Chroniques (Buies)/Tome I/Causeries pour la Minerve

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Typographie C Darveau (1p. 125-152).

(Pour la Minerve)

PREMIÈRE CAUSERIE

Depuis Sainte-Beuve, on a fait un tel abus du nom de Causeries, qu’il est devenu à la portée des plus modestes ambitions littéraires. Du reste, le lecteur canadien est très indulgent, beaucoup trop, ce qui le porte à une admiration facile, à ce point qu’on serait presque heureux de lui déplaire.

Je lis quelque part que le printemps est la plus agréable, mais aussi la plus perfide des saisons, et qu’il n’est pas bon de quitter à cette époque l’endroit où l’on a passé l’hiver. C’est là l’avis des médecins peut-être, mais à coup sûr ce n’est pas celui des locataires. Quant aux propriétaires, ils n’ont pas d’opinion arrêtée sur l’hygiène, et ils se contentent d’admettre en principe général que plus un loyer est élevé, plus une maison est saine.

S’il n’est pas bon de quitter au printemps les lieux où l’on a passé l’hiver, d’où vient donc cet usage immémorial et universel des déménagements ? D’où vient cette tentation irrésistible de casser ses meubles, régulièrement une fois par année, et de payer deux fois le prix de son loyer en réparations, en blanchissage à la chaux, en nettoyage, en papier-tenture, etc… ? D’où vient cette manie qui s’empare de tout le monde, riches et pauvres ? Le déménagement est une fureur, une frénésie, une des formes de ce besoin insatiable de renouvellement, de déplacement et de mouvement qu’éprouvent au printemps tous les êtres animés. On quitte sa demeure comme l’oiseau quitte son vieux nid, comme on jette de côté ses fourrures, ses mocassins, ses gros châles. En outre, il est des attachements qui ne peuvent jamais se former, même par les meilleurs rapports, comme ceux entre propriétaires et locataires.

Vos lecteurs éprouvent-ils l’envie de faire connaissance avec l’auteur de ces causeries ? Je leur avouerai tout bonnement que je suis un québecquois. À défaut d’autres qualités, on voit au moins que je suis modeste. Je n’eusse jamais osé faire cet aveu il y a un an ; mais que les choses ont changé depuis ! Il y a quelques mille habitants de moins dans Québec, mais plusieurs manufactures de plus ; on parle même d’élever une vaste fabrique dans chaque rue qui se dépeuplera.

L’année dernière, à cette époque, le chemin à lisses Gosford donnait encore des espérances mêlées de craintes ; aujourd’hui il est bien constaté qu’il ne fonctionnera jamais. Faute de casseurs de pierres, on avait mis des amas de rochers au haut des côtes pour, qu’en roulant, ils se brisassent et répandissent un macadam quelconque ; malheureusement, contre toutes les prévisions, ils n’ont servi qu’à emplir quelques trous et à boucher complètement le passage. Les rues tortueuses, étroites, pleines d’abîmes, aux trottoirs dansant la prétentaine, coupées çà et là de pittoresques monticules, avaient au moins cinq pieds de boue ; cette année elles n’ont que dix-huit pouces de poussière. Pour retrouver les passerelles en pierres construites le printemps dernier ; on s’arme d’un bâton pointu, comme les voyageurs qui montent le Vésuve ; grand nombre de maisons en ruines penchent leur front sourcilleux sur les passants empressés de fuir ; les cours ont gardé les détritus et les immondices de deux ou trois décades, et la Municipalité a fulminé cinq cents décrets de nettoyage qui n’ont eu d’autre effet que de rendre les locataires encore plus sourds. Cependant, la propriété augmente assez joliment en valeur ; c’est parce que le nombre des propriétaires n’augmente pas, disent les finots ; mais moi, j’ai parfaitement constaté deux maisons en brique, bâties depuis l’année dernière à la haute-ville. Quant à la basse-ville, il est inutile d’en parler ; elle va disparaître bientôt sous les éboulis du cap.

On a dit dernièrement que les Internationaux allaient fonder une succursale dans Québec. Grand dieux ! et pourquoi faire ? c’est à peine si les nationaux eux-mêmes peuvent y vivre. Les nationaux ! ce nom, sous lequel ma plume a frémi, me plonge dans un abîme de réflexions mélancoliques ; aussi, je vais à la ligne pour faire la transition.

Hélas ! pourquoi notre beau Canada est-il encore la proie des partis ? Se peut-il que les Canadiens n’aient pas tous les mêmes idées et la même opinion depuis 1791 ? Pourquoi cette distinction de conservateurs et de libéraux, quand ce sont les conservateurs qui ont accompli toutes les réformes, et que les libéraux n’ont fait que se réformer eux-mêmes ? Est-ce que tout bon patriote ne doit pas désirer ardemment qu’il n’y ait plus qu’un seul parti appelé le parti conservateur-libéral-national-modéré ? Comme cela, on serait à peu près sûr de ne pas laisser de place à d’autres partis, et la nationalité canadienne serait immortelle autant qu’homogène. Mais non, l’orgueil humain veut toujours se satisfaire par des distinctions, et les nationaux n’ont eu d’autre idée, je l’affirme sur ce que j’ai de plus cher, que d’imiter l’Espagne où les partis se comptent à peu près comme suit : Radicaux, républicains-fédéraux, carlistes, conservateurs-opposants, ministériels-frontiéristes, sagastistes, amédéistes, zorillistes, des istes et des estes à faire prendre les Espagnols aux cheveux pendant trois générations. Heureusement que, chez nous, les noms seuls diffèrent et que, rien n’étant plus semblable au conservateur renfrogné des anciens temps que le libéral de nos jours, le national, qui est l’expression des deux, réussira à tout confondre.

