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Chronique du temps de la guerre/03

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Chronique du temps de la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 581-616).
CHRONIQUES DU TEMPS DE LA GUERRE

III [1]
UNE ÉTOILE PASSA


… Ils jouent et rient avec la mort. Ils chantent tour à tour la patrie et l’amour.
Bonaparte.


C’était un coin charmant, ce Nieuport de l’époque française, — le « Groupement de Nieuport, » comme il s’intitulait, — quelque chose d’excentrique, une espèce de bout du monde perdu là-haut dans le Nord tout à fait à l’extrémité des lignes, à peu près oublié et presque sans histoire, heureux par conséquent, s’il faut en croire le proverbe.

D’abord il y avait la mer. Cela a beau n’être que la mer du Nord, une des plus tristes du globe avec ses fonds de sable qui lui donnent une mine terreuse de lagune, tout le monde n’a pas le privilège de se battre dans des paysages de Ruysdaël et de van de Velde. Et aujourd’hui comme de leur temps, c’est toujours le même caractère attachant de ces immenses campagnes des Flandres : les deux plaines, la plaine liquide et celle des pâturages, — ces deux horizons moutonnans avec leur toison de haies ou leur toison de vagues ; — ces deux mondes à peine dégagés l’un de l’autre, comme dans une nature amphibie, une création inachevée où continue encore l’œuvre du troisième jour ; — et, pour les séparer, la zone incertaine des sables amoncelés en bourrelets, en rides successives de dunes, sans cesse brossées, drossées en milliards d’atomes, en poudre glissante et brillante par les vents du large, que combattent mal les touffes pâles de cette sorte de jonc, la seule plante qui puisse vivre dans cette pulvérulence, et que les gens du pays appellent les oyats.

Ah ! le touchant, l’admirable diptyque, avec les diverses mélancolies de son double infini, reliées par l’immense concavité du ciel, que tantôt voilent les brumes et tantôt escaladent les vapeurs et les nuages ! Ici les flots marins poussant les flots des sables ; puis la longue bande des dunes avec leurs arabesques rappelant la Sicile ; enfin le polder et la fuite indéfinie de ses lignes basses, ses humbles toits de chaume parmi les potagers, ses fermes rustiques au bord des canaux invisibles, ses auberges aux noms saugrenus, le Pélican, le Popeqai, le Crocodile ; et puis là-bas, à la limite de la terre et du ciel, ce grand reliquaire de Furnes avec la silhouette de ses tours et de ses églises, comme une beauté inquiète suspendue au bord des périls, effrayée des menaces et des tempêtes du siècle, effarouchée de la barbarie de ce monde sauvage, prête à s’évanouir et à retourner vers le ciel.

Et quelle population, quel bariolage de races, restes de la grande bataille éteinte, du drame de 1914 ! C’était certainement le coin le plus cosmopolite de toute cette guerre, avant l’armée de Salonique. Il y avait d’abord les Belges, à notre droite, montant stoïquement la garde derrière leurs, inondations. Puis, c’étaient nos troupes de couleur, notre Algérie et notre Maroc, avec leur génie de nomades, les mœurs du campement arabe, leurs vivans tableaux de Decamps et de Delacroix, leurs danses, leurs jeux, leurs fantasias, leur éternelle Orientale. C’étaient encore les marins dans leur aquatique domaine de Lombaertzyde, comme sur les planches d’un radeau, avec leur ménagerie de chats, de chèvres, de perroquets, leur bourriquot Tirpitz, leur cimetière touchant comme un cimetière breton, et leur façon de faire la guerre comme une expédition exotique contre les Pavillons noirs ou les Botocudos…

Il était encore là, celui que l’on nommait simplement « l’amiral, » le légendaire héros de Dixmude, avec sa fine fête grise et ses mains de chanoine, — bien surpris de se voir l’allié de ces flegmatiques garçons anglais, aviateurs, artilleurs, avec qui nous vivions « entre Saint-Denis et Saint-Georges, » comme dit leur poète [2], dans la plus cordiale des fraternités d’armes. C’était surtout le prince de T..., de la maison royale d’Angleterre, et sa petite mission militaire, et l’ambulance de Lady D..., cherchant elle-même la nuit les blessés dans Nieuport, charmante dans ce costume d’héroïne qui donnait à sa fraîche et intrépide jeunesse l’air d’un boy de seize ans déguisé en jeune fille. Enfin, de temps en temps, il y avait la flotte qui apparaissait sur la mer ordinairement vide, les monitors bizarres et les étranges châteaux cuirassés des dreadnoughts qui venaient faire tonner au large leurs canons monstres et narguer l’Allemagne bloquée par le spectacle de l’inviolable grandeur anglaise et l’orgueil du Rule Britannia.

Oui, c’était quelque chose de bien original, un moment unique de la guerre, cette rencontre de tant d’élémens, ce raout étonnant de sociétés, d’armées rassemblées par la même tourmente sur cette côte de plaisance, dans ce pays de villas, d’hôtels, de casinos... On voyait partout surgir du sol ce décor en trompe-l’œil, ces architectures de la réclame et de la spéculation modernes, ces stucs et ces faïences, ce faux luxe en train de faire, de Dunkerque à Ostende, la façade continue d’une immense ville de plaisir. C’était ce style de fête, ce fard des plages à la mode, ces vérandas, ces bow-windows, — et là-dedans, comme au milieu d’un bal interrompu, des corps de garde, des cantonnemens, des magasins, des troupes. Mais quoi ! la vie est la plus forte, et je ne sais quel charme s’exhalait, même dans la guerre, de ces plâtras de carnaval. Auprès des grands hôtels transformés en hôpitaux, on voyait dans les dunes des parties de tennis, et à la belle saison, dans la mer amoureuse, des bains d’enfans et de femmes. Mais au bout du pays, une demeure isolée et une chapelle de bois, toujours enveloppées de secret et de mystère, répandaient une ombre de silence : la demeure de la petite cour et la chapelle où une main délicate et royale recueillait les reliques des églises détruites. Un respect de tendresse et d’admiration entourait de loin l’auguste couple, mêlé d’une sorte d’amour pour Celle qu’on ne voyait qu’au chevet des blessés, ou encourageant d’un sourire les hommes des premières lignes. Quelquefois seulement au pas d’une jument blanche passait, suivie d’un aide de camp, une fine silhouette d’amazone, une grêle et fluette personne dont le profil se détachait sur le ciel grisâtre de la dune, — toute menue et pareille à une princesse de légende, reine d’une des plus belles couronnes de poésie et de malheur, exilée sur cette frange de sables tourmentés par les vagues, mélancolie errante sur ce dernier lambeau de patrie...

Images du passé, souvenirs, où êtes-vous ? Qu’êtes-vous devenus, mes compagnons de Nieuport ? Causeries entre amis, temps de galop sur la plage, concerts de l’hôtel Terlinck, délicieux Devriès, et vous, charmante Croiza, qui chantiez Gluck et Debussy ? Combien sommes-nous encore de témoins de ces choses, épars maintenant à tous les vents ? Rien ne subsiste plus du petit monde singulier dont je vais parler ici. Puis-je croire que cette anecdote ne soit vieille que de deux ans à peine ? Tant la face de la guerre change, tant l’âme même s’en modifie avec rapidité !


I

La division était installée dans une de ces bicoques disséminées le long de la côte comme des bibelots à l’usage des baigneurs, non loin d’un hameau de pêcheurs tapi dans un repli des dunes, en face de la mer qu’on voyait de ses terrasses et de ses baies vitrées qui donnaient à toute la maison un aspect de lanterne en toc, comme on n’en voit que chez les brocanteurs.

Les bureaux comprenaient quatre ou cinq officiers, occupés du matin au soir à ce travail d’écritures qu’on ne soupçonne pas ailleurs que dans l’armée, et qui faisait déjà dire au temps de Napoléon qu’il n’y a pas de corps de troupes qui n’écrive plus à lui seul que toute l’Académie. Les visites du secteur se faisaient au petit jour. On montait les chevaux une heure dans la matinée. Le général travaillait dans une baraque séparée, avec le chef d’état-major et le troisième bureau. Les premier et deuxième bureaux vivaient ensemble dans la même salle, gaie et spacieuse, de la villa en forme de lanterne.,

Les choses s’étaient passées ce jour-là comme à l’ordinaire : les trois bureaux se réunissaient sur les neuf heures, après la tournée aux tranchées ou la promenade matinale, chez le chef, qui avait dépouillé le courrier et distribuait à chacun le travail de la journée. Nous appelions cela la « manne » par une allusion facile à la nourriture mystérieuse des Hébreux dans le désert. Le chef, un vieux soldat de l’espèce bourrue, une vieille moustache, comme on dit, bonhomme au fond, et des plus fins, nourri dans le sérail, ancien chef de cabinet d’un ministre, ôtait et replaçait nerveusement son lorgnon, feuilletait les dossiers, parcourait chaque pièce d’un œil méfiant de myope et la classait dans une chemise de couleur particulière ou la passait à l’officier qu’elle pouvait regarder, en y joignant ses ordres. Cette scène était tous les jours la comédie de la matinée.

— Courrier du général... Troisième bureau, c’est pour vous, Herz... Plainte en conseil de guerre... Demande de matériel, tenez, Lauvergeat ; prenez et mangez, dit-il en parodiant les mots sacramentels. Au revoir, messieurs, vous pouvez disposer.

Sur quoi, chacun était retourné avec sa tâche à expédier pour le courrier du soir, Herz s’enfermant majestueusement dans son cabinet solitaire, le reste de la bande s’engouffrant dans le living-room de la villa, qui servait de salle de travail commune, sous la présidence de Lauvergeat.

Comme dans tous les lieux de l’univers où des hommes vivent ensemble, n’y fussent-ils que trois ou quatre, il y avait deux partis dans notre petit monde ; et le partage des bureaux en donnait déjà une image. Ces nuances, comme toujours, s’expliquaient beaucoup moins par des différences d’idées que par celles des caractères et des tempéramens. L’un de ces partis était constitué par le capitaine Herz (opérations), l’autre par le chef d’état-major, dont Lauvergeat était l’homme de confiance.

