Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1921

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Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 229-240).

Chronique - 31 octobre 1921

Chronique de la quinzaine


Le dernier mot est-il dit dans l’affaire de Haute-Silésie ? On n’oserait malheureusement encore l’affirmer. De nouvelles agressions ont eu lieu, dans la région industrielle, contre les troupes françaises. À Kœnigshutte et à Zabrze, des Allemands ont attaqué, à coups de revolver, plusieurs de nos chasseurs alpins. Nous avons eu des morts et des blessés. C’est ainsi que continue à s’exécuter loyalement le Traité de Versailles et qu’est récompensée la bienveillance des Gouvernements alliés ! La recommandation présentée par le Conseil de la Société des Nations s’inspire cependant, il faut le reconnaître, d’une pensée de conciliation et le résultat obtenu ne l’a pas été sans un louable effort d’impartialité. Grâces soient rendues à l’esprit philosophique ! Si M. Balfour et M. Léon Bourgeois n’avaient, l’un et l’autre, le goût de la méditation et le culte des idées générales, ils se seraient, sans doute, fréquentés à Genève sans se comprendre et sans se lier d’amitié. Mais ils se sont plu à s’entretenir de quelques questions plus hautes et moins contingentes que celles dont ils étaient saisis. Ils ont retrouvé, sur les bords du Léman, sinon l’ombre légère des platanes et des oliviers d’Akademos, du moins la liberté des promenades péripatéticiennes et, accompagnés parfois de M. Bergson, ils ont cherché à pénétrer ensemble dans le clair obscur de la forêt einsteinienne. Ainsi rapprochés par la science et la métaphysique, ils se sont sentis beaucoup plus disposés à s’entendre, entre eux et avec leurs collègues des autres nations, sur le tracé de la frontière germano-polonaise.

Ils ont abordé le problème sans parti pris et surtout sans préoccupations personnelles. Ce n’étaient pas, comme au Conseil Suprême, des chefs de gouvernement qui s’affrontaient avec la secrète ambition de l’emporter l’un sur l’autre et avec le désir humain, trop humain, d’obtenir des succès politiques. C’étaient simplement des hommes qui cherchaient la justice et, si on leur reproche de ne pas l’avoir rencontrée, ils ont la consolation de se dire qu’elle n’est pas de ce monde. Ils sont, du moins, tombés d’accord sur une solution et, par-là même, ils ont apaisé, entre l’Angleterre et nous, un différend qui s’envenimait tous les jours. C’est beaucoup. Nous ne devons pas oublier, d’ailleurs, la grande part qu’ont prise à ce règlement les quatre représentants du Conseil qui avaient préparé le travail, MM. Quinonès de Léon, Hymans, da Cunha et Wellington Koo. Ils n’ont rien négligé, ni les uns ni les autres, pour mener à bien une tâche difficile. Ils ont commencé par examiner la thèse allemande de l’indivisibilité silésienne. Leur conscience leur a vite fait un devoir de l’écarter, comme contraire au traité et aux résultats du plébiscite. Ils ont donc admis le principe du partage. Mais là ont apparu, tout de suite, les difficultés. À consulter les votes émis commune par commune, on constate, en plusieurs régions, un terrible enchevêtrement des suffrages allemands et polonais. À l’Ouest de l’Oder, les premiers dominent ; ils sont également les plus nombreux au Nord-Est de l’Oder dans les cercles de Kreuzburg, d’Oppeln et de Rosenberg. Si nous jetons les yeux à l’Est, nous voyons, dans le cercle de Lublinitz, un mélange où les communes à majorité allemande ne représentent plus environ que le tiers ; et, à mesure que nous descendons alors vers le Sud, et que nous nous rapprochons du bassin industriel, nous remarquons que la proportion des localités polonaises devient de plus en plus forte. Les Allemands tiennent quelques villes, mais les Polonais occupent la presque totalité des campagnes. Il en est ainsi dans les cercles de Tarnovitz, de Tost et de Strehlitz, et à plus forte raison dans ceux de Gleiwitz, de Zabrze, de Beuthen, de Kœnigshutte et de Kattowitz ; et enfin, dans les centres de Rybnik et de Pless, la supériorité polonaise est écrasante. C’est pour déterminer le sort du bassin industriel et de la zone dont il est immédiatement entouré, que le Conseil de la Société des Nations s’est naturellement trouvé le plus embarrassé. Le partage auquel il a procédé est loin d’être parfait et, dans l’ensemble, les campagnes ont été un peu sacrifiées aux villes et les Allemands avantagés par rapport aux Polonais. Ceux-ci n’obtiennent ni Beuthen, point de jonction entre le Nord et le Sud de leurs possessions nouvelles, ni Zabrze, où ils forment une agglomération importante, ni Gleiwitz, nœud des chemins de fer du bassin. Le Conseil a voulu tenir compte de ce que, grâce aux immigrations allemandes dans les centres urbains, il y avait eu, sur le territoire plébiscitaire, sept cent sept mille six cent cinq voix qui s’étaient prononcées pour l’Allemagne, contre quatre cent soixante-dix-neuf mille trois cent cinquante-neuf qui s’étaient déclarées pour la Pologne ; et il s’est efforcé d’attribuer, au total, à chacun des deux pays un nombre d’habitants sensiblement égal au nombre des électeurs qui avaient voté pour lui ; il a, en outre, cherché à tracer une frontière qui laissât, de part et d’autre, aussi faibles que possible les minorités ethniques. Il était cependant inévitable que, dans chacun des lots, ces minorités fussent importantes ; et dès lors, le Conseil était amené à prendre des dispositions pour les protéger et pour régler, pendant une période déterminée, les options de nationalité, prévues par l’article 91 du Traité de Versailles.

