Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1916

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Chronique n° 2029
31 octobre 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Depuis le commencement de notre offensive sur la Somme, les journaux allemands, et l’État-major lui-même, ne se sont point lassés de dire, chaque fois qu’ils ont été contraints d’avouer un recul de leurs troupes, que ce recul ne prouvait qu’une chose : l’extrême élasticité de leur front, lequel se tendait sans se rompre. Il y aurait bien des réflexions à faire sur cette espèce d’élasticité en général, et, en particulier, sur la bonne grâce que mettent à exécuter de tels mouvemens Bavarois, Saxons et Poméraniens. Nous nous contenterons d’en présenter une seule, que suggère la plus vulgaire observation, et que tout le monde peut vérifier en se jouant : c’est qu’il n’est pas d’élastique qui, à force d’être étiré, ne claque subitement quand il devient trop mince. Or, les Anglais par un bout, nous par l’autre, et de la rive Nord à la rive Sud de la Somme, nous tirons à deux mains sur la ligne allemande et l’obligeons à s’allonger peu à peu jusqu’à la limite où elle éclatera. On n’a, pour s’en convaincre, qu’à rapprocher le tracé du front au 1er juillet de son tracé au 15 octobre. Nos derniers efforts, nos derniers succès, que, sauf quelques accrocs insignifians, nous avons toujours et partout intégralement maintenus, nous ont portés, au Nord de la rivière, à Sailly-Saillisel, véritable place d’armes ennemie, au Sud, tout près de Chaulnes, position dont l’importance est assez affirmée par tant et de si rudes combats.

Sous les murailles inviolées de Verdun, les Allemands ont subi une défaite que nulle habileté ne réussira à dissimuler ou à atténuer, et qui rabaisserait leur superbe, si la carapace de crédulité dans laquelle tout Allemand est enveloppé dès le berceau pouvait jamais être percée. Hindenburg, Ludendorff, et le Kronprinz en personne, bien qu’il prenne soin de faire dire qu’il était en congé pour affaires de famille, — tout s’explique ! — seraient mal fondés à prétendre qu’ils ont été surpris. Ils n’attendaient peut-être pas notre attaque pour ce jour-là, mais il y avait plusieurs jours qu’ils s’y attendaient, et ceux de leurs subordonnés qui se plaisent à la facétie s’étaient fort divertis à nous le signifier, à leur mode, par des écriteaux. Non, ils n’ont pas été surpris ; mais, quoique parfaitement avertis, ils ont été parfaitement battus. Les divisions, — nous ne dirons pas « d’élite, » - — car ce serait faire injure aux autres, qui les valent, — mais les divisions magnifiques rassemblées sous les ordres du général Mangin se sont ruées à son signal. D’un bond, ou plutôt en deux bonds, avec le repos prévu d’une heure, elles ont, sur sept kilomètres de longueur, reconquis une profondeur de deux à trois kilomètres de sol lorrain, de sol doublement français. Nous avons, eu la joie de saluer dans un bulletin de victoire ces humbles et chers villages dont le martyre prolongé nous avait émus jusqu’aux larmes : Douaumont, Thiaumont, Haudromont, Vaux, Fleury ; ces bois qui, aux printemps futurs, ne reverdiront plus, mais qui, pour tout homme, toute femme et tout enfant de notre race, sont désormais des bois sacrés. La ligne, devant Verdun, sur la rive droite de la Meuse, est redevenue à peu près ce qu’elle était, après le choc initial, l’ouragan furieux, le raz de marée qui submergeait nos ouvrages hâtifs et ruinait nos citadelles d’acier et de béton, au 24 février. Ainsi huit mois de combats, huit mois de vaillance et de souffrance, sinon, hélas! huit mois de deuil, sont effacés. Des centaines de milliers d’Allemands, et, malheureusement aussi, des milliers et des milliers des nôtres, sont tombés pour rien. Non pas pour rien, les nôtres. Ils sont tombés pour la plus grande cause qui s’offre au dévouement d’un patriote et d’un soldat, pour qu’il ne soit pas attenté au territoire national et pour que n’ait point dépéri en leurs mains l’héritage des ancêtres. Leur sacrifice a été d’une utilité qui en égale la beauté et qui les élève au sublime, aussi sûrement que des héros légendaires s’y soient élevés. Mais le Allemands qui se vantaient d’avoir arraché la pierre angulaire de la principale forteresse du principal ennemi (c’était nous, pour la circonstance), ils sont tombés pour rien. La pierre s’est redressée, route sur eux et les écrase. Verdun écrase le renom allemand, le prestige allemand, l’organisation allemande, l’invincibilité allemande. Un grand homme d’État l’a dit : « La pire erreur qu’un général puisse commettre est d’avoir en sa propre armée un excès de confiance, et de faire indiscrètement trop bon marché de celle qu’il a en face de lui. » Ce fut cette erreur qui, commise jadis par l’orgueil espagnol, sauva déjà la France à Rocroy. Et nunc erudimini!