C’est ce qu’il a déjà fait.

Il n’y a rien dans ce monde d’absolument louable ni de blâmable ; il se mêle à la plupart des choses une forte dose de pour et de contre, qui explique tant de discussions oiseuses et interminables, parce que les hommes ne regardent jamais guère qu’un seul côté des événements ou des questions. Savoir distinguer est le fait des esprits d’élite. Je vais tenter une chose hardie, c’est de justifier une grève ; il y a eu tant de grèves depuis quelques années, qu’on peut bien me permettre cette audace. Celle dont je parle est la grève des ouvriers agricoles d’Angleterre, provoqués par la Land and Labourer League.

Dans les comtés du nord de l’Angleterre, où les grands centres manufacturiers retiennent presque tous les bras, les travailleurs de la terre sont plus rares et reçoivent de 4 à 5 dollars par semaine ; mais dans le sud, ils n’ont guère que deux dollars. Ce qu’il y a là de paupérisme, d’abaissement et de misère crapuleuse est presque inimaginable. L’ouvrier agricole y vit d’une vie toute animale et végétative ; il ne peut pas même s’élever à la conception d’un déplacement ; l’endroit où il est né est celui où il doit souffrir et mourir ; l’étranger lui est suspect, et l’étranger, pour lui, c’est déjà le village situé à deux lieues de son clocher. Tout mouvement dans cette masse apathique d’hommes ne peut donc que lui faire du bien ; mais comme il est impossible d’apporter un remède rapide à un état de choses qui dure depuis des siècles, le mouvement qui se fait prend la forme d’une vaste émigration agricole ; aussi voit-on qu’il y a, cette année, trois Anglais contre un Irlandais qui quittent le port de Liverpool pour aller à l’étranger.

L’Angleterre est le pays de la croyance religieuse, de la bonne foi personnelle et du fair play. Ah ! le fair-play, il est partout, dans les combats de coqs, dans les batailles de dogues et dans les luttes de boxeurs. Ce n’est pas une raison pour en médire ; tant qu’à se faire pocher un œil, ou aplatir le nez ou défoncer le thorax, vaut autant que ce soit fait suivant les règles et adroitement que par un brutal quelconque, qui ne s’annonce pas. Ce n’est pas là ce qui m’occupe pour le moment ; mais je suis conduit à des réflexions philosophiques en voyant la souscription ouverte et presque déjà close en faveur du prétendant à la succession Tichborne.

Croirait-on que cet homme, condamné comme imposteur, comme vilain et faussaire, traduit devant les assises comme parjure, trouve à réaliser, par une simple souscription populaire, vingt-cinq mille dollars de cautionnement ? C’est ici que se révèle avec éclat cet esprit d’équité anglais qui fait que chacun s’intéresse à un acte de justice et veut donner à tout homme ses chances légitimes, son fair trial. Ce n’est pas que le prétendant soulève beaucoup de sympathies, mais sa cause devient la cause de tous en face d’une condamnation qui ne satisfait pas tous les esprits, et surtout en présence de la conduite du gouvernement qui met toute son influence et ses ressources à la disposition d’une famille énormément riche, pour combattre un homme auquel on refuse même les moyens de se défendre.

En France, le pauvre Thomas Castro, alias Arthur Orton, alias Sir Roger Tichborne, serait déjà mort sous les quolibets, malgré sa merveilleuse apathie qui fait dire à un journal de la métropole anglaise « qu’il passe la moitié de ses journées à dormir et l’autre moitié à méditer dans une douce somnolence. »


DEUXIÈME CAUSERIE

Êtes-vous Carliste, mon cher directeur, ou Amédéiste, ou progressiste, ou frontiériste ? Je présume que vous n’êtes pas encore tout à fait fixé sur tous ces points et que même vous y mettez quelque indifférence. Cependant il y a des gens qui viennent au monde avec une opinion toute faite. Ainsi il paraît qu’on naît Carliste dans la Navarre et dans la Biscaye, absolument comme en Auvergne on naît porteur d’eau, blagueur dans la Gascogne, et conservateur dans les concessions du Canada, ce qui est une autre manière d’être blagueur.

Quant à Don Carlos, lui, il est carliste incontestablement. Seulement, il l’est moins que beaucoup de ses partisans, absolument comme il y a des catholiques beaucoup plus catholiques que le Pape. Pendant qu’on s’administre quelques petites tripotées dans les montagnes de la Navarre, Don Carlos est devenu depuis quelque temps déjà invisible, introuvable. Pour passer et repasser la frontière d’Espagne il a pris cinq jours ; son père, lui, avait trouvé le moyen de soutenir la guerre civile en Espagne pendant cinq années, à partir de 1834, dans ces mêmes montagnes de la Navarre et de la Catalogne, contre les Christinos, ou partisans de la reine Christine. En Espagne, on fait des noms, comme on veut ; c’est ainsi que l’appellation de frontiériste a été donnée aux prétendants ou autres qui traversent la frontière pour faire du tapage. Il y a une opinion politique qui consiste à passer la frontière d’Espagne, de même qu’il y en a une pour enjamber la frontière du Canada et la repasser l’instant d’après, avec cette différence que, chez nous, les frontiéristes s’appellent des Fenians.