La Société des Nations est allée plus loin. Elle a considéré que si le bassin industriel et minier n’était pas indivisible et s’il devait être partagé, elle ne pouvait néanmoins ignorer qu’il s’y était créé, depuis nombre d’années, une vie économique intense, alimentée par des courants qui prenaient leur source des deux côtés de la nouvelle frontière. C’est ainsi qu’il se trouve dans la région, des chemins de fer, des canaux, des lignes d’électricité dont les tronçons allaient se trouver séparés ; c’est ainsi que les usines achètent leurs matières premières et vendent leurs produits à l’aide d’une monnaie qui est le mark allemand ; c’est ainsi qu’elles bénéficient de certains tarifs ferroviaires, qu’elles emploient un personnel accoutumé à vivre sous certaines lois sociales, qu’elles ont entre elles des conventions commerciales, qu’en un mot, elles ont fini par former une sorte de trust dont nous avons vu la puissance s’exercer, à ciel ouvert, dans la propagande des deux dernières années. Le Conseil de la Société des Nations n’a pas pensé qu’il y eût là une unité destinée à rester toujours intangible. Il a seulement voulu assurer la continuité de la vie économique locale, en préparant sans heurt la dualité future. L’avenir nous dira s’il a pris le meilleur chemin pour réaliser ses intentions. Pendant que la Pologne semblait se résigner, de bonne grâce, à accepter les combinaisons proposées et que l’Allemagne renouvelait, à son habitude, la comédie de la colère, le Vorwaerts, plus raisonnable, en la circonstance, que la plupart de ses confrères, avouait franchement que le règlement provisoire imaginé par la Société des Nations pourrait rapidement procurer au Reich de sérieux avantages et mettre la Pologne sous sa dépendance économique.

