Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1892

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Chronique n° 1453
31 octobre 1892


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre.

Voici, dans notre vie publique française semée de tant d’inconséquences et de contradictions, un phénomène qui n’a peut-être rien de nouveau, qui se reproduit au contraire invariablement et qui n’est pas moins curieux.

Tous les ans, quand vient l’été, après une session qui dure depuis plusieurs mois déjà, qui le plus souvent s’est passée en interpellations, en débats décousus, en agitations vaines et quelquefois en crises ministérielles plus stériles que tout le reste, le moment arrive où l’on s’aperçoit qu’on n’a rien fait, ou à peu près, et qu’on ne peut plus rien faire. On a excédé l’opinion de cet éternel spectacle d’une impuissance agitée. On a laissé s’accumuler les affaires les plus sérieuses qu’on ne peut plus traiter utilement, et qu’on est réduit à ajourner. On a tout remué, tout brouillé, on ne s’y reconnaît plus. La lassitude gagne le parlement comme l’opinion, et les vacances apparaissent comme un dénoûment momentané dans une situation sans issue, comme un expédient opportun de la saison, qui tire tout le monde d’embarras, qui clôt la représentation, — et laisse au pays le temps de respirer. La séparation des chambres est un vrai soulagement : on en a pour trois mois de repos. Voilà qui est bien ! Mais pendant ces bienheureux trois mois promis au repos, à mesure qu’on s’éloigne du jour de la séparation des chambres, d’autres incidens renaissent, — des crises de travail, des manifestations tumultueuses, des revendications menaçantes, tout ce qui peut raviver l’incertitude. Ceux qui ne vivent que d’agitation et qui ne peuvent se résigner à cette paix publique, chère au pays, se remettent à l’œuvre, saisissant tous les prétextes. Des municipalités socialistes, plus bruyantes que nombreuses sans doute, mais encore passablement bruyantes, se moquent de toute légalité et organisent la sédition. Des ouvriers du Nord, excités par toutes les propagandes et flattés dans leurs passions aveugles, chassent les ouvriers étrangers au mépris des lois internationales. Des mineurs d’une petite ville du Midi se mettent en grève, menés par leurs syndicats et par quelques députés en vacances, en quête de troubles, — formant une sorte de camp de guerre sociale. Le gouvernement, dont la tâche semblerait pourtant assez facile, puisqu’il aurait si visiblement l’appui de l’opinion, le gouvernement n’ose rien faire, craint de se compromettre et laisse les incidens s’envenimer, les esprits s’égarer, la situation se compliquer. Le pays, étonné de voir son repos livré à l’audace de quelques meneurs et de se sentir si peu protégé, recommence à s’inquiéter, à se demander où l’on veut aller. On ne sait plus comment on sortira de là, — et on en revient à rappeler de ses vœux ce parlement dont on se passait si bien il y a deux mois.

On s’était sauvé des incohérences parlementaires dans la paix des vacances ; on croit maintenant se sauver des incohérences grévistes et socialistes par le retour du parlement, arbitre naturel, à ce qu’il semble, des situations difficiles. Le fait est que le pays se tourne de tous les côtés, cherchant un appui, une direction qu’il ne trouve jusqu’ici ni dans le parlement ni dans le gouvernement, parce que ni l’un ni l’autre ne peuvent se décider à avoir une politique, parce que tout ce qu’ils font se réduit à des expédiens, à des palliatifs qui ne servent à rien, si ce n’est à déguiser la gravité des choses.

C’est ce qui arrive encore une fois et plus que jamais dans cette triste affaire de Carmaux, qui depuis deux mois pèse sur l’opinion et pour laquelle on attendait justement avec quelque impatience la rentrée du parlement. À peine les chambres ont-elles été rassemblées en effet, dès la première séance, l’inévitable question a pour ainsi dire éclaté. Le débat s’est ouvert entre les députés, chefs ou patrons plus ou moins avérés de la grève, M. le président du conseil, M. le baron Reille, président de la compagnie de Carmaux, M. le ministre des travaux publics. Tout le monde a parlé. Les explications se sont succédé ou se sont croisées, et un instant même on a cru en avoir fini sur l’heure par l’arbitrage de M. le président du conseil Loubet, élevé à l’improviste au rôle de pacificateur souverain. Du premier coup on avait trouvé l’expédient qu’on cherche toujours pour se tirer d’embarras. Qu’en est-il de plus ? où en est-on aujourd’hui ? L’arbitrage s’est accompli sans doute ; l’arbitre a rempli son rôle, — et aussitôt on s’est aperçu que ce n’était pas ce qu’on attendait, que rien n’était fini. On n’est pas plus avancé, parce qu’on se dérobe obstinément aux vérités les plus évidentes, parce qu’on ne cesse de se débattre dans une situation fausse, altérée, dénaturée, obscurcie par toutes les passions et toutes les prétentions.