Dans l’intervalle des cinq jours que Don Carlos a passés sur la terre de ses aïeux, un écrivain du Figaro a eu un accès d’enthousiasme légitimiste comme il est rare d’en avoir de nos jours :

« Vous, prétendant, dit-il, vous mourrez en roi, ce qui est une manière de l’être ! Votre mort, glorieuse pour vous, servira à la cause de ces monarchies qu’on croit perdues et qui peut-être le sont… Elles ont assez péché pour cela ! Votre mort frappera sur les cœurs qui les aiment et qui voudraient les relever. Dans la tombe vous emporterez tout entier le drapeau sous lequel peuple et rois ont combattu et fait la gloire de leur pays… Malheureusement, l’horizon est si noir et le temps si plein de désespérance, que le mieux pour vous et pour le monde qui vous regarde et qui a désappris d’admirer, est peut-être de mourir dans cette lutte suprême que vous n’avez pas redoutée.

« Les races qui finissent ont des devoirs envers la gloire des aïeux. Race de héros, il faut mourir en héros. Vous l’avez compris, Sire. »

Don Carlos n’a pas compris tout à fait ; il y a tant de choses qu’on ne voit pas clairement lorsqu’il s’agit de mourir ! Et, du reste, la perspective d’être le dernier roi absolu de l’Espagne ne touche pas tous les cœurs de héros, quelque droit qu’ils puissent avoir.

Le droit monarchique abstrait, purement idéal, tel que le définissait Bossuet, n’existe évidemment plus. Dans notre malheureux siècle tout se raisonne, et si l’hérédité subsiste encore dans bon nombre de pays, c’est par le consentement tacite des gouvernés et sous certaines conditions, accompagnées de beaucoup de restrictions. Hérédité ne veut pas dire légitimité. C’est simplement une forme et non pas un droit.

Depuis un siècle, à partir de Charles-Édouard, le dernier des Stuarts, qui voulut revendiquer le trône d’Angleterre et qui périt glorieusement à Culloden, tous les prétendants ont échoué. Ce n’est pas, certes, qu’il en manque ; mais ils ne passent pas tous la frontière, et quelques-uns même ont la sagesse de ne pas être des héros.

La dernière invention moderne, c’est l’introduction du canon dans tous les genres d’actions humaines. C’est aux États-Unis, pays pacifique par excellence, que nous devons ce progrès. Pour préluder au grand jubilé de Boston qui va avoir lieu prochainement, les Américains font des conventions politiques, et, à la fin de chaque tirade d’un orateur plus ou moins allumé, un coup de canon donne le signal des applaudissements. C’est une manière d’utiliser les vieilles pièces ; mais il paraît que ces coups de canon répétés ont produit une intense chaleur dans la salle de la convention de Philadelphie qui vient de se réunir. L’un des péroreurs, à moitié abasourdi, suant à grosses gouttes, a été obligé d’ôter son paletot et de passer à la grande république sa chemise — « ce qui faisait un charmant contraste, dit un des reporters, avec les tentures foncées et les draperies de toutes couleurs qui paraient l’estrade. »

Pour moi, je ne suis pas paysagiste et je n’ai pas d’opinion à exprimer là-dessus.

Mais au sujet du canon, les Américains nous donnent un noble exemple. Comme ils n’ont pas d’ennemis autour d’eux, ils s’en servent pour leurs amis. Bientôt on verra le canon portatif que chacun aura dans sa poche aux assemblées populaires et qu’il fera partir au hasard de son enthousiasme. Qui sait ? le canon remplacera peut-être un jour la parole, et ce sera là un progrès vraiment humanitaire : il n’y aura plus moyen de déguiser sa pensée.

Québec a des canons, des mortiers et des obus qui se montrent à tout bout de champ. Partout où il y a quelque vieille ruine, quelque amas de pierres effondrées, quelque rempart antique qui s’affaisse, on voit se dresser ces foudres de guerre qui joueraient aujourd’hui à peu près le rôle de flèches d’Iroquois. Je ne sais pas même si l’on pourrait les faire partir pour applaudir un orateur ministériel. Quant à les charger, c’est peut-être encore possible, mais pour les décharger, jamais ! à moins qu’on veuille faire sauter la ville avec tous ses habitants, ce qui les remuerait peut-être un peu. En attendant, ils sont comme leurs canons, dont ils partagent l’immobilité séculaire.

Le ciel est chargé de vapeurs, de pluie et de vent de nord-est depuis la fin d’avril, en tout six semaines ; ce qui fait que les navires venus d’Europe ne peuvent plus repartir. Les Québecquois, gonflés d’orgueil, disent qu’ils n’ont jamais vu autant de vaisseaux dans leur port ; mais aussi, dès que le vent du sud-ouest prendra, ce qui n’est pas probable cette année, il n’en restera plus un seul. Quand on songe que nous voilà arrivés au milieu de juin et que nous n’avons pas encore eu une bonne journée de chaleur, et qu’il n’a pas fait beau temps vingt heures de suite, c’est à demander l’annexion à tout prix ! Avec l’annexion, du moins, on est certain qu’il n’y aurait plus d’hiver en Canada et qu’il n’y pleuvrait point à tout propos et sans propos. Mais, tels que nous sommes, avec nos seules ressources coloniales, nous ne pouvons pas lutter contre l’atmosphère. L’indépendance[1] changerait peut-être un peu le cours du vent, mais ça ne durerait pas et tout serait à recommencer.

Avez-vous jamais promené votre regard d’aigle sur les grands événements qui agitent notre globe ? Pour moi, il me semble qu’il n’y a rien de plus petit ni de plus comique que ce qu’on appelle les grandes choses ; j’aime mieux m’arrêter aux côtés mesquins de l’histoire.