Observation très juste. L’unité de l’exploitation du réseau de la Schlesische Kleinbahn Gesellschaft va être, en effet, consolidée pendant quinze ans. Pour les chemins de fer de l’État allemand, il sera organisé, dans tout le territoire du plébiscite, un régime mixte qui durera quinze ans. Il sera constitué des servitudes réciproques sur les réseaux d’eau et d’électricité. L’activité actuelle des Oberschlesische Elektrizitaetswerke sera maintenue pendant trois ans et ainsi de suite. De même, pendant une période qui pourra atteindre quinze ans, le mark allemand restera la seule unité monétaire légale. La Gazette de Voss croit, il est vrai, cette disposition contraire aux intérêts de l’Allemagne ; mais on ne voit pas très bien en quoi elle sera favorable à ceux de la Pologne. De même encore, la Pologne devra renoncer, pendant quinze ans, au droit que lui donnaient les articles 92 et 297 du traité, d’exproprier les établissements industriels, mines ou gisements. Elle ne pourra procéder à cette expropriation que si, de l’avis de la Commission mixte qui va être nommée, la mesure est indispensable au maintien de l’exploitation. Bref, le Reich conservera, plus ou moins longtemps, de fortes emprises sur la Silésie polonaise. Sans doute, les admissions en franchise, les licences d’exploitation, les tarifs de chemins de fer, profiteront également aux deux Puissances voisines. Mais, au total, l’Allemagne trouvera dans cet arrangement provisoire plus de bénéfices que la Pologne, et surtout elle en pourra tirer parti avec son habileté coutumière contre un État plus jeune, moins expérimenté et moins puissant qu’elle. Il y a là un danger sur lequel il est impossible de fermer les yeux.

J’ajoute que l’organisation prévue laisse, bien entendu, intact l’article 90 du Traité de Versailles. On se rappelle qu’en vertu de ce texte, la Pologne s’est engagée à autoriser, pendant une période de quinze ans, l’exportation en Allemagne des produits des mines de toute partie de la Haute-Silésie qui serait transférée à la Pologne. Il est, en outre, stipulé que les produits seront indemnes, à l’exportation, de tous droits, charges ou restrictions ; et enfin, la Pologne s’est obligée à prendre toutes les mesures nécessaires pour que la vente en Allemagne des produits disponibles de ces usines put s’effectuer dans des conditions aussi favorables qu’en Pologne même. Lorsque l’Allemagne prétend qu’elle va être privée de la presque totalité des gisements silésiens de plomb, de zinc et de fer, et des neuf dixièmes du charbon, et que, par suite, elle se trouvera atteinte dans sa capacité de paiement, elle porte donc un insolent défi à la vérité. M. Fimmenn, secrétaire de l’Internationale syndicale d’Amsterdam, M. J.-M. Kenwortky, député radical anglais, M. Jean Longuet, député français, et quelques autres internationalistes ont cru devoir s’approprier le raisonnement de l’Allemagne et protester publiquement contre la solution recommandée par la Société des Nations. Ils ont même conclu qu’à leur avis, il y avait lieu de procéder à un nouveau plébiscite, en invitant les électeurs de Haute-Silésie à choisir entre les quatre solutions suivantes 1° Le partage tel qu’il est aujourd’hui proposé ; 2° une Haute-Silésie entièrement allemande ; 3° une Haute-Silésie entièrement polonaise ; 4° une Haute-Silésie indépendante sous les auspices de la Ligue des Nations. Cette proposition perpétuerait l’agitation et offrirait à l’Allemagne de nouvelles occasions d’intriguer. On ne voit pas très bien, en revanche, quels éléments nouveaux d’appréciation elle apporterait aux Puissances. L’Allemagne n’a pas besoin d’être encouragée dans les manœuvres auxquelles elle se livre pour garder des territoires dont ses statistiques d’avant-guerre proclamaient toutes le caractère polonais.

