Chroniques (Buies)/Tome II/À propos de vous-mêmes

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Typographie C Darveau (2p. 51-63).

À PROPOS DE VOUS-MÊMES.



CONFÉRENCE PUBLIQUE.


Mesdames et Messieurs.

J’ai choisi pour cette conférence, je ne sais trop pourquoi, précisément le sujet le plus difficile à traiter. Allez-vous parler politique ? me disait-on de toutes parts. Allez-vous parler histoire ? Ferez-vous une simple conférence littéraire ? Ferez-vous enfin une conférence religieuse ???… J’étais abasourdi devant ce torrent d’interrogations et ne savais plus de quel côté tourner la tête, quand, heureusement, il m’est venu à l’esprit de parler de vous-mêmes, ce qui est toujours très intéressant pour un auditoire. Mais là encore se présentait un écueil. Comment vous satisfaire en vingt ou vingt-cinq minutes, limite extrême qui m’est prescrite par crainte que je ne tombe dans les excès et vous compromette…… limite bien étroite, quand on songe au grand nombre de gens qui parlent de vous depuis des années, et cela tous les jours, qui ne s’en fatiguent jamais, et qui trouvent chaque fois du nouveau à dire, même quand tout semble usé, dussent-ils pour cela vous tourner à l’envers, comme on fait d’un vieil habit qu’on veut remettre à neuf ?

On aime bien à parler des gens lorsqu’ils sont absents, et même alors on en abuse. Mais les convoquer exprès pour cela, répandre trois à quatre mille circulaires qui entrent par toutes les portes et jusque dans le foyer inviolable des familles, placarder des affiches de huit pieds, en concurrence avec le baume de Wistar et les vermifuges de cent apothicaires plus ou moins homicides, se démener pendant huit à dix jours comme un poisson hors d’eau, prendre auprès de ceux qu’on tente les accents les plus doucereux pour les convaincre qu’on est le plus grand écrivain de l’univers, souffler à perdre haleine dans ce gros instrument à vent qui s’appelle la réclame, mettre sur pied un régiment d’amis qui battent la ville, vos cartes à la main, en comptant ce qu’il faut de victimes pour assurer le succès d’un Mark Twain indigène, tout cela pour venir faire au nez des gens des observations sur leur propre compte, c’est peut-être de l’audace, et je ne m’en tirerai que par la protection spéciale que je demande aux dames, ces créatures si supérieures auxquelles Dieu a refusé les apparences de la force, pour leur en laisser toute la vertu réelle dans l’épreuve, et lorsqu’il s’agit de nous soutenir ou de nous encourager. C’est aux femmes que nous en appelons, nous, pauvres prosateurs, qui ne pouvons pas toujours être poëtes pour les atteindre ; c’est à elles, dont le cœur vaut l’esprit, que nous en appelons, lorsque nous affrontons la critique, parce qu’étant bien plus capables que les hommes de nous juger, si souvent même obligées de nous pardonner, elles ont bien plus qu’eux le droit d’être indulgentes.

Messieurs, moi qui ai quitté Montréal depuis bientôt trois ans, je ne sais plus au juste quels sont vos qualités ou vos défauts. Je vois une ville presque métamorphosée dans ce court espace de temps, d’innombrables maisons et des rues nouvelles, qui, malheureusement, ont encore un peu trop de poussière ; des monuments qui s’élèvent pour défier la splendeur de l’architecture antique, des parcs en perspective et des expropriations en quantité, une vie sociale singulièrement modifiée dans ses allures et dans son caractère ; le Grand-Tronc arrivant jusque sur les quais, quand il avait autrefois toutes les peines du monde à se rendre à la gare Bonaventure, cette magnifique construction qui n’excite pas l’enthousiasme du voyageur, parce qu’il en a trop dépensé dans le tunnel du pont Victoria ; un hâvre s’élargissant comme la pieuvre et qui va bientôt dévorer l’île Ste. Hélène, imprenable par les Américains, mais sans défense contre votre irrésistible esprit d’entreprise ; des palais construits par les banques et habités par des gens excessivement recherchés ; des institutions nombreuses, presque toutes florissantes, et d’autres qui promettent de le devenir, tels que le haras national et la culture de la betterave ; un raffinement de vie, de richesse et de luxe qu’on n’eût jamais soupçonné au temps où, pour 20 cents, les cochers nous faisaient faire un mille à minuit ; des médecins, des avocats qui ont été étudiants et qui aujourd’hui nagent dans le vil métal, quand, il y a cinq ou six ans, ils allaient à pied sec sur des gués qui semblaient n’avoir pas de fin ; un temple épiscopal qui vont emprunter à St. Pierre de Rome le secret de sa grandeur et de son immortalité ; tout, tout enfin a changé, Montréal a secoué ses ailes, il a jeté dans l’espace la poussière de ses langes et s’est élancé d’un bond vers l’avenir, comme ces jeunes lions qui sentent autour d’eux l’immensité du désert et qui veulent le conquérir.

