l’infant don Carlos, si libéral qu’on le représente à leurs yeux, et, d’après toutes les apparences, il faudrait que l’Espagne fût lancée dans de singulières aventures de guerre civile, qu’elle fût étrangement éprouvée et fatiguée, pour rétrograder jusque-là. Parmi toutes les autres candidatures princières, les unes ont déjà disparu, comme celle du prince Alfred d’Angleterre, les autres ne se dessinent pas distinctement. Le roi dom Fernando, père du roi de Portugal, serait toujours probablement le candidat préféré de quelques-uns des personnages tout-puissans à Madrid, de M. Olozaga en particulier ; seulement le roi dom Fernando, qui aime la vie facile et les arts, semble peu envieux d’une couronne ; s’il se laissait tenter, il trouverait peut-être l’opposition de son fils, le roi dom Luiz, et si l’un et l’autre se laissaient entraîner, ce seraient peut-être les Portugais qui verraient avec ombrage une combinaison apparaissant à leurs yeux comme un acheminement vers cette union ibérique pour laquelle ils professent un médiocre enthousiasme. Reste le duc de Montpensier, dont le nom ne laisse pas d’être toujours prononcé, et il serait certainement bizarre que ce fût la révolution de 1868 qui vînt justifier les pressentimens de l’ancien ambassadeur d’Angleterre à Madrid, M. Bulwer, qui était en 1846 si vivement opposé au mariage du duc de Montpensier avec l’infante Luisa Fernanda parce qu’il voyait en lui un futur roi d’Espagne. Sur tous ces points d’ailleurs, les chefs de la révolution ne s’expliquent point, ils ne laissent pas entrevoir leurs préférences. Ils ne disent rien, eux, pas plus que M. Olozaga lui-même, et ils ne disent rien peut-être parce qu’ils ne savent absolument rien, parce qu’ils partagent l’incertitude de tout le monde, parce qu’après tout il est plus facile de renverser une royauté que d’en élever une nouvelle.

Au milieu de tout cela cependant, un certain ordre s’établit au-delà des Pyrénées. On revient à toutes les apparences de la vie régulière. Les juntes révolutionnaires qui s’étaient formées dans les provinces se dissolvent l’une après l’autre, suivant en cela l’exemple de celle de Madrid. La plus récalcitrante de toutes, la junte de Barcelone, a fini elle-même par abdiquer. Il n’y a plus aujourd’hui cette multitude de petites souverainetés s’exerçant avec une complète indépendance dans leur sphère locale sans s’informer de ce qui se faisait ailleurs. Le gouvernement provisoire établi à Madrid sous la forme d’un ministère présidé par le général Serrano est à peu près universellement reconnu. Il administre autant qu’il peut, il fait des lois autant qu’il veut, il nomme des généraux, il change des employés, il adresse des manifestes à la nation espagnole, et notifie son avènement à l’Europe par une circulaire habilement conçue du nouveau ministre des affaires étrangères, M. Lorenzana. Au fond, à travers les incohérences qui l’assiègent, il représente évidemment une honorable pensée de conciliation, une politique assez modérée pour que la France, l’Angleterre, l’Italie, le Portugal, aient cru pouvoir entrer avec lui en relations régulières, et ce qu’il y a de mieux, c’est que le nonce du pape lui-même, sans se laisser émouvoir par bien des mesures qui touchent l’église, comme les suppressions de couvens et d’ordres religieux, n’a pas été le dernier à nouer des rapports avec le nouveau ministre des affaires étrangères. Ainsi, à peu près obéi à l’intérieur, reconnu par quelques-unes des principales puissances dès aujourd’hui et probablement demain par les autres, le gouvernement provisoire de Madrid a tous les dehors d’un pouvoir régulier en attendant la réunion des certes constituantes, qui ne sont pas encore convoquées, et l’Espagne jouit de l’ordre au sein de la révolution la plus complète qu’elle ait traversée depuis longtemps : elle a la tranquillité matérielle, elle a échappé jusqu’ici à la guerre civile ; mais il serait puéril de se fier entièrement à ce calme extérieur.

Ce qui existe au-delà des Pyrénées est un certain état maintenu par une sorte de neutralisation de partis, par la réserve que tout le monde s’impose pour ne pas glisser dans quelque effroyable crise, par une trêve volontairement consentie. Sous cette surface paisible, il y a des symptômes tomes quelquefois menaçans et des difficultés de toute sorte qui ne font que commencer. Ces juntes qui ont fonctionné pendant un mois laissent un dangereux héritage d’anarchie ; elles ont usé de leur indépendance en changeant les lois générales du pays, en abolissant des impôts, en faisant tout ce que font les juntes en Espagne dans une révolution. Il y a même des provinces du midi où on a confisqué des propriétés privées, notamment celles du général Manuel de la Concha et d’un autre ancien ministre, M. Canovas del Castillo, qui était pourtant de l’union libérale. À Malaga tout récemment encore, un industriel qui refusait de subir la loi des ouvriers en cédant à une demande d’augmentation de salaires a été assailli dans sa maison à main armée, menacé dans sa vie, traîné révolutionnairement à la junte populaire, et on n’a pu le sauver qu’en le faisant évader de la ville. Sur plus d’un point, il y a eu des désordres aussi crians, quoique partiels et passagers. En même temps le gouvernement provisoire se trouve en face de difficultés financières sans mesure et qu’il aggrave lui-même. D’un côté il hérite d’un déficit de près de 3 milliards de réaux, de l’autre il supprime des impôts d’un produit certain pour les remplacer dictatorialement par un impôt de capitation difficile à établir et destiné sans doute à provoquer de terribles répugnances. D’un jour à l’autre, il devait être dans la nécessité de recourir au crédit, et effectivement il vient de décréter un emprunt d’un milliard ; mais, à moins de subir toutes les conditions usuraires, pour faire un appel sérieux au crédit, il faudrait offrir certaines garanties, il faudrait s’établir, traverser les premières heures d’incertitude et d’agitation, éviter de glisser dans l’anarchie. L’Espagne, on ne peut s’y méprendre, reste dans une situation dangereusement précaire tant que des cortès constituantes n’auront pas décidé de son avenir, tant qu’il n’y aura qu’un pays livré à lui-même, sans direction, et un gouvernement remuant plus de questions qu’il n’en résout, réduit en définitive à ne pas perdre sa popularité, à céder beaucoup pour vivre. C’est là qu’on en est au-delà des Pyrénées pour le moment.

ch. de mazade.


REVUE MUSICALE ET DRAMATIQUE.


