Chronique du Livre : La Cruche cassée ; l’Avenir de nos Filles (Gabrielle Réval)

La bibliothèque libre.



Chronique du Livre : La Cruche cassée ;
l’Avenir de nos Filles (Gabrielle Réval)


La Cruche cassée, par Gabrielle Réval. Un vol. 3 fr. 50 Calmann-Lévy, Paris 1904.

Poursuivant, en septembre dernier, pour Femina, une enquête sur la façon dont nos authoress les plus notoires passaient leurs vacances, M. Jacques de Nouvion recevait de Mme Gabrielle Réval, alors à Aix-les-Bains, une lettre dont j’extrais ce passage : « Quel repos délicieux ! Je baguenaude le long des boutiques ; la marchande de cyclamens m’offre tout le parfum de la Montagne dans le bouquet qu’elle pique à mon corsage… »

Comme en ce bouquet de cyclamens, d’inoubliables parfums dorment dans le livre récent de Mme Gabrielle Réval. Toute la senteur fine et vive des plaines lorraines où se situe le drame émouvant de la Cruche cassée, tout le délice capiteux des premiers daphnés et des muguets fleuris aux pentes de l’Argonne et des fraises pourpres, l’odeur des jeunes aubépines, de toutes les fleurs rustiques, des herbes, des frondaisons heureuses, l’habitent. Et c’est cela, ce parfum de vraie campagne, si différent des odeurs faisandées des fleurs citadines, ces coins de nature naturante magistralement brossés d’un pinceau qui s’apparente à celui du Lorrain, ces « baguenauderies » amusées et artistes dans la cité qui vit fleurir jadis Jean Lamour, le maître ferronnier, et, hier, Émile Gallé, le maître verrier, cette connaissance de l’âme lorraine, de l’âme populaire et bourgeoise et de l’âme vibrante des chercheurs d’idéal, qui font de ce livre quelque chose de tout à fait à part dans la production de ces derniers temps.

Rappellerai-je le sujet ?… Aline Robert est la fille d’un capitaine que les circonstances forcèrent à vieillir dans ce grade subalterne, mais qui a conservé, malgré le harnais qui peu à peu vous transforme son homme, des idées très saines et très simples. Seulement il tremble devant sa femme, prototype de la bourgeoise vaniteuse, sans jugement et sans cœur, qui l’endette sous prétexte qu’il faut tenir son rang et qui, plus tard, — lorsqu’ils se seront enfin, eux et leurs trois enfants, retirés à Gondreville, — voudra marier Aline à un vieillard bien renté qui paiera les dettes et redonnera à la famille la considération qui décline, qui poussera les hauts cris lorsque Charles, son fils cadet, se voudra faire forgeron et retrouver — parce qu’il se sent pris par cet art sobre et fort, et qu’il sait combien la flore et la faune locales sont riches en formes neuves — la manière des grands ferronniers de jadis, et, en particulier, de ce Jean Lamour pour qui l’auteur montre une évidente sympathie.

