Chroniques (Buies)/Tome I/Chronique pseudo-philosophique

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Typographie C Darveau (1p. 311-319).

10 Décembre.

Savez-vous, lecteurs, que nous ne savons rien, et que c’est presque toujours le hasard qui apprend aux hommes le peu de choses qu’ils savent ?

Sept matelots, naufragés dernièrement sur la côte d’Afrique, se sont sauvés un à un en s’attachant aux pattes d’un énorme oiseau herbivore ; puis ils ont vu le même oiseau se jeter sur des tortues colossales, les briser sur les rochers et en manger cinq ou six dans le même jour. Dans notre pays il y a une espèce d’oiseaux qui ressemblent beaucoup à celui-là ; on les appelle vulgairement des contracteurs (entrepreneurs.) Leur mets de prédilection est le bank-note ; il y en a qui en avalent en hors-d’œuvres pour plus de cinq cent mille dollars en deux ou trois ans.

Dans les parages de la Cafrerie, un capitaine de navire a vu capturer un oiseau gigantesque qui avait saisi et mis en pièces un éléphant et en avait déjà mangé le quart, quand on parvint à le tuer à l’aide de flèches empoisonnées. Une des grandes plumes des ailes ayant été coupée, on vit que le tuyau pouvait contenir deux outres d’eau et plus.

Il n’y a aucune raison de s’étonner de ces prodiges. La nature est partout conséquente et judicieuse. Dans les pays où les arbres atteignent une hauteur de trois cents pieds, il n’est que juste qu’il s’y trouve des oiseaux d’au moins vingt pieds de long pour se nicher dessus. Chose étrange toutefois ! C’est dans ces mêmes pays qu’on voit le plus d’insectes ; mais cette apparente disparité se concilie aisément au moyen du proverbe : « Les extrêmes se touchent. »

L’homme est rarement embarrassé dans ses explications de l’inconnu ; pour les choses qu’il ne comprend pas, il imagine la loi des contrastes qui répond à tout. Avec cela on va loin, et quand par hasard on se trompe, on s’en console au moyen d’un autre proverbe : errare humanum est. Si la loi des contrastes est si naturelle et si vraie, il me semble qu’on ne peut guère voir un moucheron sans songer de suite à un éléphant, ni de même voir le gouvernement provincial sans se porter immédiatement vers le système solaire au sein duquel notre globe tourbillonne, gros en proportion, comme une pilule. Mais passons.

Les découvertes géologiques qu’on fait depuis quelque temps sont vraiment merveilleuses ; sans doute, l’homme, dégoûté de ce qu’il est aujourd’hui, cherche à se rattraper par ce qu’il pouvait être il y a cinquante mille ans. On ne trouve plus dans les cavernes du vieux et du nouveau monde que des squelettes de sept à huit pieds, avec des armes en pierre de cinq à six formes différentes.

Aujourd’hui, c’est dans les tavernes qu’on trouve les hommes, et, s’ils sont moins longs qu’autrefois, en revanche ils sont beaucoup plus épais. Moralement, il n’y a pas de bornes à cette épaisseur. Pour faire des recherches spéciales sur l’homme, il faut être atteint d’une misanthropie incurable, et détester ses semblables au point de vouloir se suicider pour ne pas leur ressembler. Quand on pense qu’il a fallu des centaines et des centaines de siècles pour arriver de la connaissance à l’usage de quelques métaux maintenant familiers, on admire cet incommensurable idiot qui s’intitule le roi de la création et qui a fait socialement de la femme son inférieure, sans doute pour se venger de la nature qui l’avait faite infiniment sa supérieure.

Au reste ce bipède n’en fait jamais d’autres.

N’ayant pu apprivoiser le renard, parce que le renard est beaucoup plus fin que lui, il a eu recours à la force, et quelle force ! dix, vingt, trente hommes, et dix, vingt, trente chevaux contre un renard !