Cette fois le public ne dira pas comme Louis XIV : « J’ai failli attendre ! » Nous ne sommes qu’au début de la saison, et déjà le Théâtre-Italien a passé en revue le meilleur de son répertoire. Fraschini, comme Licinius dans la Vestale, « devance l’aurore, » et l’étoile elle-même s’est levée si matin que personne de son monde n’était encore là pour acclamer sa présence avec l’enthousiasme consacré et lui jeter le bouquet de la mariée. Mme Patti n’a qu’un moment à nous donner, Saint-Pétersbourg avant un mois va nous la prendre; il a donc fallu se hâter et tout de suite entrer in médias res. La Lucia, Rigoletto, la Traviata, puis le Barbier et Don Pasquale nous l’ont montrée sous ses divers aspects de cantatrice dramatique, sentimentale et légère. Les curieux, — on sait combien dans les théâtres de musique cette engeance abonde autour de certaines personnalités féminines, — les curieux étaient de toutes parts sur le qui-vive : ne s’agissait-il pas de se rendre compte à nouveau de cette voix si rare, d’étudier les modifications que le mariage pouvait avoir apportées dans ses timbres? Nous aimons à reconnaître que sur ce point délicat la brillante virtuose n’a rien à regretter. Sa voix reste aujourd’hui ce qu’elle était hier, et même, s’il y a quelque chose de changé, ce quelque chose est à son avantage. Il semble qu’elle ait gagné en plénitude, en chaleur, en étendue. A la vérité, je suis porté à craindre qu’elle n’ait perdu en justesse. Dans la Lucia, le soir de la représentation d’ouverture, elle a constamment chanté haut, et cet accident s’est renouvelé le surlendemain dans Rigoletto, dans le quatuor du dernier acte surtout, où de malencontreuses vibrations venaient à chaque instant contrarier l’effet de ce sublime morceau. Il conviendrait pourtant d’ajouter que Mme Patti ne méritait pas tout le reproche, et que la plus grande part en doit être imputée à Fraschini, très fatigué cette année, et qui, de son chef, avait dès les premières mesures engagé l’affaire au-dessus du ton : une grande artiste, une musicienne se fût tirée de là, et pendant le cours du morceau eût trouvé moyen de rétablir l’ordre; mais nous ne sommes plus au temps de la Frezzolini, il faut bien qu’on se le dise sans trop maugréer contre le présent, et tout en rendant pleine justice aux virtuoses qu’il nous montre.

Y a-t-il seulement l’étoffe d’une virtuose chez cette jolie Lissa Ricci, fille et nièce des deux compositeurs de Crispino, et qui paraissait l’autre soir pour la première fois dans l’opéra de la famille? On se plairait à le souhaiter en voyant tant de gentillesse et de dispositions théâtrales; par malheur la voix manque, et ce défaut n’a fait que s’affirmer davantage à la reprise de la Contessina, un de ces ouvrages d’allure preste et dégagée dont la plume du prince Poniatowski emprunte le secret à la tradition du bouffe italien. C’est de l’improvisation, si l’on veut, mais à la manière des Fioravanti, des Ricci : une grande faculté d’occuper la scène, du mouvement, un entrain facile, trop facile peut-être sur le choix des motifs, et avec cela de la musique par momens excellente, comme dans le chœur d’introduction, le quatuor sans accompagnement et cette symphonie de l’orage, décidément traitée de main de maître. La main du maître, disons mieux, la main de l’homme qui sait son affaire, voilà ce que jusqu’à la fin une certaine critique ne cessera de contester à l’auteur de Pierre de Médicis. Il est ainsi nombre de ces organisations artistes jusqu’au plus intime de l’être, et dont les produits doivent fatalement porter la peine d’un préjugé qui s’attache aux œuvres des gens du monde. Musique de prince et d’amateur, s’écrient les envieux, et la masse d’applaudir à cet ostracisme et d’accepter sans effort un jugement qui flatte ses mauvaises passions. Au cas où l’exemple du prince Poniatowski ne suffirait pas, j’en citerais un autre non moins frappant. Il existe de par le monde une partition de Roméo et Juliette actuellement en train de faire son chemin, et qui malgré vents et marée arrivera à son jour, à son heure, par cette irrésistible force d’impulsion que toute œuvre remarquable porte en elle. L’auteur, dont le moindre tort est de s’appeler le marquis d’Ivry, s’était d’abord contenté d’imprimer sous un nom d’emprunt son ouvrage, connu seulement et apprécié de ces quatre-vingt-dix ou cent individus dont l’opinion est comme le foyer où le public vient tôt ou tard allumer sa lanterne. Le hasard fit que M. Capoul rencontra cette partition égarée sur un piano. Il l’emporta chez lui en curieux, la lut en musicien, s’en éprit en chanteur, en artiste, et trouva là tant d’inspiration vraie, de passion ressentie et rendue, qu’il se fit à lui-même le serment d’être ce Roméo, n’importe à quelle période de sa carrière et n’importe sur quel théâtre. Être le colonel de Maillepré et plaire aux dames, c’est déjà un fort joli rêve; mais aborder le drame lyrique par l’une de ses plus idéales créations, venir de son propre mouvement témoigner devant le public en faveur d’une œuvre qui vous a convaincu, c’est tendre à des succès plus dignes.

En attendant, l’Opéra s’occupe de monter le Faust de M. Gounod, sans trop d’enthousiasme et avec cette sage lenteur qui préside aux combinai- sons d’un échiquier. Il avait d’abord été résolu qu’on reprendrait Armide cet hiver; puis, la distribution faite et les études déjà même engagées, sont arrivés les différends avec Mme Marie Sasse, qui semble mettre au renouvellement de son engagement des conditions auxquelles le théâtre hésite à satisfaire. Et comme il est assez d’usage que dans le doute on s’abstienne, l’œuvre de Gluck a disparu du programme, et s’est vue aussitôt remplacée par la question de Faust, question pleine de promesses et peut-être aussi d’illusions, à coup sûr pleine d’embarras.

On raconte que l’ancien directeur du Théâtre-Lyrique contesterait à l’Académie impériale le droit de disposer de cette partition, qu’il se réserverait, lui, d’exploiter un jour ou l’autre et tout à son aise à la Renaissance, espèce de théâtre in partibus toujours en passe d’ouvrir demain. Nous ne possédons sur les titres de cette revendication que les données les plus imparfaites; mais que l’acte qu’elle invoque existe ou non dans la teneur qu’on lui prête, il y a là un fait moral très délicat et qui ne saurait manquer d’être apprécié par des juges tels que les nôtres. N’est-ce pas en effet aux efforts persistans, à la sollicitude imperturbable de l’ancien directeur du Théâtre-Lyrique, que ce Faust doit une bonne partie de son renom? Rappelons-nous les débuts de M. Gounod à l’Opéra, et les chutes fameuses par lesquelles ces débuts furent marqués. Prendre en main la fortune de l’auteur de Sapho, de la Nonne sanglante, mettre à la disposition du chantre de la Reine de Saba toutes les ressources d’un théâtre, lui donner d’emblée pour sa Marguerite Mme Carvalho, il se peut que ce fût là une spéculation habile ; convenons cependant que de pareilles initiatives, eussent-elles d’ailleurs cent fois réussi, demeurent un titre imprescriptible à la reconnaissance des amis du grand art, d’autant que la campagne, une fois engagée sous ces auspices, ne s’arrêta plus. Pour moi, je me sens transporté d’admiration en présence de ces patronages militans, de cette lutte énergique, indomptable en l’honneur de la plus noble des causes, celle d’un talent que le public répudiait, et qu’il s’agissait de faire prévaloir à tout prix. J’ignore absolument quels sont les motifs que M. Carvalho compte développer devant ses juges, si le procès s’entame; mais, à défaut de titres ayant cours en droit, il en possède un, son dévoûment, pour lequel l’opinion lui donne d’avance cause gagnée. Revendiquer est en certaines occasions plus qu’un droit, c’est un devoir, et, s’il arrive à l’ex-directeur de perdre son procès, on ne lui marchandera pas du moins de reconnaître que sa femme et lui ont furieusement bien mérité de cette partition dont on les déshérite. D’ailleurs qui pourrait dire ce que vaudra dans un avenir plus ou moins rapproché l’objet du litige?