Au fond, c’est toujours là qu’il faut en revenir, il y a deux choses dans cette malheureuse et irritante affaire de Carmaux. Il y a la grève elle-même dans sa réalité la plus simple, et il y a tout ce que représente cette grève, tout ce qu’on y a ajouté par le travail des passions et des influences malfaisantes, tout ce qui en fait une crise peut-être désormais sans issue et, dans tous les cas, sans profit. Évidemment, par elle-même, la grève n’avait rien d’extraordinaire, rien de particulièrement compliqué, et surtout rien d’insoluble. Elle a même précisément cela de curieux qu’elle ne se rattache à aucun différend sérieux entre la compagnie et ses ouvriers sur les salaires, sur les conditions de travail. Tout se réduit à la médiocre aventure d’un ouvrier que la compagnie a cru devoir congédier, qui n’a pas accepté son congé de bonne humeur, — qui s’est cru autorisé à se servir de son titre de maire de Carmaux dans sa résistance et a réussi à enrôler pour sa cause ses camarades de la mine. La compagnie, ce n’est pas douteux, exerçait un droit qu’elle ne puise pas seulement dans la nature des choses, qu’elle tient d’un règlement sanctionné ou autorisé par un précédent arbitrage, accepté par les ouvriers eux-mêmes, devenu la loi des parties. L’ouvrier disgracié s’est cru ou pouvait se croire à son tour lésé dans ses droits ou dans ses intérêts par une interprétation abusive du règlement. C’est là le fait dans toute sa simplicité. Si on s’en était tenu à la réalité, si on n’avait voulu que sauvegarder les intérêts d’un ouvrier qui, tout maire de Carmaux ou chef de syndicat qu’il soit, n’est pas plus privilégié qu’un autre, il n’y avait aucune difficulté ; la voie légale était ouverte. M. Calvignac, qui reste le héros de cette triste aventure, avait un moyen tout simple d’obtenir justice. Il n’avait qu’à s’adresser à un tribunal, à démontrer que la compagnie avait dépassé son droit, qu’elle avait violé les conditions de son engagement. Il pouvait invoquer une loi toute récente votée justement pour garantir les ouvriers contre les excès de pouvoir du patronat. Il n’y avait pas là de quoi mettre en mouvement trois mille ouvriers et les exposer, eux et leurs familles, aux inévitables misères du chômage. Un jugement suffisait à trancher la question ; mais il est bien clair que ce n’est pas là ce qu’on voulait, qu’on ne tenait pas à un dénoûment si prompt, et comme l’a dit un républicain de la chambre avec une courageuse franchise, « que ce n’était pas du tout l’intérêt de ceux qui ont conduit et dirigé la grève. » S’il y a un fait évident, c’est que le grief personnel d’un homme n’a été qu’un prétexte, qu’on a saisi avec âpreté l’occasion d’enflammer les passions, de faire d’un incident vulgaire une lutte politique, d’ouvrir dans ce coin du midi une campagne révolutionnaire et socialiste contre le capital, contre le patronat, contre ce qu’on appelle la féodalité financière et bourgeoise !

La vérité est que, depuis deux mois et plus, cette malheureuse petite ville de Carmaux a été le foyer d’une agitation qui a commencé par l’assaut livré à la maison d’un directeur des mines et qui n’a fait que se prolonger en s’aggravant, — une sorte de centre révolutionnaire où se sont abattus tous les chefs de secte ou de sédition. Voilà une singulière grève ! Sont-ce les ouvriers qui défendent leurs intérêts ? Pas du tout ; ce sont des orateurs de réunions publiques, des députés qui mènent le mouvement, organisent les patrouilles et semblent n’avoir d’autre souci que de maintenir la grève dans tout son feu. Est-il un seul moment question des salaires, des affaires du travail ou de l’industrie ? Pas du tout. On n’est occupé qu’à nourrir ces ouvriers, qui ne sont souvent que des grévistes forcés, de déclamations et de chimères, à exploiter leur crédulité, leur soumission, ou même si l’on veut leurs instincts généreux et leurs illusions. On s’efforce de leur persuader qu’ils combattent et souffrent pour le suffrage universel violé dans la personne de leur élu, le maire de Carmaux, victime des animosités réactionnaires ! On n’a cessé de leur répéter, on leur répète encore qu’ils sont par la grève les défenseurs de la république ! On leur fait croire qu’ils n’ont qu’à tenir ferme pour dompter leurs maîtres, qu’ils forceront l’Etat à déposséder la compagnie et à leur livrer la mine, — sans doute, pour recommencer la brillante expérience de la « mine aux mineurs » de la Loire ! Des députés leur enseignent le mépris de la justice et leur disent que les condamnations de ceux qui ont violé le domicile et menacé la vie de leur chef sont un honneur, — « la croix des braves gagnée sur le champ de bataille ! » Bref, on abuse de toute façon ces malheureuses populations, au risque de les pousser un jour ou l’autre à l’insurrection ou de les laisser bientôt à la misère qu’on leur aura préparée. Tout ce qu’on a pu pour dénaturer ou exagérer cette grève, on l’a fait. Et il faut avouer aussi que les agitateurs ont pu se sentir encouragés par la longanimité du gouvernement qui, sans être complice, est resté le spectateur assez placide, assez inactif d’un mouvement où tout était engagé, l’ordre et la liberté du travail. C’est là ce qui a fait cette situation inextricable qui existe aujourd’hui, que le parlement a trouvée à son retour ; — et c’est dans cette situation que M. le président du conseil, Loubet, a été en quelque sorte sommé de se charger d’une médiation supérieure, d’un arbitrage entre tous les intérêts engagés à Carmaux.