C’est un étrange et beau spectacle vraiment que celui de cette ville, de cette unique ville de la province s’affranchissant de l’apathie et de l’espèce d’engourdissement irrémédiable où le reste du pays semble vouloir s’éterniser, et dont rien ne peut donner une idée plus juste, plus saisissante de Québec, la capitale, ville fortifiée depuis cent ans et qui se démolit toute seule depuis cinquante, que des remparts de poussière et des entassements de décombres protègent contre un ennemi éternellement invisible, que des vieux canons du dernier siècle, couverts d’une rouille aussi historique que peu rassurante, ne peuvent plus défendre, maintenant que ce ne sont plus des Iroquois montés sur leurs canots qui voudraient l’assiéger, et qu’une artillerie volontaire de 130 hommes fait encore trembler parfois, lorsque, voulant s’exercer au tir, elle envoie des bombes moisies éclater parmi les habitants endormis de la rue Champlain.

La faute n’en est pas à coup sûr au département de la guerre qui a à sa disposition 40, 000 hommes, dont 300 à peu près sont en activité de service. Elle en est au temps qui vieillit tout et aux citoyens de la bonne capitale pour qui la moisissure représente les grandeurs de l’histoire.

Québec a cependant quelques avantages dont il faut lui tenir patriotiquement compte ; c’est l’endroit du Canada qui retient le mieux ses habitants, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, l’hiver, on n’en peut pas sortir ; ensuite, au printemps, il y a énormément de morts subites causées par les glaçons qui tombent des toits en toute liberté, les pierres ou les briques qui se détachent des maisons en ruines, la transition violente du chaud au froid entre des rues où il y a quatre à cinq pieds de neige et d’autres voisines où l’on étouffe dans des flots de poussière, par les bouts de trottoirs qui sautent à la figure et assomment sur place, par les accidents de toute sorte au milieu d’un tohu-bohu de pavés, dernier débris du chaos antique, d’ornières et de fossés où l’on plonge et où l’on saute comme si tout le monde était pris d’attaques de nerfs, par l’impossibilité de traverser les rues sans recevoir dans les narines d’énormes jets de boue qui vous asphixient en deux minutes, enfin par la compagnie du gaz qui conspire avec le climat et avec la corporation pour démolir aux citoyens les quelques membres que le rhumatisme leur a épargnés, par la compagnie du gaz, dis-je, qui a fait un contrat avec la lune sans tenir compte des nuages qui la couvrent, des pluies qui la ternissent, enfin, des mille caprices de cet astre inconstant qui refuse ses rayons aux endroits impassables, vraie coquette jesteuse qui ne veut que briller à son aise et qu’on l’admire, au moins dans de grandes rues, quand elle se montre dans son plein.

Tout est contre ces pauvres habitants de Québec, jusqu’aux astres ; ils n’ont pas de soleil l’hiver, et l’été, la lune leur ménage autant d’inquiétude que de lumière. Évidemment, ils ont conservé beaucoup de l’héroïsme et de la ténacité de leurs ancêtres pour n’avoir pas émigré déjà tous ensemble à la Colombie anglaise, ce pays unique qui, à peine né, trouve dans son berceau un chemin de fer de mille lieues, quand nous, qui sommes de beaucoup ses aînés, ne pouvons obtenir que par une lutte acharnée, presque sanglante, le chemin de colonisation du nord qui n’a que 50 lieues, et qui n’a rien à craindre des buffles ni des Sioux.