Avec une patience égale à la nôtre, par-dessus les obstacles que dresse devant eux la plus âpre nature servie par l’art le plus retors, dans les hautes solitudes des Alpes ou sur le plateau creusé et bossue du Carso, pareil, — c’est la comparaison courante, — à « une énorme pierre ponce, » nos alliés italiens mènent glorieusement la lutte. L’heure est passée où François-Joseph, sentant se réveiller en lui les anciennes rancunes de 1848 et de 1859, vieil empereur encore tout meurtri des blessures du jeune prince, put croire que ses aigles, promenées par son héritier et les archiducs ses cousins, allaient, après soixante ans, rentrer triomphantes dans les villes vénitiennes et lombardes. La route leur fut vite fermée, à une petite distance de leurs aires. A peine l’Autriche mordit-elle, et pour peu de temps, dans la terre italienne. Elle se vit arrêtée net, et presque aussitôt nos amis reprirent leur marche vers leur double objectif, vers le but, fatal, à leurs yeux, de leur politique, immédiate, Trente et Trieste. Du côté de Trente, leurs plus récens progrès les ont ramenés non loin de Rovereto, où ils ont enlevé, à plus de 2 000 mètres d’altitude, la dent du Pasubio. Du côté de Trieste, ils ont, le 10 octobre et les jours suivans, fait craquer la première ligne autrichienne, de San-Pietro, un peu au Sud-Est de Gorizia, à Vertoiba, puis à Villanova et à la cote 208, un peu à l’Est de Doberdo, pour regagner enfin, par une courbe, le renflement, le massif de l’Hermada, qui domine, au bord de l’Adriatique, le chemin de fer côtier. Ils ont fait là de six à huit mille prisonniers : ce ne fut donc pas une escarmouche. Le « rétablissement » opéré par le général Cadorna, au mois de juin et au mois de juillet, de l’Adige à la Brenta, souleva une admiration légitime. L’expédition accessoire en Albanie méridionale ou en Epire septentrionale, fait apparaître la même netteté de vue, la même clarté d’esprit militaire et politique. On sent une pensée, un dessein. De jour en jour et d’étape en étape, les colonnes italiennes, parties de Santi-Quaranta, se rapprochent des colonnes alliées qui manœuvrent sur la rive du lac de Prespa, et par lesquelles le front d’Orient se soudera en une seule barre de la mer Egée à l’Adriatique ; déjà les reconnaissances des deux cavaleries ont pris le contact. Dans la vallée de la Cerna, les Serbes se sont avancés jusqu’à Brod, après avoir repoussé de nombreuses et violentes contre-attaques d’un ennemi qui paraît avoir reçu des auxiliaires. Russes et Français, à l’extrémité de la ligne vers l’Ouest, Français et Italiens autour du lac de Doiran, au pied des monts Bélès, Anglais à l’Est, sur la Strouma, échangent avec les Bulgares germanisés de continuelles ou intermittentes canonnades. En son ensemble, excepté par son aile gauche qui bat de temps en temps un coup plus violent, l’armée de Salonique, cette quinzaine, n’a pas fait de grands mouvemens. On dirait que quelque chose, qui n’est pas exclusivement d’ordre militaire, la retient et l’attache à sa base; qu’elle est forcée de regarder derrière elle.