Ce Faust, qu’on paraît se disputer en ce moment, se jouait à Ventadour, il y a quelques mois, devant des salles vides, et c’était Mme Carvalho qui chantait Marguerite. A l’Académie impériale, ce sera Christine Nilsson. Eh bien! après? Tous ceux qui l’ont vue à Londres dans ce rôle savent comme nous qu’elle y est au-dessous du médiocre. Allons-nous encore avoir affaire aux cheveux blonds de la jolie Suédoise? et l’assommante ritournelle tant modulée à propos d’Ophélie recommencera-t-elle au sujet de Marguerite? Il serait temps d’en finir avec ces mignardises de keepsake. Mlle Nilsson a déjà fourni plus de la moitié de la carrière qu’elle devait traverser à l’Opéra, et le public ne connaît d’elle que son écrin de gammes chromatiques. N’avons-nous donc rien autre chose à savoir de son génie de grande artiste? Toujours les mêmes niaiseries, toujours : « Hamlet est mon époux, moi, je suis Ophélie ! » Gracieux sourire, mais trop connu, sur une vieille chanson qui radote!

Lord Palmerston, déclarant un jour que l’air de la reine Hortense ne suffisait plus à la situation, demandait un peu de Marseillaise. Les abonnés de l’Opéra commencent, eux aussi, à trouver que cette note prodiguée à outrance pourrait bien avoir fait son temps. Comment! on reprend les Huguenots, on remet à neuf le chef-d’œuvre qui de partout s’effilochait, et Mlle Nilsson n’est pas de la fête! Qui l’empêchait donc de chanter la reine de Navarre? Est-ce que par hasard cette Marguerite-là ne serait point assez blonde pour ses cheveux? Dans moins de six semaines que l’aimable Suédoise passe à Londres, elle en donne plus aux Anglais qu’elle ne nous en aura donné, à nous, dans tout le cours de son année. Nous avons eu de la belle Ophélie à satiété, et voilà maintenant que nous allons voir Marguerite descendre de son cadre ! Je me demande où se trouve en Europe un public qui se laisserait faire de la sorte. Il y a pourtant un répertoire à l’Opéra, un grand répertoire où les noms de Gluck, de Mozart, de Weber, de Rossini et de Meyerbeer sont tenus en quelque honneur. Pourquoi alors pas une seule note de ces maîtres? Ces gosiers qu’on paie un prix si fabuleux n’ont-ils à nous chanter que des intermèdes, et n’y a-t-il donc rien à espérer en dehors de toutes ces chinoiseries musicales qui d’ailleurs vont se démodant? La pure et simple virtuosité ne saurait toujours suffire. Elle est de ces choses dont un poète du dernier siècle a dit qu’elles ont la fragilité du verre, comme elles en ont l’éclat. Fragilité, ton nom est voix! Que d’exquises délicatesses dont il semble que par lassitude Christine Nilsson ait aujourd’hui perdu le secret! Qu’est devenu, par exemple, dans le fabliau que roucoule Ophélie au second acte ce renflement de son d’un travail si adroit jadis, si rare et si prestigieux? Soit distraction, soit que l’effort désormais coûte trop à sa voix ennuyée, le trait ne se reproduit plus dans son incomparable précision. Ainsi d’une infinité de charmans détails que votre dilettantisme éveillé se rappelle, attend, et qui vous manquent. En revanche, on s’arrange de manière à tuer le temps, à tromper cette désuétude dont se sent à la longue accablé tout chanteur qui n’a point en lui de grandes convictions d’artiste. On envoie un petit signe de main, un sourire d’intelligence à ceux de ses amis qu’on reconnaît dans la salle, on cause en scène, on marivaude pour son propre compte; la belle Ophélie et le prince Hamlet se font des niches, et laissent M. Belval et Mme Gueymard, — les grands-parens, — croire seuls que a c’est arrivé ! » Ce n’est pas encore tout à fait, si l’on veut, comme aux Bouffes-Parisiens., mais c’est déjà peut-être un peu plus qu’il ne conviendrait à l’Opéra.

Après des vicissitudes prolongées, le Théâtre-Lyrique vient enfin d’ouvrir ses portes avec le Val d’Andorre et une nouvelle troupe qui ressemble trop à l’ancienne pour qu’on en puisse encore beaucoup parler. Au train dont vont les choses, le métier de directeur de théâtre d’ici à quelques années ne sera plus tenable. Le public a bientôt fait de dire aux gens : « Procurez-vous des chanteurs, arrangez-vous de manière à composer un ensemble qui m’intéresse, et vous me verrez peupler vos déserts. » Où sont les sujets à cette heure? Sur quel marché d’Italie ou d’Allemagne trouverez-vous cet oiseau merveilleux qui s’appelle un ténor, et dont l’espèce de plus en plus rare tend à disparaître tout à fait? Enfin, c’est à n’y pas croire, tel grand théâtre d’un pays voisin allait en être réduit tantôt à suspendre ses représentations, si le directeur de l’Académie impériale ne lui fût gracieusement venu en aide en lui prêtant M. Warot et Mlle Godefroid ! Qu’est-ce que Mlle Godefroid? Qui la connaît chez nous autrement que pour l’avoir vue jouer Inès dans la Favorite? Et penser qu’il y a quelque part des capitales auxquelles on peut offrir cet agrément d’entendre Mlle Godefroid chanter la Valentine des Huguenots! L’illusion ne fut pas de longue durée, il n’importe ; ce fait seul donne la mesure et de la disette absolue où sont presque toutes les scènes, et de ce qu’est aujourd’hui la troupe de l’Opéra, capable encore, tout en se suffisant à elle-même, de ravitailler çà et là les nécessiteux. Quant aux lacunes, chacun sans doute peut les dire : point de ténor que M. Villaret, chose fort triste, surtout lorsqu’on voudrait frapper un coup d’éclat avec la reprise des Huguenots ! Et cependant cette troupe de l’Opéra fonctionnant, manœuvrant d’ensemble et de commun accord, n’a pas son égale en Europe ! Si les premiers trop souvent laissent à désirer, les seconds partout ailleurs prennent la tête. Quand je dis les seconds, je n’entends point parler des coryphées, et je mets hors de jeu les exploits récens de Mlle Godefroid à Bruxelles.