Parce qu’ils veulent vivre leur vie, simplement, sans compromissions et sans bassesses, parce qu’ils veulent, par leur effort seul et le travail joyeux, sauver la famille obérée, Aline repoussera le soupirant quinquagénaire, aidée en cela par Mme Villebeau, veuve d’officier et amie des Robert, qui s’est créé par son beau talent et sa robuste énergie une place enviable dans les Lettres — et Charles désertera la maison, l’autorité despotique et ignare de sa mère pour suivre son rêve. Un ingénieur, neveu de Mme Villebeau, se rencontre chez celle-ci avec Aline (c’est lui qui, le premier, s’avise de la ressemblance de la jeune fille avec l’héroïne du célèbre tableau de Greuze). Et c’est l’idylle de ces deux êtres jeunes, sains et forts, et tous deux meurtris, elle, par sa première confrontation avec la vie et ses répugnantes contingences, lui, par son mariage avec une femme que, devenue folle et enfermée dans une maison de santé, il ne peut quitter pour vivre enfin sa vie, lié de par une loi monstrueuse à cette morte vivante, quelque chose de pire qu’un cadavre. Et ce qui devait arriver arrive. Un soir, Aline se donne à celui qu’elle aime de toute sa jeunesse et de toute son âme ardente. Et voilà aussi, très savamment et très sobrement amené, le drame. Mme Robert, rentrant à l’improviste surprend les amants et, d’un coup de fusil, sans hésiter, abat le jeune homme. Ce faisant, elle reste dans la logique stricte d’un caractère buriné de main de maître. Bourgeoise à l’esprit étroit et au cœur sec, pour qui, seuls, comptent les succès de vanité et les apparences, esclave de la morale bourgeoise, elle ne pardonne point à sa fille, coupable d’avoir aimé hors de la norme, de s’être donnée, librement, à celui qu’elle aime et qu’elle considère, malgré la loi inique, comme son véritable époux, plutôt que d’avoir consenti au viol sénile, mais légal, à quoi elle la jetait. Cette conception bourgeoise de l’honneur féminin est un préjugé si fortement ancré qu’il faut savoir gré à Mme Réval de l’avoir osé attaquer en face. Si longtemps les plumitifs de bas étage… et autres Bourget ont empoisonné l’âme populaire de leurs conceptions anormales de la vie, si longtemps ils ont catalogué honte et tare indélébile pour la femme ce qu’ils mettaient à la louange du mâle, que la tâche sera rude aux écrivains sincères pour détruire cette monstruosité et ce non-sens.

Et voilà montrée l’autre face de cette œuvre si forte dans sa belle sincérité et sa libre audace : lutte ouverte contre les préjugés immoraux, l’ignorance méchante de ceux qui, selon l’admirable définition de Flaubert, « pensent bassement ». J’ai cité Flaubert. Nombre de pages de ce livre vigoureusement pensé et harmonieusement construit n’eussent point été reniées par lui, ne serait-ce que ce donnage, coutume locale charmante, et si poétiquement décrite, mais qui après le scandale récent, flagelle lâchement — comme tout ce qui vient de la foule anonyme et lâche — la malheureuse et tragique amante.

La fin du livre — peut-être l’eût-on voulue plus âpre — n’est point indigne du reste. Je n’en veux pour preuve que l’admirable page où Aline se confesse à celui qui l’aime et lui demande d’être sa femme, ce à quoi elle consent, parce qu’il faut, en définitive, que chacun vive sa vie, après que le jeune homme aura prouvé que lui au moins ne pense point bassement.

Beau livre en vérité, aux personnages d’un relief saisissant, d’une psychologie serrée, aux clairs paysages délicatement brossées, livre d’artiste éprise du coin de terre natal, d’une poésie savoureuse et féconde en enseignements, du passé de sa race, de son présent magnifique, de son avenir lumineux, livre viril par la satire vigoureuse et fouaillante des préjugés, des mesquineries, des routines et des monstruosités légales et sociales, et livre aussi où palpite, toute vive, l’âme d’une femme profondément sincère, de haute culture et de très noble talent, point indigne de ces œuvres magistrales que tout le monde a lues : Sévriennes, Lycée de Jeunes filles et Lycéennes, plus fouillé encore, plus vivant et plus haut que cette Notre-Dame-des-Ardents, premier essai de Mme Gabrielle Réval dans une voie où l’attendent les plus beaux succès, livre de charme et de grâce, de bonté et de tendresse, de haute raison et de pénétrante poésie, tout traversé d’air et de lumière et des bonnes senteurs de la terre heureuse, qui classe définitivement son auteur parmi les meilleurs de ce temps.

Louis Dumont

P.-S. — Je veux citer encore, avant de finir, L’Avenir de nos Filles[1] du même auteur, véritable vade mecum des professions féminines, que devront lire toutes celles qui se préparent à affronter la vie et aussi tous ceux qui ont souci de prémunir leurs enfants contre les difficultés de l’existence, livre de bon conseil et de haut enseignement où se prouve, une fois de plus, la noblesse d’un cœur vibrant de femme que point l’angoisse pitoyable du destin de ses sœurs.

L. D.

  1. 1 vol, 3 fr. 50, chez Hatier. 33, quai des Grands Augustins, Paris.