De la Pripet aux Carpathes, sur le Stokhod, entre Loutsk et Vladimir-Volynski, plus bas vers Brzezany et Stryj, sur la Zlota-Lipa et le Dniester, plus bas encore, dans la région montagneuse de Kirlibaba, Kimpolung et Dorna-Vatra, une gigantesque bataille est engagée et soutenue depuis des semaines, dont on ne sait presque rien, sinon précisément qu’elle est gigantesque, qu’elle n’en finit pas, et qu’étant comme diffuse dans le temps et dans l’espace, elle passe pour les deux partis, Austro-Allemands et Russes, par toute sorte de péripéties, favorables ou contraires selon l’instant et le lieu ; en somme, cependant, d’après ce qu’on en devine, favorable aux Russes, qui du moins repoussent partout les assauts furieux déchaînés par Hindenburg, et çà et là font plus que de les repousser. Et l’on devine aussi que, si vaste que soit le champ ou la succession de champs où elle se déroule, l’objet de cette bataille colossale est situé en quelque sorte hors d’elle-même. On devine qu’elle tend comme un rideau de feu, à l’abri duquel s’effectuent, dans les deux camps, des déplacemens de troupes; la guerre glisse de la Dwina sur le Danube, et de la Baltique vers la Mer-Noire. Les adversaires rassemblent tout ce qu’ils peuvent trouver de disponible, et, essayant mutuellement de se paralyser ailleurs, le jettent à l’endroit qu’ils jugent le plus propice ou le plus menacé. Ce n’est pas par hasard que maintenant les communiqués de Petrograd mentionnent comme un secteur du front russe le front roumain ; et c’est vraiment en Roumanie que, dans les minutes haletantes que nous vivons, se concentre, avec l’intensité de l’action, l’intérêt du drame.

Nous avons suivi sur la carte les opérations de l’armée roumaine, soit qu’elle en ait choisi le terrain en Transylvanie, soit qu’il lui ait été imposé; dans la Dobroudja. Nous l’avons vue, dans la nuit même où venait d’être déclarée la guerre à l’Autriche-Hongrie, descendant des Carpathes et des Alpes transylvaines, s’infiltrant par tous les cols, puis s’épandant par toutes les vallées, rapidement aux premiers jours, presque torrentiellement, et presque jusqu’au bord de la plaine hongroise. Ensuite, par les mêmes vallées et par les mêmes cols, nous l’avons vue refluer sous la pression de Falkenhayn, exercée de l’Ouest au Nord-Est, successivement de passage en passage, et pour ainsi dire doigt par doigt. Nous l’avons vue, enfin, arrêtée sur les crêtes, s’y cramponnant, attendant le renfort qui venait. A partir de ce moment, la situation était renversée, et c’était désormais l’armée de Falkenhayn, c’était l’invasion austro-allemande en Roumanie, qui jaillissait de toutes les forêts, coulait par tous les cols, dans toutes les vallées, et débordait, ou s’efforçait de le faire, sur tout le versant moldave et tout le versant valaque. Douze ou quinze ouvertures, douze ou quinze coupures sont pratiquées dans cette chaîne. C’est près de Dorna-Vatra, et vers le Kelemen, on se le rappelle, que s’est établie la liaison, que s’est faite l’articulation de l’armée russe et de l’armée roumaine. Falkenhayn devait être naturellement tenté d’y porter, pour les disjoindre, la pointe de son plus gros couteau. Mais il devait aussi se laisser séduire par l’idée de couper en un ou plusieurs points la longue ligne qui, venant de Czernowitz, de Kolomea et de Stanislau, pour ne pas remonter plus haut, traversant la Galicie, la Bukovine, la Moldavie du Nord au Sud, côtoyant parfois à très courte distance la frontière hongroise, épousant le contour des Carpathes, et encerclant comme en un second anneau la Transylvanie, conduit à Bucarest par Harlau, Roman, Bacau, Focsani, Buzeu et Ploiesci ; c’est-à-dire le chemin de grande communication entre la Russie et la Roumanie, ou plus exactement entre le front russe et le front roumain, la grande artère par où, étant donnés les dispositifs nécessaires, peut, de l’un à l’autre, circuler le sang et la force. Falkenhayn a donc attaqué au plus près de la jointure, au col de Tölgyes ; et, simultanément, aux passages voisins, en glissant, le long des Carpathes, du Nord au Sud, au col de Békas ; sur le Trotus (puisqu’il faut adopter une orthographe qui rend très imparfaitement la prononciation et dont la fantaisie ne facilite pas les recherches), au col de Gyimès, sur l’Uzu ou Uza, sur l’Oitoz, dans la région de Tergu-Ocna ; vers Zabola ; au total, six coups ou six feintes, qui ont été pour la plupart esquivés ou parés, deux ou trois avec une riposte heureuse. Mais, sur l’autre secteur du front de Transylvanie, non plus sur les Carpathes, sur les Alpes, d’Est en Ouest, d’autres passages s’ouvrent, plus dangereux encore, parce qu’ils aboutissent au cœur. Falkenhayn paraît n’avoir fait que tâter, à l’Est, celui de la Bodzaou Buzeu ; à l’Ouest, la passe de Vulkan, où il a rencontré une vive résistance, qui n’est pas entièrement réduite. Au Sud-Ouest, les Austro-Allemands s’agitent vers Orsova, et des Bulgares se montrent vers Widdin.