Le bruit avait, d’abord, couru que le Cabinet britannique demanderait la convocation du Conseil Suprême, avant de prendre à son compte la « recommandation » de la Société des Nations. Sous l’heureuse influence de M. Balfour, cette idée a été abandonnée, et c’est, plus modestement, la Conférence des ambassadeurs qui a été chargée de transformer l’avis du Conseil de Genève en décision des Gouvernements alliés. La Conférence des ambassadeurs s’est réunie plusieurs fois et a eu quelque peine à se mettre d’accord. À première vue, il eût semblé très simple de notifier à l’Allemagne et à la Pologne, d’une part, la ligne frontière qui venait d’être arrêtée, et, d’autre part, les conditions de l’entente économique provisoire qu’on demandait aux deux pays de conclure. Mais une question, tout d’abord, se posait. D’après le Traité de Versailles, les Gouvernements alliés avaient certainement le droit de fixer la ligne frontière ; étaient-ils également maîtres d’imposer aux deux pays des conditions économiques, même provisoires, en dehors et en sus de celles qu’a prescrites l’article 90 ? L’article 92 disait bien que des conventions ultérieures régleraient les questions laissées en suspens. Mais, si les Alliés prétendaient dicter ces conventions, il était à craindre que l’une ou l’autre des deux Puissances intéressées, peut-être même l’une et l’autre, ne consentissent point à subir des exigences supplémentaires. En cas de refus, que se passerait-il ? La détermination de la frontière était-elle subordonnée à la conclusion des accords économiques ? N’y aurait-il rien de fait, si l’Allemagne et la Pologne ne voulaient pas s’entendre ou n’y parvenaient point ?

Les Alliés auraient pu répondre que, si les combinaisons économiques échouaient, la frontière n’en resterait pas moins tracée. C’eût été le plus logique et le plus simple. Mais l’Allemagne reprochait au Cabinet britannique de n’avoir pas tenu vis-à-vis d’elle les promesses de lord d’Abernon et elle espérait bien que les deux questions resteraient jointes, de manière à conserver la liberté de tout faire sombrer. La Conférence des ambassadeurs a alors été invitée par les Gouvernements à faire un bloc des deux décisions et à laisser le plus de temps possible aux négociations, de manière à en favoriser l’issue et à éviter ainsi qu’on essayât de revenir sur le partage territorial. » Mais elle s’est d’abord heurtée au paragraphe 6 de l’annexe de l’article 88 : « Aussitôt que la ligne frontière aura été fixée par les principales Puissances alliées et associées, la Commission notifiera aux autorités allemandes qu’elles ont à reprendre l’administration du territoire qui serait reconnu comme devant être allemand ; lesdites autorités devront y procéder dans le courant du mois qui suivra cette notification, de la manière prescrite par la Commission (la Commission interalliée que préside le général Le Rond). Et le paragraphe ajoute : « Dès que l’administration du pays aura été assurée respectivement par les autorités allemandes ou polonaises, les pouvoirs de la Commission prendront fin. » Ainsi, la frontière une fois fixée, la Commission interalliée a un mois pour assurer l’installation des autorités allemandes et polonaises ; après quoi, elle n’a plus qu’à disparaître.

Comment croire que, dans un espace de temps aussi bref, la Pologne et l’Allemagne puissent réaliser l’entente économique demandée ? Sur les indications officieuses du Conseil de la Société des Nations, la Conférence des ambassadeurs a trouvé un biais assez ingénieux. Elle a constaté que, d’après l’article 87, la Commission était constituée pour « fixer sur place » la ligne frontière ; elle a donc estimé que le délai d’un mois devait courir, non pas de la Communication générale qui pouvait être faite à la Pologne et à l’Allemagne, après adoption d’une ligne théorique par les Gouvernements alliés, mais de la notification qui devait avoir lieu après détermination matérielle de la frontière sur le terrain litigieux. Opinion très sensée, d’ailleurs, et conforme à l’esprit du Traité. Les pouvoirs de la Commission ont été ainsi prolongés pour une durée inconnue, ce qui a, sans doute, l’inconvénient de retenir encore nos troupes dans un pays effervescent, mais ce qui donne à la Pologne et à l’Allemagne le temps de mûrir leurs accords ou leurs dissentiments. Souhaitons que cette machination ne s’éternise point et ne laissons rien faire maintenant pour retarder le travail d’abornement. Tous les loisirs que nous donnerons à l’Allemagne, elle les utilisera à détruire l’œuvre de la Société des Nations et à chercher de nouveaux avantages.