Cette première soirée du Théâtre-Lyrique n’a pas répondu à tout ce qu’on en attendait. Était-on bien en droit de beaucoup attendre ? Au dehors, l’illumination annonçait la fête ; au dedans, c’était froid, morose ; la musique d’Halévy n’éveillait que de sourds échos. C’est pourtant un ouvrage rempli d’intérêt que ce Val d’Andorre, une partition très proche parente des Mousquetaires de la reine. Même style travaillé, alambiqué, inquiet, toujours en passe de changer ses mouvemens, et par instant beaucoup d’élévation, de pathétique. La romance de Rose de mai, au second acte, est un chef-d’œuvre d’expression tendre et désolée. Cet Halévy, qui cependant fut un maître, n’a jamais eu dans sa vie qu’une note, une note de hautbois, que depuis l’admirable adagio de l’air d’Êléazar dans la Juive vous retrouvez partout, mais si intense, si douloureusement ressentie, qu’elle éveille en vous des vibrations irrésistibles. D’ail-leurs quel musicien n’a été plus ou moins l’homme d’une note et d’un instrument ? Weber n’a de prédilection que pour la clarinette ; l’âme d’Hérold, elle est dans le violon, comme l’âme d’Halévy dans le cor anglais. — Il faudrait, pour traduire le beau morceau dont je parle, un autre talent et d’autres moyens que n’en possède la jeune artiste qu’à défaut de celle à qui d’abord on avait pensé le Théâtre-Lyrique vient de faire débuter. Grande, élancée, d’une physionomie agréable, avec de jolis yeux très capables d’expression, Mlle Fidès Devriès sait jouer, s’émouvoir, et déjà s’entend à passionner la scène. Elle a de vrais instincts de comédienne, et c’est fort dommage qu’une intelligence qui s’annonce si bien au théâtre ne soit point servie par une voix meilleure. Cette voix d’une personne de dix-huit ans a l’accent usé, vieillot ; les timbres, qui séparément ont parfois du bon, au lieu de se lier, de se fondre ensemble, se contrarient ; on dirait des cassures de cristal. Je veux bien que la nature y soit pour quelque chose, mais ce défaut-là se rencontre aussi trop souvent chez les élèves de Duprez pour qu’on n’en rende pas un peu l’école responsable. À ces premières soirées d’essai du Théâtre-Lyrique, d’autres bientôt succéderont qui sans doute initieront davantage le public au programme de la nouvelle administration, car évidemment on doit tenir en réserve des spectacles moins surannés que celui auquel nous venons d’assister, et tout ceci ne saurait être que l’avant-scène de ce qui va maintenant se passer. Dans Martha, qui depuis s’est montrée sur l’affiche, l’aînée des deux sœurs Devriès a dit avec un vrai talent le rôle de la servante-duchesse. Combien sont-elles aujourd’hui celles qui en dehors de la Patti chanteraient la cavatine du troisième acte avec cette justesse dans la note et cette précision dans le trait! Et personne n’applaudit, et toute cette voix, tout cet art, se dépensent en pure perte. A quoi tient donc le succès au théâtre? Le Barbier de Rossini s’apprête aussi à faire une galante apparition. Pendant qu’à la place du Châtelet les débuts vont leur train, les jeunes s’essaient à l’Opéra. M. Devoyod, qui s’était, on le sait, d’abord fait remarquer dans le Nélusko de l’Africaine, prend Guillaume Tell, et Mlle Mauduit entre dans Hamlet par la porte que laissait ouverte l’absence de Mme Gueymard, partie en congé de deux mois pour Madrid.

Avoir vingt ans, être la svelte Alice et s’embéguiner dans l’appareil de la reine Gertrude, c’est assurément faire passer son art avant sa coquetterie; d’autre part, et de si bonne grâce que le public se prête au jeu, il lui sera toujours bien difficile d’admettre que Mlle Mauduit puisse être la mère de M. Faure. Aussi la jeune artiste en a tout de suite bravement pris son parti, et sans chercher à se vieillir, à se grimer, sans avoir recours à cette mèche grisonnante dont Rachel jadis fit usage dans Athalie, n’a demandé l’illusion qu’à la dramatique énergie de sa voix et de son talent, et à ce compte elle a vaillamment réussi. Un des plus grands esprits de l’Angleterre contemporaine, démontrant que lady Macbeth doit être blonde et de complexion frêle et délicate, Carlyle, a très ingénieusement ridiculisé ce préjugé de notre ancien théâtre qui ne voulait pour représenter ses héroïnes que des matrones corpulentes. La reine Gertrude avec ses troubles de conscience, ses nocturnes épouvantes, appartient à cette classe d’organisations où le système nerveux prédomine, et rien ne montre que ce rôle impose à l’actrice de si fortes conditions d’embonpoint. Pour traduire Shakspeare, un comédien intelligent vaut tous les commentateurs du monde ; la grande mistress Siddons jouait lady Macbeth en blonde et féminisait le personnage. C’est qu’il ne s’agit point simplement pour une actrice de comprendre un rôle, elle doit encore l’approprier à sa nature, à sa physionomie. De là ces éternelles contradictions entre la théorie et le fait, au bout desquelles il se trouve que tous ont raison, selon la circonstance. Dans cet Hamlet de l’Opéra où chacun tire à soi, où M. Faure représente un prince de tragédie classique à côté de la romantique Nilsson, qui poétiquement se détache en vignette anglaise, Mme Gueymard s’est composé une excellente figure de Clytemnestre bourgeoise qui peut manquer de relief, mais suffit au drame, à la musique. Mlle Mauduit, elle, joue d’instinct, comme l’intelligence lui en dit, et chante en cantatrice assez sûre d’elle-même pour ne craindre personne et triompher des difficultés d’une musique très souvent écrite trop bas. Dans le finale du second acte, sa belle voix s’est déployée avec une aisance, une vigueur dont le public l’a tout de suite récompensée, et ceux qui l’attendaient au grand duo avec Hamlet n’ont pu qu’applaudir à l’autorité parfaite de son geste et de son accent. Remplacer de la sorte, c’est créer à son tour. Il n’y a peut-être pas quatre ouvrages du répertoire où Mlle Mauduit n’ait ainsi figuré à son heure. Quel fonds il faut avoir de musicienne et d’artiste pour se prêter, suffire à toutes les combinaisons et toujours avec honneur, c’est ce que ceux-là seuls peuvent savoir qui ont vu de près les choses de théâtre, et connaissent la vraie valeur des services rendus.