Benjamin Lauvergeat était un des plus charmans officiers qu’on pût voir. On n’imagine pas sujet plus « sympathique. » Reçu en 1914 aux examens de l’Ecole de guerre, il partait le 2 août de son pas de chasseur à pied, comptant bien revenir en novembre, après la victoire, pour l’ouverture des cours : le temps de faire un tour en Allemagne et de défiler sous l’Arc de Triomphe. Ah ! ses illusions étaient tombées de haut ! Laborieux, appliqué, véritable bourreau de travail, il prenait sa revanche des chimères en se condamnant à tout ce détail matériel, tant négligé avant la guerre. Il entrait ainsi parfaitement dans les vues (lu chef et du « patron. » Le premier à l’ouvrage et le dernier couché, se refusant une course à cheval, esclave de cette aride besogne de bureau qu’il s’imposait comme une pénitence ou comme un antidote contre les tentations d’orgueil intellectuel, il était la cheville ouvrière de la maison. Seulement, comme il ne s’en vantait point et qu’il ne parlait que de se distraire, il arrivait qu’on le prit au mot, et certains lui reprochaient de n’être pas sérieux.

Le fait est que si c’est un crime que la jeunesse et un reproche que la gaité, on ne pouvait être plus fou que l’était ce charmant garçon. Il avait des jours de bouderie, où on ne pouvait tirer un mot de lui ; tout lui apparaissait en noir. Mais il riait aussi, comme jamais je n’ai entendu rire, de ce fou-rire de la jeunesse, qui à lui seul est un bienfait. Quand il partait ainsi, de tout son cœur, de toutes ses jeunes dents éblouissantes, rien n’y faisait, ni l’humeur du chef, ni la présence du patron : il n’y avait gravité ou ennui qui ne se déridât ; c’était une contagion à laquelle tout le monde était gagné ; il faisait du bien à entendre ; on lui enviait cette grâce, cette enfance du cœur. « Benjamin, vous avez sept ans ! » lui disait quelquefois notre ami C... pour le taquiner. II avait en réalité l’âge de Chérubin, l’âge du petit Jehan de Saintré, l’âge merveilleux où l’on croit au bonheur, au plaisir. il avait une horreur puérile de la douleur, de la laideur, de tout ce qui est triste, jusqu’à fuir d’une église où on chantait le Dies irae. A vingt ans, élève à Saint-Cyr, il s’était épris d’une cantatrice fameuse dans le rôle de Carmen. Il lui envoyait des bouquets, des volumes de lettres qu’elle jetait sans les ouvrir. Il applaudit Manon, Werther, Lakmé, Mignon, tout le répertoire. Il n’obtint ni un mot ni un regard. Ce fut peut-être la plus belle aventure de sa jeunesse : il se sentait ridicule, et était prêt à recommencer.

Mais une nouvelle nous attendait au déjeuner, et quelle nouvelle ! On avait reçu le matin un coup de téléphone : il y avait à l’horizon une troupe du Théâtre aux Armées. Cette compagnie, charmée de l’accueil qu’elle avait reçu à Nieuport trois mois auparavant, et enchantée de s’offrir en bande un tour aux bains de mer, se proposait de faire mieux encore que la première fois. Une troupe de luxe ; pas une doublure, le doyen de la Comédie en personne, l’Opéra-Comique, l’Opéra ; il y aurait même des danseuses. Jamais on n’avait ont parler d’un programme comparable. On annonçait de Chantilly qu’un général russe, en tournée sur le front français, assisterait probablement à la représentation. Tout cela, comme à l’ordinaire, éclatait en surprise, en bombe : la troupe débarquerait à Calais dans deux jours ; le général, accompagné d’un officier du ministère, arriverait directement en automobile à Nieuport.

Cette avalanche de nouvelles dramatiques et militaires occupa tout le déjeuner. Le général avait la coquetterie de son secteur et tenait à en faire parfaitement les frais. Il aimait à recevoir et le faisait du meilleur air. Plus que sobre pour lui-même et observant une diète sévère, ne buvant pas, ne fumant pas, mangeant à peine, il se piquait d’offrir à ses hôtes une table recherchée, des vins de choix, les meilleurs cigares. Dans ce pays de Belgique, où il représentait la France, il se préoccupait des invitations à faire, de cent questions compliquées de préséance et d’étiquette. Il y avait de quoi exercer tout un protocole. Notre camarade C..., qui portait un des beaux noms de France, fut chargé de la partie diplomatique. Un second reçut la mission de prévenir les troupes, de faire le service d’ordre et les fonctions d’introducteur. Un troisième s’occuperait de la réception à l’issue de la comédie. Restait à désigner celui de nous qui devrait piloter les artistes, commander les voitures, retenir les chambres à l’hôtel, faire en un mot le garçon d’honneur. Le patron, qui ne détestait pas que les jeunes gens s’amusent, et à qui Lauvergeat plaisait comme un grand enfant qu’il était, avait déjà son idée, mais il la faisait attendre pour se donner la comédie de faire languir le jeune homme. Celui-ci ne levait pas le nez de dessus son assiette. Qui sait ? Il songeait sans doute à son roman de Saint-Cyr, à tout ce monde inaccessible des rêves et du théâtre, qu’un hasard de guerre allait peut-être rapprocher à portée de sa main.

— Voyons, disait le général en feignant de chercher tout autour de la table. Vous, Letellier ? Ah ! vous êtes de service après-demain. Eh bien ! Poydavant est-il libre jeudi ?

Le capitaine Poydavant, officier de dragons, bel homme, magistrat dans une ville du Midi, portait avec distinction une goutte aristocratique et une admirable calvitie. Il entra de bonne grâce dans la plaisanterie. Il avait justement jeudi une séance du Conseil de guerre : les tirailleurs et les marins lui donnaient beaucoup d’occupation. Mais il lui semblait que Lauvergeat...

— C’est cela, Benjamin ! Dévouez-vous ! cria Herz, heureux de faire éclater son zèle.

Lauvergeat le devina et se tourna vers le patron :

— Mon général, si c’est un ordre... Le service avant tout ! ajouta-t-il en riant.

— Allez ! mon ami, laissez-vous faire. Faites-vous violence, obéissez, fit le général avec bonhomie. Je vous donne deux jours de vacances. Poydavant et Letellier assureront votre service. Vous me mettrez aux pieds de ces dames. Allez, faites l’empressé, soyez galant, jeune homme !... Je ne veux plus vous revoir jusqu’à samedi matin. Vous êtes en mission, mon ami. Il faut prendre le temps comme il vient : qui sait ce que la guerre nous réserve ?

La bande, sur ces paroles, sortit de la popote et descendit les degrés avec une vive effervescence. Herz faisait le potache, frappait Lauvergeat sur l’épaule :

— Hé ! Benjamin ! A nous les femmes !

— Si vous croyez que ça m’amuse et que j’y vais pour mon plaisir ! fit l’autre avec mauvaise humeur.

Il était furieux contre ce Herz, qui trouvait toujours le moyen de le desservir et de briller aux dépens d’autrui, même quand il s’effaçait.

— Des vacances ! Moi qui ai de l’ouvrage par-dessus la tête ! Il faudra encore que je passe les nuits. Si vous trouvez que c’est agréable... Pourquoi est-ce que vous n’y allez pas, vous ?

Il boudait. Dans le fond, il était enchanté. Il avait peine à se tenir. Il ne savait pas bien ce qui allait lui arriver, mais il ne doutait pas qu’un grand événement ne fût sur le point de se passer. Il allait réaliser un rêve de toute sa vie ; ce qu’il avait tant cherché venait au-devant de lui. Il était comme ces enfans que rend nerveux l’approche du bonheur, et qui ne peuvent dormir la veille de Noël.


II

Le théâtre des Dunes était une des gloires de Nieuport. A cette époque, après le deuxième hiver de la guerre, les divertissemens pour la troupe étaient encore peu développés. Les armées bougeaient peu. Il n’existait pas ce grand jeu de pompe aspirante, ces vastes courans d’air qu’ont déterminés les batailles de la Somme et de l’Aisne. On était au début de juin 1916. Les Russes entraient à Loutsk : on commençait à reparler de l’intervention roumaine. Ainsi les troupes, vivant longtemps dans le même pays, y avaient pris des mœurs de colonies sédentaires. Il faut bien parler au passé de cette époque de guerre casanière, si vite oubliée dans le branle-bas et le perpétuel « en l’air » des dernières campagnes, dans les immenses tourbillons de Champagne et d’Italie,

Ce théâtre sans rival était une création des zouaves. Ils avaient déjà en Crimée leur théâtre de l’Alma, qui a son chapitre dans l’histoire après ceux de Mme Favart et de la Montansier ; ils n’avaient pas tardé à en ouvrir un à Nieuport. L’audace vint avec le succès : les zouaves décidèrent de construire. Un vrai théâtre s’éleva ‘ans un camp, appelé Bador du nom d’un jeune zouave de vingt ans, sur le cadavre duquel on avait recueilli un testament de quelques lignes, très simples, disposant de ses affaires et consolant sa mère en peu de mots admirables de discrétion et de noblesse. Le théâtre des Dunes avait été inauguré en avril par une troupe du Théâtre aux armées, qui était partie enchantée en promettant de revenir : elle revenait, en effet, avec la belle saison, et la fête s’annonçait plus brillante que jamais.

Ce théâtre, à la vérité, n’était peut-être pas la huitième merveille du monde que nous nous figurions. Ce n’était après tout qu’une grande baraque en planches, avec un toit de tôle ondulée. Mais c’était un théâtre, et le prestige de ce nom suffisait à revêtir l’édifice d’un attrait spécial, comme un lieu de délices. Un grand parterre de six cents places descendait en plan incliné jusqu’aux places officielles, devant la fosse de l’orchestre ; puis il y avait le plateau, bien visible de toutes parts, avec une rampe électrique ; un manteau d’arlequin encadrait la scène, fermée par un rideau sur lequel un décorateur de la Compagnie transatlantique avait brossé un golfe de Naples avec des flots d’outre-mer et des colonnades pourpres aux degrés inondés de roses, chef-d’œuvre à faire envie à tous les palaces de la côte. Il y avait même deux décors, dont l’un représentait la « ville, » — un intérieur bourgeois avec des objets d’art et des portraits aux murs ; mais l’autre, figurant la campagne, développait un parc avec un paysage d’automne, un lointain de bords de rivière et un grand vase sur une console dans le goût de Versailles ; il semblait admirable et emportait tous les suffrages. Derrière ces toiles peintes régnaient enfin les coulisses, avec un rang de cabines décorées du nom de loges, chacune munie d’une glace et d’une lampe électrique, et qui seraient habités ce soir par de vraies actrices de Paris !