Elle se conduit en Haute-Silésie comme partout ailleurs. Le cabinet Wirth, pour qui les Alliés ont eu tous les ménagements, n’a pas dit, en ces derniers mois, un seul mot qui préparât l’Allemagne à comprendre et à accepter un partage équitable, tout au contraire ; il n’a pas dit un seul mot pour faire réfléchir son pays sur les responsabilités qu’il a encourues, tout au contraire ; il n’a pas dit un mot pour flétrir les officiers qui se sont rendus, pendant la guerre, coupables de délits de droit commun ; il n’a pas dit un mot pour hâter le désarmement et pour accélérer la dissolution de la police centralisée. À l’intérieur, ses adversaires politiques ne l’ont pas moins traité de francophile. Il avait pris, dans son ministère, des représentants de l’ancien régime ; il avait laissé en place dans les administrations civiles et militaires toute la fleur de l’impérialisme. L’aile droite du parti populaire n’a cependant pas cessé de s’agiter contre lui. Il fallait, lui signifiait-on, qu’il démissionnât ou qu’il remaniât son cabinet, pour donner plus de gages encore à la politique de violation du Traité. C’est la Taegliche Rundschau qui a mené cette campagne avec le plus de vivacité. Son ancien rédacteur en chef, le député H. Rippler, qui appartient à la Volkspartei et qui s’est distingué de beaucoup de ses collègues par une politique de courtoisie envers la France, s’est retiré et a laissé la place à un des polémistes les plus passionnés de la droite, M. Friedrich Hussong, qui dirigeait précédemment le Tag, organe du parti national. La Taegliche Rundschau'' ne s’est cependant pas détachée des populistes, dont elle représente maintenant l’extrême droite, et elle a ouvert le feu contre M. Wirth, en publiant, sous la signature de M. Edward Stadtler, des articles ou le chancelier était accusé de coquetteries avec la France. Dans les couloirs du Reichstag, dans les commissions, un peu partout, se sont produites les mêmes attaques, et le 22 octobre, le chancelier a pris le parti d’envoyer au président d’Empire une lettre de démission qui a mis, une fois de plus, en pleine lumière la persévérance allemande et qui a pour objet, comme il était aisé de le prévoir, de préparer l’inexécution de l’ultimatum. M. Wirth a commencé par rappeler qu’il avait essayé, depuis le mois de mai, de montrer aux Alliés une sincère volonté de tenir les engagements pris. De les tenir entièrement ? Non pas ! Le chancelier a renouvelé, dans sa lettre, sa restriction favorite : « jusqu’à la limite de la capacité allemande de prestations. » Réserve ambiguë, qui permet toutes les échappatoires. Il a ajouté, avec l’évidente intention de répondre à quelques-unes des déclarations de M. Briand : « Le cabinet avait le droit d’espérer qu’en raison des sérieux efforts qu’a accomplis l’Allemagne pour faire honneur à sa signature, les ports de la Ruhr seraient évacués, et qu’en ce qui concerne la Haute-Silésie, serait trouvée une solution conforme au sentiment de justice du peuple allemand. »