Dégager de la confusion une demi-vérité, quelque élément de transaction, prononcer entre une compagnie jalouse de maintenir la discipline dans une grande exploitation, et ses ouvriers, remettre un peu de paix dans les esprits, rendre au travail une population perdue par les excitations, c’était une œuvre assurément compliquée, — aussi délicate que compliquée. Elle était doublement difficile et par la nature même des choses et par la position de l’arbitra qui avait à résoudre d’abord le problème de concilier ses devoirs de chef du gouvernement et l’indépendance du juge. Que M. Loubet y ait mis toute sa conscience, ce n’est même pas à discuter. Il a tenu à s’éclairer de toutes les lumières jusqu’au dernier moment. Il a écouté la compagnie et ses conseils. Il a écouté les trois radicaux, M. Clemenceau, M. Millerand et M. Camille Pelletan, que les mineurs ont ou la singulière idée de choisir comme délégués. Il a même poussé le scrupule jusqu’à appeler auprès de lui M. Calvignac, cet étonnant maire de Carmaux, première cause de la grève. Puisqu’il avait accepté, il a fait ce qu’il a pu honnêtement, dans une intention sincère d’impartialité. Seulement, il est bien clair qu’en acceptant, M. Loubet écoutait sa bonne volonté plus que la raison politique et suivait un mouvement plus généreux que réfléchi. Il n’a pas vu qu’il pourrait peut-être difficilement concilier son rôle de chef du ministère et son rôle d’arbitre, qu’il risquait de compromettre le gouvernement lui-même en confondant trop ou en séparant trop ces deux rôles. Il pouvait compter dans tous les cas qu’il allait mécontenter les uns ou les autres, peut-être tout le monde, qu’il s’exposait à voir sa sentence contestée, désavouée ou bafouée. Et c’est ce qui est arrivé en effet ; mais ce qu’il y a certainement de plus curieux, c’est que cette sentence, le jour où elle a été divulguée, ait été surtout méconnue par ceux-là mêmes qui l’avaient le plus bruyamment invoquée.

On s’en souvient encore, la scène est d’hier. Dans cette première séance de la chambre où l’affaire de Carmaux était soulevée, on aurait dit qu’il y avait une impatience universelle d’en finir, de courir à un dénoûment. Plus impatient que tous les autres, M. Clemenceau ne cessait d’assaillir le président de la compagnie, M. le baron Reille, de ses interpellations et de ses objurgations qu’il croyait sans doute embarrassantes : — « Acceptez l’arbitrage, et tout est fini ! .. Prenez le président du conseil comme arbitre, les ouvriers l’acceptent ! » — Et si M. le baron Reille ne se hâtait pas, on le harcelait plus vivement : — « Acceptez-vous ? .. acceptez l’arbitrage de M. le président du conseil ! .. » — Eh bien, l’arbitrage a été accepté, la sentence a été acceptée par la compagnie, qui n’a pas dit un mot : c’est fait, — et ce sont aujourd’hui les délégués des mineurs, M. Clemenceau, tout le premier, M. Pelletan, M. Millerand, qui appellent l’arbitrage une « monstruosité, » une « trahison, » qui envoient à Carmaux des dépêches gonflées d’insinuations perfides contre l’arbitre de leur choix, qui prêchent de loin aux ouvriers le mépris de la sentence rendue et la continuation de la grève ! Voilà qui est au moins étrange ! mais alors qu’espéraient-ils, que voulaient-ils ? Ils n’invoquaient donc l’arbitrage que pour légitimer les agitations et les revendications socialistes ! Ils se flattaient donc d’avoir raison de la faiblesse de l’arbitre par les captations ou l’intimidation, de le compromettre avec les grévistes, — ou ils gardaient l’arrière-pensée de se servir contre le gouvernement des embarras qu’ils lui auraient créés ! Quel est le secret de cette lugubre comédie où l’on joue sans scrupule les salaires, le bien-être, le repos, peut-être la vie de milliers d’ouvriers ? Si c’était une tactique pour couvrir une retraite, elle a échoué devant la chambre. Les radicaux, qui prêchent la continuation de la grève, ont essayé ces jours derniers de prendre une revanche, soit en réclamant une amnistie en faveur des grévistes condamnés qui sont restés en dehors de la sentence arbitrale, soit en demandant le rappel des troupes de Carmaux, — et le gouvernement, avec l’appui de la chambre, a résisté. M. le président du conseil, dépouillant son rôle d’arbitre, n’a point hésité, pour sa part, à revendiquer le devoir de maintenir à Carmaux comme partout l’ordre et la liberté du travail, — de sorte qu’on en revient à ceci : la grève, si elle continue, n’est plus qu’une insurrection mal déguisée contre l’acte de pacification que ses chefs eux-mêmes ont invoqué, et le gouvernement est plus que jamais ramené à son rôle de gardien de la paix publique, de la liberté des industries. C’est là toute la situation.

Au fond, quelques efforts que tentent encore les agitateurs pour exploiter des circonstances toujours pénibles, pour prolonger la grève en prolongeant les illusions des pauvres gens qu’ils abusent, il n’est point impossible que cet arbitrage Loubet, assez malheureux d’abord, ne finisse par avoir une meilleure fortune. Le ministère, sans être précisément compromis par ces premières épreuves de la session nouvelle, peut avoir encore de mauvais jours, de vives alertes, d’autant plus qu’il est surveillé de près, à ce qu’il semble, par des rivaux habiles à profiter de ses faiblesses, à multiplier les pièges autour de lui. L’arbitrage lui-même pourrait bien finir par gagner sa cause devant une population qui, dans le fond, ne demande que le travail. Il suffirait peut-être que les ouvriers qui ne sont pas asservis au mot d’ordre des syndicats pussent retrouver leur liberté, le droit de revenir sans péril à la mine, sous la protection d’une force prudente et ferme, pour que le mouvement de retour au travail s’accentuât rapidement. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera peut-être demain. Les hâbleries des voyageurs révolutionnaires en tournée ne peuvent pas suffire à suspendre indéfiniment la vie morale et matérielle de toute une population industrieuse ; mais, que le dénoûment soit plus ou moins prochain, qu’il résulte d’un acte du gouvernement ou de la lassitude des ouvriers eux-mêmes, ces événemens restent ce qu’ils sont, avec leur signification et leur moralité.