Le nouveau directeur du Théâtre-Lyrique est un des plus actifs et des plus convaincus protagonistes des ouvrages de Richard Wagner. Nul doute qu’il n’ait hâte maintenant de compléter par la mise en scène ce qu’il a fait pour la musique de l’avenir dans ces fameux concerts populaires dont quelques très remarquables fragmens des Maîtres chanteurs de Nuremberg ont déjà cette année illustré la première séance. J’entends parler du Rienzi; ce ne serait là qu’une demi-mesure. Lorsqu’on s’attache à la gloire d’un compositeur, ce n’est point ses œuvres de jeunesse qu’il faut aller ainsi compulser. Je me souviens d’avoir jadis, à Dresde, entendu ce Rienzi. Cela pourrait être tout aussi bien du Marschner, et vous chercheriez inutilement dans ce style composite ouvert à toutes les influences du dehors, dans ce cosmopolitisme musical, l’originalité voulue et le grand parti-pris qui depuis ont si vigoureusement appelé, forcé la discussion sur l’auteur. Lohengrin, voilà l’œuvre à faire connaître, l’œuvre d’attraction! Et l’initiative devrait ici plutôt appartenir à l’Académie impériale, qui d’ailleurs ne demanderait pas mieux que de la prendre. Une chose acquise pourtant, c’est que, de ce Lohengrin, aujourd’hui tout le monde en veut. A Bade, cet été, la seule annonce de l’ouvrage de Richard Wagner avait suffi pour amener des quatre coins de l’Europe la plus intelligente des cohues, et quel dommage qu’on ne puisse nommer tant de directeurs de théâtre qui, sous prétexte d’aller étudier le champ de bataille de Sadowa, se sont rendus incognito sous la tente du maître chanteur de Nuremberg! Action et réaction, ainsi va le monde. Il y a dans l’histoire de l’art, comme dans la vie des peuples, certaines heures où tels noms qui d’abord avaient paru invraisemblables et presque risibles s’imposent avec autorité. Les rodomontades littéraires de Richard Wagner, en aidant immensément à sa popularité, avaient commencé par faire beaucoup de tort à sa musique. Pour combien la mauvaise humeur du public, excitée par cette arrogante et systématique démonétisation de tout ce qu’on admire, n’est-elle pas entrée dans la chute du Tannhäuser à l’Opéra! Aujourd’hui le scandale de pareilles soirées ne serait plus possible. L’homme qui a écrit la partition de Lohengrin peut être discuté; mais, les rieurs feront bien d’en prendre leur parti, à présent il faut qu’on l’écoute. Rossini, qui n’est ni un sot ni un envieux, et dont, à tout prendre, l’enthousiasme qu’on peut lui supposer pour l’auteur de Tristan und Iseult ne saurait, j’imagine, égarer le jugement, Rossini disait naguère : « Avant dix ans, Wagner sera maître de toutes les scènes de l’Europe; c’est là un fait qui peut plaire ou ne pas plaire, mais que nul de nous ne saurait empêcher. » Et pourquoi tenter de l’empêcher? Quel génie voyons-nous poser sa candidature? Sans vouloir diminuer la valeur personnelle des deux seuls maîtres qui à l’heure qu’il est règnent au premier rang, n’est-il pas permis d’avancer que Verdi et Richard Wagner doivent en somme une bonne partie de leur influence à la médiocrité de ce qui les entoure, que leur force profite de la commune faiblesse, et qu’en d’autres temps ils n’eussent peut-être pas été tout ce qu’ils sont? Relative ou non, leur supériorité n’en est pas moins reconnue, et ce n’est pas un signe du temps médiocrement caractéristique de voir tous les directeurs de théâtre, même au plein du succès que leur vaut tel opéra d’occasion, tenir toujours leurs yeux fixés sur les deux maîtres.

Je n’ai point à faire ici l’éloge du livre de Cadio, une des plus originales et assurément des plus vigoureuses conceptions de ce grand esprit toujours au travail, à la peine, et qui semble avoir pour tâche de montrer aux générations nouvelles comment, à force d’activité, de volonté, on se perpétue au premier rang sans fléchir. Ce qui me charme surtout dans Cadio, c’est l’intérêt particulier de la forme; vous n’avez affaire ni à un roman dialogué, ni à un drame historique, vous êtes dans l’histoire même, dont les événemens reproduisent le côté pittoresque, et dont la conscience parle par la bouche des personnages. Ce livre m’a donné par momens de ces sensations qu’on n’éprouve qu’en lisant certaines chroniques de Shakspeare. Je citerais telle page de la dernière partie, — la scène des soldats s’apprêtant à fusiller les condamnés, — qui, pour le naturel, touche au sublime. C’est vrai, réel, avec un rayon d’idéal que la présence de l’auteur toujours et partout communique. Il discute avec ses caractères, anime et commente son paysage, ce qui fait que la plupart du temps ses personnages, de son propre aveu, sont des abstractions. Marie Hoche, par exemple, a c’est l’âme de la France, l’ange de la révolution. » Saint-Gueltas, le comte Henri de Sauvières, chacune de ces figures représente une idée. Nous en connaissons même une, et ce n’est certes pas la moins belle de ce tableau de maître, qui, à force de tendre vers l’absolu, finit par devenir un être de raison pure, pour lequel il n’y a point de nom dans la pièce, et qui s’appelle tout simplement le délégué! On comprend tout de suite quels avantages la forme dialoguée en un pareil sujet offrait à l’activité d’un artiste tel que George Sand. Elle avait aussi ses inconvéniens, car si d’une part nulle autre forme littéraire ne saurait mieux traduire la pensée de l’écrivain résolu à laisser les d’vers personnages qu’il met en jeu plaider librement leur cause, de l’autre le dialogue, il faut bien le reconnaître, favorise terriblement les grands écarts vers la tirade. Or Saint-Gueltas, quand on lui donne la réplique, n’est point homme à se refuser la satisfaction d’entonner sa cavatine de bravoure. Une fois lancé, il s’analyse lui-même, se raconte sans mesure. «Tu vois bien que je suis une de ces puissances fatales qui doivent tout traverser et tout vaincre... Cet être qui t’appartient a été prédestiné aux travaux d’Hercule d’une époque de monstres et de prodiges ! » Les scènes entre amant et maîtresse tourneront à la politique sociale, on se charmera par les contrastes. — Vous, vous appelez l’ancien régime, et je vous déteste. — On vous nomme la révotion, et je vous hais! — Quant au reste, rien ne nous empêche de nous aimer. — N’importe, dans un roman de George Sand ces côtés critiques disparaissent. Il ne vous déplaît même pas d’oublier par instant le héros et l’héroïne pour ne songer qu’au grand écrivain couvrant tout de son éloquence, habile à se passionner à tour de rôle, et jamais en peine de trouver des argumens pour tout le monde.