En quelques mots, M. Wirth s’est alors efforcé de démontrer l’iniquité commise par la Société des nations et par les Gouvernements alliés. On a arraché à l’Allemagne un morceau d’elle-même ; on lui a dérobé des cités florissantes et les quatre cinquièmes des usines de Haute-Silésie ; on a placé, dans le lot échéant à la Pologne, des populations d’origine et de langue allemandes qui, contre le droit « de libre détermination des peuples et contre les clairs résultats du plébiscite, vont passer sous la domination étrangère. » Ainsi parle le plus « francophile » des hommes d’État allemands, le plus raisonnable, le plus modéré ; et il ne se demande même pas si, dans la partie laissée à l’Allemagne, ne resteront pas demain des populations, plus nombreuses encore, d’origine et de langue polonaises. Mais non : il poursuit simplement son dessein, qui est celui de toute l’Allemagne et qui se révèle dans sa conclusion : « Le cabinet a pleine conscience que les limites des capacités de prestations et des facultés d’exécution de l’Allemagne sont sensiblement réduites par la décision imposée et qu’ainsi une situation nouvelle est créée pour la politique d’Empire. » C’est donc en vain que le Conseil de la Société des Nations aura dépensé des trésors de patience et de probité intellectuelle dans l’étude de cette redoutable question ; en vain qu’il aura imaginé de créer une longue période de transition et de laisser à l’Allemagne, pendant des années, toute sorte d’avantages économiques. Appelons les choses par leur nom : le chantage recommence.

Peut-être y avait-il un moyen de l’éviter ; c’eût été de ne pas faire un tout des deux décisions, relatives l’une à la frontière, l’autre aux arrangements prescrits. Si les Alliés avaient dit à l’Allemagne : « Que vous vous entendiez ou non avec la Pologne sur les chemins de fer, l’eau, l’électricité, le service postal, le régime douanier, les charbons et les produits miniers, la frontière restera telle qu’elle est tracée, » il est probable que l’Allemagne eût réfléchi avant de provoquer une agitation nouvelle. Mais la lettre que M. Briand, en qualité de président de la Conférence des ambassadeurs, a envoyée, le 20 octobre, à l’ambassadeur d’Allemagne et au ministre de Pologne, n’était malheureusement pas aussi nette que l’eût désiré M. Briand, président du Conseil de France. Elle se terminait ainsi : « Au cas où les Gouvernements intéressés, ou l’un d’entre eux, se refuseraient, pour une raison quelconque, à accepter tout ou partie de la décision, ou témoigneraient par leur attitude qu’ils s’efforcent de faire obstacle à sa loyale exécution, les Gouvernements alliés, considérant, dans l’intérêt de la paix générale, la nécessité de voir établi le plus rapidement possible le régime prévu, se réservent de prendre telles mesures qu’ils jugeront opportunes pour assurer le plein effet de leur décision. » Telles mesures ! On ne les précise pas, et l’Allemagne a, tout de suite, aperçu l’avantage qu’elle pouvait tirer de cette obscurité. Elle s’est dit que les Alliés n’étaient pas complètement d’accord sur ce qu’il conviendrait de faire, dans le cas où elle et la Pologne ne signeraient pas les conventions prescrites ; elle s’est rappelé les encouragements et les promesses qu’elle avait reçus de lord d’Abernon, et elle a pensé que la porte restait ouverte aux manœuvres et aux espérances. Quels que soient donc les hommes que le Reich mette à sa tête, la politique de fond reste sensiblement la même. À la surface, il y a des nuances. Ceux-ci sont plus réservés ou plus dissimulés ; ceux-là sont plus impulsifs et plus violents ; tous, ou à peu près, travaillent à l’anéantissement du Traité.

