Chroniques (Fabre)/32

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Imprimerie L'Événement (p. 231-264).

LA CHASSE AUX DOTS.

NOUVELLE.

I.

LA DISTRIBUTION DES PRIX.


L’heure des vacances venait de sonner à l’horloge des collèges, aux pendules des couvents, et ses douces vibrations se prolongeaient délicieusement dans le cœur des élèves. Les professeurs sentaient leur règne finir et les chefs de famille leur peine commencer.

Le mois de juillet, magnifique comme toujours, avait réservé sa plus belle journée pour la dernière séance des examens du couvent d’Armenonville, l’élégante maison d’éducation dans laquelle l’on donne aux jeunes filles une instruction si brillante et l’on développe avec tant de soins le goût pour la toilette et le luxe qu’elles tiennent de leurs mères. La grande salle était décorée à ravir : on y voyait tout ce que peut inventer de joli, de gracieux, l’art de plaire aux imaginations féminines ; on y respirait le parfum délicat de l’exquise propreté. L’auditoire, quoiqu’un peu mêlé de parents de toutes sortes, ne laissait pas que d’être fort élégant. Aux premiers rangs se montraient les plus imposantes têtes de la ville de Montréal, les plus ravissants chapeaux de la saison. Les mères de famille venues de la campagne tapissaient le fond de la salle. L’observateur pouvait aisément saisir sur leurs figures franches et ouvertes la révélation anticipée des sentiments contraires qui allaient y éclater à la vue des prix remportés ou des défaites, sous forme d’accessits, essuyées par leurs enfants.

L’entrée était rigoureusement interdite aux jeunes gens encore en âge d’être amoureux. Un certain nombre des plus fringants, cependant, avaient réussi à lever la consigne, en invoquant leur titre de proches parents des élèves. Dans un pays comme le nôtre, où toutes les familles sont bien fournies d’enfants, qui peut donc manquer jamais de sœur, de nièce ou de cousine, s’il en a besoin ? Si, par hasard, vous n’en avez point, les gens en état de vous en prêter pour l’occasion ne sauraient vous faire défaut. Les vigilantes gardiennes qui ont institué ce règlement sévère mais juste, oublient qu’il ne suffit pas d’être le frère ou l’oncle d’une ou de plusieurs élèves pour perdre à l’instant tout attrait aux yeux du reste de la communauté. Cette qualité permise donne au jeune assaillant maintes intelligences dans la place.

La séance s’ouvrit par un défilé élégant, une revue des jeunes Grâces. L’on vit s’avancer sur la scène les élèves, trois ou cinq de front. Elles marchaient à pas cadencés jusqu’à la rampe et là faisaient au public, d’avance charmé, la plus jolie révérence du monde. Ce prologue muet eut grand succès. Tout le monde ne se rend pas également compte du plus ou du moins de mérite des exercices littéraires ; mais tout le monde est juge de la beauté, de la grâce, d’un salut, d’une révérence. C’est pour cela sans doute que l’on avait placé en tête du programme cette pantomime mondaine. Chaque mère n’eut d’yeux que pour sa fille et, n’ayant vu qu’elle, déclara que le défilé était magnifique. Les simples spectateurs plus impartiaux trouvèrent, qu’en général, ces demoiselles n’étaient point aussi jolies qu’ils l’auraient désiré et qu’elles-mêmes se le figuraient. La beauté baisse, à ce qu’assurent les femmes d’autrefois, la taille diminue, le teint s’en va, les grands traits se perdent. Il y a trop de dentistes : cela fait tomber les dents de bonne heure !

Trois ou quatre jeunes filles frappèrent particulièrement la foule impartiale et non pas indifférente, et l’une d’elles, Mademoiselle Marguerite Aubé, plus que les autres encore. Aussitôt qu’elle parut, un mouvement général se produisit, et l’éclair de son regard traversa la salle, faisant jaillir de tous les yeux l’admiration. À dix-sept ans, sa démarche, son grand air étaient déjà d’une grâce accomplie et d’une assurance parfaite, sans l’ombre de cette timidité et de ce léger embarras qui se trahissent d’ordinaire dans les premiers essors de la coquetterie. L’attention se fixa sur elle, sur sa beauté faite pour être vue ainsi d’un peu loin, au-dessus de la foule. On avait pressenti ce succès, car elle n’était venue qu’à la fin du défilé et comme pour le clore magnifiquement.