Tel était le local étrange où un millier de jeunes gens entassés, officiers en tête, derrière les trois rangées de fauteuils diplomatiques, attendaient le bonheur. Ce soir, ils oubliaient la guerre. Une heure à l’avance, les bancs étaient déjà bondés comme les troisièmes classes d’une gare de permissionnaires, d’une multitude de têtes indistinctes, sous un éclairage de salle d’attente, — et toutes remplies, d’ailleurs, d’une même idée lumineuse : celle des choses inconnues qui allaient apparaître derrière le rideau magique inondé de l’éclat de la rampe. Des matelots n’ayant pu trouver de places au parterre, s’étaient juchés, les jambes ballantes, sur les fermes du comble, comme dans les haubans et les vergues d’un navire. Et c’était bien, en effet, cette salle gonflée d’impatience joyeuse, comme un grand vaisseau en partance pour le pays des songes.

Il y avait d’ailleurs, tout autour du théâtre, autant d’émoi qu’à l’intérieur, une seconde foule qui, n’ayant pu embarquer dans la salle, se tenait dehors comme celle qui salue sur les ports les départs de voyage, attendant quelques bribes de spectacle, ce qu’en attrape le badaud de la porte des théâtres, qui finit par connaître les acteurs et le répertoire comme un vrai abonné des loges. Le ciel, dans cette saison, se montrait favorable. L’été de Flandre a des sérénités exquises, des prolongemens de lumière jusqu’à dix heures du soir. Le jour n’en finit plus de mourir entre ces grandes surfaces réfléchissantes, ces vagues miroirs éclairans des dunes et de la mer. Une légère phosphorescence éternise jusque dans la nuit des parcelles de lumière. Cette foule extérieure formais un public en plein air, attendant son spectacle à lui, l’arrivée de la troupe, le passage des invités, faisant la haie jusqu’à la porte, discutant le programme, comme s’il était fait pour elle. On se nommait les acteurs : Sylvain, Dussane, Zambeolli, Meunier, BDrigett Nichol. On échangeait des souvenirs ; un marin faisait le dégoûté, — un de ces mousses qui ont roulé dans tous les ports du monde, et qui se donnent des airs d’être revenus de tout :

— Brigett Nichol ? Je l’ai entendue à New-York. C’est là qu’elle était belle, il y a dix ans, dans la Tosca ! Maintenant, elle a la voix bien fatiguée...

Absolument comme on dirait : Ah ! si vous aviez vu Rachel !... et les zouaves, ébahis, se consolaient de ne pas en être, béans d’admiration devant ce gosse qui avait vu tant de choses.

Enfin, dix minutes avant le lever du rideau, les voitures, brûlant le village, grandirent rapidement sur la route et vinrent se ranger devant le théâtre : cinq voitures de maître, les plus beaux équipages de la réserve de l’armée, un vrai train de luxe, dans un halettement précipité de moteurs et une précision de mise en batterie, variante militaire du chariot de Thespis. Et voici des portières ouvertes, une descente de pique-nique, des paletots, des figures rasées en feutres de voyage, les mains tendues aux dames, des sourires curieux qui se collent aux glaies, des froufrous, des voilettes, des tapes pour défriper les jupes, un sautillement de volière sur le sable fin des dunes, des étonnemens de se trouver là, des petits signes à la galerie, et tout un déballage de valises, de malles, de cartons à chapeaux, d’accessoires contenant les costumes et le plumage brillant qui remplaceraient tout à l’heure le « tailleur » ou le « trotteur » du voyage.

— Les voilà ! Les voila !

En un instant, le camp accourt, les baraques se vident ; les parties de cartes s’interrompent, toutes les indifférences jouées se précipitent sur la route. On reconnaissait les acteurs :

— Vive Sylvain !... Eh ! bonjour, Huguenet !

Ils saluaient, ravis, comme des rois de théâtre reconnus sous leur incognito, remerciant de la main leur bon peuple de Paris. Les dames suivaient à petits pas, modestes, moins sûres d’elles-mêmes dans leur tenue effacée de bourgeoises, les yeux baissés sur leurs souliers, l’air attentif au tapis de grillage qu’on avait disposé pour leur rendre plus facile la marche sur le sable. et Lauvergeat, charmant dans sa tunique « numéro un, » toute brillante d’argent sur le bleu-de-roi du chasseur, heureux, un peu gêné, portait précieusement le petit sac de Brigett Nichol.

On n’attend plus maintenant que l’Excellence russe, un peu en retard, naturellement : elle vient de si loin ! Et le cortège se décide à faire son entrée sans elle, dans un ordre solennel de distribution de prix, le général de corps d’armée en tête, avec son élégante figure de pastel de La Tour, entre le gigantesque prince de T... et le général Wielemans, commandant l’armée belge, tandis que les cuivres de l’orchestre jouent successivement les hymnes nationaux, la populaire Brabançonne, le God save the king, la Marseillaise... Quel vacarme ! Les Boches ne nous entendent donc pas ? Mille hommes, dix généraux dans cette baraque : ah ! s’ils savaient... quel coup de canon !

Mais non, ils ne se doutent de rien et ils nous laisseront tranquilles toute la soirée. Et sur la scène, dans le décor bourgeois, les « numéros » se suivent, accompagnés d’ovations et d’innombrables rappels : voici une petite boulotte en jupe cloche de couleur puce, à trois rangées de volans noirs, d’un vague aspect de crinoline, qui s’avance en minaudant vers la rampe et entame le rondeau du Petit duc :


Je suis la fille à Mathurin,
Mathurin, l’homme à Mathurine,
Et c’est moi qui vas chaqu’ matin
Vendr’ nos œufs à la vill’ voisine...


La crinoline puce se balance en écartant les coudes en anses de panier, comme une paysanne de vaudeville qui s’en va au marché : il fait beau, on croit voir sa coiffe de Perrette :


Les oisiaux chantiont à tue-tête
El moi tout’ gaie, folle un p’tit brin,
J’chantions aussi comme un’ gross’ bête :
Tra la la la la...


Et voilà qu’au milieu de ce tra la la, elle s’arrête : son trille lui reste dans la gorge ; la clochette interdite oscille sur ses pieds comme sur des battans dont le mouvement s’éteint et ne rend plus aucun son. Elle s’abîme, la petite cloche, subitement grave et muette, dans une révérence anéantie ; le chef d’orchestre frappe son pupitre, et, brusquement, à la musique gouailleuse de Charles Lecocq, succèdent sans transition les accords puissans et religieux du Bojé tzara krani.

Et au milieu de la salle debout, tandis que meurent à l’orchestre les dernières mesures du cantique, arrive comme du fond d’un immense lointain l’envoyé de Sa Majesté le Tsar ; et l’on voit apparaître dans l’allée centrale du théâtre, suivi de tout un état-major, sanglé dans une redingote grise, gelé dans une raideur prussienne d’automate, une espèce de colosse chamarré, décoré, élargi par des épaulettes d’or, surmonté d’une petite tête inquiète de vautour embroussaillée d’un givre de sourcils grisonnans, le front fuyant sur de petits yeux troubles et soupçonneux.

Alors, dans un cliquetis de sabres, d’éperons, dans un remue-ménage de chaises dérangées, l’Excellence moscovite et sa suite prennent place dans les honneurs ; l’orchestre recommence la ritournelle interrompue, et la petite clochette, ravie de l’incident, reprend da capo le rondeau de la paysanne, qu’elle conduit cette fois brillamment jusqu’au bout :


J’ai cassé mes deux douzain’s d’œufs,
Mais j’ai sauvé mon innocence.


Et cela tombait si juste, cette entrée de Cosaques au milieu du Petit Duc, c’était si bien dans le style du temps, — Variétés, Grand Seize, princesse Demidoff, Exposition de 1878 — qu’il était impossible de ne pas sentir le piquant de l’à-propos. Toute cette Scythie herculéenne, avec le prestige éblouissant de sa masse barbare, son splendide passé militaire, ses richesses fabuleuses, sa cour étincelante, était ici présente dans l’éclat de ses nouvelles victoires, saluée par une crinoline et un refrain de Meilhac.

Dès lors, la glace était rompue : toute la soirée évidemment partait pour un succès. Les comédiens se surpassèrent. Ce fut une sorte de concours où nul ne se marchanda pour cet auditoire incomparable. Dussane chanta, Sylvain chanta…

Mais tout pâlit devant la « surprise : » le communiqué russe téléphoné de Chantilly et tonitrué dans l’entr’acte par le chef d’état-major, un de ces communiqués épiques et confus, pleins de galops de patrouilles sabrant des batteries, d’avant-gardes franchissant des fleuves, la Zlota, la Strypa, dont les noms étincellent comme des banderoles de victoire, avec des visions de déroute et de panique autrichiennes, et, pour finir, des dénombremens de captifs évoquant des razzias de villes et de provinces. C’était la grande débâcle de Galicie qui commençait, la revanche miraculeuse des infortunes de Pologne... Et la lecture acclamée, hachée d’auplaudissemens s’achève comme un chant de triomphe, tandis que, d’un seul mouvement spontané, toute la salle se retrouve debout et l’orchestre, pour la seconde fois, attaque l’hymne russe qui éclate en actions de grâces, comme un grandiose Te Deum.

Il ne s’achève, ce chant, que pour recommencer encore, tant la joie surabonde, tant elle se précise ce soir par la présence de notre hôte. Ce fut une tempête d’enthousiasme. A toutes les fenêtres, des grappes de têtes apparaissent. On crie « Vive la Russie ! » Jamais l’Alliance ne parut plus belle. Allégresse d’un soir, délire de fraternité ! Joie des épreuves subies, sourire de la France reconnaissante ! Confiance touchante de la fraternité d’armes ! Noble et doux sentiment de la famille humaine ! D’où vient cette impression d’une minute rare et déjà historique, d’une minute dont la pareille n’arrivera jamais plus ? D’où vient que les applaudissemens ne veulent plus finir et cherchent à prolonger la seconde fugitive ? Ah ! çà, les Boches n’entendent donc pas ? Non, ils ont les oreilles bouchées, à ce qu’il parait. Ils se taisent et dévorent notre joie en silence. Mais pendant que nous crions ici : « Vive Broussiloff ! » peut-être que tout bas ils répondent : Sturmer !...

