Chroniques (Buies)/Tome I/Arrivée des restes de sir Geo. Étienne Cartier

La bibliothèque libre.
Typographie C Darveau (1p. 375-381).

11 Juin.

La mort, l’horrible mort frappe, abat, fauche, moissonne de tous côtés ; on a beau prier l’odieuse invisible, plus elle frappe, plus elle se bouche les oreilles et nous laisse prier. Il semble qu’il y ait comme un crêpe constamment suspendu sur la pauvre vieille capitale ; nombreux sont les foyers en deuil, nombreux sont les cœurs attristés. On meurt, on meurt partout, à chaque porte ; les églises frémissent du chant des liberas, les cortèges funèbres défilent à toute heure et les vivants ne semblent avoir plus d’autre office à remplir que de reconduire à la tombe leurs amis disparus.

Ce matin, on enterrait ce cher et regretté Dessane, un artiste éminent qui, depuis vingt années qu’il est en Canada, s’est voué à une vie d’incessants et pénibles labeurs. On avait conservé pour sa mort, arrivée dimanche dernier, toutes les décorations funéraires qui ornaient la cathédrale lors du libera officiel chanté en l’honneur de sir George. Ces décorations étaient de longues draperies noires et blanches s’étendant d’un côté à l’autre de la nef, des crêpes couvrant les autels, des tableaux, enfin des tentures déployées du haut des jubés et entourant la vaste église d’un cercle lugubre.

Je ne sais pourquoi, mais toutes ces décorations, disposées à grands frais et rendues imposantes bien plus par la pensée de la mort que par leur seul aspect ou la solennité de la circonstance, avaient, au simple enterrement de Dessane, une physionomie de douleur et de regret qu’on eût en vain cherchée lors de l’orgueilleuse et excessive démonstration faite à la dépouille du ministre canadien.

Jamais, non jamais, malgré tout l’éclat dont on a voulu l’entourer, malgré la pompe de commande et toutes les marques extérieures d’un deuil public, cérémonie funèbre laissa-t-elle moins d’impression, eût-elle une physionomie plus indifférente, plus froide, plus étrangère, pour ainsi dire, à son objet. Une foule énorme de curieux assistaient à un spectacle, mais il n’y avait pas un visage, pas même un visage officiel capable de revêtir seulement l’apparence de la tristesse. On avait convoqué les différentes professions, les différents corps sociaux à former en ordre le cortège funèbre ; on avait fait un programme qui annonçait la participation sans restriction de toutes les classes au malheur qui frappait une famille, un gouvernement, un parti ; longtemps à l’avance une somptueuse manifestation était organisée, le canon retentissait du haut de la citadelle, le parlement et le bureau de poste, deux édifices du gouvernement, déployaient dans l’air d’immenses tentures qui traversaient les rues ; une chapelle ardente avait été dressée par des mains habiles à bord du bateau qui contenait les restes du chef tory, un corbillard, traîné par six chevaux et accompagné de huit honorables portant les coins du drap, avait été commandé pour la circonstance, rien enfin ne manquait aux apprêts, et le 9 juin 1873, jour de l’arrivée du steamer Prussian, allait devenir un jour à jamais mémorable, à jamais empreint dans la mémoire du peuple de Québec.

Hélas ! l’administration propose et le peuple dispose. Jamais convoi d’homme public ayant joué un grand rôle n’a reçu moins d’hommages spontanés, ni ne fut à la fois entouré d’un pareil déploiement de démonstrations extravagantes, excentriques, frisant presque le ridicule par leur exagération, je dirai même par leur inconvenance. Ce n’est pas un jugement que je porte en ce moment ; je ne fais que constater, je ne me fais que l’écho d’un grand nombre d’appréciations plusieurs fois répétées et presque toutes analogues.

À la place des différentes professions, des différents corps convoqués, pour ainsi dire sommés de marcher dans leur ordre respectif à la suite du cercueil, et de la foule énorme qu’on s’attendait à voir accompagner la dépouille de celui qui était représenté comme un des grands types de notre nationalité, comme une gloire chère à tous les Canadiens, quels qu’ils fussent, qu’a-t-on vu ? Quelques militaires, personnages très officiels, avec des sabres très retentissants et des bottes imposantes ; huit ou dix avocats, trois ou quatre médecins, tous les élèves des Frères sans exception, tous les hommes de police urbaine et riveraine, un certain nombre d’employés, des ministres fédéraux, des ministres provinciaux surtout, puis plus rien, si ce n’est la foule stationnant sur la marche du convoi et retenue par un irrésistible instinct de curiosité.