La nature a vengé la faiblesse en lui donnant des ressources inconnues ; il n’en est pas moins vrai que la force bête continuera encore de se pavaner à cheval pendant des siècles à la poursuite d’une queue ![1]

Il paraît que le Canada produit beaucoup de fromage depuis deux ou trois ans ; c’est, dit-on, un résultat de la confédération.

Le fromage est une variété de la chaussette de gendarme ; nous avons donc fait beaucoup de progrès sous la constitution nouvelle. Ce que nous avons exporté de fromage l’année dernière se monte à près de vingt millions de livres ; il y a même une petite ville du Haut-Canada qui, tous les jours, en a expédié cinquante wagons pleins pendant trois mois.

Le fromage ayant été donné à l’homme pour déguiser son haleine comme la parole pour déguiser sa pensée, il est manifeste que, sous le rapport moral comme au point de vue commercial, nous sommes devenus extrêmement raffinés.[2] Oh !…

Les adversaires de la réciprocité avec les États-Unis disent que la production du fromage est un des traits de l’énergie que nous avons mise à ne dépendre que de nous-mêmes et à développer nos propres ressources. Je suppose que cela est vrai ; mais les bêtes-à-cornes y sont bien pour quelque chose ; tout seuls, nous n’aurions jamais pu produire tant de fromage que cela. On dira que c’est nous qui élevons et qui exploitons les bêtes-à-cornes ; soit. Toujours est-il que c’est là un grave symptôme, et que de pareils monceaux de fromage sont signe de temps. On ne se serait jamais douté, sans les indiscrétions de la statistique, qu’il y eût tant de bêtes-à-cornes utiles dans le Dominion. Que dire maintenant de ce qui adviendrait si elles se mêlaient toutes d’être aussi fertiles ?

Passons maintenant aux mines. Le Canadien se croit un fin-fin, il croit dire une grande chose lorsqu’il chante sur tous les tons « qu’il faut développer cette richesse naturelle, exploiter ce trésor de notre sol, » phrases de journaux et d’agents de colonisation. Eh bien ! il y a longtemps que ce trésor a été exploité. On a découvert dernièrement sur l’île Royale, dans le lac Supérieur, un certain nombre de mines de cuivre qui avaient été travaillées par une race d’hommes depuis longtemps disparue. Jusqu’où faut-il remonter pour retracer ce peuple éteint, je n’en sais rien ni ai-je envie de le savoir : je trouve que cela est tout simplement insupportable et que l’idée de progrès reçoit tous les jours de tels démentis, que c’est à dérouter les plus fermes croyances. On dirait que le grand livre de la nature est ouvert et refermé périodiquement pendant des siècles, mais que nous sommes seulement à une époque où il a été ouvert le plus largement ; voilà tout.

Depuis que les sciences naturelles ont été assises sur leur base véritable, grâce à la méthode expérimentale de Bacon, nous avons marché si vite et si vigoureusement qu’il semble qu’aucun effort de la barbarie ne puisse désormais refermer le livre. Le dépôt de la science n’est plus circonscrit à un ou deux peuples privilégiés, mais il est le trésor commun de l’humanité entière ; je ne parle pas des Hottentots ni des Cafres qui ne sont hommes qu’à certaines conditions.

Quoique nous n’en soyons encore qu’aux premiers feuillets du grand livre, je maintiens que nous avons raison d’avoir des idées arrêtées sur le progrès et les principes sur lesquels il repose.

En effet, si le progrès n’était point, il faudrait admettre que les hommes sont parfaits dès aujourd’hui ; il serait inutile que l’existence du genre humain se continuât, puisqu’il n’aurait plus de but à poursuivre, puisque la recherche de la vérité et l’étude de la nature seraient d’absurdes tentatives.

Chaque pas que l’homme fait dans la science est une révélation de plus qui apporte un nouvel appui à la vérité. Est-ce que cette agitation particulière à notre époque, en vue d’une amélioration successive et sans limite de la condition sociale, n’est pas un des caractères saillants de cette idée de progrès qui se présente à l’homme moderne sans cesse et sous toutes les formes ? Elle offre le plus parfait contraste avec le monde ancien, avec ses plus nobles interprètes, les Cicéron, les Sénèque, les Marc-Aurèle qui, tout en déplorant et en méprisant leur époque, n’imaginent rien pour la réformer ne découvrent dans leur esprit aucune vue d’avenir, aucune perspective d’un nouvel ordre politique ou moral.