Enfin le calme revint et les danseuses parurent. Elles parurent, et ce fut charmant, en couple de Lancret, portant la jupe à fleurs et le satin rayé bleu et blanc de la Camargo, dansant de très vieux pas de Couperin et de Rameau. Elles revinrent, un moment après, en costumes alsaciens, rouge et noir, avec le grand nœud de rubans et la cocarde tricolore, et c’était à ce moment-là tout ce qu’on pouvait supporter, que cette apparition ambiguë, cette légère pastorale mimée, cette valse aérienne du grand papillon noir que poursuivait un amoureux, et cette nostalgie de la Terre promise qui s’évoquait à nos regards et se résolvait en un jeu gracieux et muet déjeunes filles.

La danse avait calmé les nerfs, rythmé le battement des cœurs. Après des émotions vives, la pure féerie des formes ne laissait qu’une douceur. Un silence harmonieux s’était fait dans la salle ; les âmes, sans le savoir, étaient pleines de musique...

C’est alors que Brigett Nichol s’avança sur la scène, comme la figure de cette attente et la voix désirée de ce mélodieux silence. Elle était vêtue simplement d’une robe unie de taffetas noir, qui, sans distraire le regard à aucun détail de la toilette, concentrait l’attention sur son beau visage, pâle sous la masse des cheveux noirs. Elle s’avançait languissamment d’un mouvement presque insensible, qui laissait deviner la jeunesse de son corps ; elle semblait suspendue comme un fil de la Vierge, légèrement palpitante, bercée par une subtile baleine, et la salle retenait son souffle devant cette vision, de peur de la faire évanouir.

Elle chanta l’air du premier acte de Manon, l’air de la jeune femme qui descend du coche et s’étire et se raconte, et découvre en parlant son pouvoir, et s’aperçoit qu’elle est charmante. Elle était elle-même Manon, elle descendait de voiture ; cette salle devenait la cour de l’hôtellerie d’Amiens ; tout le public avait pour elle les yeux de des Grieux. La musique câline, sinueuse, enveloppante, coupée de silences et de soupirs comme de caresses et de réticences, accompagnait, rendait sensibles cette timidité pleine de désirs, cette coquetterie ingénue, cette séduction de la femme qui prend conscience de ses charmes. Nous voyions devant nous l’héroïne elle-même, telle qu’elle vit dans tous les rêves par le plus beau des romans d’amour ; sa petite robe de pensionnaire, d’une simplicité étudiée, la rapprochait encore, la rendait plus vivante. Ce n’était plus un rôle, ce n’était plus l’artiste que nous avions devant les yeux : c’était la vie elle-même, l’éternelle Manon qui s’installait dans tous les cœurs ; elle chantait, et sa voix s’insinuait dans les âmes ; et ses doigts blancs, soyeux comme les pétales du camélia, jouaient mollement avec une chaine de perles.

Charme de la beauté, de quoi est faite ta magie ? D’où te vient Ion empire ? N’es-tu pas ce pouvoir qui attache à la vie et la fait paraître ravissante ? N’es-tu pas ce doux mensonge qui lie à l’existence par la promesse du bonheur et qui crée dans nos cœurs l’espérance et le désir ? C’est toi l’illusion répandue sur la nature, et qui nous fais à certains jours trouver le ciel plus bleu, les arbres plus pacifiques, le monde apparaître à nos yeux comme un séjour habitable ; tu es le sortilège, les délires de cet univers insensible et cruel. L’artiste qui t’a sentie, beauté mystérieuse et décevante, travaille à t’isoler des choses et à te donner dans son œuvre une réalité ; il s’efforce de te créer, ô déesse ! pour faire de toi un objet de contemplation. Mais la foule inhabile te confond toujours, enchanteresse ! avec la vie elle-même que ton sourire décore ; elle te poursuit, insaisissable, et cherche comme un enfant à te prendre pour son usage et à te posséder.

Quelques femmes ont le privilège d’incarner un moment les rêves d’une génération et de prêter leur forme à l’idée que tout un peuple se fait de la beauté. Cette gloire, qui fut celle des favorites de la scène, Brigett Nichol ce soir-là en connut quelque chose : ce fut je ne sais quoi de bien différent du succès, et qui ressemblait à l’amour. D’autres furent plus applaudies, mais elle parut être la seule femme. Pour tous ces hommes rudes et sevrés de tendresse, condamnés, à l’âge du plaisir, à l’existence sévère et aux mœurs d’airain de la guerre, durcis par le contact quotidien de la mort, elle représentait l’objet de tous leurs songes, le charme tout-puissant de la vie. Elle était devant eux l’Eternel Féminin qui résume toute la joie du monde, cette part permise à chacun de la douceur de vivre : elle semblait, dans sa robe noire, comme un bijou de jais sur l’oreiller des songes nocturnes. Dès qu’elle parut, il y eut dans l’air comme un attendrissement : le salut de toute une jeunesse qui demain peut-être allait mourir. Souvenirs de caresses, regrets, désirs, mélancolies, vagues espoirs de délices peut-être à jamais interdites, chères images évoquées au bord de la tombe, il y avait de tout cela dans l’atmosphère qui flottait autour de la cantatrice. La salle la portait dans son cœur. Elle planait doucement sur ces adolescences charmées, comme la lune du haut du ciel verse sur la mer obscure un long rayon de lait que les flots bercent sur leur sein et remuent dans leurs vagues, se roulant aux pieds de l’astre avec de longs murmures esclaves et de ténébreux soupirs.

Qui aurait pu lire les lettres qui s’écrivirent les jours suivans et qui portaient l’adresse de Brigett Nichol, eût entendu l’hymne d’amour qui montait des tranchées. Ces rêveries de la solitude, ces inutiles désirs trouvaient ce soir un objet. La délicieuse artiste leur prêtait sa forme touchante. Elle était simplement devant tous ces cœurs mâles la figure de la volupté adorable de la vie.

La soirée se termina ; on sortit du théâtre. Il faisait une nuit bleue et douce, avec de molles nuées grisâtres ; un souffle égal venait de la mer, comme celui d’une paisible respiration endormie. Il y avait des zeppelins dans l’air ; les projecteurs de Dunkerque, de Bergues, de Houthem fouillaient l’ombre, et leurs longs pinceaux rencontraient au passage de petits nuages surpris : les canons aboyaient comme des chiens à la lune. La foule se répandit dans la dune bleuâtre, emportant du bonheur et des souvenirs pour longtemps. La fête s’exhalait dans la nuit bienveillante. Des artilleurs anglais sifflaient Tipperary. Les danseuses, qui attendaient leur voiture sur la route, se mirent à ébaucher un pas. On les reconnut, deux ou trois lampes électriques jaillirent comme des vers luisans, et tandis que les phares cherchaient dans le ciel des monstres, nous regardions à terre, à la clarté d’autres lueurs, onduler des pieds délicats, comme la frange d’écume d’une vague phosphorescente se joue sous un rayon de l’astre de Diane.

La bande se retrouva au Quartier Général. L’Excellence s’était retirée à l’anglaise. Les comédiens étaient enchantés de leur soirée. Ils faisaient des projets, rêvaient de s’installer pour toute la saison : Sylvain parlait de donner Horace. Les dames s’empressaient autour du prince, heureuses d’être présentées à une Altesse royale, de sortir leurs révérences de cour et de balbutier : « Monseigneur !... » Lauvergeat ne quittait pas des yeux Brigett Nichol.

Elle était là, debout, dans la toilette de ville qu’elle avait en chantant, et telle que tout à l’heure en scène : immobile, répondant à peine aux flatteries et aux hommages, on aurait pu la prendre pour la plus prude des bourgeoises ; elle avait pourtant l’art de concentrer ainsi l’attention sur elle. Il y avait en elle quelque chose d’absorbant, un attrait qui faisait sentir sa présence, sans qu’elle parût prendre la peine de la faire remarquer. Vue de près, dépouillée de l’émotion musicale et de l’éclat de la rampe, sa beauté paraissait plus froide et un peu dure : l’expression surveillée, sous l’apparente nonchalance, trahissait maintenant un soupçon de vulgarité, un génie de calcul. Elle se détachait par ce trait égoïste de la troupe de ses camarades, bruyante et prompte aux effusions, et les lampes qui l’éclairaient du même jour que les autres visages dessinaient sous ses beaux cheveux sa petite tête de Poppée, la sécheresse de son front pur, la bouche capricieuse et sensuelle et le menton volontaire.

On se sépara enfin vers une heure du matin. On s’aperçut alors que Benjamin n’était plus là : le chevalier des Grieux s’était éclipsé avec Manon.


III

Les fêtes se prolongèrent toute la journée du lendemain. Les artistes s’étaient partagés pour les repas entre les différentes popotes. On remarqua que Herz, qui ne s’absentait jamais, se fit inviter ce jour-là au déjeuner et au dîner. Le jour suivant, la troupe reprit le chemin de Paris, et Lauvergeat rentra assez tard dans la nuit. L’existence du Groupement retrouva son train coutumier.

Mais Benjamin n’était plus le même ; il travaillait autant et plus qu’à l’ordinaire, ayant, comme il l’avait prévu, à rattraper le temps perdu ; mais on ne l’entendait plus rire ; il passait des journées sans desserrer les dents ; il recherchait la solitude. Il faisait seller tous les matins, s’échappait sur la plage ou à travers les dunes. Un souci inquiet le chassait le long de la mer sauvage. Ce n’était plus notre Benjamin... Benjamin était amoureux.

Il ne s’ouvrait de son secret, — lui qui n’avait jamais eu de secrets, — qu’à notre camarade Letellier, parce qu’il le savait incapable d’ironie. Pour la première fois de sa vie, il éprouvait le besoin d’être pris au sérieux. Il sentait qu’il lui arrivait quelque chose d’important, qui n’avait rien de commun avec ses premières amourettes ; il n’avait connu jusqu’alors que des grisettes et des modistes. tout au plus des dames du demi-monde. Il entrevoyait maintenant un domaine nouveau ; il concevait l’amour comme une chose redoutable et dont on peut souffrir. Mais, en même temps, ce risque lui semblait une noblesse. El puis se faire aimer d’une artiste, quel rêve ! Avoir à soi, ne fût-ce qu’une heure, celle que des milliers d’hommes convoitent, celle qu’il venait de voir l’idole d’une armée, au point de conjurer la guerre, de faire oublier la mort ! Avoir Manon, Charlotte, Louise, Mélisande, toutes ces héroïnes, toutes ces amoureuses réunies dans une seule femme, comme si l’on respirait d’un seul coup les plus rares essences de roses confondues dans le même parfum ! l’étrange illusion sans doute, mais où Benjamin eût-il appris à s’en méfier ? Il avait fort peu lu, en dehors des journaux et des manuels d’histoire militaire. Brigett Nichol était la première actrice qu’il eût rencontrée de sa vie, comme d’autres, au même âge, découvrent leur première femme du monde.