Et pourtant, c’est un cher et beau petit nid, dans son désordre et dans sa pauvreté, que Québec, nid dépouillé, nid de feuilles flétries, soit, mais qu’on ne quitte jamais sans en être arraché et où l’on revient toujours ramené par son cœur. Qu’on aille à Montréal, à New-York, à Boston, dans d’autres grandes villes, pour y retremper et dégourdir ses ailes, on n’en revient que plus vite vers ce glorieux petit roc de Champlain qui renferme encore tout ce que nous avons de plus cher et de plus vénéré dans nos souvenirs. Et certes, au milieu d’un temps qui nous emporte avec lui dans sa course vertigineuse, ne laissant rien debout, souvent même dans nos affections, et qui nous précipite vers l’avenir en n’accordant au pauvre passé que d’impitoyables dédains, est-ce donc trop qu’il reste une ville, une seule, où l’on puisse se sentir vivre un jour et se reposer à l’aise dans le torrent de la durée ? Au moment où tout s’efface, où tout se transforme et s’oublie comme si l’humanité n’avait pas d’histoire, au moment où nos vieilles institutions, avec leur caractère propre, et nos vieilles coutumes vont se perdre, aussi elles, dans le même gouffre qui ne ménage rien, n’est-ce pas consolant de savoir qu’il reste au moins pour notre langue un petit boulevard impénétrable, insaisissable, qui, par son inertie apparente et l’obstacle immobile qu’il oppose, résiste à l’entraînement du vertige et conserve intact ce qu’il ne faut perdre à aucun prix, ce qui sera toujours beau, toujours nouveau même après des siècles, notre langue, le plus précieux des trésors laissés par nos ancêtres comme aussi le plus digne d’être conservé.

Messieurs, c’est une chose incroyable vraiment, et tout-à-fait inexplicable, qu’un peuple aussi vertueux que nous le sommes trouve tant de détracteurs, qu’on s’amuse beaucoup plus de nos vieux usages, de notre manière de parler la langue, de nos quelques faiblesses vaniteuses, de notre léger penchant à la prétention, qu’on ne prend de peine pour découvrir la cause de ces imperfections vénielles qui se rattachent toutes à un grand fonds de qualités solides sans lesquelles nous ne serions pas ce peuple durable, vigoureusement trempé, dont les rameaux s’étendent sur le sol de l’Amérique entière, qui a trouvé moyen de faire aux États-Unis ce que les désavantages de sa position et l’ingratitude de son climat lui refusaient dans ses propres foyers. Sans la religion du passé et sans cette ténacité à nous maintenir intacts, nous ne serions pas en effet ce peuple exceptionnel qui trouve à répandre, dans les innombrables rameaux qu’il projette en tous sens sur ce vaste continent, autant de sève et de force qu’il en conserve dans le tronc même de l’arbre. Sans nous, les États de l’ouest et ceux de la Nouvelle-Angleterre manqueraient des meilleurs bras qu’il faut à leur industrie. Sans ce mélange d’amour-propre national qui nous rassemble en un faisceau, et d’esprit d’aventure qui permet de nous disséminer dans toutes les directions sans rien perdre de notre caractère, nous ne serions pas ce peuple vraiment indispensable aujourd’hui pour l’équilibre des conditions sociales faites à l’Amérique. Sans nous, tout irait à la vapeur et tout s’userait vite ; mais nous tempérons l’entraînement du Go a head, et nous maintenons la machine sociale dans un fonctionnement plus tranquille qui ménage ses forces.

Les américains sont déjà vieux à notre âge ; ils ont tous les défauts d’un excès de croissance ; nous, nous avons peut-être les défauts d’une adolescence trop prolongée, nous nous complaisons dans cette idée de jeunesse qui paralyse nos forces, sous prétexte que nous avons bien le temps de les utiliser ; nous nous endormons dans notre berceau, sans songer que le temps marche pendant que nous rêvons, et qu’au réveil nous ne sommes déjà plus de notre époque. Mille illusions, mille puérilités charmantes nous enveloppent dans leurs douces cajoleries, et nous ne songeons pas que c’est le beau temps de notre existence comme nation que nous dépensons de la sorte dans le dédain de nos facultés les plus viriles. Eh quoi ! n’est-ce pas lorsqu’on est jeune, alerte, fort, qu’on doit pousser de l’avant, et faut-il attendre que nous soyons perclus, brisés par les rhumatismes, à moitié sourds et déjà grognards, pour nous élancer dans ce vaste espace ouvert à toutes les races du monde et où nous devrions prendre la place proéminente qui est dûe à la grande nation dont nous personnifions en Canada le caractère et le génie ?

Messieurs, une de nos grandes qualités, celle qui vraiment prime toutes les autres et les efface presque par son intensité, c’est la patience. Cette qualité, qui n’a pas de hauteur, mais beaucoup de longueur, semble essentiellement nationale ; elle est même l’image fidèle du Dominion qui est démesurément allongé. Un vieux proverbe dit que la patience est la vertu des nations. À ce compte, nous sommes le plus vertueux peuple qui fût jamais ; nous avons même tant de vertu que nous oublions d’avoir beaucoup d’autres choses.