Autre chose est le théâtre, où l’action veut qu’on la respecte, où le style, pour peu qu’il déclame, fatigue. D’ailleurs, de cette suite d’épisodes, comment dégager la pièce, où la trouver parmi ces dialogues, et surtout pourquoi l’avoir cherchée? Le mariage de Mlle de Sauvières avec Cadio, que dans le roman tant de préliminaires motivent, ici n’est amené par rien. Pour ceux-là mêmes à qui le livre est familier, cette scène ex abrupto perd toute sa physionomie originale; quant au farouche délégué, il n’en reste plus qu’une ombre, et quelle ombre ! Cette mâle et rude figure du poème, ne se montrant en quelque sorte que pour paperasser des registres d’état civil entre deux rustres d’occasion, dépouille à l’instant son prestige. Vous vous dites : Voilà une abstraction qui se déclasse. Vous lui en voulez de son plumet, de son écharpe si tricolore, de ses bottes si fortes et de ses paremens si rouges, et quand elle prend des airs tragiques en s’écriant de sa plus grosse voix : « La république ne veut pas que nous mêlions nos petites querelles à ses grandes guerres! » vous seriez tenté de lui répliquer à votre tour : Eh! s’il vous plaît, où donc avez-vous vu que les hommes aient jamais fait autre chose que de mêler leurs petites querelles aux grandes guerres de la patrie? Les Gracques et les Brutus, vos fiers modèles dans les temps antiques, s’en sont-ils beaucoup privés, et dans ce moment même où vous nous haranguez, les Robespierre, les Saint-Just, les Couthon, et leur proconsul à Nantes, Carrier, s’en gênent-ils?

J’imagine que le nouveau directeur de la Porte-Saint-Martin, en train de balayer ses planches, et pressé d’acclienter son théâtre à la littérature, se sera tout naturellement adressé à George Sand. On était sous l’impression toute récente du grand succès de Cadio : rien de plus simple que de découper en drame ce roman. La pièce viendrait ou ne viendrait pas, mais en attendant on avait un titre sur son affiche et un nom illustre pour se recommander près du public. Il n’y aurait point à s’étonner que George Sand n’eût pas goûté d’abord outre mesure l’idée d’un pareil ravaudage; toutefois le génie a de ces indifférences, et ce qu’il ne ferait pas, trop souvent il le laisse faire. C’est un tort, car, besogne pour besogne, mieux vaudrait encore le remaniement de l’artiste que la manipulation de l’ouvrier. Il eût été difficile en effet d’agir plus maladroitement. On a coupé sans recoudre, à la hâte, à la diable, et ce n’est certes pas la faute du metteur en scène si de ce beau livre quelque chose subsiste encore dans son drame. Les caractères eux-mêmes y revivent effacés, amoindris; à peine les reconnaît-on. À ce joueur de biniou, « artiste et poète, » amoureux des grands bois, des grandes bruyères, des étoiles de la nuit, « du bruit des ruisseaux et du vent dans les feuilles, » à cette Korigane démoniaque, à ce Lovelace de la guerre civile, il faut, pour vivre, agir et s’espacer, les idéales campagnes du roman. Le théâtre, avec son brutal réalisme, détruit tout, et quel théâtre, cette Porte-Saint-Martin, où les apostrophes n’épargnent personne, où des milliers d’haleines au moins suspectes soufflent d’en haut sur la gentiane bleue ! — La pièce est bien jouée, mais par des sujets qui manquent de jeunesse. Tout ce monde a ses chevrons dûment gagnés sur les champs de bataille, et dans une troupe qui se recrute on aimerait à voir plus de sang nouveau. Mlle Thuillier, au dénoûment, fait une belle mort, une mort très pathétique. Elle réussit moins, à mon sens, dans le côté capricant et fantasque du rôle. Son ironie n’a point assez d’éclat strident, et ses soubresauts sont d’une simple et vulgaire sabotière. Ajoutons aussi, pour être juste, qu’il y a de ces effets qui, sous certains costumes, ne se peuvent rendre. Le romancier crée, façonne, habille son personnage comme il l’entend, et le lecteur accepte la fiction sans trop de peine, car il lui en coûte moins en somme de croire que d’y aller voir. Au théâtre, les conditions changent; nous voyons, nous touchons, et lorsque ces figures d’une poésie déjà si aventureuse dans le livre nous apparaissent sous un bonnet de coton, en casaque de flanelle, en sabots, notre imagination recule épouvantée devant ce prosaïsme, et volontiers s’en prendrait au comédien de la déconvenue. Très embarrassé au début, et cela se conçoit quand on songe à l’âge et au caractère du personnage qu’il s’agit pour lui de représenter, M. Mélingue se relève plus tard, et c’est alors le véritable officier de la république française. Dignité froide et sévère, intelligence des moindres détails, chaleur intense, mais sachant se gouverner, goût parfait dans la manière de se mettre; du capitaine Buridan, rien ne reste que la fière stature et l’imperturbable aplomb scénique.

