Chroniques (Fabre)/3

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Imprimerie L'Événement (p. 23-30).


LA CHAMBRE LOCALE À VOL D’OISEAU.[1]


Mesdames et Messieurs,


La Chambre locale va se renouveler pour la seconde fois. Déjà, de tous côtés, on voit poindre les candidats. Les électeurs vont se disputer le plaisir de les élire. À l’automne, nous aurons une Chambre nouvelle et fraîchement décorée. C’est peut-être le moment de jeter un coup d’œil sur l’ancienne. Si vous voulez bien accepter pour cicerone un spectateur parlementaire qui compte déjà de nombreuses années de galerie, je vous guiderai à travers les détours de cette petite scène, où plus d’un de ceux qui me lisent viendra peut-être siéger bientôt. Si vous n’êtes pas satisfait du tableau, vous en trouverez un plus exact, sinon plus gai, dans les Journaux de la Chambre.

Ce n’est pas cependant à une séance ordinaire de la Chambre que je voudrais vous faire assister, car ce serait faire de la politique. C’est la physionomie générale de la Chambre que je vais dessiner devant vous, telle qu’on peut l’observer de la galerie des journalistes. Nous sommes là une quinzaine qui avons pour pâture les nouvelles, et pour idole le public. Penchés chaque nuit vers la Chambre, afin de recueillir les moindres sons de d’éloquence parlementaire, le plus léger soupir du ministre qui s’endort sous le harnais ou du député qui s’éveille pour voter, nous passons nos jours à écrire ce que nous n’avons pas toujours entendu.

Chacun a sa nuance d’opinion et son genre de talent. Les uns s’attachent à reproduire fidèlement les paroles des orateurs — c’est là, pour parler franc, un métier de chien ; les autres, s’élançant des ordres du jour, s’élèvent dans les hautes sphères de la politique lyrique ou voltigent le long des nouvelles. Celui-ci se plaît à peindre sous de brillantes couleurs le député qui a le don de lui plaire, et celui-là à immoler sur l’autel de la patrie le député qui lui prend sur les nerfs.

De temps à autre, la galerie s’accorde une récréation. Elle se retire dans ses quartiers. On nous a réservé un coin dans l’édifice, et ce coin, propice au travail et même à la causerie, est charmant. On y peut vivre séparé du reste du monde, si l’on veut, confiné dans le sein de la presse, notre vieille bavarde de mère. Ceux qui aiment le paysage n’ont qu’à se mettre à la fenêtre ; ceux qui se complaisent dans les orages du cœur n’ont qu’à rentrer en eux-mêmes.

Nous laissons nos armures et les souvenirs de polémique au pied de l’escalier, en entrant. L’adversaire disparaît sous le confrère, et les gens de talent s’y rendent la justice qu’ils se refusent trop souvent dans les journaux. La paix et la concorde règnent en ces lieux d’où partent les écrits qui mettent le feu aux quatre coins du pays. La postérité ne connaîtra rien de nos entretiens. L’un fait des mots, l’autre les assaisonne, un troisième les met sur le feu : nous les savourons à la ronde.

Mais revenons à la galerie des journalistes. Au-dessous de nous s’étend la Chambre, les sommets touffus ou plus ou moins dénudés, et frappés de la foudre, des députés. Les compte-rendus ne donnent jamais un tableau complet de la Chambre. On y parle rarement de ce que surprend le regard. Les députés n’ont point de secret pour nous ; nous voyons jusqu’au fond de leurs pupitres, et parfois aussi jusqu’au fond de leurs cœurs. Mais, par profession, nous sommes discrets. S’ils écrivent sur papier rose ou vert, il nous est bien difficile de ne pas nous en apercevoir. La façon dont ils couvrent de la main la moitié du papier, le soin calligraphique tout particulier qu’ils prennent, le front qui s’illumine, trahissent le sujet de la correspondance, le tendre secret. De notre observatoire, nous voyons commencer les amours entre les ministres et les députés dits indépendants, naître le premier désir, s’échanger les premiers regards, s’accorder les premiers gages. Nous savons tout, avant que le vote ne vienne rendre publique la secrète alliance.