Je ne saurais établir devant vous jusqu’à quel point nous avons de patience pour supporter, supérieurement aux autres peuples, les maux privés, mais, à coup sûr, nous en avons merveilleusement pour supporter les maux publics. La réforme, qu’elle qu’en soit la nature, nous épouvante, et nous avons un goût obstiné pour le statu quo, ce qui est pousser le conservatisme aussi loin que les Égyptiens qui s’étaient fait un culte des crocodiles, et qui voulaient transmettre leurs momies à tous les peuples futurs.

Aux étrangers qui admirent nos cours d’eau abandonnés à leur repos éternel, nos riches mines inexploitées, nos vastes étendues sans communication, et qui s’étonnent de ce spectacle au sein d’une nature où tout invite au travail, au déploiement libre de toutes les forces humaines, nous répondons avec un légitime orgueil : « Eh quoi ! que voulez-vous ? Nous avons la patience !… »

Aussi loin que je puis porter mes souvenirs, depuis les bancs du collège jusqu’aujourd’hui même, chaque fois qu’un progrès était signalé comme nécessaire, un pas en avant comme indispensable, l’écho de ce dicton m’est arrivé de toutes parts : « Pourquoi se presser ? Nous sommes jeunes, attendez donc… »

Sans doute, messieurs, il est fort agréable de s’entendre répéter souvent qu’on est jeune et qu’on a devant soi le grand avenir ; mais… les canadiens ne sont pas tous de jolies femmes qui ne veulent pas vieillir à aucun prix ; à force de recevoir toujours le même compliment on finit par le trouver fade, surtout, lorsque, sous prétexte de jeunesse, nous sommes menacés d’une tutelle indéfinie, ou, si vous voulez, d’une dépendance qui s’affirme d’autant plus que nous grandissons davantage, et que le Dominion menace de s’élancer jusqu’au Groënland.

À quoi sert de répéter sans cesse que le Canada est un pays jeune et que nous avons bien le temps de progresser ? À ce compte, le Canada sera un pays jeune dans trois cents ans d’ici, bien plus jeune qu’aujourd’hui encore, parce qu’il aura été vidé des trois-quarts.

Messieurs, songez-y bien. Voilà 265 ans que les Canadiens sont jeunes, à supposer que nous comptions du jour où Champlain fonda Québec, et 339 ans du jour où Jacques-Cartier parut sous le cap superbe entouré de cette magnifique ceinture de remparts qui, en attendant qu’ils démolissent par leur seul aspect tous les ennemis possibles, servent à étouffer les habitans qui sont dans leur enceinte. Si nous sommes jeunes encore à cet âge, et pour peu que notre vieillesse se prolonge autant que notre jeunesse, nous deviendrons certainement le peuple le plus sec, le plus rassi de l’univers.

Être si longs et rester si jeunes, cela forme une situation intéressante au premier degré, surtout si, une fois annexés, le Labrador, en nous rendant nos frères les Esquimaux, et le Groënland, en nous adossant au pôle, suivant une expression célèbre, demandent eux aussi, chacun à tour de rôle, des better terms.

Messieurs, il arrive pourtant une époque dans la vie des peuples, comme dans celle des hommes, où ils perdent la fraîcheur de la jeunesse, sinon la puissance de leurs vertus.

Chez un peuple qui a besoin de réformes immédiates, sa jeunesse est-elle donc une raison pour ne pas les adopter, et pour laisser au temps de faire l’œuvre des hommes ?

Il est de la nature du progrès, comme de toutes choses, de s’accomplir quand son heure est venue. Pourquoi donc le retarderions-nous sous prétexte que nous n’avons pas le développement des grandes nations ? Devons-nous persister à rester en arrière de soixante ans, anomalie vivante dans un monde métamorphosé ? Faut-il attendre que notre indifférence pour les connaissances indispensables nous apporte toute sorte d’humiliations, pour croire le moment venu de les apprendre ? Faut-il que le dégoût seul nous inspire le remède ? Nous n’avons pas été trop jeunes pour vouer jusqu’aujourd’hui une grande partie de notre temps et de notre intelligence à l’observance de théories surannées qui n’ont guère produit d’autre résultat que celui de présenter cette anomalie merveilleuse : un peuple jeune entièrement livré à la routine ! Pourquoi alors serions-nous trop jeunes pour nous adonner enfin aux branches d’éducation devenues indispensables ?

Quel est donc le peuple tellement enfant qu’on ne puisse l’éclairer sur ses véritables intérêts, et combien de temps encore nous tiendra-t-on dans l’impuissance avec le fantôme d’un mot ? Combien de temps faut-il à notre jeunesse pour arriver à l’âge mûr ? Il y a cependant une limite à cette tutelle, et ne se trouve-t-elle pas dans les aspirations générales, dans le besoin des réformes universellement senti ?