Au centre, par le col de la Tour-Rouge, au-dessous de Hermannstadt, Falkenhayn est entré en territoire roumain, par quelques pas mal assurés, jusqu’au mont Robu, d’où il a été rejeté, quitte à revenir à la charge, avec plus de chance ; et par le défilé de Torzburg, au Sud-Ouest de Brasso ou Kronstadt, il a poussé, dans la vallée de la Dambovitza, jusqu’à Rucaru et Dragoslavele, où l’on se battait ces jours ci. Néanmoins, il n’avançait pas ou n’avançait qu’avec beaucoup de peine et de lenteur, et l’on penchait à croire qu’en général, sur le front de Transylvanie, après le recul des Roumains, après leur retraite en deçà de leur frontière, la situation était pour le moment fixée : le front, disait-on, « a cristallisé. » Mais voici qu’immédiatement au-dessous de Brasso, les Austro-Allemands ont réussi à s’emparer de Prédéal et à se glisser ainsi dans la vallée de la Prahova, que suit la ligne de chemin de fer la plus directe qui relie ensemble Bucarest et Sinaïa, ces deux pôles de la vie roumaine dans la molle douceur des saisons paisibles. C’est certainement un accident fâcheux, dont le bruit retentira et se répercutera d’autant plus que les lieux et les noms des lieux sont plus familiers, associés à de plus agréables souvenirs ; mais qu’il faut se défendre de prendre trop au noir, et qui peut n’être qu’un accident. Prédéal, il est vrai, est la première station, l’amorce roumaine du chemin de fer de Sinaïa à Bucarest ; mais ce n’est pas Bucarest, et ce n’est même pas Sinaïa, qui en est à une vingtaine de kilomètres ; et au-dessous de Sinaïa, il y a encore une quarantaine de kilomètres avant de déboucher dans la plaine, juste aux environs de Ploiesci (ou, Plœchti) où la ligne de la Prahova s’embranche à la grande ligne de Moldavie, véhicule de la puissance russe.