Cette crise de Carmaux, si elle garde une importance particulière, c’est qu’elle résume et condense pour ainsi dire, sous une forme plus saisissante, tout ce qui est dans l’air, ce qui apparaît sur bien des points à la fois et est partout un péril : et l’anarchie morale, et l’invasion de la politique, du démagogue dans les affaires du travail, et cette domination irrégulière du syndicat, créant pour les ouvriers une servitude nouvelle, et les idées de fausse démocratie, et les passions de guerre sociale, et l’internationalisme s’infiltrant dans les esprits, et les illusions des masses. Tout y est ! Un arbitrage improvisé peut clore un incident. Il ne suffit pas évidemment pour combattre ou neutraliser ce travail, cette poussée d’anarchie qui est une menace pour la paix publique, aussi bien que pour la production nationale. Il faut autre chose. On s’est occupé justement ces jours derniers, sous l’impression des affaires de Carmaux, de régulariser le système de l’arbitrage, d’en faire, non plus seulement un expédient de circonstance, mais une institution permanente, destinée à prévenir les chocs ou à dénouer les conflits dans le monde du travail. On a même voté la loi en toute hâte. À dire vrai, on aurait dû y songer, il y a vingt-cinq ans déjà, lorsqu’on mettait dans les lois le droit de coalition et de grève. C’était le moment ! « Les coalitions et les grèves, disait déjà à cette époque un ouvrier intelligent et sensé de Lyon, — les coalitions et les grèves, c’est bien. Nous avons le droit de défendre nos intérêts et de concerter notre défense. Ce n’est pas tout cependant. On nous donne le moyen de faire la guerre, on ne nous donne pas le moyen de faire la paix ! » Ce moyen, c’est l’arbitrage aujourd’hui. Sans doute, cet arbitrage, il reste à l’organiser et il ne sera pas peut-être facile à acclimater ; mais le principe est voté, — et ce principe, c’est la paix opposée à toutes les passions d’anarchie et de guerre intestine, qui menaceraient la France dans sa sécurité et dans sa fortune.

Ainsi vont et se succèdent les choses dans leur éternel mouvement, et avec les choses passent les hommes qui ont eu leur place grande ou modeste dans les affaires du monde, par l’action ou par l’esprit. Le moment n’est point en vérité propice pour les lettres à ce déclin de saison. Elles sont frappées à coups répétés, et ceux qui font le moins de bruit, qui s’en vont le plus simplement, ne sont pas ceux qui sont le moins faits pour mériter l’estime et laisser des regrets.

Après M. Ernest Renan, qu’on veut maintenant loger au Panthéon, en lui donnant pour compagnons, dans la froide et sombre crypte, Michelet et Quinet, c’est un aimable écrivain, l’honnête Xavier Marmier qui vient de s’éteindre tranquillement, ne demandant que le silence à ses funérailles et le repos définitif dans sa terre natale du Jura. Depuis quelques années, déjà pressé par l’âge sans en être troublé, il ne vivait plus qu’avec ses livres, pour l’Académie à laquelle il réservait ses assiduités et pour un cercle d’amis qui savaient tout ce que ce galant homme avait gardé d’aménité, de bon goût, d’imagination fertile en souvenirs, de liberté d’esprit dans sa vieillesse toujours souriante et accueillante. Il était d’une autre génération. Il avait été dépassé sans en être plus morose à l’égard des nouveaux venus. Il ne faut pas cependant oublier que cet aimable et modeste écrivain qui nous avait précédés tous ici, dont les débuts à la Revue datent de 1833, avait été un des plus intrépides voyageurs, qu’il avait visité la Russie, la Sibérie, le Spitzberg, la Laponie, les Feroë, lorsqu’on ne les visitait guère encore ; il ne faut pas oublier qu’il avait été un des premiers à propager par ses études le goût des littératures étrangères, à ouvrir ou à élargir pour ainsi dire les relations intellectuelles de la France avec l’Allemagne, la Suède, la Norvège, le Danemark, la Hollande. Il avait été un des explorateurs de ces littératures du nord qu’on a découvertes depuis. C’était son titre, qu’il n’est que juste de lui rendre au moment où il disparaît en galant homme, sans bruit, sans demander de discours, — pas même une statue ! Et après M. Xavier Marmier, c’est cet autre laborieux ouvrier de l’esprit, M. Camille Rousset, qui vient d’être frappé à son tour au milieu de ses savans travaux d’histoire militaire et politique, qui est allé s’éteindre avec la même simplicité, loin de Paris, parmi les siens, à Saint-Gobain, où il a eu les modestes funérailles qu’il désirait, lui aussi, comme tous les cœurs bien faits.