Ce qui frappe le plus mon attention en ce moment, c’est la loi passée en France contre l’ivrognerie. Cette loi ressemble beaucoup, pour les pénalités édictées, à celle que vous avez à Montréal et qui oblige de fermer les hôtels à onze heures du soir. Elle a eu pour effet immédiat de tripler le nombre des pochards, en même temps que de répandre la pernicieuse habitude de mépriser les lois.

Il paraît que l’ivrognerie fait des ravages notables dans les équipages de la flotte française. Une circulaire du ministre de la marine engage les commissions des ports à étudier les moyens propres à l’arrêter : Que n’adopte-on dans ce cas le système anglais qui divise les marins en trois catégories ? L’une va en permission tous les quatre jours, l’autre tous les quinze jours, et la troisième tous les deux mois. Pour jouir des avantages de la première catégorie, on comprend que les matelots aient tout intérêt à ne jamais entrer en état d’ivresse.

On pourrait ainsi, dans Montréal, donner des permis de boire après onze heures, et cela en divisant les pochards par catégories. Ceux qui, à deux heures du matin, ne rouleraient pas encore sous la table, auraient droit à un crédit illimité chez les aubergistes.

De cette façon, on serait certain qu’avant un mois tous les hôtels seraient fermés pour de bon, dès dix heures du soir.


troisième causerie

Savez-vous sur quel pied danser, vous, mon cher directeur ? Pour moi, il me semble que notre planète a changé de route et que tous les hommes sont pris de vertige avec elle. Depuis la guerre franco-allemande, le monde n’a pu retrouver son assiette ; toutes les questions s’embrouillent, la diplomatie n’est plus une école de politique, ce n’est plus même une comédie solennelle, cela devient une bouffonnerie, une grosse farce dont les actes se mêlent et n’ont pas de dénouement.

Certes, l’humanité a fait un grand pas le jour où elle a voulu soumettre les différends internationaux à l’arbitrage. Voilà un tribunal constitué à Genève depuis plus d’un an et il n’est même pas encore reconnu ! La question de l’Alabama n’est pas plus avancée que lors du fameux discours de Sumner qui posait à l’Angleterre cet ultimatum : "Pay, apologize or fight". Ça, du moins, c’était clair ; pas d’arguties, pas de subtilités, pas d’échappatoire possible avec ces trois mots.

Depuis, on a présenté des mémoires et des contre-mémoires. Chacun a établi son cas, on y a mis le temps, Dieu merci ! puis, quand tout a été préparé, bien expliqué, quand on a eu rassemblé dans d’énormes volumes toutes les équivoques et fait le compte de toutes les réclamations, on s’est dit : « Tout est prêt maintenant ; réglons. »

Bah ! il y avait encore les interprétations. Or, chez deux nations élevées dans l’amour de la controverse, comme le sont les Américains et les Anglais, on va loin lorsqu’on veut interpréter. Donc, on avait interprété aux États-Unis que l’Angleterre était encore débitrice de trois à quatre cents millions ; l’Angleterre, elle, avait interprété qu’elle était quitte. Vous voyez qu’il y avait de la marge. Pour combler ce gouffre béant, on a commencé à jeter dedans des notes et des contre-notes, des dépêches, des interpellations, encore des mémoires et des contre-mémoires, des déclarations, des assertions et des contre-assertions ; il y avait là pour $500 000 de papier, nouvelle réclamation indirecte à faire valoir plus tard. Le lion britannique, ahuri, essoufflé, lâcha un suprême rugissement : Non possumus.

Alors, ce fut au tour de la presse à présenter ses mémoires ; on se flanqua des tripotées d’articles pendant quatre mois, d’une rive à l’autre de l’Atlantique ; les flots écumaient de menaces éditoriales, et toutes les lignes de steamers n’arrivaient plus qu’avec des cargaisons de provocations.

Ce n’était rien. Le lion britannique, qui avait repris haleine, s’est senti de force à ajouter encore un article à la pyramide de documents sous laquelle gisait la question de l’Alabama. L’article supplémentaire traverse les mers et entre en frémissant dans le cabinet du secrétaire Fish. Le ministre d’État était inondé de sueurs ; il venait de recevoir de Londres une dépêche chiffrée et était en train de l’interpréter avec le général Grant, sans qu’ils pussent se mettre d’accord ni l’un ni l’autre.

— « Vont-ils reconnaître nos réclamations ? — Eh ! non, puisque voilà un article additionnel fait pour les rejeter. — Bah ! un article additionnel n’est pas un refus. — Cela équivaut, et il n’y a pas d’autre sens à lui donner. — Des équivalents ! ah ! bien oui ! ce n’est pas avec des équivalents, moi, que j’ai bombardé Vicksburg. Et puis, ça vous paraît comme cela à vous, mais moi, je ne vois là qu’une nouvelle ficelle pour retarder le paiement de ce que l’Angleterre reconnaît bien devoir dans son for intérieur. — Ah ! tiens, oui, au fait, c’est vrai, le for intérieur ! je n’avais pas songé à cela ; il y a là matière à interprétation. Si nous soumettions la chose au Sénat ? — Je m’en lave les mains, ou plutôt, je me les frotte, s’écria d’aise le président Grant ; c’est cela ! remettons le tout aux soins du Sénat. »

Et la haute chambre américaine fut saisie de l’article additionnel. Deux jours après, elle l’avait ratifié et renvoyé paraphé au gouvernement anglais. Mais, ô ciel ! ce n’était plus le même. Le Sénat n’avait pas fait attention au for intérieur, et il avait ajouté de petites additions supplémentaires aux additions additionnelles, qui firent de suite hérisser la crinière au lion superbe des îles britanniques.