En réalité, bien avant la décision qui a été prise à l’endroit de la Haute-Silésie, l’Allemagne se proposait déjà de ne pas faire honneur aux prochaines échéances. Elle continue à se ruiner systématiquement par une inflation fiduciaire insensée, qui fait tomber de plus en plus le cours du mark. Pour remplir ses obligations de la première année, c’est-à-dire pour payer aux Alliés un milliard six cent cinquante millions de marks or, en plus de celui qu’elle devait au mois d’avril et qu’elle a si péniblement versé depuis, elle peut avoir à acheter, d’ici au 1er  mai 1922, un milliard de marks or de devises étrangères. Avec des marks papier, qui ne valent plus qu’un trentième de marks or, elle devra donc débourser pour cette opération trente milliards de marks papier. Elle ne manquera pas de nous faire remarquer alors que, dans son budget, la totalité des ressources provenant des impôts représente trente milliards de marks papier et que, compte tenu des plus-values possibles, l’ensemble des rentrées ne dépassera vraisemblablement pas quarante-neuf milliards de marks papier. Elle prétendra donc qu’elle est dans l’impossibilité de fournir le chiffre nécessaire de devises étrangères et elle nous offrira, en échange, des marks papier. Offre tout à fait inacceptable. Car le jour où nous nous prêterions à cette combinaison, l’Allemagne se dispenserait naturellement de faire le moindre effort pour se procurer des devises étrangères, elle aurait simplement recours à la planche aux assignats, et elle nous paierait en papier de plus en plus déprécié. Nous pouvons donc être à peu près certains que, soit à l’échéance de janvier, soit, au plus tard, à celle du 1er  mai, l’Allemagne se déclarera incapable de tenir ses engagements. Elle nous demandera alors, avec insistance, la révision de l’état de paiements et elle compte que M. Keynes et ses amis obtiendront pour elle une remise de dette. La France cependant ne saurait consentir, sous aucun prétexte, à une nouvelle diminution de sa créance. La volonté des Chambres s’est nettement exprimée contre toute tentative de ce genre. À ce moment critique, nous aurons donc à choisir entre deux solutions, accorder des délais à l’Allemagne ou la mettre en faillite. Dans un cas comme dans l’autre, nous devrons prendre des gages et des garanties. C’est à quoi il faut, dès maintenant, songer. Les perspectives que j’ouvre ici ne sont pas très gaies, mais il n’est malheureusement que trop probable que les événements viendront confirmer mes prévisions. Toute notre politique vis-à-vis de l’Allemagne doit être une préparation méthodique des mesures qui s’imposeront avant six mois.

Jamais donc, moins qu’aujourd’hui, la France n’a eu le droit de se relâcher de sa vigilance et de se laisser chloroformer par l’optimisme. Certes, M. Briand a eu raison de dénoncer à la Chambre, dans un superbe mouvement d’éloquence, les périls d’une politique d’isolement. Ce n’est pas seulement parce que l’exécution de toutes les conditions du Traité implique, d’après l’acte de Versailles, la coopération permanente des Alliés, c’est parce que cette entente reste dans la nature des choses, c’est parce qu’elle est rendue nécessaire par l’intérêt commun, que nous devons avoir à cœur de la maintenir et de la fortifier. Mais il eût été beaucoup plus facile de la sauvegarder dans le respect scrupuleux du Traité de Versailles que dans la poursuite hasardeuse et désordonnée de solutions nouvelles. Les Alliés avaient signé un traité, qui les engageait vis-à-vis de nous, comme il engageait l’Allemagne envers les vainqueurs. Chaque fois que nous avons paru nous écarter de la lettre et de l’esprit de ce Traité, nous avons reçu de nos amis de sévères reproches. Chaque fois que nos alliés nous ont eux-mêmes proposé de le violer, soit dans la question du forfait, soit dans celle des coupables, soit dans toute autre, nous aurions dû les arrêter dès le premier mot et leur rappeler, avec une amicale fermeté, nos engagements réciproques. Au lieu de conserver franchement nos positions, nous avons toujours accepté des entretiens qui devaient fatalement nous entraîner à des concessions successives.