La mort enlève M. Camille Rousset à ces belles études qu’il poursuivait avec un zèle toujours nouveau et un intérêt croissant, qu’il a étendues par degrés du XVIIe siècle au temps présent. Né à Paris, aux beaux jours de la restauration, formé aux sérieuses cultures de l’université, il avait débuté par le professorat. Il eût été toujours, sans doute, un maître habile de la jeunesse, lorsqu’il s’était trouvé introduit aux archives de la guerre et avait eu l’heureuse fortune d’être mis en présence d’inappréciables richesses historiques, d’une immensité de documens précieux, originaux, inconnus, sur la plus belle époque du XVIIe siècle. Il en avait été comme ébloui. Il s’était vu pour ainsi dire vivre dans cette éclatante société de Louis XIV, des Louvois, des Colbert, des Vauban, des Luxembourg, dont il avait les lettres les plus secrètes sous la main, — dans ce monde qui reparaissait à ses yeux avec les couleurs d’une vérité saisissante. De cet amas obscur et encore inexploré, il avait tiré une histoire toute nouvelle du plus grand des ministres de la guerre : cette histoire où il a montré Louvois dans la force de son génie, maniant en maître les ressorts de la puissance française, réorganisant l’administration, les services, les contrôles, réprimant les abus, imposant à la jeune noblesse la discipline et même l’égalité devant les règlemens militaires, c’est l’Histoire de Louvois et de son administration, œuvre de restitution savante qui ressemblait à une révélation. M. Camille Rousset avait trouvé aussi aux archives les élémens de ce livre charmant, le Comte de Gisors, et de quelques autres ouvrages qui faisaient de lui l’historiographe naturel du ministère de la guerre. La politique qui se mêle à tout lui enlevait un jour le titre ou du moins supprimait le traitement, parce que, dans une étude sur les Volontaires de 1792, il avait eu le courage de substituer la réalité à la légende. Il n’avait plus les émolumens, il avait toujours les documens, papiers d’État, correspondances intimes des personnages publics. Il avait tout ce qui donne la vie aux événemens, et c’est avec ces documens interrogés avec le feu d’une intelligence sincère, qu’il s’attachait plus que jamais, sans se décourager, à des œuvres nouvelles d’un intérêt plus contemporain : à cette Guerre de Crimée qu’il a fait revivre dans ses récits, à cette Conquête de l’Algérie, dont on a pu suivre ici même les brillans et saisissans épisodes. M. Camille Rousset avait la passion de ces beaux travaux d’histoire militaire. Il y mettait une probité sévère, un zèle infatigable d’exactitude, la loyauté d’un esprit honnête qui joignait au talent la dignité du caractère dans une vie simple. C’était un laborieux dévoué à son œuvre et prouvant par son exemple qu’en racontant ce que d’autres ont fait, on peut aussi servir la France.

Les affaires du monde, à l’heure où nous sommes, aux approches de l’hiver, n’ont certes rien qui puisse décourager la confiance et prêter aux augures sérieusement inquiétans ; ce n’est pas que l’animation et la vie avec leurs contradictions manquent dans cette représentation toujours changeante ou même qu’il n’y ait toujours une place pour l’imprévu. Agitations des partis, élections déjà faites ou près de se faire, débats parlementaires, ministères branlans, démêlés commerciaux, dialogues diplomatiques, tout se mêle dans ce mouvement perpétuel et universel. Au fond, à travers tout, les conditions générales du continent sont aujourd’hui, d’après toutes les apparences, ce qu’elles étaient hier. L’Europe reste dans cette situation qui n’a, si l’on veut, rien de nouveau, où les gouvernemens, en désirant la paix, semblent sans cesse occupés de se fortifier par leurs alliances ou par leurs arméniens, de se mettre en garde contre les événemens, — et où les plus puissans ont quelquefois de la peine à concilier leurs coûteuses combinaisons diplomatiques et militaires avec les nécessités de leur politique intérieure. C’est en vérité la question qui semble s’agiter dans les États de la triple alliance, — en Allemagne à propos d’une nouvelle loi militaire, en Italie à l’occasion des élections qui vont se faire, même en Autriche où le cabinet de Vienne met tout son art à se tenir en équilibre.

Qu’est-ce qui va arriver de ce nouveau projet militaire que l’empereur Guillaume II médite depuis quelque temps et dont il est allé récemment faire confidence à l’empereur François-Joseph à Schœnbrunn, — que le chancelier, M. de Caprivi, vient maintenant de porter au conseil fédéral de l’empire ? Et d’abord qu’est-ce que ce projet qu’on a si passionnément discuté en Allemagne, même avant de le connaître, et qui soulève des contestations plus vives encore depuis qu’il a été divulgué par une indiscrétion ? C’est bien simple, on avait commencé par essayer d’amadouer l’opinion en laissant entrevoir une réduction du service à deux ans. En réalité, tout se réduit à une augmentation imprévue et démesurée des forces militaires de l’Allemagne. La loi nouvelle ajoute à une armée qui pouvait passer, ce semble, pour assez puissante, 173 bataillons, 12 escadrons, 60 batteries d’artillerie, 24 bataillons de pionniers, de nouveaux cadres permanens de plus de 2,000 officiers, de près de 12,000 sous-officiers ; elle ajoute, de plus, à l’effectif annuel, un modeste supplément de 72,000 soldats. Le résultat, c’est 80 millions de plus au budget, 200 millions destinés à des casernes, à des constructions nouvelles et, par suite, la nécessité de trouver un moyen de suffire à ce surcroît de dépenses militaires. C’est l’affaire du ministre des finances de trouver de nouveaux impôts, et c’est surtout l’affaire des Allemands de les payer. Le plus curieux est que les auteurs de la loi, habiles à grouper et à faire manœuvrer les chiffres, se plaisent à mettre en ligne, — on ne parle plus que par millions d’hommes ! — 4 millions de Français, 5 millions de Russes auxquels l’Allemagne n’aurait à opposer que 4 millions et demi de soldats. C’est bien peu en vérité ! Une réflexion bien simple vient pourtant à l’esprit : si l’Allemagne est réduite à tenir seule tête à tant d’ennemis, si elle est obligée de s’imposer de si colossales dépenses, des dépenses croissantes pour rester en mesure de faire face à tout, à quoi lui sert la triple alliance ? Elle n’aurait donc, d’après cela, qu’une confiance démesurée dans ses alliés, — ou elle aurait tout l’air de ne les compter que comme des auxiliaires insuffisans.