Tout dépend de ce que Falkenhayn, s’il a les moyens de s’enfoncer et de pénétrer jusque-là, — et en mettant, pour les Alliés, les choses au pis, quoique le dernier mot ni même le mot le plus fort ne soient pas dits, — trouvera devant lui lorsqu’il débouchera dans la plaine ; écrivons plutôt, au conditionnel : de ce qu’il trouverait, lorsqu’il déboucherait. Nous avons de bonnes raisons de penser que ce qu’il y trouverait, il ne l’écarterait pas ou ne s’en débarrasserait pas aisément, avec ce que nous avons de non moins bonnes raisons de penser qu’il possède de ressources et de réserves. C’est une question de tout temps débattue par les politiques qui se sont piqués de stratégie, c’est pour eux une question classique que de savoir si les passages par où l’ennemi peut venir doivent être défendus sur place, dans ces passages mêmes. Il y a, là-dessus, une page fameuse, qui, bien qu’elle date de quatre siècles, s’appliquerait à merveille au cas de la Roumanie. « Ceux-là, enseigne Machiavel, au Livre premier du Discours sur les Décades, s’exposent aux pires inconvéniens qui, à l’approche de l’ennemi, décident de tenir les lieux difficiles et de garder les passages; presque toujours cette résolution sera dommageable si, dans ce lieu difficile on ne peut commodément masser toutes ses forces. L’exemple à suivre est plutôt celui de ces généraux qui, assaillis par un ennemi puissant, et leur pays étant entouré de montagnes et de lieux alpestres, n’ont jamais essayé de combattre l’adversaire dans les passages et sur les montagnes mêmes, mais se sont portés à sa rencontre par-delà; ou, quand ils n’ont pas voulu le faire, l’ont attendu derrière ces montagnes, en des lieux modérés (benigni), et non alpestres. Car, ne pouvant employer à la garde de ces passages beaucoup d’hommes, soit parce qu’ils ne sauraient y vivre longtemps, soit parce que ces lieux resserrés ne sont capables d’en contenir que peu, il n’est pas possible d’y soutenir le choc d’un ennemi qui vient en nombre, les attaquer; mais lui, cet ennemi, il lui est facile de venir en nombre, parce que son intention est de passer, non point de rester... Si, par conséquent, vous perdez ce passage que vous vous étiez proposé de tenir, et dans lequel vos peuples et votre armée avaient placé leur confiance, il en résulte le plus souvent, dans le peuple et dans le reste de vos gens, une telle terreur, que, sans pouvoir expérimenter leur valeur, vous avez perdu ; et c’est ainsi qu’on perd toute sa fortune avec une partie de ses forces. » Mais, nous le savons, c’est folie que de jouer un tel jeu, et nous le savons également, la Roumanie ne l’a point joué. Quand, pour son incursion en Transylvanie, l’armée roumaine s’est d’abord efforcée de tendre entre le Kelemen et la Tour-Rouge, dans l’arc que forment les montagnes, une corde sur laquelle elle pourrait plus rapidement se mouvoir, elle portait au-delà des passages mêmes la défense des passages. Cette offensive qui, sous un de ses aspects, et subsidiairement, pouvait être regardée comme une défensive préalable, a été brisée. Les Roumains se sont alors repliés sur les Alpes et sur les Carpathes, où la nature les a tout de suite mis en état d’infériorité, puisqu’il y avait trop de cols pour qu’il leur fût possible de tenir chacun de ces cols avec assez de troupes. Reste la défensive en arrière. Le général Cadorna en a donné, sur le plateau des Sette Comuni, entre Arsiero et Asiago, un excellent modèle. Lui aussi, peut-être, il avait voulu faire, au début des hostilités, de la défensive préalable, en marchant sur Rovereto, qui lui représentait moins encore l’entrée du Tyrol autrichien que la clef de la maison italienne. Du val Lagarina au val Sugana, dans le Cadore, la Carnie et les Alpes Juliennes, il était allé défendre la frontière du royaume au-delà de la frontière. Lorsque l’armée des archiducs, appuyée par une artillerie écrasante, l’eut contraint à se retirer, il ne s’attarda pas à lui disputer les passages, ou ne les lui disputa que pour lui faire payer ses progrès, les ralentir, et s’assurer le délai dont il avait besoin. Il rompit franchement de plusieurs kilomètres, et, tout en rompant, regroupa ses divisions, les amena sur les positions les mieux choisies et aménagées pour attendre que l’ennemi débouchât de la montagne dans la plaine. Suivant le plan qu’il leur avait tracé, elles déployèrent autour des débouchés un éventail si hérissé de fer, elles les prirent si bien sous la menace de leurs feux croisés, que les Autrichiens ne risquèrent pas l’aventure. Ce fut le principe et la cause de leur échec. En quelques semaines, le territoire national se trouva à peu près libéré. Nulle part, l’ennemi ne put faire un pas de plus. À ce moment-là, pour tout dire, l’offensive de Broussiloff aida heureusement à décongestionner les abords du Trentin; mais, en ce moment même, une aide aussi, et plus prochaine, arrive à la Roumanie. Loin que tout ait été perdu, par l’abandon de la Transylvanie et l’abandon d’un ou deux des passages, rien n’est encore irréparablement ni même très gravement compromis, si les Roumains sont où ils doivent être, secourus en abondance par les Russes, et prêts, sur un terrain qui le leur permettra, à « employer toute leur force quand ils engagent toute leur fortune. » Dans des conditions de lieu qui ne les diviseront, ne les éparpilleront plus, il se peut que les huit, ou les douze, ou même les seize divisions de Falkenhayn, — l’armée austro-hongroise du général von Arz étant retenue ailleurs, — ne débouchent pas plus des Alpes de Transylvanie que les armées de l’archiduc Charles-François-Joseph ne purent déboucher du Trentin.