Il y a trois catégories de députés : ceux qui parlent, ceux qui écoutent, ceux qui fument, sans compter ceux qui plaisent aux dames et leur rendent les séances agréables. Les orateurs, s’ils n’avaient pas des auditeurs attitrés qui simulent l’attention, ne parleraient souvent que pour les galeries et les rapporteurs. On écoute un député la première fois qu’il parle, pour voir comment il se tire d’affaire, pour voir s’il a une voix de ténor ou de baryton : rarement la seconde. En général, aussitôt qu’un député se lève, un tiers de ses collègues se lèvent en même temps et disparaissent dans la direction du comité de la pipe. C’est spontané et irrésistible. On dirait qu’il y a un ressort dans les fauteuils, et qu’aussitôt qu’il cesse d’être comprimé à un endroit, il se soulève sur toute la ligne et fait sauter les députés.

Le comité de la pipe a joui d’une grande renommée. C’était là où, disait-on, au milieu des nuages de fumée, se décidait le sort des ministères. Aujourd’hui, ce n’est plus guère qu’une salle de récréation où les députés déposent le fardeau de leur mandat et oublient leurs électeurs. De temps à autre, on envoie un messager voir qui est en train de parler. Le messager rapporte que c’est M. X. ; alors on rallume. On a souvent reproché aux députés de fumer. L’accusation est injuste.

Un député doit être fait à l’image de ses électeurs. On doit pouvoir, en le voyant, les reconnaître. Ce principe admis, est-il possible de dire qu’un député qui ne fume pas peut représenter fidèlement ses électeurs qui fument tous ou presque tous ? Un député doit fumer comme ceux qui l’élisent, et même davantage.

De temps à autre, on y surprend un député qui raconte à ses collègues les péripéties de son élection. Il vivait tranquille et ne songeait pas à servir son pays. Survient un émissaire du gouvernement qui lui déclare qu’il est le seul homme qui puisse terrasser l’hydre de la révolution dans son comté. Ces choses-là ne sont jamais désagréables à entendre. Il ne doute pas un instant que l’émissaire n’ait raison ; il s’étonne seulement que le pouvoir soit si bien informé et voie si juste : cela redouble son estime pour lui.

La lutte fut chaude et la nomination un coup d’éclat. Il se révéla orateur, au dire même de ses adversaires : un discours n’est pas aussi difficile à faire que le vulgaire se le figure. Il suffit de s’y mettre. Il n’y a qu’à parler un peu plus fort que dans la conversation ordinaire. Puis arrivent les détails, l’ordre de bataille qui a été suivi ; des rangs entiers ont été emportés ; on a rompu des côtes jusque-là solidement libérales. Enfin, le comté est à jamais acquis au parti de l’ordre.

Un autre, de nuance plus avancée, se plaint de son curé. Heureusement qu’il a été vengé par l’organiste du village. Le prédicateur venait de tonner contre la fausse liberté et le candidat libéral, lorsque l’organiste, qui n’y entendait pas malice, se mit à jouer la Marseillaise, dont les notes révolutionnaires éclatèrent comme des coups de tonnerre aux oreilles du prédicateur, qui n’avait pas encore quitté la chaire.

Parfois aussi, quelque orateur populaire cède à la tentation de répéter en petit comité, afin de prouver que c’est uniquement par modestie qu’il ne parle pas en Chambre, une harangue fameuse qui a décidé la victoire dans une grande bataille électorale.

Règle presque invariable : tout député qui ne prend pas la parole durant la première session à laquelle il assiste, est destiné à garder le silence durant toute sa carrière parlementaire. Ceux qui ne voient pas le feu de suite, aux premières batailles, n’osent pas plus tard se jeter dans la mêlée et remettent la partie de combat en combat. Les gens qui font le plus de bruit à la porte des églises sont souvent ceux qui en font le moins dans l’enceinte législative. Leurs collègues les glacent. La crainte de prêter à rire à leurs adversaires les clouent sur leurs sièges. On a vu des foudres de guerre qui avaient ravagé des comtés entiers, venir s’éteindre ainsi sur le seuil parlementaire.

De retour dans ses foyers, le député qui n’a dit mot durant la session, éprouve le besoin de se justifier de ce mutisme prolongé. À l’en croire, c’était dans les comités qu’il s’épanchait. Les hommes sérieux ne parlent que là ; ils laissent la déclamation aux jeunes et les grands discours aux chefs, se réservant pour les entretiens serrés, les discussions bien nourries, où les ministres puisent les éléments des lois et les lumières nécessaires pour éclairer la route de l’État. Il aurait fallu l’entendre lorsqu’il déployait cette logique dont les habitués de la Chambre ne soupçonnaient même pas l’existence. Le vote suivait de près ses dissertations lumineuses.

À côté du député qui, avare de ses discours, ne parle que dans les comités, il faut placer le député qui présente à chaque session les deux ou trois mêmes bills. Son nom est attaché à certaines questions, et personne n’a droit d’y toucher que lui.