Nos alliés, voyant que nous éprouvions, dès que nous parlions de l’Entente, une sorte de crainte révérentielle ou religieuse, n’ont pas pensé qu’il leur fût interdit d’utiliser nos inquiétudes à leur profit. Ils se sont dit qu’après tout nos dispositions nous porteraient à faire seuls au culte des alliances des sacrifices que d’autres auraient dû partager. S’ils ne nous avaient pas trouvés si complaisants ou si timorés, ils ne nous auraient sans doute pas demandé de mettre au jeu de si lourdes sommes et ils auraient eux-mêmes consenti à faire plus large leur propre part. Il faut bien nous répéter, en effet, qu’ils ont besoin de nous, autant que nous avons besoin d’eux, et que, si nous ne devons pas nous séparer d’eux, ils ne peuvent pas, sans péril pour eux-mêmes, se séparer de nous. Il ne serait donc pas exact d’opposer l’une à l’autre deux politiques, la politique du maintien des alliances, et celle de la rupture. La rupture, personne n’y songe. Mais les alliances ne sont pas un but ; pour tous les alliés elles sont un moyen : elles ont pour objet la sauvegarde de leur tranquillité commune et l’exécution des traités qu’ils ont signés. Nos amis ont trop le respect de notre souveraineté pour jamais nous inviter à être leur brillant second. Ils savent qui nous sommes et ce que nous valons. Ils ne nous demandent pas de l’oublier.

Nous venons, du reste, de prouver, une fois de plus, combien nous restons nous-mêmes scrupuleusement attachés à l’observation de nos propres engagements. Le raid aérien de l’ancien empereur Charles et de la jeune impératrice Zita n’a pas été sans réveiller, dans quelques milieux français, les sympathies qui s’étaient déjà manifestées lors de la première équipée du monarque déchu. Mais l’accueil que les magnats et une partie de l’armée hongroise ont fait à ce prétendant, qui, malgré toutes les apparences, ne tombait pas du ciel et dont l’arrivée était, depuis longtemps, préparée, a immédiatement soulevé les vives protestations de l’Italie et de la Petite Entente ; et le Gouvernement de la République, fidèle, non seulement à son attitude antérieure, mais à ses obligations envers nos alliés, a, tout de suite, associé ses observations aux leurs. Il n’aurait pu se conduire autrement, sans s’exposer à des reproches justifiés et même à des représailles diplomatiques. Il est bien évident que ni à Rome, ni à Prague, ni à Bucarest, ni à Belgrade, on ne saurait assister, sans crainte du lendemain, à la restauration d’un Habsbourg. On y redoute naturellement qu’après avoir commencé par ceindre la couronne de saint Etienne, Charles ne se laisse bientôt poser sur la tête le diadème impérial. Les partis qui l’ont appelé et qui ont déchaîné la guerre civile en Hongrie ne reculent pas devant les entreprises ambitieuses. Ce sont ceux qui ont organisé et maintenu jusqu’en 1914 l’oppression des Magyars sur les Slaves et les Italiens de la monarchie dualiste et il ne semble pas que les événements les aient assagis. Italie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, voilà donc, sans compter la Pologne, quatre nations amies de la France, qui ne pouvaient que condamner l’aventure du roi Charles et se mettre en garde contre l’inquiétant état d’esprit qu’elle avait fait apparaître dans une grande partie de la population hongroise. Mais, alors que la Petite Entente et l’Italie se sont mises aisément d’accord dans une opposition catégorique à la reconnaissance d’un Habsbourg, rien ne nous assure malheureusement que cet accord aurait survécu à l’exercice d’un veto commun, et qu’après s’être entendues sur une action prohibitive, les quatre nations ne se seraient pas divisées dangereusement sur les conséquences à tirer de leur collaboration momentanée. Que de périls à redouter si le roi Charles avait réussi ! Les relations de la Jougoslavie et de l’Italie ne sont pas encore assez confiantes pour que soit écarté entre elles tout péril de rupture, et une nouvelle paix à faire avec la Hongrie, n’aurait pas manqué, en éveillant des appétits nouveaux, de susciter de graves complications. Il peut donc suffire d’un avion qui échappe à la vue des autorités suisses pour menacer, non seulement la stabilité de l’équilibre danubien, mais la tranquillité de l’Europe entière. Si importants que soient les problèmes du Pacifique, nous ne devons pas oublier que, chaque jour, éclate encore un incendie dans notre voisinage. Certes, la France n’a pas le droit de se désintéresser de la conférence de Washington. Mais elle a le devoir de garder les yeux fixés sur ce qui se passe à sa porte.

Raymond Poincaré.