Letellier regardait cette folie d’un œil de blâme. C’était un officier sorti du rang, fort brave, qui adorait les chevaux et se méfiait des hommes. Trop pauvre pour se marier, il consacrait sa solde à l’entretien d’une sœur restée veuve avec deux enfans, dont la santé était pour lui un sujet de constant souci ; le couple formait ainsi un de ces vieux ménages de célibataires, où la présence des deux petits apportait l’intérêt d’une affection inquiète. Letellier était oncle comme on est père. Mais, en dehors de cette sœur, il tenait le genre féminin pour un abime de corruption et de scélératesse. Il détectait les femmes avec cette naïve horreur de ceux qui les ignorent, et qui n’est qu’une forme de la crainte : une peur un peu comique, une vraie peur de moine, bien amusante chez un soldat, d’autant que Letellier n’allait pas à la messe. Y avait-il dans son cas un de ces souvenirs qui empoisonnent une vie, un amour rebuté, quelque noire trahison de femme ? Personne n’avait moins la mine d’un héros de roman. Je pense que la timidité naturelle du vieux garçon expliquait assez son histoire sentimentale et l’aversion des femmes qui en était la conséquence. Il faut avouer que sa méfiance le rendait clairvoyant ; il avait deviné à quelle espèce de femme avait affaire son ami, et n’augurait rien de bon d’une telle aventure.

— S’amouracher d’une cabotine ! Je l’ai bien vu, disait-il dans son langage de cavalier, je l’ai vu tout de suite que c’est une petite rosse qui lui en fera voir de toutes les couleurs ; vous verrez, cela finira mal. Ah ! les femmes !... Qu’est-ce qu’elle est venue faire ici, leur sacrée invention de Théâtre aux armées ?...

Ainsi parlait le moraliste Letellier. Le coupable baissait la tête. Il savait bien, parbleu ! qu’il faisait une sottise ; mais il y a des momens où c’est presque une douceur et un besoin de souffrir.

C’est encore par Letellier que nous apprenions quelques circonstances du séjour de l’artiste. Pendant ces deux jours, le jeune homme l’avait suivie comme son ombre. Il s’était arrangé pour ne pas la quitter, s’était fait inviter aux mêmes diners qu’elle, passait son temps dans les coulisses, se conduisait en collégien. Un soir, après le théâtre, elle avait eu la fantaisie de faire une promenade au clair de lune du côté des lignes. Ce projet romantique avait paru sublime. Herz s’était mis de la partie. Le secteur, cette nuit-là, était assez agité ; on entendait le bruit pesant des explosions de bombes, et l’on voyait jaillir ces grandes roues de feu sur lesquelles se détachaient une seconde en ombres chinoises, les arbres du redan de Vauban. Jusqu’à l’aube, on avait erré dans les ruines de Nieuport, dans cet adorable bibelot d’autrefois, dans les décombres de son église semblable à quelque rocher naturel, à quelque débris de falaise, création capricieuse du génie de la mer, telle qu’un grand coquillage, une grotte de Fingal, plus mystérieuse que jamais au milieu de sa ceinture de tombes, dans sa beauté de madrépore.

L’actrice, transportée, chanta. Elle n’avait pas résisté à l’émotion du décor. Elle se retrouvait en scène, dans on ne sait quel opéra comme le Roi d’Ys ou Robert. La guerre, les lueurs des bombes composaient un tableau qui parut fait exprès pour elle : avec ce cabotinage inconscient qui ramenait tout à soi dans cette petite tête cruelle, avec cette sensibilité faussée par le théâtre, ce pli professionnel qui fait partout chercher le prétexte et l’« effet, » elle sortit tous ses rôles, ses airs, ses grands morceaux ; elle fut Manon, elle fut Carmen, elle fut la coquetterie incarnée devant la mort. Il devait suffire d’une telle scène pour édifier un soupirant moins ingénu que Benjamin.

Après quoi, le trio était revenu finir la nuit en buvant du Champagne à l’hôtel. Quelques fous de cavaliers et d’officiers de marine attendaient son retour. La fête avait duré bien après l’aube. Alors l’artiste s’était retirée dans sa chambre. Avait-elle voulu faire perdre la tête à Benjamin ? Était-elle touchée au contraire de l’attachement du jeune homme ? Fut-ce coquetterie, compassion, ou indifférence de sultane à qui plaît l’odeur de l’amour ? L’actrice était flattée sans doute d’éveiller une flamme si jeune, flattée de cette dévotion de page, de cette timidité ardente et délicieuse ; elle respirait ce respect, et désirait le mériter. C’était un nouveau rôle. Elle se modelait sur l’image que le jeune homme lui offrait d’elle. Un roman commençait à s’ébaucher dans sa tête. Il lui plaisait d’être pour Benjamin une créature chaste ; ce genre d’hommage la reposait des autres. Il lui souriait de se prêter à cette adoration et de faire le bonheur d’un enfant sans fortune ; ce don lui paraissait une bonne œuvre. Elle pria Benjamin de fermer ses rideaux, et l’officier s’était retiré ivre de bonheur, en lui baisant le bout des doigts.

— L’imbécile ! conclut Letellier. Cette femme-là le mènera par le nez.

Letellier avait d’ordinaire une éloquence courte. Mais quand il se lançait dans une diatribe contre les femmes, il n’était pas aisé de l’arrêter. Ce n’était pourtant pas là le point intéressant de son discours. Pourquoi Herz s’était-il mêlé de cette promenade ? Pourquoi n’en avait-il rien dit ?

Benjamin se montrait distrait, préoccupé.

— Troyon, me dit-il un matin que nous étions seuls au bureau, feriez-vous quelque chose pour moi ? — Je l’entendais depuis une heure froisser des lettres commencées, comme quelqu’un qui cherche une idée difficile et rature des expressions dont il est mécontent. — Eh bien ! Soyez gentil. Faites-moi un sonnet, comment dites-vous ? acrostiche, où les premières lettres des vers composent le nom d’une personne... : Vous savez écrire, vous, cela ne vous coûtera guère.

— Peste ! mon ami, comme vous y allez ! Un sonnet vaut un long poème, et qui vous dit que je fasse des vers ?

Il insistait.

— Mais que voulez-vous que j’écrive à Mademoiselle Nichol ? Je n’ai rien à lui dire, moi. Ne pouvez-vous l’aimer en prose ? Quel plaisir pensez-vous lui faire en lui offrant à lire son nom de haut en bas ? Et puis, mon pauvre ami, un sonnet a quatorze vers ; Brigett Nichol n’a que treize lettres. Voulez-vous écorcher son nom ? Vous vous feriez une ennemie.

Le pauvre garçon était touchant d’humilité, tant il avait le sentiment d’être indigne de sa maîtresse, tant il lui semblait impossible de paraître aimable tel qu’il était. Il ne se doutait pas que c’est ce qui le rendait charmant.

Je n’attendis pas longtemps l’explication du sonnet : je devenais, sans le vouloir, un jury poétique.

Un matin, Herz entra sous je ne sais quel prétexte et m’apporta une feuille de papier écolier qu’il me plaça d’un air dégagé sous les yeux, en me priant de lire et de lui donner mon avis.

C’était un petit poème intitulé la Fée des Dunes et conçu à peu près ainsi :


Une nuit je t’ai vue, ô fée !
L’air faisait vibrer ses archets.
Et sur le sable tu marchais,
D’un rayon de lune coiffée.

On eût dit que des violons
Formaient un concert nostalgique,
Et c’était comme une musique
Qui caressait tes cheveux blonds.

Une trêve dans l’ombre douce
Flottait comme une onde qui dort ;
Et la mer blanchissante au bord
Errait comme un pas sur la mousse.

Alors tu chantas, et ta voix
S’élevant dans la nuit sereine
Sembla celle de la Sirène
Sortant de ses golfes étroits.

Et le noir sommeil de l’armée
Fut plus doux dans l’ombre des camps ;
Et le canon plein d’ouragans
Arrêta sa gueule charmée.

Comme un tyran lassé d’abus,
La mori suspendit ses tumultes
Et ce lourd bruit de catapultes
Que fait la chute des obus.

Tu chantais, et la mélodie
S’étirait dans l’air comme un fil
Qui reliait le ciel subtil
A notre terre endolorie ;

Et ce monde sombre et méchant
Faisant silence pour entendre,
Rêvait d’amour ni parut pondre
A la chaîne d’or de ton chant.

Ainsi tu chantais sur la dune,
O Sirène, au bord de la mer,
Et la voix divine était l’air
Que neigeait un rayon de lune.


— Nous y voilà, pensai-je. C’est donc ce qui démange Benjamin de rimer.

Ce n’étaient pas les premiers vers que Herz me montrait de sa façon. J’étais son public ordinaire.

— Croyez-vous, reprit-il, que je puisse envoyer ces vers ? Il me semble impossible de s’en formaliser. Vous voyez, je me tiens dans une note impersonnelle : une fée, quoi de plus anonyme ? Je lui donne même des cheveux blonds, afin de mieux la ménager..

On ne pouvait être plus délicat, puisqu’il y avait un mari. Ces poètes se croient irrésistibles.

— Ne craignez rien, lui dis-je. Une dame est toujours flatté d’un compliment.

Eugène Herz avait le caractère le plus haïssable en société, le caractère important. Dans le momie militaire. la vie d’écolo, les camarades ont bientôt fait de mettre au pas ce genre de personnages : on n’y pardonne pas les airs supérieurs. Eugène n’avait pas plus réussi à corriger ce travers, qu’il n’avait eu le pouvoir d’amender sa figure, il avait un nez présomptueux, glorieux, suffisant, péremptoire, menaçant de pointe et de tranchant. Ce nez redoutable sentait la conférence d’une lieue. Eugène était le monologue fait homme. Il avait un terrible besoin d’autorité. On lui eût volontiers passé un peu de fatuité, mais la sienne était doctrinaire, dogmatique, encombrante : il n’y en avait que pour lui. Quelles prétentions n’avait-il pas ? Il se croyait universel ; les vers, l’escrime, la musique, l’équitation, la guerre, pas de sujets dont il ne se crût en état de donner des leçons. Il jugeait de omni re scibili à tort et à travers. Il était en un mot le fils de la poule blanche, — au demeurant, le meilleur fils du monde.

