Chroniques (Buies)/Tome I/Dernière chronique d’été

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Typographie C Darveau (1p. 209-213).


25 Août

« Une, deux, trois, ça y est ? Bon, envoyons fort, hourrah ! » et les trois baigneurs s’élançent, torse rejeté en arrière, poitrine bruyante, bras et jambes rayés de muscles. Mais il y avait trente pas à faire pour se jeter dans le fleuve ; le premier atteignit le rivage, le deuxième retourna, en frémissant, à moitié chemin ; « Brrr, brrr, qu’il fait froid ! » et vint se heurter sur le troisième qui était resté sur place, après avoir fait un saut.

C’est que l’eau est terriblement froide à Tadoussac. Il faut être intrépide ou amphibie pour s’y précipiter sans un serrement de cœur qui vous met la poitrine comme dans un étau ; on risque un pied dans l’onde amère et retentissante, puis l’on recule de trois pas en arrière, aux trois quarts crispé : l’homme a horreur de l’abîme comme la nature a horreur du vide. « Décidément ce sera pour demain, » dit le premier baigneur, chevrotant et retournant à la course remettre sa chemise et son pantalon. « Oui, oui, pour demain, répètent en chœur les deux autres : demain, il fera plus chaud ; regarde bien la place ; bon, c’est ici ; pas de crans, (ressac) sable fin, c’est le meilleur endroit, nous reviendrons. » Et le lendemain, c’est la même chose.

Le lendemain n’appartient pas à l’homme. Eh quoi ! le présent même le fuit, le présent qui lui échappe au moment même où il y pense ! J’écris cette ligne, et celle qui la précède est déjà engloutie dans le passé. C’est une terrible chose que de ne pouvoir pas arrêter une heure cette horloge éternelle que personne ne monte et qui ne retarde jamais.

Demain, qui sait ? Ce sera la pluie, ce sera le nordest avec ses froids brouillards couvrant la côte et se répandant sur le fleuve comme un océan superposé de vapeurs glaciales. La rive nord du Saint-Laurent est tout ce qu’il y a de plus inhumain. Sur une étendue de quarante lieues mincement habitées, à partir de Sainte-Anne, ce ne sont que des côtes qui plongent dans des abîmes et remontent aux nues. « Le bon Dieu n’a vidé son sac que par escousses, » me disait un habitant qui me menait en calèche dans ces interminables plongeons des Laurentides ; « c’est pas fait pour des hommes, ce pays cite, c’est bon rien que pour des sauvages et des nations. » Rochers, gorges, chemins empierrés se précipitant et rebondissant, voilà la rive nord de la Baie Saint-Paul à Tadoussac. On met une journée à faire six lieues et l’on saute constamment ; cela vaut le mal de mer. Aucune dyspepsie n’y peut tenir, mais aussi l’on arrive comme du café moulu sortant de l’engrenage ; le postillon qui conduit la malle dans ce pays est tout bossué comme un vieux tambour ; les os lui sortent du corps et il a une épaule qui lui bat constamment sur l’occiput. Quant aux jambes, il n’en a plus ; ce sont des allongements mécaniques qui obéissent à tous les accidents de terrain et qu’il ne peut contrôler. On ne voyage en somme dans ces régions que pour arriver au paradis, puisque c’est le chemin qui y mène.

Vous ne sauriez croire tout ce qu’il y a d’étrangers venus, cette année, de toutes les parties de l’Amérique aux stations d’eau canadiennes. La seule ligne de bateaux à vapeur qui ne fait le service que quatre fois par semaine de Québec à la Baie des Ha ! Ha ! n’y peut suffire ; c’est par centaines qu’ils débordent à la Malbaie et à Cacouna, outre que le chemin de fer en échelonne sur tout le côté sud, à Kamouraska, à la Rivière-du-Loup, à Rimouski… Ce que tous ces endroits prennent d’accroissement et de mouvement chaque année est vraiment remarquable ; mais ils sont encore loin de suffire à la foule avide. Moi qui ai vu, il y a dix ou quinze ans, ces campagnes devenues aujourd’hui de véritables villes rurales, je reste tout émerveillé de leur subite croissance ; partout ont surgi des maisons destinées uniquement aux étrangers ; ce sont des villages entiers qui se forment de la sorte, avec toutes les coquetteries et tous les embellissements qui déterminent le choix, et l’arrêtent, une fois formé.