Ce qui paraît bien clair dans tous les cas, c’est que la nouvelle loi militaire ne va pas marcher toute seule, qu’elle rencontre déjà une opposition ardente, plus générale, que l’opposition qu’eut autrefois à vaincre le septennat. Elle provoque des manifestations d’opinion, les plus vives protestations dans l’Allemagne du Sud, dont les gouvernemens sont peut-être les premiers à la redouter, et elle aura affaire, dans le parlement, à des partis puissans, aux progressistes, — au centre catholique qui est resté mécontent et froid vis-à-vis du gouvernement depuis la mésaventure de la loi scolaire. M. le chancelier de Caprivi, en acceptant ce lourd et compromettant fardeau, s’est certainement créé une situation parlementaire difficile, avec peu de chances de réussir, là où il a fallu un jour toute l’autorité, toute la force de l’empereur Guillaume Ier et de M. de Bismarck pour dompter les résistances à une aggravation des charges militaires. Réussît-il à franchir les premiers défilés, à faire voter par le Reichstag, qui va se réunir d’ici à peu, la réorganisation ou l’accroissement de l’armée, il ne serait pas au bout : il aurait encore à poursuivre le vote des crédits, des taxes nouvelles qui deviendraient nécessaires, et c’est là peut-être qu’il trouverait les difficultés les plus sérieuses. En un mot, M. de Caprivi a la chance d’avoir devant lui les plus vives oppositions, — sans compter les coups d’aiguillon que lui envoie de loin, du fond de ses bois de Friedrichsruhe, le censeur morose et hautain qui le traite en conscrit. Ce n’est plus d’ailleurs M. de Caprivi seul qui est engagé, c’est l’empereur lui-même qui, avec son chancelier, hasarde cette dangereuse partie. Depuis son avènement, qui ne date pas encore de loin, ce jeune souverain à l’humeur hardie et mobile s’est déjà hasardé plus d’une fois et s’est essayé à bien des rôles. Il a fait ses essais de réforme sociale et il n’a pas tardé à s’en dégoûter. Il a proposé l’an dernier une réforme scolaire tout inspirée de ses sentimens chrétiens ou piétistes, et il a été réduit à retirer la loi en désavouant ses ministres. S’il échouait encore pour la réforme militaire, s’il était obligé de reculer, que resterait-il de ce mot d’un de ses discours : voluntas regis, suprema lex !

Quand Guillaume II allait tout récemment à Schœnbrunn et à Vienne faire une visite familière à l’empereur François-Joseph, s’il lui a proposé de le suivre, d’avoir, lui aussi, sa réforme militaire, il est douteux que le souverain de l’Autriche se soit montré aussi prompt que son jeune visiteur à tenter l’aventure. Non pas qu’il n’eût le goût de fortifier son armée et qu’il n’ait accepté déjà, pour l’honneur de la triple alliance, des surcroîts de dépenses militaires lourds au budget de l’empire ; mais il est payé pour ne pas se livrer légèrement aux illusions ou au hasard des résolutions téméraires. Il a pour lui l’expérience, une expérience chèrement achetée, et il a bien des intérêts à ménager. L’Autriche n’aime pas ces coups d’éclat dans sa politique. Elle veut bien avoir son rôle dans la ligue où elle est entrée, être une alliée sûre et efficace ; elle ne veut ni trop se compromettre ni aventurer sa position ou son action. Elle tient à rester en équilibre !

C’est le jeu que ne cesse de jouer avec art M. de Kalnoky, s’appuyant sur la triple alliance, maintenant l’intimité de ses rapports avec ses alliés, — avec l’Allemagne bien plus qu’avec l’Italie, — s’occupant peu de l’Ouest, ayant toujours les yeux fixés de préférence sur la Russie, sur l’Orient, sur les Balkans et Constantinople. C’est le jeu que le chancelier autrichien a joué ces jours passés encore devant les délégations austro-hongroises qui viennent de se réunir et auxquelles il a été obligé de donner des explications. Ce qu’il a dit à la délégation autrichienne, il l’a répété à peu près, tout au plus avec quelques variantes, à la délégation hongroise ; une fois de plus il a célébré la triple alliance, son caractère tout défensif et pacifique, son efficacité pour garantir le repos de l’Europe : c’est l’inévitable refrain ! Il a parlé aussi un peu de l’Angleterre, — du nouveau ministère à qui il a fait une sorte d’appel, — de la Bulgarie, qu’il ne cesse de protéger et d’encourager, — d’un récent dialogue diplomatique de la Russie avec la Porte au sujet d’une réception faite à M. Stamboulof à Constantinople : tout cela plein de nuances. C’est évidemment la partie la plus savamment indécise ou évasive des explications de M. de Kalnoky. C’est qu’en effet la position est étrange. M. de Kalnoky craint surtout le retour de la Russie dans les Balkans et ses interventions à Constantinople : il réclame le maintien des traités, et en même temps il fait sa cliente et sa protégée de la Bulgarie ; mais c’est la Russie qui est dans le droit le plus strict en réclamant le respect du traité de Berlin, en prétendant que, si ce traité cesse d’exister à Sofia, il n’existe plus nulle part. L’Autriche, à travers ses contradictions, suit sa voie, sa tradition. La question est de savoir si le jour où elle se sentirait plus vivement engagée, l’Autriche aurait l’appui de la triple alliance, — si l’Allemagne elle-même, selon le mot pittoresque de M. de Bismarck, se croirait obligée de risquer les os d’un Poméranien sur la route des Balkans et de Sofia.