Dès les premiers jours de la session, il présente ses bills : la Chambre ordonne qu’ils soient imprimés, afin que personne n’en ignore. Les bills imprimés, il en adresse des exemplaires à tous ses électeurs, grands et petits. Le dimanche, on parle de lui dans tous les villages de son comté, à la porte des églises. On se dit : Il paraît qu’il fait de la besogne, notre membre !

Cependant les bills, après avoir obtenu leur seconde lecture, sont renvoyés à des comités d’où ils ne reviennent jamais. À chaque session cela recommence. Le député présente ses projets de loi, les fait imprimer aux frais de l’État, en expédie copie à ses électeurs ; et ils vont expirer dans les comités pour renaître l’année suivante.

Les électeurs s’informent parfois de ce que sont devenus ces bills. Le député a une explication toute prête : c’est l’opposition des membres anglais des townships qui a tout fait manquer. Il avait l’appui de bon nombre de ses collègues ; il était déjà comblé de félicitations par les électeurs des comtés voisins ; tous les jours des membres recevaient de leurs amis des lettres dans lesquelles on disait :

« Surtout, votez pour le bill de M. X. »

La minorité anglaise, jalouse des progrès qu’allait faire la population française, grâce à cette législation intelligente, s’y est opposée de toutes ses forces. Il a bien fallu céder et attendre une session plus favorable.

Si tous les députés ne vont pas à la bibliothèque du Parlement, tous fréquentent la chambre de lecture.

La première chose que fait un journaliste en entrant dans la chambre de lecture, c’est de regarder si quelqu’un lit son journal. Il y a là un moment de vive émotion ou d’amer désappointement. Si, par hasard, (cela n’arrive pas à tous les journaux) deux ou trois personnes sont attroupées autour d’un de vos articles, vous vous éloignez discrètement pour ne pas les gêner. Mais il faut prendre garde, dans votre joie, de vous tromper et de prendre pour vous une démonstration qui s’adresse à la prose d’un autre.

Le plus grand compliment que l’on puisse faire à un journaliste, c’est d’enlever son journal de la file. Si c’est un journal de l’opposition, on soupçonne de suite le gouvernement d’être au fond de l’affaire. Souvent, pourtant, l’auteur du larcin n’a voulu que se procurer du papier pour envelopper son lunch. Mais l’erreur est douce et la perte n’est pas irréparable ; on peut être sûr que le journaliste viendra à la sourdine remplacer la feuille envolée.

Il y a des députés qui ne lisent que les compte-rendus où ils voient briller leur nom. Ils vont même jusqu’à relire le séduisant passage. Ces jour-là, ils disent à leurs voisins à la Chambre, d’un ton indifférent : Avez-vous lu le Sémaphore ? il m’abîme.

La tribune de l’Orateur est un salon à la mode. On n’y danse pas, et c’est bien juste. On s’y dispute le cœur des jeunes députés et des conseillers législatifs encore verts.

Plus d’une élégante a son tabouret au premier rang ; et tout en jouant de l’éventail, prête l’oreille aux galants propos d’un homme d’État agenouillé à ses pieds. Le petit chien de la maison y vient retrouver sa maîtresse sans jamais s’égarer.

Du haut de la galerie, ces dames dominent les délibérations et prêtent au gouvernement l’appui de leurs beaux yeux qui votent confiance.

J’avais promis de faire cette causerie courte, je m’aperçois qu’elle est déjà un peu longue ; je l’abrège, et je termine par une anecdote.

Je ne sais si votre expérience s’accorde avec la mienne, mais je n’ai jamais rencontré un homme sincère qui ne m’ait avoué qu’il nourrissait l’envie de se présenter et l’espoir d’être élu. Ce fatal désir naît au collège, où l’on vous enseigne à admirer pardessus tout les orateurs. Il atteint jusqu’à l’enfance.

Dernièrement, un des membres de la Chambre locale qui a un fils de douze ans, remarqua avec inquiétude qu’il dépérissait à vue d’œil. Il n’aimait plus les gâteaux et il jetait au loin ses jouets. Le père au désespoir, le presse de questions pour l’amener à avouer la cause de sa tristesse. Enfin, poussé à bout, l’enfant finit par tout confesser.

— C’est, vois-tu, dit-il à son père, que je voudrais être comme toi membre de la Chambre locale !

Il est facile de prévoir que ce gamin mourra ministre provincial.



  1. Causerie faite à la Salle de Musique, à Québec.