C’en est là maintenant, et tout est à recommencer. Il n’y a que le tribunal de Genève qui n’ait rien fait. Il est vrai qu’il n’est constitué que depuis un an. M’est avis que la conclusion à tirer de tout ceci, c’est que le français devrait être la langue diplomatique du monde entier. Avec elle, les équivoques ne sont guère possibles et les restrictions mentales percent à jour. Je suis convaincu que si l’on avait fait en français la nouvelle loi des écoles du Nouveau-Brunswick, on aurait compris de suite si elle est inconstitutionnelle ou non, et le Nouveau-Monde nous eût épargné sans doute sa terrible mercuriale, faite à l’instar de son programme, lequel lui a permis de faire élire un candidat aux élections dernières.

Je présume qu’il faudra, pour donner à cette loi toute la clarté qui lui manque, faire un article additionnel que je rédigerais volontiers en ces termes : « L’instruction publique au Nouveau-Brunswick sera libre et obligatoire, tout en étant gratuite, quoique laïque. Les ministres, de quelque religion que ce soit, n’y auront aucun contrôle, si ce n’est les vicaires de paroisses en général, les pasteurs anglicans et presbytériens, les rabbins et les derviches. À mesure qu’un élève aura complété son éducation, il devra faire appel au Conseil Privé d’Angleterre pour être investi de la faculté d’interprétation, surtout en matière diplomatique. Dans le cas où ce Suprême Conseil repousserait sa demande, il devra protester au nom de la liberté de conscience et des minorités opprimées et se constituera en état d’amendement perpétuel.»

J’ai parlé tout à l’heure de la France. On s’est habitué à croire depuis bientôt deux ans que c’est elle qui avait été vaincue par l’Allemagne ; ce paradoxe, né de trompeuses apparences, tend enfin à disparaître devant certains faits inconnus jusqu’aujourd’hui et qui sont concluants. Il est vrai que la France a convenu de payer cinq milliards de pots cassés, mais cet argent lui revient déjà de cent façons, tandis que l’Allemagne est loin de rentrer dans ses déboursés. Il paraît que c’est à qui se sauvera en Allemagne du service militaire et se cachera des splendides rayons du nouvel empire. Plus la Prusse remporte de victoires et reçoit de milliards, plus les Prussiens émigrent. Les hommes politiques de ce pays en ont la chair de poule ; l’un d’eux faisait remarquer, dans une des dernières séances du Reichstag, que les émigrés ne se composent pas principalement de gens appartenant aux classes pauvres, mais qu’ils sont pour la plupart de petits propriétaires qui ne sont plus à même de prospérer dans leur pays.

Un autre orateur a mis tout sur le compte des agents d’émigration qui séduisent le peuple. Il a cité à ce propos un district qui, sur une superficie d’environ trois cents lieues, ne compte que 50 000 habitants, sur lesquels 1,500 ont émigré ce printemps, outre qu’il en part encore, de quinzaine en quinzaine, quelques centaines de plus. La Landwehr de ce district a perdu la moitié de ses hommes ; mais ce n’est pas tout. Avec les hommes émigrent les capitaux. Vous qui êtes friand de statistiques, mon cher directeur, et qui en remplissez sans remords des colonnes entières de votre journal, vous apprendrez avec délice que la statistique a démontré que, depuis cinquante ans, les émigrés allemands ont emporté une somme à peu près égale au chiffre de la dette de la France envers l’Allemagne.

Cette émigration contagieuse n’aura pas lieu d’étonner, si l’on songe que la Prusse en particulier est encore un pays de moyen-âge, et que les petites gens y jouissent d’une condition sociale qui les assimile autant que faire se peut aux parias de l’Inde.

Si je vous parle de l’émigration allemande, qui peut n’avoir pas un grand intérêt pour vos lecteurs, c’est pour les consoler de l’émigration canadienne qui les touche de plus près. Au moins, les Canadiens auront désormais une raison d’émigrer : ils pourront aller contrebalancer aux États-Unis l’élément tudesque qui a déjà les proportions d’une nationalité, et qui menace de tenir bientôt l’Ouest sous son contrôle.

À propos de France et d’Allemagne, je viens de lire qu’une convention postale, récemment conclue, réduit à quatre centins le port des lettres échangées entre ces deux pays. Il devrait bien être conclu de même une convention postale entre Montréal et Québec pour que les lettres, quoiqu’en soit le prix, arrivent à destination dans un délai raisonnable. Nous n’avons jamais ici la malle de Montréal avant onze heures du matin, si ce n’est celle comparativement restreinte qui vient par les bateaux de la compagnie Richelieu. Pour le Grand-Tronc, il y a des tempêtes de neige tout l’été, et presque chaque jour nous voyons cette affiche sur le bureau de poste : « Western mail delayed four hours, two hours, three hours… » selon le cas ; le retard n’est pas uniforme, ce qui donne quelque variété à notre impatience. Ajoutez que les bateaux à vapeur partent d’ici à 4 heures, et le chemin de fer à 7 heures, et vous verrez ce que nous avons de temps pour correspondre. Encore une raison pour les Québecquois d’émigrer.

Et dire que l’usage des communications postales remonte à l’empereur Auguste, plus de dix-huit cents ans ! Ne pouvant pas déterminer les subsides à accorder au Grand-Tronc, ce souverain eut l’idée d’établir, sur les principales routes de l’empire romain, de distance en distance, des jeunes gens, habiles coureurs, ensuite des voitures, pour transmettre ses ordres dans les provinces. Des relais de chevaux furent installés en même temps, et, dans ces relais étaient aussi des véhicules dont les courriers pouvaient disposer en cas d’accident.