Reste parmi ces alliés l’Italie, qui est pour le moment tout entière à ses élections. Le ministère Giolitti a pris son temps pour préparer son scrutin. Aujourd’hui, c’est décidé. D’ici à peu de jours les élections seront faites, et avant la fin du mois, le nouveau parlement sera réuni à Monte-Citorio. Depuis quelques semaines déjà, la campagne électorale est engagée de toutes parts. Discours et lettres se succèdent. Ministres du jour, ministres d’hier ou ministres de demain, tout le monde a parlé : le ministre de la guerre, le général Pelloux, à Livourne, le ministre des affaires étrangères, M. Brin, à Turin, le ministre des postes, M. Finocchiaro, en Sicile. D’un autre côté, le garde des sceaux du ministère Crispi, M. Zanardelli, prononçait récemment un très éloquent discours à Iseo. Le chef du dernier cabinet, M. di Rudini, s’est contenté d’une lettre adressée à ses électeurs, — et le ministre des finances du cabinet Rudini, M. Colombo, avait ouvert la campagne à Milan, par un sévère exposé financier. Le président du conseil enfin, M. Giolitti lui-même, va parler ces jours-ci à Rome, et M. Crispi se prépare à haranguer ses Siciliens. Ce qu’il y a de curieux et de caractéristique dans cette mêlée, c’est la confusion où sont tombés les partis italiens. À proprement parler, gauche ou droite, les partis n’existent plus au-delà des Alpes. Ils n’ont plus ni organisation, ni discipline, ni programmes, ni politiques bien distincts. Au fond de tout, il n’y a qu’une question, la question financière qui se lie elle-même à la question des alliances et des armemens. Tout est là, — et comme parmi les hommes de toutes les nuances, la triple alliance n’est même pas mise en doute, il ne reste plus qu’à trouver le moyen de suffire aux déficits, à l’état militaire qu’on a créé. C’est une affaire d’expédiens ! par exemple, il y a un sentiment assez général, c’est que, si on ne peut pas diminuer les dépenses militaires, on ne doit pas y ajouter. C’est dans ces conditions que s’ouvre cette lutte électorale où le ministère de M. Giolitti peut sans doute trouver une majorité, même une grosse majorité, mais une majorité sans cohésion, comme celle que M. Crispi avait eue avant lui, — pour tomber le lendemain. Ce n’est pas une solution ; ce n’est visiblement que la suite d’un état de transition d’où l’Italie ne peut sortir que par une politique plus libre, plus décidée, s’inspirant de ses plus sérieux intérêts d’avenir.


CH. DE MAZADE.


LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

L’automne est la saison de la cherté de l’argent. On sait que depuis le commencement de l’année en cours, les capitaux ont été partout d’une abondance exceptionnelle. Malgré les achats considérables de céréales que l’Europe a dû faire, le dernier hiver, aux États-Unis, il a été expédié de New-York à destination de l’ancien continent des quantités considérables d’or qui ont grossi notablement les stocks de ce métal en Angleterre, en France, en Allemagne et en Autriche-Hongrie, ainsi qu’en ont témoigné les bilans des grandes banques de ces pays.

D’autre part, les emplois nouveaux offerts à ces disponibilités ont été fort rares ; les transactions commerciales se sont alanguies sous l’influence de l’application du tarif Mac-Kinley aux États-Unis et de la réforme douanière inaugurée en France depuis le 1er février 1892. Les taux d’escompte sont descendus partout au niveau le plus bas qui eût été vu depuis longtemps. En même temps les valeurs et fonds d’États de premier ordre ont considérablement haussé de prix.

Cette période d’extrême aisance sur le marché monétaire semble près de se clore, et déjà la Banque d’Angleterre a été obligée de relever de 2 pour 100 à 3 pour 100 le taux de son escompte. La Banque de l’empire en Allemagne a suivi l’exemple en portant son taux de 3 à 4 pour 100. Les disponibilités ne font nullement défaut encore, mais la spéculation sur les divers marchés financiers européens doit compter avec la perspective d’un resserrement plus ou moins accentué pendant les dernières semaines de 1892.

À cette raison générale d’arrêt dans le mouvement qui jusqu’ici portait toujours plus haut les prix de toutes les grandes valeurs, sont venus s’ajouter en octobre divers motifs spéciaux de circonspection. Notre rente 3 pour 100 a été compensée fin septembre à 99.75. La rentrée imminente des chambres, les incidens de la grève de Carmaux, les préoccupations relatives à l’expédition du Dahomey ont été cause qu’il n’a pas été tenté d’effort bien sérieux pour relever le 3 pour 100 au-dessus du pair et qu’au contraire on l’a laissé fléchir pendant la première quinzaine du mois à 99.20. Le ministère a franchi assez heureusement la passe des interpellations relatives à la grève ; le recours à un haut arbitrage n’a pas eu le succès qu’on en avait espéré, mais l’obstination des grévistes à vouloir obtenir satisfaction sur tous les points a valu au cabinet deux votes qui ont consolidé provisoirement sa situation.