Maintenant parlerai-je de M. Roger? Il en coûte à mes sympathies pour le talent, pour les honnêtes gens qui du moins en ont eu, d’avoir à parcourir cette élégie. Schiller, parlant un jour sur la tombe de je ne sais plus quel Roscius de son temps, commençait ainsi son oraison funèbre: « Hélas! messieurs, de l’art du comédien rien ne reste! » Plût à Dieu que cette opinion fût vraie, car mieux vaudrait cent fois que tout pérît que de voir ce que trop souvent nous voyons survivre. M. Roger fut certainement un des artistes les mieux doués de cette période, un de ceux que le succès a le plus légitimement récompensés de leurs efforts. Il fut à l’Opéra le dernier de ces chanteurs lettrés, intelligens, distingués en dehors des choses de leur art, dont Nourrit reste le modèle. Qui ne se souvient des triomphes obtenus par M. Roger dans le Fernand de la Favorite, dans le Jean de Leyde du Prophète, qu’il eut l’honneur de créer? Qui ne l’a cent fois regretté dans ce Raoul des Huguenots dont il fut, après Duprez et Mario, la plus brillante et la plus complète incarnation? De cruelles infortunes l’ont atteint; c’est un fait, et le public s’y est associé selon la mesure de son caractère, lequel, il faut bien le reconnaître, ne sera jamais très sentimental, quoi qu’on fasse. A tort ou à raison, le public se dit qu’il paie assez cher ses chanteurs de leur vivant pour n’avoir plus à s’occuper d’eux lorsqu’ils sont morts ou passent pour tels. Mlle Nilsson perdrait sa voix demain que pas un de ceux qui lui jetaient, il y a six mois, tant de bouquets n’irait seulement s’enquérir de ses nouvelles. Dura lex, sed lex; le public use et abuse du droit qu’il s’arroge d’être ingrat, et les chanteurs comme les cantatrices, prévoyant de loin cette ingratitude, réclament des appointemens de cent vingt et cent quatre-vingt mille francs; public et chanteurs, tout le monde est dans son droit, tous ont raison, excepté les directeurs, lorsqu’il leur arrive de se soumettre à ces ridicules prétentions. L’erreur complète, absolue, serait donc de croire que le public, quand vous revenez à lui après la défaite, puisse jamais vous tenir compte d’un passé dont il se tient résolument quitte. Les tristesses profondes, les douloureuses réactions qu’au spectacle de ces grandes décadences les honnêtes gens ressentent en particulier, la masse ne les connaît pas : elle est impitoyable, féroce, et devant ses grossiers quolibets et ses lazzi il n’y a pas de gloire qui tienne. Pourquoi aussi venir se fourvoyer dans cette galère? Toutes les belles raisons que donne M. Roger dans les longues lettres qu’il écrit aux journaux ne nous feront point croire qu’il n’eût point agi plus sagement en déclinant dès l’abord toute espèce de relations avec ce terrible Saint-Gueltas. A l’Opéra-Comique, à l’Opéra, tous lui avaient trop dit qu’il était un grand comédien, et n’avait nul besoin de sa cavatine pour continuer à réussir. Aux jours de défaillance, il a voulu tenter l’épreuve et s’est perdu. Je sais quelqu’un à qui Frederick Lemaître, plus avisé, répondait : « Vous me demandez pourquoi je ne joue pas Molière; mais c’est peut-être pour que les gens comme vous m’adressent cette question. Si je le jouais, vous ne me la feriez plus, et c’est là une curiosité qui flatte trop vivement l’amour-propre pour qu’on ne se garde pas d’y satisfaire! » C’est se tromper d’ailleurs étrangement que de croire que l’art du comédien qui chante soit le même art que celui du comédien qui joue. Une voix d’opéra conserve toujours et partout des intonations musicales auxquelles, dans le dialogue de la Dame Blanche ou de Zampa, peut se faire, à tout prendre, une oreille échauffée par le bruit des violons, mais qui contrarient horriblement l’atmosphère ambiante d’une salle de drame. On a dit que l’oiseau, même quand il marche, laisse apercevoir qu’il a des ailes. Il semble qu’un acteur d’opéra, lorsqu’il parle, n’attende qu’un appel d’orchestre pour s’enlever, et c’est vraisemblablement sous l’empire de cette illusion que les amateurs aristophanesques des troisièmes galeries s’écriaient l’autre soir à la Porte-Saint-Martin en saluant le panache blanc et les bottes à glands d’or de Saint-Gueltas : « Attention là-bas! faites silence, il va chanter! »

S’il y a des drames, la Reine Margot par exemple, qui, toujours repris avec succès, ont finalement prévalu sur le roman d’où ils étaient sortis, Cadio ne sera pas du nombre, et longtemps après que la pièce aura disparu de l’affiche, on relira ce roman pour sa forme éloquente et ses nobles tendances, œuvre de conciliation et d’apaisement, comme il sied au génie d’en écrire au soir de l’existence, et que la mise en scène, avec ses suppressions forcées, ses exigences anti-philosophiques, devait gâter. A Dieu ne plaise que je veuille ici le moins du monde contester à George Sand son droit au théâtre. L’auteur du Marquis de Villemer, de Victorine et de François le Champi n’a pas besoin qu’on lui dise comment il faut s’y prendre. Toutes ces distinctions de genre ne sont bonnes que pour le menu peuple des intelligences. Le génie, quand il se mêle de vouloir à son tour faire du théâtre, ne craint et n’envie personne; toutefois il faut qu’il s’en mêle, et qu’il s’en mêle seul.


F. DE LAGENEVAIS.


Sénac de Meilhan et l’intendance du Hainaut et du Cambrésis sous Louis XVI, par M. Louis Legrand, 1 vol. in-8o; Thorin.


L’ancien régime est séparé de nous par deux générations à peine, cependant il est peu connu, c’est M. de Tocqueville qui le constate. Les hommes qui avaient pu le voir à l’œuvre se sont plus attachés à le détruire qu’à le décrire, et les historiens qui ont les premiers entrepris de nous raconter les causes et les résultats de la révolution de 1789 se sont contentés d’esquisser à grands traits la physionomie de la société française à ce moment solennel. Ces tableaux, forcément un peu sommaires, mais tracés parfois de main de maître, ont suffi pour fixer la signification générale de ce grand mouvement. Il reste aujourd’hui, si l’on veut le bien connaître, une tâche plus obscure et plus ingrate à remplir. Il faut reconstituer l’organisation compliquée de l’ancienne France, analyser ses tendances, dénombrer les résistances sourdes et les forces latentes dont la terrible explosion étonna le monde. Cette nécessité a été particulièrement comprise dans ces dernières années. Des chercheurs persevérans, explorant sans se rebuter les volumineux cartons des archives départementales, ont mis en pleine lumière une foule de détails jusqu’à présent dédaignés et qui n’en forment pas moins la base solide de l’histoire. C’est dans leurs publications plus consciencieuses que brillantes que les annalistes futurs viendront puiser les matériaux du monument définitif qu’ils élèveront à la révolution française.

L’étude que M. Legrand vient de consacrer à Sénac de Meilhan prendra un rang honorable parmi ces utiles travaux. On y saisit sur le fait la vie administrative d’une province sous le règne de Louis XVI, on y touche du doigt chacun des rouages de la machine gouvernementale sous l’ancien régime, mécanisme bizarre où une concentration de pouvoir excessive n’excluait pas une complication qui paralysait presque le mouvement. Le Hainaut et le Cambrésis sont d’autant plus intéressans à étudier de près que certains historiens avaient mis en circulation au sujet de cette intendance des opinions qu’un examen plus attentif des faits ne justifie point. Elle avait, d’après eux, conservé malgré la conquête française un régime empreint d’un libéralisme relatif. Leur illusion se comprend : le simulacre des institutions antérieures à l’annexion avait été conservé en effet, seulement elles ne fonctionnaient plus. Valenciennes avait comme autrefois un prévôt, douze échevins, un conseil de surveillance de vingt-cinq membres, un grand-conseil de deux cents qu’on aurait dû réunir tous les trois mois. Malheureusement tous ces magistrats, nommés par l’intendant, étaient à sa discrétion, et quant au grand-conseil, dont il y avait lieu de redouter les velléités d’indépendance, il ne fut jamais convoqué. Aussi la ville, administrée d’une manière pitoyable, finit-elle par faire banqueroute. Il faut dire à la décharge de la municipalité que la charge écrasante des impôts était pour beaucoup dans cette situation précaire. Valenciennes avait à verser tous les ans au trésor royal une somme si forte, et avait si bien élevé ses octrois pour arriver à la réunir, que la ville était devenue presque inhabitable. Au moment de la conquête, c’était une cité de 30,000 âmes, industrieuse et prospère; quarante ans plus tard, l’industrie avait disparu, et la population était réduite à 19,000 habitans, dont un tiers vivait d’aumônes. C’était bien pis dans les campagnes environnantes, la famine y était en permanence.