Tournons-nous à présent vers la Dobroudja. Les Alliés n’y trouveront pas de quoi se réjouir, et ils ne cachent point la déception qu’ils n’éprouvent, mais pas davantage, et bien moins encore, de quoi désespérer. On s’en souvient, après qu’au lendemain de la surprise de Tourtoucaïa et de la reddition de Silistrie, l’Empereur allemand eut télégraphié et fait carillonner « la victoire décisive » de Mackensen, le maréchal, qui s’était avancé jusque sur une ligne Tuzla-Copadiu-Rasova, fut ramené, à une allure qu’il eût voulue plus rythmée et plus calme, presque dans ses lignes de départ. Il n’y eut donc, cette fois du moins, ni décision, ni victoire. Mais Mackensen n’était pas homme à accepter que, par sa faute, Guillaume en eût le démenti. Dès que ses troupes furent remises et reprises en main, dès qu’il eut refait ses cadres et comblé ses vides avec des Bulgares et des Turcs, dès qu’il eut reçu la grosse artillerie qui lui manquait, le plus fougueux, malgré son âge, des généraux prussiens s’élança contre la ligne par laquelle, à quinze ou vingt kilomètres en avant, les Russo-Roumains couvraient la voie ferrée de Constantza à Cernavoda, par Medjidia, qui est à moitié route. L’aile gauche des Alliés fléchit la première; puis le centre, puis un peu l’aile droite, dans la direction du Danube, puis de nouveau et définitivement l’aile gauche, près de la mer. Les Bulgaro-Allemands atteignirent le chemin de fer, à sa station la plus méridionale, Murfallar, d’où ils se rabattirent à l’Est sur le grand port, ses docks et ses magasins, riche proie pour leur appétit. Le lundi 23, au matin, Constantza était tombé au pouvoir de Mackensen. Les « radios » et agences germaniques ou progermaines s’empressèrent de l’annoncer; mais, chose extraordinaire, cette victoire, pourtant réelle, si elle n’est pas décisive, n’eut pas l’honneur d’un télégramme impérial. Guillaume II, échaudé ou refroidi, serait-il devenu moins imprudent ? Tout arrive, même ce qui semblait ne devoir ou ne pouvoir jamais arriver. Sur les projets ultérieurs de Mackensen, sur l’objet essentiel ou principal de ses opérations déjà passées ou en cours, on ne sait encore, au moins nous ne savons rien de précis.

Nous n’en savons pas beaucoup plus sur le parti auquel s’arrêteront et le plan qu’auront adopté nos alliés. Mais il n’est pas interdit de supposer que, si Mackensen eût résolu de passer le Danube à Cernavoda, ce serait déjà fait, et qu’il n’eût pas tant différé, pour être sûr de pouvoir le passer sur un pont, faute de quoi il serait exposé à ne point le passer du tout. L’eût-il franchi, eût-il trouvé le pont intact, qu’il irait peut-être, si les viaducs ont été coupés et les chaussées détruites, s’enlizer dans la bordure de marais qui sextuple la largeur du Danube et qui n’est ni la terre ni l’eau. En fût-il sorti, qu’il serait toujours à plus de cent cinquante kilomètres de Bucarest. La jonction avec Falkenhayn se fait plus aisément en imagination que dans la réalité. Mais Mackensen veut-il la faire, et que veut-il faire ? Veut-il construire par le Sud la deuxième branche de l’étau à broyer la Roumanie, que Falkenhayn forge par le Nord ? Veut-il acculer les Russo-Roumains dans le coude, dans l’angle aigu formé par le Danube, de Galalz à