La Bourse n’a tiré de la solution donnée à ces incidens parlementaires aucun encouragement à une nouvelle hausse : 1° parce que le ministère aura très prochainement à affronter de nouveaux périls à l’occasion des débats sur la réduction de quelques droits inscrits à notre tarif minimum et sur la convention commerciale franco-suisse ; 2° parce que le malaise qui s’est produit sur notre place et y persiste a dominé aussi sur la plupart des marchés étrangers. De là vient que le succès du cabinet a été immédiatement suivi d’une réaction de 25 centimes sur la rente française 3 pour 100 et que ce fonds reste coté au-dessous du cours rond de 99 francs.

Le malaise a été le plus vivement éprouvé sur le marché de Berlin. Rentes internationales et valeurs locales, chemins de fer, banques, titres d’entreprises minières, tout a fléchi, à commencer par les valeurs russes qui avaient depuis longtemps été très soutenues par la spéculation allemande. Le rouble a reculé au-dessous du cours de 200, conséquence inévitable des nouvelles émissions que le gouvernement de Saint-Pétersbourg a été obligé de créer en papier-monnaie pour faire face aux insuffisances budgétaires léguées par la disette de 1891-1892. Les finances russes dépendent en grande partie de la qualité de la récolte dans ce pays, les événemens écoulés depuis le dernier automne en fournissent une démonstration convaincante. Il a été question d’un emprunt russe de 500 millions négocié avec la maison Rothschild, mais les circonstances ne sont pas propices, et ce dessein paraît provisoirement abandonné.

La baisse du rouble a entraîné l’emprunt d’Orient de 68.10 à 66, le Consolidé 4 pour 100 de 96.85 à 95.85, le 3 pour 100 1891 de 80 à 78.75. Le recul varie ainsi, selon les titres, de 1 à 2 unités pour les deux dernières semaines d’octobre.

Le 4 pour 100 or hongrois a reculé de 95 13/16 à 95 1/8, sur l’ajournement forcé des opérations de crédit projetées pour la réalisation de la réforme monétaire. Les fonds d’État de la monarchie austro-hongroise montent ou reculent selon que les circonstances rendent plus ou moins vraisemblable la mise à exécution prochaine des plans arrêtés par les ministres des finances. La situation budgétaire reste, d’ailleurs, très bonne dans les deux moitiés de l’empire, malgré l’aggravation des dépenses communes pour l’armée et la marine.

La Russie a cru devoir présenter à la Porte des observations sur la façon dont cette puissance, suzeraine de la Bulgarie, entendait et dirigeait ses relations avec les personnages marquans de la principauté vassale. Cette démarche n’est l’indice d’aucune intention belliqueuse de la Russie, et il est clair que le sultan saura donner satisfaction aux justes réclamations du gouvernement de Saint-Pétersbourg. Toutefois, cet échange de notes a intimidé la spéculation engagée sur les valeurs ottomanes. Des réalisations se sont produites et ont produit déjà des différences de cours assez sensibles. Le 1 pour 100 de la Dette générale a reculé de 22.25 à 21.70, l’obligation Douanes de 476.25 à 470, la Banque ottomane de 605 à 592.50, l’action des Tabacs de 376.87 à 370 francs.

La rente italienne, malgré la publication du programme financier de M. Giolitti, et une légère amélioration constatée dans la situation économique générale du royaume, a fléchi de 92.75 à 92. La place de Berlin a livré des titres et en livrera encore. C’est par cette voie que le gouvernement italien réussit à écouler sur notre place ce qui lui reste de rentes disponibles.

L’Extérieure d’Espagne a baissé de 64 1/2 à 63 1/2. L’avance récemment obtenue de la Banque de Paris et des Pays-Bas a soulagé le Trésor d’embarras immédiats sans pouvoir améliorer le change qui se tient toujours au-dessus de 15 pour 100.

Le Portugais a pu conserver à peu près entière la plus-value que lui avait procurée l’amélioration rapide du change brésilien.

Un vif engouement s’était manifesté tout à coup à Londres pour les valeurs argentines en septembre et dans les premiers jours d’octobre. La réaction, qu’appelait une hausse trop brusque, a été accentuée par l’annonce d’un mouvement insurrectionnel, d’apparence sérieuse, dans la province de Santiago del Estero.

L’action de la Banque de France s’est relevée à 4,000 francs. Les bénéfices du second semestre seront sans doute plus faibles que ceux de la même période de 1891, mais le titre est admirablement classé, point qu’oublient trop facilement les vendeurs à découvert. La plupart des actions de banques ont été plutôt offertes que demandées, et perdent quelques francs dans la seconde quinzaine d’octobre. Les Chemins français n’ont pu conserver toute la hausse qu’ils avaient récemment acquise, le Nord a dû abandonner le cours de 1,900. De même le Suez, que des réalisations de vendeurs à terme avaient relevé pendant quelques jours au-dessus de 2,600, a de nouveau reculé au-dessous de ce cours rond.

Les Chemins étrangers sont tous cotés à des cours un peu plus bas qu’il y a quinze jours. Sur le marché des valeurs au comptant, l’attention du public continue de se porter sur les actions de quelques entreprises industrielles dont la prospérité s’accuse par le montant des dividendes proposés pour 1891 et des bénéfices non répartis en dividendes, mais consacrés à des amortissemens ou réservés pour l’exercice en cours.


Le directeur-gérant : CH. BULOZ.