L’image d’une perfection idéale et toujours fugitive ne s’est jamais présentée à l’esprit humain avec une force aussi transcendante et expansive que depuis les deux dernières générations. Les nations démocratiques et libres, placées en face des continuels changements qui se passent à chaque instant dans leur sein, toujours cherchant, tombant, se redressant, souvent déçues, jamais découragées, découvrent sans peine que rien ne les borne ni ne les fixe, et tendent incessamment vers cette grandeur immense qu’elles entrevoient confusément au bout de la longue carrière que l’humanité doit parcourir…

De tout ce dont je vous parle en ee moment, lecteur, il n’est jamais question dans le parlement provincial. Pourquoi ? Je ne saurais le dire en vérité. Et cependant, le procureur-général a l’habitude de passer à l’étamine de l’examen philosophique toutes les questions qui se présentent, et M. Bellerose ne se lève jamais que pour enfoncer Platon.

Ce qui prouve que nous sommes dans une époque de progrès incontestable, c’est qu’on vient de faire la plus grande des découvertes, à mon sens, une découverte exprès pour les parlements qui ont besoin, plus que toute autre institution, que le génie de l’inventeur vienne à leur secours. Cette découverte, c’est la tribune mécanique.

Vous êtes dans une assemblée parlementaire. Le premier orateur inscrit se place à la tribune ; les autres, dans l’ordre de leur inscription, sur des sièges préparés ad hoc. Chaque auditeur est muni d’une balle de plomb. Quand l’orateur commence à l’embê… pardon ! quand la conviction de l’auditeur est formée, il laisse couler la balle de plomb dans un tube qui se trouve à côté de chaque siège ; et, quand la moitié plus un des assistants a lâché sa boule, grâce à un ingénieux mécanisme, le poids de ces balles de plomb réunies fait basculer la tribune, l’orateur est englouti dans les dessous, et le suivant lui est mécaniquement substitué. On rend les balles et la fête recommence.

Sans doute cette invention n’a pas été faite pour le conseil législatif qui n’en a pas besoin ; car, là, il n’y a pas plus d’auditeurs que d’orateurs. Depuis un mois que siège le parlement provincial, personne n’avait encore entendu parler de cette chambre haute, lorsque, tout à coup, la discussion sur le double mandat est venue subitement révéler son existence. Oh, grands dieux ! quelle dérision imprévue ! J’ai vu des hommes entichés de cette institution, qu’ils regardaient comme un contre-poids nécessaire, s’en revenir accablés après cette séance.

Nos honorables étaient pris comme des rats dans un filet ; ils gigotaient, piaillaient, questionnaient, abasourdis d’avoir à rendre une décision, chose insolite. Toute la presse s’amuse de cette scène bouffonne, et la ville en fait des gorges-chaudes, heureuse de trouver dans son désœuvrement un objet risible.

La session tire à sa fin ; il le faut bien, le gouvernement a épuisé presque toutes les mesures conçues par l’opposition. L’année prochaine il se présentera avec les autres mesures des députés de la gauche laissées de côté pour cette année, et cela constituera le discours du trône. De cette façon on s’éternise au pouvoir ; le moyen est simple et à la portée de la majorité. L’année prochaine, si le gouvernement ne fait pas encore des questions ouvertes[3] de toutes celles qu’il a fermées jusqu’à présent, nous pouvons compter sur un début triomphal.



  1. On sait que la grande ambition du chasseur, dans une partie de chasse au renard, c’est de pouvoir rapporter la tête ou la queue de l’animal.
  2. On fabrique en Canada une espèce de fromage très goûté des gourmets et que l’on appelle le « raffiné. » Il a beaucoup de ressemblance avec le Brie. L’odeur en est horrible.
  3. Questions libres, c’est-à-dire de celles où la politique essentielle du gouvernement n’est pas en cause.