Que dis-je ! chez les barbares même de la Tartarie, dans l’empire du féroce Gengis-Khan, on comptait au dixième siècle plus de 100,000 relais et 200,000 chevaux employés au service des communications postales. Il y avait en outre des courriers à pied qui allaient avec une vitesse surprenante et qui portaient une ceinture garnie de grelots, pour avertir au loin de leur approche.

Aujourd’hui, il n’y a plus que les fous qui fassent ce métier-là, et l’on croit avoir beaucoup progressé !

Les faiseurs de grève commencent à me mettre l’eau à la bouche. Ne voilà-t-il pas que les tailleurs de pierres, eux aussi, demandent une augmentation de salaire telle que leur journée de travail leur vaudrait cinq dollars ! Le prix d’une causerie, ô grands dieux ! qui me prend vingt-quatre heures d’un travail aussi consciencieux qu’indigeste. Alors, je me mets en grève. Quelle magnifique découverte que cette façon moderne de se graisser la patte ? Un rentier n’a que deux cents louis de revenus, ce qui ne lui suffit pas, si, comme moi, il est généreux jusqu’à la prodigalité. « C’est bien, se dit-il, il me faut cinq cents louis, je me mets en grève. » Et le voilà se battant les flanc, signalant les injustices de la société, entrant dans 1’Internationale et faisant des acquisitions énormes de pétrole pour incendier les banques.

Je vous préviens que cette manie me gagne, et que je vais bientôt vous demander un prix double pour la moitié moins d’ouvrage.

On a beau dire, c’est un métier désagréable que celui de bourreau. C’est en vain qu’on veut remplir un devoir, faire le sacrifice de soi-même au bon ordre de la société, les hommes en veulent toujours à ceux qui les protègent, et ils leur flanquent des raclées quand ils en ont l’occasion. C’est ainsi que les deux bourreaux qui viennent d’exécuter les hautes œuvres sur la personne du condamné Bissonnette, ont failli être mis en pièces par la foule. C’est là un genre de protestation qui ne tardera pas, je crois, à l’emporter sur tous les arguments contre la peine de mort. Je n’y vois qu’un défaut, c’est qu’on court le risque de tuer les gens pour les empêcher de tuer les autres.


QUATRIÈME CAUSERIE


Puisque vous avez publié un vendredi ma dernière causerie du lundi, je ne vois pas pourquoi vous ne publieriez pas la présente un samedi. Une fois lancé dans une voie pareille, il n’y a plus aucune raison de s’arrêter, et l’on devient capable de tout, même de faire des causeries du dimanche, comme Routhier qui ne respecte rien.

À propos du dimanche, laissez-moi vous parler d’un excellent speech d’Henry Ward Beecher, que je viens de lire tout au long dans un journal américain.

Vous savez qu’une des questions sociales des États-Unis, en ce moment, est l’accès aux bibliothèques le jour du Seigneur. Cela est plus difficile à obtenir que la réforme du travail et le vote du Sénat pour la ratification du traité de Washington. Nos voisins, qui ne perdent pas une minute la semaine, sont fort aises d’avoir une journée dont ils ne savent que faire. Or, comme l’oisiveté est la mère de tous les vices, c’est précisément le dimanche qu’on voit le plus de pochards titubant dans les rues et de vauriens parcourant par légions les banlieues des villes, en rendant les promenades inaccessibles aux gens tranquilles qui cherchent l’air libre.

C’est ce qu’on appelle en langue ordinaire keeping Sabbath day. Je ne suis pas dans les secrets de la divinité, mais je gagerais fort qu’elle est peu sensible à cet honneur. Cette espèce d’observation du dimanche est le fruit direct du puritanisme, morale pointue qui visse l’humanité dans une boîte à clous pour la rendre irréprochable. Entre nous, vaut mieux avoir quelques défauts, ce qui donne l’occasion de s’en corriger, que des vertus de convention qui vous immobilisent.

« Le puritanisme, dit notre confrère du Messchacébé, est à la vertu ce que la gloriole est à la gloire, c’est-à-dire une affectation. Ce faux système ne tient aucun compte de la nature humaine, de ses passions, de ses faiblesses, et pose aux sociétés imparfaites un idéal inaccessible, prétendant les lancer vers un sommet ardu et héroïque. »

En effet, il faut être un héros très ardu pour passer un dimanche dans les villes de la Nouvelle-Angleterre sans y mourir d’ennui ou de dégoût. Un dimanche dans Boston ou dans Philadelphie équivaut à un apprentissage de croquemort. Les vrais puritains ont ce jour-là la rigidité cadavérique, et, s’il y avait quelque vertu pour eux à s’envelopper d’un suaires je suis certain qu’ils le feraient. À défaut de la chose même, ils s’en donnent l’apparence, ce qui est le fond de tout puritanisme moderne.

Or, Henry Ward Beecher, qui est un grand esprit, qui n’est l’esclave d’aucune convention et qui voit le bien partout où il n’y a pas de mal nécessaire, entreprend une croisade contre les froides et tyranniques observances qui mènent droit à la corruption, faute d’une liberté honnête. Il veut que les tramways circulent et que les bibliothèques publiques soient ouvertes le dimanche, aussi bien que les autres jours de la semaine. Comme certains journaux fanatiques de Montréal ont déjà entrepris une croisade en sens contraire, il est bon de leur mettre sous le nez ce que dit le grand prédicateur américain.