Tel était le rival du pauvre Benjamin. On comprend que ce rival lui causât du souci. Déjà Herz avait au logis accaparé la première place : Benjamin allait-il le trouver encore sur son chemin ?


IV

Mais un changement inopiné allait bouleverser la vie du groupement. Vers la fin du mois de juin, les affaires se gâtèrent à Verdun, Le commandement eut besoin de troupes. Il découvrit qu’il lui restait dans ce coin de Belgique une force absolument fraîche, comme il arrive qu’on retrouve une pièce d’or oubliée dans le fond d’un tiroir. La division fut relevée, et nous fûmes désignés, Herz, Lauvergeat et moi, pour partir avec elle.

C’était une révolution. Il fallait dire adieu à Nieuport, à la mer, aux campagnes flamandes où nous vivions depuis tant de mois ; nous allions nous jeter à notre tour dans la fournaise et voir ce qu’était devenue la guerre depuis la bataille de l’Yser. La guerre change vite de nos jours. Nous sautions à pieds joints deux ans, pour entrer dans la grande bagarre, en pleine tragédie.

Eugène manifestait sa joie d’aller à la bataille. Ce qui rendait surtout l’événement agréable, c’était la diversion de quelques jours de vacances. Certaines questions de commandement demeuraient en suspens. Nous étions nos maitres pendant cet intérim, dans une situation provisoire qui ne manquait pas de charme. Eugène se proposait de mettre ce temps à profit. Brigett avait promis d’accourir au premier signe : il lui télégraphia. On organiserait une soirée. La campagne commençait en partie de plaisir...

La petite ville de Bergues où nous nous installions pour notre première étape était la scène la mieux choisie pour un pareil Intermezzo. Tout y était fait à souhait pour quelques heures d’expectative, et pour rêver délicieusement aux vanités de la vie, parmi toutes les mélancolies charmantes du passé. Mes camarades étaient dehors toute la journée ; je restais pour écrire et garder la maison, ou je profitais de ma solitude pour visiter la ville. C’est une de ces petites cités du Nord, à beffroi et à carillons, endormie auprès de ses canaux comme ses exquises sœurs de Bruges et de Malines, avec ses souvenirs de grandeur espagnole, de conquête par Louis XIV, son passé d’éternelle proie poursuivant malgré tout une vie végétative de recueillement, de bien-être et de silence. Elle a des coins de béguinage, de petites places ombragées, des jardins étroits dont les branches passent entre de vieux murs ; elle a les ruines de son abbaye au milieu de ses remparts, ses trésors étincelans dans les ombres de son église. On se trouvait là tout à coup en dehors de la guerre, dans un petit monde enchanté, pareil à ceux où les curieux allaient chercher naguère l’oubli de nos progrès ; ce voyage était plus étrange encore à l’heure présente. On s’étonnait d’abord de tant de paix ; on distinguait ensuite derrière ces apparences toute une histoire de tempêtes, des vieux siècles barbares aux communes du Moyen âge, de l’hôtel de ville de Charles-Quint aux portes blasonnées du Roi-Soleil ; ces vastes orages d’autrefois enseignaient le calme à nos angoisses éphémères. Ces profondeurs tumultueuses, maintenant apaisées, me ramenaient au juste sentiment de mon importance. J’écoutais dans le silence l’écho de Lamartine, et le bruit du poète qui survit aux ruines de l’histoire : parmi tant de révolutions, quelques strophes mettaient seules un accent d’immortalité. La petite cité indifférente les savait-elle encore ? Et je me promenais ainsi dans les circonvolutions de ses rues prudentes et surannées, tournant en cercle autour de sa grande place déserte, pareilles aux ressorts d’une montre vieillotte qui faisait tinter d’heure en heure sur toute cette histoire le chevrotement de son carillon séculaire.

Eugène et Benjamin rentraient pour le dîner ; Eugène toujours exubérant développait le plan de la fête. On ferait venir de Dunkerque Staub et Francis Devriès qui s’y trouvaient mobilisés dans les automobiles ; on louerait une salle, un piano. On inviterait les poilus. On souperait ; ce serait charmant. Benjamin n’était pas convaincu.

— Ce sera charmant, si elle vient, disait-il de mauvaise humeur.

Il lui déplaisait que Herz parût disposer de Brigett, comme si elle lui appartenait.

— Elle viendra, vous dis-je, c’est promis.

— Elle viendrai Vous n’en savez rien. Nous sommes vendredi ; vous lui télégraphiez d’arriver dimanche soir : c’est un peu bien brusqué pour une femme comme elle.

— Et moi, repartit Eugène, je gage qu’elle viendra. Voulez-vous parier deux bouteilles ? D’abord, mon cher, les femmes aiment qu’on les brutalise.

C’était précisément ce qui tourmentait Benjamin. Il mourait d’envie qu’elle vint, et, il souhaitait qu’elle ne vînt pas, afin de contrarier Eugène.

Il en était encore là le dimanche matin. Le train de Paris arrivait à Calais à quatre heures. À midi, Benjamin était toujours au lit. Il faisait la mauvaise tête. ; Herz le persuadait en vain ; le jeune homme opposait la force de l’inertie.

— Hé ! S’il faut que quoiqu’un la cherche, que n’y allez-vous vous-même ? s’écriait-il avec aigreur. D’ailleurs, vous savez bien qu’elle ne viendra pas. Inutile de se déranger.

El il s’enfonçait sous ses draps.

Herz lui représentait qu’il ne pouvait faire le voyage ; il était convoqué pour affaires de service. Quel affront pour l’artiste, si elle ne trouvait personne à la gare !

— Envoyez donc qui vous voudrez, répliqua Lauvergeat. Je ne bouge pas, je suis souffrant. J’ai fait venir le docteur.

Le fait est qu’il avait la fièvre, il soupçonnait Eugène de jouer un jeu serré, et de se servir de lui pour tirer les marrons du feu. Aller à Calais sans motif était une assez grave infraction au règlement : le moindre risque était de subir une scène de Brigett, ou de revenir bredouille, si elle préférait s’abstenir. Eugène calculait qu’il valait mieux faire essuyer ces risques par autrui, manœuvrer lui-même à couvert, en poussant Benjamin à sa place. Il se donnait même l’avantage de paraître généreux en ménageant un rendez-vous à son rival.

— il se plaint qu’on lui mette sa maîtresse dans les bras ! On ne peut pas faire davantage. Moi, mon cher, ajoutait-il, je suis franc, j’aime les situations nettes. Je me suis expliqué clairement avec Lauvergeat. Il est amoureux, il a même commencé avant moi, soit ! Je lui laisse carte blanche. Je lui donne un mois pour faire sa cour. Je ne ferai rien pour lui nuire. Mais, s’il échoue, je l’ai averti : je reprends ma liberté et fais valoir mes droits. C’est ainsi qu’on agit entre bons camarades.

Benjamin avait-il souscrit à cet étrange pacte ? Combien il avait dû souffrir ! Mais il était faible, il céda, il ne pouvait se défendre contre l’ascendant de son rival. Il subissait les mœurs du métier, le code de la camaraderie, tout en le sentant injurieux dans ce nouvel amour, si différent de tout ce qu’il avait éprouvé jusque-là. Il se laissa mettre en voiture. Il partit furieux, mais partit.

A la gare, il n’alla même pas à la sortie des voyageurs. Il ne voulait pas du ridicule d’être venu pour une personne qui se moquait de lui. Il était sur le gril. Pour se donner une contenance, il causait d’affaires militaires avec le commissaire de la gare, comme si c’était là l’objet de sa visite.

— Bonjour, mon capitaine, fil mélodieusement derrière lui une voix bien connue.

Il ne tomba pas à la renverse, il ne lui sauta pas au cou. Elle était là, subite et toute naturelle, comme une chose simple et miraculeuse à la fois, avec cette tranquillité des rêves accomplis. Alors seulement il comprit combien il l’avait attendue.

Elle était venue simplement, comme elle l’avait promis, au premier signe, obéissante ; elle avait trouvé la dépêche la veille au soir, au retour d’une tournée dans les Vosges. Elle n’avait même pas eu à défaire sa valise. Elle s’exprimait gaiement, gentille et gracieuse. Et il semblait à Benjamin que tout était prévu et ordonné ainsi de toute éternité.

Ils roulaient à présent sans heurts à travers cette majestueuse plaine des Flandres, sous ce vaste ciel gonflé comme une voile d’une plénitude infinie. Ils allaient assis côte à côte sans se donner la main. Ils voyaient glisser aux portières les ormes de la route, les clochers lointains encadrés plus longtemps dans les vitres, les mâts de navires à l’ancre dans les bassins de Gravelines, les moulins, les nuages, toutes les choses qui donnent à ces campagnes une apparence ailée, royaume de l’air et du souffle ; ils considéraient parfois sur un mur de village, dans une course ralentie, quelqu’un de ces Calvaires enluminés et verlainiens, où des angelots recueillent dans des calices le sang des plaies du Crucifié. C’était dimanche. Benjamin n’avait même pas besoin de regarder Brigett, Elle était là. Toute la nature lui offrait le reflet de son bonheur.

Il ne la questionnait pas, ne lui parlait pas d’amour, ne lui demandait pas autre chose que sa présence. A quoi bon ? Toutes les paroles, quand on aime, sont des paroles d’amour. Il racontait sa vie, les événemens de ces trois semaines, son prochain départ pour Verdun. Elle avait tout deviné. Il ne lui disait rien d’Eugène, ne cherchait plus à s’inquiéter pour qui elle était venue. Ils savaient bien tous deux qu’ils étaient là l’un pour l’autre.