Voilà à quoi s’est réduit cette cérémonie dont on a absolument voulu faire une démonstration. Jamais les dehors, l’affectation du deuil n’ont été poussés plus loin ; mais rarement aussi le sentiment public y a-t-il aussi faiblement répondu. Bien des pauvres gens y trouvaient un prétexte d’envie et murmuraient contre ce déploiement fastueux qu’ils ne trouvaient pas justifié. D’autres, des hommes éclairés et intelligents, cachaient à peine la mauvaise impression que leur faisaient tant d’honneurs rendus à un cadavre qu’on allait promener ainsi de ville en ville et apothéoser dans cinq ou six endroits différents avant de le livrer au repos de la tombe, honneurs bien plus grands, bien plus pompeux qu’on en aurait rendu à un bienfaiteur public, tandis qu’il ne s’agissait ici que d’un homme politique, exclusivement et absolument homme de parti, qui jamais n’avait pensé, agi et voulu que pour son parti ; qui, dans maintes occasions, avait montré un profond dédain de la justice, pour qui la violence était un moyen habituel, qui, en somme, n’avait aucune grande qualité morale ni aucun talent supérieur, mais seulement une forte capacité de travail, une énergie que rien ne déroutait et une obstination plus grande encore qui le rendait indifférent quant aux moyens à employer pour atteindre son but. Voilà quels étaient les sentiments chez les uns et les autres, chez un grand nombre, à la vue du corbillard hermétiquement fermé, traîné par six vilains chevaux qui gravissaient péniblement la côte de la haute ville, et suivi d’un aussi maigre cortège. Évidemment, on sentait que le mort qui passait silencieux sous les nombreuses tentures déployées avec ostentation sur son chemin n’avait jamais rien fait qui allât au cœur du peuple, rien qui laissât de lui un souvenir immortel, une mémoire chérie, qu’il n’avait jamais mis son âme et sa vie en rapport avec l’âme et la vie du peuple qu’il avait été appelé à défendre et à servir ; on sentait que c’était presque un inconnu, sans doute très-haut placé, sans doute superbe, qui, ce jour-là, couché dans une bière, passait comme parmi des étrangers ; on se rappelait qu’il était mort en Canada de véritables grands hommes, de beaucoup supérieurs sous tous les rapports à ce chef de parti pour qui le canon tonnait, pour qui se pavoisaient les édifices publics et les églises, et qu’on n’avait pas fait en leur honneur la moindre démonstration pour témoigner de l’empreinte impérissable qu’ils laissaient dans l’âme de plusieurs générations, comme aussi de la trace immortelle qu’ils laissaient dans l’histoire ; on se demandait pourquoi cette pompe purement officielle, purement organisée, à laquelle ne répondaient aucune impulsion, aucun élan publics, et l’on s’étonnait qu’on eût fait tant de frais au milieu d’un si grand vide.

Mais laissons là ces idées et ces impressions du moment ; l’histoire ne tardera pas à parler à son tour ; peut-être sera-t-elle plus exacte, plus sûre dans son appréciation, mais sera-t-elle plus clémente ? Cela n’est guère possible, à moins qu’elle ne pardonne, aussi elle, comme tant d’autres l’ont fait, sur la tombe à peine fermée d’hier, et où reposent pour un jour les passions et les inimitiés politiques en attendant qu’elles éclatent demain, peut-être plus violentes et plus acharnées.

Jamais temps plus doux, jamais soleil plus bienfaisant, plus pur et plus calme ne s’offrit à nos regards, que le soir où les restés mortels de sir George furent transportés à la cathédrale de Québec. Il semblait qu’un seul et même concert de la nature, suave et doucement solennel, se joignît à la voix profonde du libera pour ne faire qu’un chant qui montât avec des accords toujours plus imposants vers les cieux. On n’eût jamais pensé à prendre un pareil jour pour un jour de deuil, ni à faire contraster les lugubres ombres des tentures avec le blanc et le bleu limpides du firmament. Le lendemain et le surlendemain, encore un temps délicieux : mais la mort n’arrêtait pas son œuvre ; elle a frappé indistinctement à bien des portes depuis.

C’est donc au moment où tout renaît, où la nature se pare, où tout aspire à la vie, où tout ce qui respire en jouit avec plus de force et de bonheur, où, jusqu’aux plus tristes vieillards, tout se sent rajeunir, c’est à ce moment-là, dis-je, que la mort se montre cette année plus avide, plus aveugle, plus impitoyable que jamais !

Ah ! c’est toujours bien étrange, et c’est vraiment parfois insupportable qu’aux deux actes les plus solennels qui marquent son passage sur la terre, la naissance et la mort, l’homme ne soit absolument pour rien.

Il reçoit inconscient le misérable cadeau de l’existence et il le perd de même, après des efforts inouïs pour conserver ce qui est vraiment un supplice et une expiation. Heureux ceux qui ne sont plus ! Ils sont certains du moins que c’est une affaire faite et qu’ils n’auront pas à recommencer, comme tant d’autres qui sont menacés de naître. Fût-on grand chef politique ou simple journaliste, on a le même sort et la même consolation, celle de ne faire qu’une fois ce détestable voyage où il n’y a de relais nulle part, pendant lequel on marche toujours, même en dormant, et dont on ne voit le terme que lorsque tout nous quitte à la fois.

Ce qui est étonnant, c’est que tout le monde voudrait retarder le terme de cette étape dans la vie éternelle. Ce qui étonne, c’est qu’un simple instinct de conservation, purement matériel, soit plus fort que tous les raisonnements et l’emporte sur l’évidence ; on veut vivre quand même, comme si ce n’était pas déjà assez d’être né quand même ; et, quand arrive la mort, on tremble. Hélas ! que serait-ce donc à la naissance si l’on savait trembler alors, et si l’on savait tout ce que nous coûtera cette vie qui cause autour du berceau tant de réjouissances ?…

Il fait bon de vivre jusqu’à vingt-cinq, et rarement jusqu’à trente ans. Passé ce terme, on a des rhumatismes, des dyspepsies, des maladies du foie, du cœur, des reins, des bronches, et alors ce n’est plus vivre, c’est se défendre avec un tronçon d’arme pour garder un souffle qui s’éteint quand la mort nous étrangle.