S’adressant aux riches et aux heureux de ce monde : « Vous avez des demeures magnifiques, leur dit-il, et toutes les sortes de jouissances ; mais en est-il ainsi du pauvre tonnelier, du pauvre forgeron ? En est-il ainsi du pauvre ouvrier qui monte quatre étages pour atteindre sa chambre solitaire sous quelque mansarde où il ne trouve aucun confort, rien qui réjouisse la vue, pas même une petite branche avec des fleurs à sa fenêtre ? Il ne faut pas prendre pour mesure votre prospérité. Il est très facile de dire : « Les tramways ne doivent pas aller et venir le dimanche ; les gens doivent rester où ils sont le dimanche. » Pour moi, je crois tout le contraire, et si vous voulez savoir toute ma pensée, je déclare que les hommes riches ne doivent pas se promener dans les tramways le dimanche, mais que les pauvres doivent pouvoir y aller à moitié prix. Il faut rendre la locomotion facile pour ceux qui en ont le plus besoin. Ceux qui sont obligés de travailler toute la semaine ne peuvent pas aller voir leurs parents et leurs amis, tandis que vous, riches, vous pouvez aller les voir dans vos carrosses le jour que vous voulez bien ; pour le pauvre, il faut absolument les tramways du dimanche. Rien ne vaut mieux pour l’homme et n’a d’objet plus moral que de conserver les liaisons de l’amitié. Il y a dans New-York pas moins de dix mille familles qui n’ont pas d’espace pour se remuer dans leurs petits logements ; il y a des hommes qui ont à peine respiré l’air pur ou vu la lumière du soleil pendant six jours ; ces hommes sont étiolés, n’ont plus de sang, peuvent à peine se dilater la poitrine, eh bien ! lorsque vient le dimanche et qu’ils disent à leur femme et à leurs enfants : « Si nous allions à Greenwood entendre chanter les oiseaux. » leur répondrez-vous avec un dédain morose : « Mes amis, il faut garder le jour du Seigneur ? »…

Henry Ward Beecher n’est guère connu que de nom parmi nos compatriotes, et cependant c’est un des grands orateurs du siècle. Son éloquence, puisée dans le cœur humain, s’inspire de toutes ses tendresses, de tous ses désirs. C’est un moraliste qui sait qu’il s’adresse à des hommes, tout en leur montrant les sphères de l’inaltérable pureté céleste. Qu’importent pour lui les systèmes et les fictions sociales érigées en préceptes de conduite ! Il veut satisfaire toutes les aspirations légitimes, et pour donner aux hommes la liberté de faire tout ce qui n’est pas mal en soi, il passe à travers toutes les règles.

On vient de voir un échantillon de son éloquence passionnée, sensible, vraiment chrétienne, puisqu’elle s’inspire de l’amour des déshérités de ce monde, veut-on le voir maintenant dans son humour ? qu’on lise le passage suivant du même discours. C’est la peinture du jeune nouveau-venu à New-York pour y faire de l’argent et qui, le dimanche, passe la journée à se demander ce qu’il va faire :

« Il y a ici des milliers de jeunes gens qui se trouvent comme des étrangers au milieu d’étrangers. Ils travaillent dur tout le jour ; ils couchent au magasin ou se juchent dans les mansardes d’une maison de pension. Quand vient le dimanche, l’un d’eux se lève de son colombier sous le comptoir, ou de son petit lit solitaire, et s’habille pour aller déjeuner. Après le déjeuner, la question est de savoir ce qu’on va faire : « Tom, dit-il à son ami, que te proposes-tu, toi ? — Je ne sais pas, et toi ? — Eh bien ! à peu près la même chose. » Il est alors, disons, neuf heures et demie. Les deux jeunes gens ont dormi, dormi, dormi, et ne pourraient recommencer. Après avoir bien mangé ils se disent : Allons faire un tour dans la rue et voir ce que nous pourrons trouver. »

« Peut-être ont-ils l’intention d’aller à l’église quelque part. Ils errent çà et là, sans préférence pour aucune église, et entrent dans la première qu’ils trouvent ouverte. Ils comptent les personnes qui s’y trouvent, dix, vingt, trente, cinquante ; ce n’est pas assez. « Allons ailleurs, » se disent-ils. Ils se rendent au temple le plus rapproché, et, à leur entrée, deux ou trois personnes les regardent drôlement, comme pour leur dire : « Pourquoi, diable, êtes-vous venus ici ? » Personne ne se lève pour les recevoir : aucune complaisance, aucune courtoisie ne leur est témoignée, car vous savez que ceux qui auraient honte d’être impolis dans leur propre maison, croient juste de traiter les autres, dans la maison du Seigneur, comme des condamnés aux galères.

« Sans être décontenancés par cette froide réception, nos deux jeunes gens continuent leur chemin et croient pouvoir trouver un siège, mais le Suisse les arrête : « non, pas ici, » et les ramène et les fait asseoir dans un coin, tout à fait à l’arrière. Ils s’assoient, se regardent l’un l’autre un moment, puis se lèvent et filent. De dimanche en dimanche, ils vont ainsi dans les différentes églises, et c’est un rare bonheur pour eux que d’être reçus poliment dans l’une d’elles où ils rencontrent quelqu’un qui s’intéresse à eux, qui leur demande où ils demeurent et échange avec eux des promesses de visite.

« Eh bien ! que retireront ces jeunes gens de leur fréquentation de l’église ? En supposant qu’ils y trouvent une place, quelle est la nature de l’enseignement qu’ils reçoivent ? On leur dit peut-être que le ministère religieux a été transmis de pasteurs en pasteurs depuis les apôtres, et cela les intéresse énormément ; ils sont enchantés qu’il en soit ainsi ; ils y trouvent autant d’aliment spirituel que s’ils regardaient travailler à un tricot. Rien ne manque dans ces sermons méthodiquement cousus, chaque point est à sa place. Ailleurs, ils entendront dire que nous avons tous péché avec Adam, une doctrine bien consolante !