Si ce tableau de notre jeunesse n’a rien de séduisant ni d’agréable, je ne me rattraperai certainement pas en vous faisant celui de la vieillesse. Oh ! vieillir ! c’est une horrible chose. On se voit rider, on voit ses dents jaunir, malgré l’héroïque résistance du Philodonte, du Sozodonte et de tous les Odonte imaginables ; on se voit avec des mèches argentées qui paraissent bien plus que les autres, les infâmes ! on s’aperçoit qu’on se fane à force de mûrir ; le front dénudé se remplit de désenchantements, le cœur devient comme une vieille montre de famille qui tient encore le temps, qui bat toujours, mais qu’on n’ose plus ouvrir devant les autres. Avec cela on a des rhumatismes qui défient le Pain-killer, on se couvre de flanelles qui deviennent comme des éponges, on craint également le chaud et le froid, ce qui n’est pas logique ; on s’endort à neuf heures du soir, sans y penser, quand auparavant il fallait pour s’endormir multiplier les night-cap à l’infini ; on devient maussade, difficile, tourmenter, tourmenteur, on ne trouve plus rien de son goût, si ce n’est par hasard une lecture qui ressemble à une chronique ; enfin, à vieillir, on perd tout et l’on ne gagne rien, pas même l’expérience, ce fruit tardif qui ne vient à l’homme que lorsqu’il s’en va.

Oh ! si les hommes n’ont pas encore trouvé le secret de la liberté et de la fraternité, ils ont hélas ! trouvé, dès en naissant, celui de l’égalité devant ce vieillard implacable qui s’appelle le temps ; les oncles seuls échappent à son inflexible niveau, mais c’est à la condition de faire vieillir d’avantage les neveux, ce qui revient au même.

Messieurs, si nous avons l’agréable défaut d’être jeunes à peu près trois fois aussi longtemps que les autres peuples, défaut dont, hélas ! il faudra bien nous corriger un jour, en revanche nous possédons une qualité précieuse, à laquelle beaucoup d’entre nous sans doute ont dû de beaux jours ou sont en droit d’en attendre. Cette qualité nous caractérise spécialement, car nous en sommes prodigues et nous en avons le nom à la bouche dans presque toutes les occasions. Vous saisissez d’avance ce dont je veux parler, c’est de notre penchant immodéré à l’encouragement, c’est de la passion vraiment incontentable de nous encourager les uns les autres. Ce mot encourager reçoit parfois de curieuses applications. J’ai connu des gens fort à l’aise qui s’étaient abonnés à des journaux, qui les avaient reçus des années de suite, qui n’avaient jamais répondu un mot aux lettres pressantes, je dirai presque suppliantes, des éditeurs aux abois, et qui, en fin de compte, lorsqu’ils étaient mis en demeure de s’exécuter par l’entremise de ce personnage rébarbatif qui n’a pas de compatriotes et qui s’appelle huissier, vous arrivaient tombant des nues de surprise, et accablaient l’éditeur de protestations furibondes : « Mais, monsieur, mais monsieur, s’écriaient-ils, nous n’avons reçu votre journal que pour vous encourager, c’est parce que vous êtes un canadien, etc. » Ainsi ces messieurs recevaient un journal deux, trois, quatre années de suite, sans vous payer un sou, rien que pour vous encourager et parce que vous êtes canadien !… Vous leur aviez donné tous les jours, ou trois fois par semaine, le meilleur de vous-même, vous leur aviez envoyé régulièrement par chaque malle des éclats de votre cervelle, vous les aviez formés, nourris intellectuellement, ils vous devaient les quelques idées qu’ils ont, tout cela rien que pour vous encourager !

À force de vouloir encourager les gens, souvent on finit par les ruiner. J’ai vu des journalistes complètement éreintés par l’encouragement, j’ai vu de braves industriels conduits à la banqueroute bride abattue pour avoir voulu se faire encourager quand même en donnant leur marchandise à un fort rabais. Mais je me hâte de faire une réserve. Le public qui patronise les artistes et l’humble espèce des conférenciers, entend l’encouragement d’une façon toute différente ; il paie, lui, et comptant, pour se faire ennuyer pendant vingt-cinq minutes. Mesdames et Messieurs, il vous restera toujours quelque chose pour cette bonne action, quelque chose qui ne fera la fortune de personne, mais dont au moins chacun de vous pourra être certain toujours, c’est de ma reconnaissance.