Elle le savait, elle aussi. Elle éprouvait pour l’officier un de ces caprices de femme gâtée qui venait de lui faire traverser toute la France, et qui pouvait jouer l’illusion de l’amour. Elle était heureuse du bonheur qu’elle donnait, et elle prenait pour de la tendresse le reflet qui lui venait de l’émotion de Benjamin ; elle se colorait à cette flamme charmante. Elle s’aimait dans cette jeune ardeur. C’était comme un vivant miroir qui lui renvoyait embellie l’image de sa beauté. Elle recevait tout de son adorateur, et elle paraissait tout donner. Elle vivait une idylle romanesque, celle de la mondaine éprise d’un artiste, et qui daigne se laisser emmener en curieuse dans des guinguettes. Elle était humble, douce, câline, raisonnable. Ses habitudes d’ordre lui conseillaient de ne rien brusquer, de ne pas se déconsidérer en se donnant toute à la fois. Elle prolongeait d’instinct les préludes de l’amour, se rendait précieuse en se montrant honnête ; elle joua supérieurement son rôle. Elle fit allusion à ses chagrins intimes, aux lettres passionnées qu’elle recevait du front, apparut en consolatrice, en personne idéale. Elle se confiait à Benjamin sur le ton de l’amitié. Il faudrait venir dîner chez elle à sa première permission. Elle lui ferait de la musique. Elle serait toujours son amie. Il penserait à elle plus tard dans les mauvais momens. Elle lui porterait bonheur.

Ce voyage fut un enchantement. Benjamin ne douta plus d’être aimé par un ange.

La soirée, en revanche, fut pitoyablement manquée. Il avait fallu tout improviser en deux heures. Staub et Devriès se dévouèrent ; il n’y avait pas trente personnes dans la salle : ce fut glacial. Brigett chanta comme s’il y avait eu des rois dans l’assistance. Un jeune vétérinaire apporta son concours, joua du violon, exécuta des tours de cartes. Rien ne dissipa le fiasco et le froid aux épaules. Benjamin était au supplice. Il arpentait d’un air farouche le vestibule de l’hôtel, furieux contre l’humanité aveugle et insensible qui ne se précipitait pas aux pieds de son idole. Il tremblait que Brigett ne fût blessée d’un tel affront, quand ce n’était pas trop pour elle des hommages de la terre entière. Il s’en prenait à Eugène de l’avoir exposée à cette humiliation. Son dépit était plaisant. Il aurait fallu que l’univers partageât sa passion, content de voir à son sommet ce couple supérieur, Benjamin et Brigett, comme si leur union était sa fin suprême. Il finit par se réfugier dans la cuisine du concierge par dégoût de ce monde stupide qui insultait à sa maîtresse.

Eugène jubilait au contraire, il était rayonnant. Son plan se réalisait, toutes ses prévisions se trouvaient vérifiées. L’audace lui avait réussi : l’artiste était accourue. Pour qui donc, si ce n’est pour l’auteur de la Fée des dunes ? Ce n’était assurément pas pour ce maladroit de Benjamin, dont la mine disait assez toute la déconfiture : il avait cet air de chien battu qu’ont les amoureux éconduits. Eugène le plaignait presque. Mais quoi ? Il avait réellement tout fait pour s’effacer. Était-ce sa faute si l’artiste préférait le poète, et si le talent s’accordait au talent ?

Eugène avait appris dans la journée d’autres bonnes nouvelles. Les ordres de Chantilly étaient connus. Lauvergeat partait seul avec la division ; Herz et moi-même étions rappelés à Nieuport. Eugène voyait donc s’éloigner son rival. Tout le favorisait. Dans cette salle aux trois quarts vide, il n’apercevait que son triomphe, y trouvait un sujet de satisfaction sans mélange. Pendant que les artistes s’évertuaient, et que chacun suait la gêne d’une fête manquée, il s’applaudissait de son œuvre, comme dans ces représentations de drames wagnériens qu’un roi fou se faisait donner pour lui tout seul.

Le souper fut contraint. Benjamin n’ouvrit pas la bouche. Il était aussi gai que le spectre de Banquo. Les convives bâillaient et n’y comprenaient rien. Brigett se montra parfaite de tact, de dignité ; personne ne put la soupçonner d’être en bonne fortune ; elle ne permit aucun hommage, parla de son mari. Elle observa la nuance de discrète mélancolie qui convient à un repas d’adieux. Elle eut la mine de circonstance, l’air d’une amie de la famille dans un diner funèbre. Elle fut inimitable de décence cérémonieuse. Seul Eugène, au milieu du silence général, exhalait une verve inaltérable. Il était à son aise, jovial, badin, faisant les honneurs de la table et les frais de la conversation ; il déploya tout son esprit, jugea la situation, déclara les Allemands battus, le péril conjuré à Verdun ; il regrettait sans doute de ne pas y aller voir, et enviait cette chance à son camarade Lauvergeat. Mais celui-ci arriverait après la bataille. « Rassurez-vous, madame, il ne court aucun danger ! » Et il passait à des sujets musicaux, littéraires, développait ses vues et ses préférences au théâtre. Il prenait le silence consterné de la table pour de l’admiration. Il était heureux : il brillait.

Il pérorait encore trois heures après minuit, dans la voiture qui nous ramenait à Nieuport. Rien de plus sot qu’un auteur qui vous rebat les oreilles des beautés de sa pièce ; Herz était cet auteur ; il était sifflé et content. Il était lui-même l’artisan et la dupe de sa comédie. Il avait voulu jouer le Chandelier et ne voyait pas que Jacqueline se moquait de lui avec Fortunio.

Il croyait demeurer le maître du terrain et échafaudait cent beaux rêves. C’est dommage que l’ingrate ne s’en souciât pas. Elle fut quelques jours dans le pays avec la division. Elle jouait le rôle de Velléda, de Muse de la Patrie, chantait aux troupes la Marseillaise. Un bataillon l’avait élue pour caporal-clairon.

Puis, la division disparut ; nous fûmes quelque temps sans nouvelles.

Au bout d’un mois seulement, notre ami Poydavant reçut de Benjamin une carte postale datée d’Amiens. L’image représentait le chœur de la cathédrale, ces entrelacs de la grille du chœur qui développent à l’infini leurs fioritures et leurs parafes, avec l’intarissable caprice d’un hosannah. Parmi la luxuriance mystique de la ferronnerie, dans les enchevêtremens de feuillages, sous le demi-jour des vitraux aux enluminures de missel, empli d’un murmure d’orgues comme aux messes solennelles de mariage, Poydavant déchiffra ces mots :

« Je suis heureux. »


V

Eugène fut beau joueur ; il eut l’esprit de ne souffler mot ; je crois qu’il trouva à La Panne de quoi consoler son amour-propre.

Vers la fin de l’été, notre secteur était tout à fait endormi. Le personnel s’était presque entièrement renouvelé. Il ne restait plus à la maison que deux ou trois des figures qu’on y a vues au début de cette histoire. C’est un des phénomènes singuliers de la vie militaire, que l’instabilité des relations qui s’y nouent ; c’est le compartiment où des voyageurs montent et descendent à chaque station ; les uns tombent, les autres s’éloignent, de nouveaux venus les remplacent. On compte au bout de peu de temps ce qui reste des camarades du départ. La vie est faite de ces petites morts, et souvent de la mort. Après Lauvergeat, après C..., le chef était parti, Poydavant était tombé malade. En octobre, je fus appelé à Verdun.

La première personne que j’y vis, en arrivant à S..., ce fut Benjamin. Le temps était affreux, il tombait un déluge. Mon ami enjambait le ruisseau débordé et guettait le moment de traverser la chaussée, entre la double file de camions ruisselons qui passaient sans interruption sur la route boueuse. Il était crotté, las, vieilli. On voyait qu’il avait mal dormi depuis plusieurs jours.

En deux mots, il me mit au fait. La division, depuis trois mois, avait fait un travail de géans. On méditait un nouveau coup plus formidable encore, avec des moyens inouïs : soixante mille hommes, une masse d’artillerie monstre, un million de coups de canon. C’était cela qui était en train de monter sur la route : l’armée préparait la sublime bataille de Douaumont.

Ce que fut cette époque de la guerre restera dans nos souvenirs. Pour qui arrivait de Nieuport, quel contraste ! La bataille géante s’achevait dans les rafales de l’équinoxe d’automne. Le ciel noir fondait en bourrasques sur ces collines tragiques, lavait le sang dont était pétri le champ de bataille, noyait le sol en immenses fondrières de boue. Le vent d’Ouest achevait d’effeuiller les forêts jaunissantes, dénudait les formes tourmentées et âpres des collines. Verdun, centre et enjeu de la lutte, semblait le pont dématé d’un cuirassé au milieu de la tempête, sans cesse environné de tonnerre et d’éclairs ; des hauteurs de Belleville à celles de Tavannes, on voyait partir vingt étincelles à la seconde, comme ces lueurs que le soleil allume aux différens étages d’une façade, ou comme colles que fait jaillir d’un terrain de silex le galop d’un cheval. La nuit, le bruit ne cessait pas. L’horizon demeurait enflammé d’une aurore boréale irritée. Et l’on entendait de six lieues ce grondement ininterrompu, comme la chute lointaine d’un torrent ou la sourde vibration d’un arc.

Au milieu de ces événemens grandioses, je ne fus pas peu surpris d’entendre parler de Brigett Nichol. La cantatrice se tenait quelque part dans la coulisse, dans un emploi de la Croix-Rouge. La nouvelle me parut piquante. Je retrouvais à Verdun les deux héros de mon roman. Le fil de cette légère intrigue avait donc résisté aux secousses de la guerre et s’était déroulé comme le fil d’Ariane, à travers les péripéties de trois mois de batailles. L’idylle continuait en marge de l’histoire. Pourtant j’avais été frappé, pendant notre brève rencontre, de l’air sombre de Benjamin ; j’avais cru démêler de la tristesse sur son visage. Il m’avait accueilli avec une joie trop vive ; la joie s’était vite effacée, et je n’avais plus trouvé que ces traits sombres, préoccupés, une parole précipitée qui interdisait les questions.

Peut-être, après tout, m’étais-je trompé, en attachant trop d’importance à une expression passagère. Le fait est que Brigett était là relie pouvait fort bien n’y être que pour Benjamin. Trois mois de fidélité ne sont pas sans exemple, même dans ces unions de fantaisie. Deux ou trois fois, j’aperçus de loin la cantatrice à des concerts de la citadelle : toujours très entourée, adulée comme la seule femme à qui fût permis l’accès de ce lieu sévère et interdit. Elle devait ce privilège à sa voix et à son costume. Vêtue du blanc des infirmières, elle remplissait une mission, apportait à ces grands enfans que sont les soldats, au sortir des tranchées, un instant de poésie. Ce rôle de berceuse, de Blessed damsel musicale me renseignait peu sur l’objet de ma curiosité.