ses multiples bouches, les adosser à une nappe infranchissable, les y chambrer, afin de les prendre, comme à ce jeu de dames où le pion, poussé dans le coin, ne peut plus bouger ? Mais le terrain n’est pas uni comme un damier; il va montant de 100 à 300 mètres; dominé de là-haut, c’est le maréchal lui-même qui pourrait être longtemps immobilisé ; et, au surplus, les Russes ont jeté des ponts vers Reni. A-t-il voulu tout simplement, ainsi qu’il l’aurait déclaré, en se retranchant au point le plus étranglé du quadrilatère, garantir la Bulgarie d’une attaque par la Dobroudja, et s’attacher sa fidélité, toujours équivoque ou avide, en lui jetant incontinent un bon morceau ? Mais alors, que ferait-il, avec les Bulgares aux dents aiguisées ? Dessinerait-il de loin, et malgré toutes les barrières interposées, une menace contre Odessa ? Ou bien se retournerait-il contre l’armée de Salonique ? Ou bien serait-il venu, non pas uniquement, mais surtout, comme Falkenhayn, pour les pétroles et les blés ? La grande expédition de Roumanie ne serait-elle qu’un Beutezug, une chevauchée pour le butin, une razzia, destinée à apaiser moins la révolte de la conscience allemande contre une défection que la révolte de l’estomac allemand contre la faim ? Mais ici toutes les hypothèses sont vaines ; il n’y a qu’à attendre la suite des événemens.

Vaines aussi seraient les controverses, les discussions et les récriminations, s’il pouvait s’en élever. Que la Roumanie ait bien ou mal fait de porter son premier, son principal effort vers la Transylvanie, au lieu de le porter vers la Dobroudja ; qu’elle l’ait elle-même voulu, qu’on le lui ait conseillé, ou qu’on lui ait conseillé le contraire, mais pas assez énergiquement, il n’importe plus, à cette heure où rien ne peut plus faire que ce n’ait été fait. La philosophie de l’histoire, mais d’abord la philosophie politique, qui doit aller au plus pressé, n’en retiendra qu’une constatation et n’en tirera qu’une conclusion. C’est que la formule : « l’unité d’action sur l’unité de front » est une belle formule, mais qu’elle n’aura pas d’âme, tant qu’on ne lui aura pas donné de corps. Une véritable et formelle unité d’action sur un front de plusieurs milliers de kilomètres, l’unité même de ce front dont les divers secteurs sont séparés l’un de l’autre par d’assez grandes distances, nous ne savons pas si elle est pratiquement possible. Mais l’accord ou la concordance est indispensable. L’Entente, heureusement, ne manque ni d’effectifs, ni de réserves ; son matériel se développe chaque jour et se perfectionne ; son crédit demeure solide ; sa vie économique n’est pas sérieusement ou du moins pas dangereusement troublée. Quelque chose pourtant lui manque encore, qui lui a manqué depuis deux ans, et c’est un organe de coordination. Nous crûmes que nous allions l’avoir quand nous vîmes la photographie, de tant de ministres groupés en faisceau au sortir de la Conférence de Paris, et que cette image était un symbole. Il nous le faut de toute nécessité. Il nous faut un commandement et un gouvernement. Osons dire qu’il faut à l’Entente un commandement des commandemens; au besoin, un gouvernement des gouvernemens; ce qui peut se traduire d’un mot : elle a des bras, il lui faut une tête.