« S’ils vont dans une autre église, ils entendront parler de Balthazar, ou des visions de Daniel, ou des visions de l’Apocalypse. Combien de fois entendront-ils un prédicateur leur dire de ces choses qui vont droit à leur âme, leur parler de leurs tentations, de leurs besoins ? Combien de fois trouveront-ils des cœurs qui battent et brûlent de l’esprit de fraternité ? Combien de fois entreront-ils dans une église où ils auront de quoi nourrir leur âme désolée ?… »

Voilà une peinture faite d’après nature, voilà un tableau de mœurs, voilà du langage qui parle et qui ne ressemble en rien aux froides et vides déclamations de ces prédicants puritains qui se transmettent les mêmes discours de génération en génération et les renouvellent périodiquement, si bien qu’on peut dire d’avance que telle année, à telle grande fête, on entendra répéter le sermon fait par le pasteur en telle autre année.

Cependant, les jeunes gens des États-Unis sont bien heureux de n’avoir que le dimanche qui les embarrasse ! Que dire de ceux de Québec qui ne savent où promener leurs pas monotones et leur figure ahurie pendant toute une semaine ? Dans Québec il y a une rue où l’on fait des affaires ; cette rue a huit arpents de long et quinze pieds de largeur ; après une forte pluie, les gens se parlent d’une rive à l’autre, parce que l’usage des canots portatifs n’est pas encore introduit dans la capitale. Il y a une autre rue où l’on se promène. Celle-là est longue d’un demi mille et n’a ni pavés, ni trottoirs. Opiniâtrement, inévitablement, les mêmes figures, pas belles du tout, malgré ce qu’on en ait dit, vous passent devant le nez cinq cents fois en deux heures. Les mêmes questions et les mêmes réponses se font tous les jours, et quand on n’a plus de quoi répéter et qu’une auberge se trouve sur le chemin, on entre se monter le cerveau au moyen d’un cocktail. Là se trouve généralement un groupe d’abrutis qui ont déjà absorbé trois ou quatre verres et qui sont ravis de pouvoir renouveler la « consomme » avec les nouveaux arrivants. On s’attable et l’on imbibe ; cela enlève vingt minutes au temps. Ceux qui ne sont pas tout à fait blasés retournent dans la rue Saint-Jean voir passer et repasser les mêmes binettes. La seule distraction est de se saluer ; aussi il y a de mes amis qui font du salut une véritable gymnastique. Qu’ils soient heureux et que Dieu les bénisse !

De la conversation, point. Et de quoi causer ? Dans ce milieu oisif, dans ce coin isolé du monde, entouré de montagnes, de quoi parlerait-on et qui peut avoir des idées ? Aussi l’homme d’étude en est-il réduit à vivre de lui-même. C’est monotone.

On a tort de croire que nos forêts se dépeuplent. Québec les remplace ; la plante des arbres est une véritable fureur dans notre ville cette année. Seulement, ces arbres n’ont pas de feuilles ; j’ai entendu dire que Montréal allait nous expédier une cargaison de nouveaux arbres ; hâtez-vous, si vous voulez qu’ils aient le temps de prendre, car l’hiver va bientôt revenir ici ; le fait est que nous n’en sommes pas encore sortis, et que le vent de nord-est a remplacé les tempêtes de neige qui n’en pouvaient plus de sept mois d’hiver. Le nord-est, à Québec, est une véritable institution, aussi immuable, aussi indestructible que le mixed bitters.[2]

Il y a ici quantité de vieilles dames et de vieux messieurs qui ont de gros revenus et qui ne savent qu’en faire. Ils ne pensent même pas à faire réparer le trottoir devant leurs maisons, encore moins à consacrer leur argent à quelque entreprise ou à quelque amélioration lucrative. Mais ils le prêtent à 6 ou 7 pour cent, et prient le Seigneur de leur accorder longue vie. Les gens les plus occupés de Québec sont les policemen, ou, comme ils s’intitulent eux-mêmes, sergents-de-ville ; ils ont toutes les peines du monde à faire enlever les ordures des cours, et emploient les trois quarts du jour à voir s’il n’y a pas des toits qui menacent de crouler ou des pierres qui se détachent des murs. Heureux sommes-nous de les avoir !

Si les Canadiens du pays se plaignent encore de la sécheresse, c’est qu’ils sont aussi incorrigibles qu’insatiables. Il a plu dans notre district cinq jours par semaine depuis le 1er mai, ce qui n’empêchera pas qu’on entende dire pendant trois mois que le grain n’a pu venir, faute de pluie. Un des traits saillants de notre peuple, c’est de n’être jamais satisfait. Qu’on lui montre des travaux à faire, de l’ouvrage en quantité, des richesses à acquérir, tout cela ne vaut rien si ça se trouve en Canada ; il faut aller le chercher aux États-Unis ; à ce point que pour les grandes entreprises publiques qui seront mises à exécution cette année même, il va falloir aller chez nos voisins, faire ce qu’ils ont fait chez nous depuis si longtemps, chercher des hommes

L’émigration des Canadiens n’est pas un besoin, c’est une manie ; le fait est que c’est pis. Elle n’a qu’une seule et unique cause, le plaisir de grogner. Voilà.

  1. Il a toujours existé en Canada un parti politique visant plus ou moins ouvertement à l’indépendance des colonies anglo-américaines.
  2. Mélange de différentes boissons.