Survinrent les tentatives de décentralisation de Necker et de Turgot. On comprend que des gens encore mal remis de la secousse de 89 éprouvent quelque douceur à se figurer que la convocation des assemblées provinciales aurait pu devenir le point de départ d’une ère de transition douce entre l’ancien régime, qui s’écroulait, et le nouveau, qui se cherchait encore. Alors la face du monde était changée. La révolution, qui dans ce système serait née de circonstances toutes fortuites, se réduisait à une série de progrès réguliers et paisibles. Il a suffi à M. Legrand de compulser d’une manière exacte et complète les documens authentiques relatifs à l’assemblée provinciale du Cambrésis pour montrer que ces demi-mesures ne pouvaient pas aboutir. Ces tentatives de conciliation ne devaient servir qu’à faire éclater le dissentiment qui existait entre le gouvernement et la nation. Ce que celle-ci commençait à réclamer, c’était la liberté de droit commun, l’égalité légale. Ce que naïvement le gouvernement lui offrait comme une panacée efficace, c’était une réforme tout imprégnée de théories féodales. Il réunissait des assemblées qui pussent le conseiller, le surveiller au besoin ; mais les membres en étaient nommés par lui, il choisissait les juges qu’il voulait bien consentir à se donner. Doit-on être surpris après cela que les députés investis par la faveur royale d’un droit de contrôle énervé d’avance aient perdu leur temps en de mesquines querelles ?

Une autre cause contribuait à paralyser les assemblées provinciales, on la distingue nettement dans le Hainaut et dans le Cambrésis. Cette cause, c’est l’hostilité sourde avec laquelle les représentans du pouvoir accueillaient les instructions libérales qu’on leur expédiait de Versailles. C’est le sort et le châtiment des gouvernemens qui ont substitué comme base de leur autorité la force à la justice de voir le haut personnel de leurs fonctionnaires, les instrumens principaux de leur action, être les premiers à les entraver quand ils veulent chercher dans une autre voie la stabilité que l’arbitraire ne leur donne plus. Les dévoûmens qu’ils ont façonnés se refusent à cette application nouvelle. Il est curieux de voir ici quelle habileté déploie l’intendant de la province pour rendre illusoire l’influence de l’assemblée. Cet intendant n’était pourtant ni un pédant ni un sot. C’était un homme distingué à tous égards, un personnage dont il avait été maintes fois question comme candidat au ministère, un de ces gentilshommes disciples des économistes et des philosophes qui savaient avec tant de verve mettre à nu les vices du temps, c’était Sénac de Meilhan, qui s’est fait un nom honorable dans les lettres, et eût pu dans d’autres temps s’en faire un dans la politique ; mais c’était un intendant. Cet homme d’esprit, cet administrateur habile, borna son rôle à ruser avec le pouvoir pour faire échouer les combinaisons de ses chefs. À tous les degrés de la hiérarchie, il en était à peu près de même. Les privilégiés se défendaient. Sénac de Meilhan et les politiques égoïstes et sceptiques qu’il représente en cette affaire disparaissent de la scène dès que le tiers-état y fait son entrée. On commence à voir apparaître le peuple dans la grande enquête qui précéda la convocation des états-généraux, et M. Legrand a été bien inspiré de consigner à la fin de son livre, solide et nourri de faits, les vœux exprimés dans les cahiers de l’intendance qu’il étudie. On ne saurait mettre en lumière avec trop de soin ces cahiers où revit l’âme de la France de 89, et où le programme de la France nouvelle est encore contenu.


ALFRED EBELOT.


Les Promenades de Paris, par M. A. Alphand ; — Rothschild.


L’un des bienfaits de la civilisation moderne est la création hygiénique des jardins publics. Ces jardins, ces squares, ces poumons, comme les appellent nos voisins d’outre-Manche, étaient devenus indispensables pour nos grandes villes. On a compris qu’un ensemble de transformations dont l’effet inévitable était de faire disparaître tous les jardins particuliers devait faire une large part aux jardins publics. N’en déplaise à nos souvenirs romantiques, les ruelles gothiques ont fait leur temps, et le soleil n’est de trop nulle part. Dans les villes futures, que nul de nous ne verra, mais que peuvent rêver déjà les imaginations fécondes, villes dont toutes les rues seront bordées par un jardin, qui ressembleront à un grand parc habité et non à une carrière en exploitation, il y aura plus de poésie, quoi qu’on en dise, que dans ces amoncellemens de maisons grimaçantes, nauséabondes cités du « bon vieux temps » qu’on a spirituellement dépeintes d’un mot : des gargouilles contemplant un cloaque.

Jusqu’au XVIIIe siècle, il n’y eut en France d’autres promenades publiques que certains emplacemens spéciaux dans les grandes villes, tels que la Place-Royale de Paris, le Cours la Reine et quelques jardins appartenant soit aux rois ou aux princes, soit à de grands seigneurs qui daignaient de temps en temps les livrer aux vilains pendant quelques heures; puis vint la transformation graduelle des anciennes fortifications en larges avenues plantées d’arbres auxquelles est demeuré attaché le nom guerrier de boulevards. La révolution française a livré à la foule plusieurs résidences princières qu’avaient enfermées jusqu’alors des murailles jalouses. Vers la fin de la restauration, l’insuffisance des promenades commença pourtant de se manifester : on vit en peu d’années des constructions envahir les deux jardins de Tivoli, ceux de Beaujon, de Marbeuf, une grande partie des Champs-Elysées. Dès lors on comprit que la création des jardins publics, des squares et des boulevards devait être une conséquence logique et trop différée de l’agrandissement des villes. C’est l’histoire de ces transformations diverses qui nous est racontée dans les Promenades de Paris. Cet important recueil, qui s’adresse aux ingénieurs, aux architectes, aux horticulteurs, non moins qu’aux amateurs de fleurs et de jardins, comprendra, outre la description des nouveaux boulevards et des squares, bois ou parcs créés ou remaniés par M. Alphand, les détails les plus précis sur l’entretien et les frais de premier établissement de ces ouvrages et de ces plantations.

Un chapitre spécial sera consacré à la description de la belle collection des végétaux exotiques que possède la ville de Paris. C’est dans les serres de l’administration municipale que l’on étudie la difficile question de l’acclimatation de ces plantes. Les plus remarquables d’entre elles sont dans les Promenades de Paris l’objet de magnifiques chromolithographies qui font de ce recueil un véritable album dont l’introduction renferme une monographie de l’art des jardins. C’est donc un traité complet sur la matière que nous promettent les premières livraisons de cette publication, à laquelle on ne peut adresser qu’un reproche, celui de paraître dans un format dont les proportions énormes créeront de véritables difficultés aux futurs lecteurs de ce recueil.


ED. GRIMARD.