Mais ce qui manque à la plupart de nos jolies stations d’eau, c’est la facilité, c’est la rapidité des communications. Ainsi, Tadoussac n’a pas même une route qui mène, soit à l’intérieur, soit sur le littoral ; pas de télégraphe non plus ; les voyageurs qui y arrivent ou qui en partent sont obligés de traverser à la Rivière-du-Loup. Ceux qui vont à Cacouna sont encore tenus de descendre à la Rivière-du-Loup, s’ils viennent par eau, et de faire ensuite cinq milles en voiture. Les voyageurs qui vont à Kamouraska font encore en voiture la même longueur de chemin, à partir de la gare du chemin de fer ; impossible de s’y rendre par eau, parce que la marée baissante laisse à sec le rivage sur un mille d’étendue.

En face de Kamouraska, à un mille seulement du rivage, s’étendent trois îles qui, tous les jours, reçoivent les pique-niqueurs en chaloupes ; il est fortement question de construire à l’une d’elles un petit quai où viendrait atterrir le bateau à vapeur, et d’y bâtir un grand hôtel pour recevoir les voyageurs qui se rendraient à Kamouraska, soit en chaloupe, soit en voiture, à la marée basse. Si ce projet est mis à exécution, Kamouraska deviendra sans contredit avant peu d’années l’endroit fashionable de la rive sud ; on aura bientôt déserté l’ennuyeux Cacouna qui n’est fait que pour les Anglais du dimanche, et qui ne se corrigera jamais de n’être qu’un étalage stupide d’équipages et de toilettes.

Dans ces endroits marqués par la vanité humaine et où le touriste confiant vient se faire victimer, il est impossible de se procurer à souhait les choses qu’on a dans les plus vulgaires campagnes. On y est habitué aux voyageurs qui posent, non à ceux qui viennent se rafraîchir et goûter les avantages de la villégiature. Or, un de ces avantages, il me semble, un des plus naturels et des plus faciles, serait bien d’avoir du lait et de la crème à discrétion ; eh bien ! c’est précisément ce que vous ne pouvez pas vous procurer dans les hôtels de la fashion ; chez les habitants, vous en aurez autant qu’il en faut pour abreuver toute une famille, et cela pour quelques sous ; dans les grands hôtels, ce n’est pas à prix d’or que vous en aurez de quoi vous détremper le larynx. J’en veux à tous ces superbes établissements qui vous vendent l’ennui bruyant et la somptuosité tapageuse à des prix fabuleux, sans vous donner pour un centin valant du vrai luxe de la campagne.

Malheureux et insensés ceux qui se laissent séduire par ce mensonge brillant ! ils s’en retournent à la ville plus fatigués, plus maigres, plus altérés que lorsqu’ils en sont partis. Avec cela, les enfants, le vacarme, les serviteurs ahuris qui ne savent pas où donner la tête, les arrivées nouvelles de chaque jour qui bouleversent les chambres où l’on vous parque deux ou trois ensemble, la gêne de tous les instants, la nécessité d’être magnifique ou du moins de le paraître, l’impossibilité de prendre des bains à son choix, parce que les grèves sont couvertes à chaque instant du jour d’enfants et de femmes qui y viennent on ne sait pourquoi, croyez-vous que tout cela puisse amuser un vrai touriste ou inspirer un chroniqueur ?

Pour moi, je vais où je puis me mettre en chemise et en pantoufles, et surtout à bon marché. Je rends grâce au ciel de m’avoir fait pauvre afin de pouvoir boire du lait à ma fantaisie. Quand les chroniques m’auront rendu millionnaire, alors je songerai à payer quatre dollars par jour pour épaissir la croûte de mon abrutissement ; mais alors vous n’aurez plus de chroniques.