Il faudrait bien aussi que la Grèce qui, ayant deux gouvernemens, est comme si elle n’en avait pas, en eût un certain et reconnu, un vrai et un bon. Le sphinx est toujours en travers de la route de Thèbes et nous propose toujours des énigmes. S’il devait dévorer tous ceux qui n’y peuvent pas répondre, on ne voit pas, même dans les chancelleries, qui lui échapperait. Pour nous, très humblement, nous confessons que nous ne comprenons plus ; et l’aveu que nous en faisons nous est rendu moins pénible par l’aveu réciproque que tout le monde nous fait. Les mêmes ministres de l’Entente, dont le dédain obstiné a contraint à la démission le pauvre M. Kalogeropoulos, ont estimé qu’ils ne pouvaient continuer à ignorer M. Lambros, sans doute parce qu’ils se fussent, en l’ignorant, donné l’air d’ignorer l’archéologie, ce qui, à Athènes, est mal porté. Ils lui ont donc rendu visite, et il n’en a été, nous dit-on, ou il n’en sera rien de plus. Mais il n’en a été et il n’en est encore rien de moins. Nous sommes obligés de faire nous-mêmes, par nos marins, la police de la ville, qui ne serait pas faite ou serait faite contre nous ; de tenir sous notre tutelle méfiante les ports et les forts de la côte ; de surveiller nous-mêmes les chemins de fer, les postes et les télégraphes; d’exercer nous-mêmes la censure, par crainte de l’allemand et pour l’amour du grec. L’amiral Dartige du Fournet est auprès du roi Constantin notre premier plénipotentiaire, et cette charge n’est point une sinécure, quoiqu’elle soit partagée avec un diplomate. Il vient, du reste, probablement, de mettre le doigt sur la pointe de l’abcès; s’il appuie, il le crèvera. Il n’a qu’à exiger que les débris de l’armée grecque qui se concentraient à Larissa, beaucoup trop près de Salonique, soient transportés et enfermés dans le Péloponèse, autour duquel notre flotte pourra monter sa faction. Pour ce qui n’en a pas été livré, il vaut mieux de toute façon être interné à Sparte qu’à Gœrlitz. Cependant, à Salonique même, le gouvernement provisoire a constitué son ministère, à qui rien ne fait défaut, fût-ce la tradition, que M. Politis lui apporte ininterrompue. Bientôt la seule Chambre qui ait eu une naissance légitime, celle qui fut inconstitutionnellement dissoute, y sera réunie. M. Venizelos, l’amiral Coundouriotis et le général Danglis recrutent, comme ils peuvent, dans les provinces et dans les îles, une armée de défense nationale, tandis que l’armée royale est empêchée de se lever, comme elle le devrait. Gouvernement provisoire à Salonique; gouvernement héréditaire à Athènes; qu’est-ce qui est régulier et qu’est-ce qui est irrégulier ? Qu’est-ce qui vit et qu’est-ce qui est mort ? Nous sommes, nous, entre les deux, et sans doute notre cœur ne balance pas, mais notre esprit paraît avoir quelque peine à se fixer.

Ce n’est pas, en nos temps détestables, un poste exempt de soucis ni même de périls, que celui de chef d’État ou de gouvernement. Le comte Stuergkh, président du Conseil des ministres d’Autriche, en a fait hier la nouvelle et cruelle expérience. L’assassin est un socialiste, fils de socialiste, le docteur Frédéric Adler ; mais les mobiles de son acte sont plus intéressans que sa biographie. On a dit qu’il souffrait jusqu’à l’exaspération de voir le Reichsrath prorogé, la presse bâillonnée ou stylée, ses propres amis circonvenus, les représentans des nationalités dissidentes emprisonnés et condamnés, et qu’il aurait voulu frapper en M. de Stuergkh l’auteur de cette déchéance du Parlement et de cette destruction des Libertés. Lui-même a dit qu’il a voulu punir l’un des auteurs d’une guerre horrible et scélérate, dont l’Autriche resterait, devant le genre humain, à jamais chargée, à jamais souillée, à un degré plus bas que l’Allemagne qui l’inspira, comme instrument servile, comme complice méprisé et tyrannisé. S’il en est ainsi, et si ce qui a armé Adler, c’est bien la passion pervertie d’un idéal pur à sa source, s’il a cru châtier un coupable, il s’est trompé sur la victime. Les institutions mêmes de la monarchie austro-hongroise ne laissaient, dans une pareille affaire, au président du Conseil cisleithan que très peu de pouvoir, peu d’influence, en vertu de ses fonctions ; et le comte Stuergkh, bureaucrate correct, avait, par caractère et par discipline professionnelle, trop peu de personnalité pour avoir eu beaucoup de responsabilité. Sa mort ne changera rien à rien, en Europe ni même en Autriche, puisque le voilà remplacé par M. de Kœrber, autre bureaucrate, autre ministre à tout faire ou à tout supporter. Une fois de plus, la vengeance aura été aveugle, et le crime, inutile. Le sang a appelé le sang, comme l’abîme appelle l’abîme. Mais une volonté de justice est née dans le monde et grandit.


Charles Benoist.


Le Directeur-Gérant,
René Doumic.