La bataille du 24 octobre l’éclipsa d’ailleurs assez vite. Tout autre intérêt disparut dans l’ivresse du triomphe. Dès que les troupes furent relevées, j’accourus pour apprendre des nouvelles de quelques amis. Je déjeunai à la division. Le maître était absent. Excepté Benjamin, je connaissais peu mes hôtes. Mais le moins reconnaissable était encore Benjamin.

C’était une douce et triste matinée de novembre. Une humidité pénétrante régnait dans la salle mal chauffée. La chère témoignait d’un régime distrait. Chacun pensait à ses affaires. Mon ami essayait de faire bonne mine, mais il avait le visage défait ; il était à la diète, buvait de l’eau, souffrait de névralgies. Il n’était que l’ombre de lui-même. Où était le garçon fringant, riant, verdoyant, que j’avais connu six mois plus tôt ? Sa figure abattue, placée à contre-jour, semblait contractée en dedans, rongée par une idée ineffaçable et douloureuse. On sentait sous son front l’image morne du fait accompli, et une question toujours la même, l’insoluble question des faibles : « Pourquoi ? Pourquoi ? Que lui ai-je fait ? »

Il avait l’air d’un corps sans âme. J’entrepris de le dérider, mais sans y parvenir ; ma présence lui rappelait trop de souvenirs. qui en ce moment devaient lui être particulièrement amers. Je connaissais son secret, et il devait redouter que je l’interrogeasse. A ce moment, quelqu’un, soit par étourderie, soit par taquinerie, demanda :

— A propos, savez-vous ce que devient Brigett Nichol ? On dit qu’elle a loué dans le pays.

Benjamin pâlit et, sans me regarder, — mais certainement pour moi, comme pour me supplier de ne pas insister davantage, — parvint à dire d’assez bonne grâce :

— Mon Dieu ! Ce n’est plus à moi qu’il faut demander ces choses-là. Du temps que j’étais en faveur...

Il essaya de rire, sa phrase s’acheva en grimace. Je lui serrai la main, en promettant de revenir après être passé voir nos amis de la brigade.

Le village de T... est un des plus tristes bourgs de la vallée de l’Ornain, au bord du canal et de la grande route de Bar-le-Duc à Toul. Une petite place carrée plantée d’une charmille de tilleuls, encadrée de grosses fermes et de rares habitations bourgeoises ; pour le reste, une agglomération sans ordre de ces basses maisons lorraines, toutes en profondeur et en méfiance contre le froid et les périls d’une province séculairement en proie aux invasions. Mais près de l’église, au bout d’une ruelle, on découvre subitement un petit pavillon assez dissimulé, derrière un mur à porte cochère, et qui semble, au milieu de ce village mal tenu, un pur joyau de la Régence. Quel receveur des tailles, quel magistrat de la cour de Bar a fait bâtir ici cette « folie, » comme on disait alors, afin d’y abriter ses fredaines loin de Madame la Receveuse ou de Madame la Présidente ? On ne peut que lui savoir gré de la fantaisie qui fait trouver à l’improviste, dans un coin de village sordide, ce ravissant chef-d’œuvre où respire tout l’art d’un Boffrand ou d’un Héré. On entre directement dans un salon spacieux, coiffé d’une coupole à huit pans, rappelant un peu la fameuse « Table ronde » de Sans-Souci, et lambrissé de belles boiseries où s’encadrent des scènes de la Fable, peintes par quelque Coypel rustique. Ce pavillon secret, acquis depuis peu par la commune, sert aujourd’hui de presbytère ; le curé n’a pas pris ombrage .des métamorphoses d’Ovide. Depuis la guerre, on y héberge des officiers, et c’est là que logeait la brigade.

Je trouvai dans le salon nombreuse compagnie et atmosphère joyeuse : le brigadier traitait ses officiers supérieurs et arrosait les croix des nouveaux décorés. J’arrivais à point. dans le désordre égayé d’une sortie de table, à l’heure des liqueurs et des cigares. Ah ! ce n’est plus ici qu’on faisait de la modestie ! C’était la liberté de la troupe, cette cordialité du rang, la bonhomie de compagnons qui jouissent de la vie sans vergogne, après une semaine d’épreuves, et quelle victoire ! J’étais assailli de récits, d’anecdotes, de nouvelles extraordinaires comme celle du Ravin de la Dame. Tout le monde allait, venait, causait sans gourme, sans contrainte ; tous les grades étaient confondus : le docteur M... frappait le piano à tour de bras et en lirait des airs de matchiche échevelée. Jamais depuis plus de cent ans les Silènes et les Bacchantes de ce salon galant ne s’étaient vus à pareille fête : la gloire dilatait les cœurs, on la respirait comme une femme. Et pour compléter le tableau il y avait, en effet, une femme.

C’était elle. Je ne l’avais pas aperçue d’abord. Elle se tenait à l’écart, debout dans l’angle, près d’une fenêtre : droite, petite et causant à mi-voix avec deux officiers. Je saluai sans me mêler à la conversation. Malgré son attitude de réserve affectée, elle était manifestement l’héroïne de la journée ; et quoique invitée, elle semblait la dame de céans. Elle n’y était plus traitée en étrangère : elle avait arboré l’uniforme de la maison, portait la plus piquante toilette de drap kaki brodée au chiffre du régiment. Était-ce simple coquetterie de femme pour qui tout se réduit à une affaire de costume ? Était-ce flatterie à l’adresse d’une troupe héroïque ? On ne savait plus bien si elle avait emprunté la couleur des zouaves, ou si les zouaves, comme au temps de la chevalerie, avaient décidé de porter celles de la cantatrice. Je la considérais, cherchant à deviner pour qui elle était là. Était-ce par désir d’être traitée en reine et d’avoir une cour ? Était-ce par ambition d’un rôle exceptionnel, d’apparaître à tant d’hommes comme leur talisman ? Voulait-elle une scène comme n’en pouvait avoir aucune de ses rivales ? Quel caprice inédit lui avait fait si tôt oublier Benjamin ? Était-ce quelque nouvel amant ? Était-ce l’orgueil raffiné d’apparaître en Jeanne d’Arc, en amazone, en Notre-Dame des Zouaves ? Son regard rencontra le mien, et sembla me dire avec hauteur :

— De quoi vous mêlez-vous ?

Elle se détourna lentement et se remit à causer. Je songeais au pauvre Benjamin, au théâtre de Nieuport, au carillon de Bergues, qui avait autrefois sonné l’heure du berger. Et je regardai avec effroi cette petite tête oublieuse et froide, et si charmante, cette petite tête de poupée si jolie sous l’étroit bandeau de la Croix-Rouge, dont la croix signait d’un point de sang le front énigmatique.

Je repassai le soir à la division. Benjamin sortit avec moi sur le palier.

— Eh bien ! dit-il, vous avez vu ?

Je serrai sa main sans répondre. La peau était sèche et brûlante. Sa santé était ébranlée. Il avait une crise d’entérite et souffrait d’une rage de dents.

— Voilà où j’en suis, ajouta-t-il avec un geste découragé. Si seulement je pouvais dormir ! Mais je souffre trop.

— Qu’allez-vous faire ?

— Rien. Travailler. Adieu.

Et il disparut en faisant un bruit étouffé, que je pris pour un gémissement.


Je ne l’ai plus revu ; j’ai lieu de le croire toujours vivant. Après la guerre, si cette histoire lui tombe sous les yeux, peut-être s’y retrouvera-t-il avec plaisir : à moins qu’il n’ait perdu le souvenir de sa jeunesse, comme il arrive à tant d’hommes qui ne font que se survivre et ne sont plus, dans l’âge mûr, que des sépulcres ambulans.

On se demandera quelle est la morale de ce conte et quel rapport il peut offrir avec la guerre. C’est qu’on se figure la guerre comme un phénomène extraordinaire qui doit mettre sens dessus dessous les sentimens connus. Elle change, en effet, le destin des États et la carte des Empires ; elle ne change rien à la nature humaine. Elle bouleverse la politique et les rapports entre les princes ; elle fait chanceler les trônes, arme les républiques, opère des révolutions ; mais la force inconnue qui détache le Tsar comme une feuille morte et fait de l’autocratie une poussière d’indépendances, est impuissante à empêcher que les hommes soient jeunes : qu’il passe auprès d’eux une femme, la femme, comme hier, fera naître le désir.

On a beaucoup écrit sur les effets moraux de la guerre, sur sa vertu qui, paraît-il, élève et purifie. Ce sont des idées littéraires, et il n’y a aucune raison pour qu’il en soit ainsi. Le nombre des conversions produites par la guerre doit être infiniment rare. La guerre ne fait point de miracles : ce n’est pas son affaire. Les saints la sanctifient, mais elle n’a pas le pouvoir de sanctifier les autres. Toutes ces illusions viennent d’un défaut de réflexion en présence d’un fait dont l’habitude s’était perdue : il nous est apparu dans une grandeur de cataclysme, sous un aspect de fin du monde, avec des apparences surnaturelles et apocalyptiques.

— La guerre ? me disait un jour un ami avec qui j’analysais ce problème. Nous y voilà depuis trois ans, à toutes les minutes, à l’avant, à l’arrière ; elle nous enveloppe, in ea vivimus, movemur et sumus. Eh bien ! qu’a-t-elle d’inouï ? On y vit, on y meurt, on mange, on dort, on marche, on pense ou on rêve quelquefois ; on prie, si l’on peut. En quoi cela change-t-il les lois de notre condition mortelle ? La seule différence est qu’on se bat. Mais est-ce bien une différence ? On se bat avec d’autres armes, on se fait plus de mal, voilà tout. Mais réfléchissez-y : c’est bien la même chose. Il n’y a que la mort, qui nous semble un peu plus voisine ou un peu plus probable que dans l’existence ordinaire, et encore est-ce par légèreté que nous en jugeons ainsi. Qui sait même si cette menace ne dégage pas un sourd conseil d’épicurisme et ne nous invite pas à jouir aveuglément de la douceur qui passe et de nos heures rapides ? Pourquoi voudriez-vous que nous en valussions mieux ? Cela est bien peu philosophique. Il y a plus de sens dans la légende de Forain, dans ces trois mots mélancoliques du poilu qui s’arrête devant une croix sur un tombeau. Déjà l’auteur de l’Imitation l’avait dit avant lui : Vita militia est. La guerre ? mon ami, la guerre, — c’est la vie.


PIERRE TROYON.

  1. Voyez la Revue des 1er décembre 1917 et 15 février 1918.
  2. Shakspeare, Henry V, scène dernière.