La toilette de toutes ces demoiselles était charmante. À en juger seulement par là, les fortunes et les positions des parents devant être à peu près égales. Il s’en fallait de beaucoup pourtant qu’il en fût ainsi, et l’on se serait fort trompé en leur assignant à chacune un rang d’après le prix ou l’éclat de la robe. Plusieurs des plus riches se fussent trouvées au-dessous des moins à l’aise. Les mères de famille habillent leurs filles, non pas selon leur fortune, mais selon leur vanité, qui est souvent d’autant plus grande et exigeante que la fortune est plus modeste. D’ailleurs, il n’y a pas de pays au monde où les parents gâtent autant leurs enfants qu’au Canada, et où, en revanche, les enfants gâtent moins leurs parents.

Mademoiselle Aubé était mise au gré de ses désirs. Sa blanche parure coûtait fort cher à son père, petit marchand de la rue Notre-Dame-Est, qui voyait les économies de plus en plus notables qu’il opérait chaque année sur les frais de sa propre toilette, rapidement dévorées par les chiffons de sa femme et les rubans de sa fille.

Les élèves achevaient de se former en groupe de chaque côté de la scène, lorsque l’attention des personnes placées près de la porte fut attirée par le bruit d’une contestation au dehors. Trois ou quatre jeunes gens demandaient entrée dans la salle, et le portier la leur refusait sous prétexte qu’ils n’avaient pas l’air de pères de familles authentiques.

— Vous nous offensez, dit celui qui tenait la tête de la colonne, voici monsieur : il a trois enfants, deux au couvent et un au collège ; cela ne se voit-il pas à sa figure : regardez bien ! Pourquoi donc n’aurait-il conservé de l’épaisse chevelure que nous lui avons connue, que cette touffe blonde, ce simple bouquet, qui répand une ombre si légère sur son front pensif ? Et moi qui vous parle, je viens couronner ma fille aînée qui va remporter dans la minute un premier prix de sagesse ! Me priverez-vous de la joie de couronner ma fille aînée remportant un premier prix de sagesse ?

Le portier avait ouvert la bouche pour écouter. Avant qu’il eut eu le temps de la refermer, les jeunes gens entrèrent dans la salle.

Celui qui venait de haranguer ainsi le fonctionnaire préposé aux billets d’entrée n’était autre que le Dr. Charles Blandy. Personne n’était plus connu dans la communauté. Maintes fois, les bonnes religieuses avaient surpris quelque élève brodant son nom sur un coin de mouchoir ou sur un bout de canevas. Ses initiales ornaient les marges de bon nombre de grammaires. Ce prestige lui venait de ce qu’il comptait parmi les élèves une sœur et quelques nièces et cousines, qui n’avaient pas fait faute de raconter à leurs amies combien elles l’avaient trouvé aimable pendant les vacances, et séduisant !

Aussi lorsqu’il entra dans la salle, se fit-il un mouvement parmi les élèves. Plusieurs se poussèrent du coude en chuchotant ; quelques-unes rougirent ; d’autres braquèrent leurs yeux sur lui afin d’être les premières à attirer son attention. Ce léger trouble, s’ils l’avaient observé, aurait suffi pour révéler aux parents où en était exactement le cœur de leurs enfants. Mais ce à quoi les parents ne songent guère, c’est à remarquer dans leurs enfants les penchants qu’eux-mêmes éprouvèrent à pareil âge et qui les mirent plus d’une fois à deux doigts de faire des folies. Cet aveuglement a une excuse. L’amour chanté par les poètes, ressenti par les amants, est douce chose et belle flamme, mais pas dans le cœur de sa fille ou de sa sœur, et l’on ferme les yeux pour ne l’y voir que le plus tard possible.

Le jeune docteur a reçu de la nature une figure que bien des gens ont portée avant lui, et dont plusieurs de nos arrière-neveux hériteront. Avant de l’atteindre, ses traits ont circulé un peu partout, et, en le quittant, iront se poser sur d’autres visages. Il a l’œil brun ou gris, les cheveux plus ou moins bouclés, le teint incertain ; ses dents ne viennent pas toutes de chez Trestler, mais toutes elles y ont passé. Un grand soin de son sourire, l’art des expressions, donnent à sa physionomie le cachet qui lui manque et qui la fait remarquer. Un homme est ce qu’il veut être, même physiquement. Avec du sérieux, il devient un personnage imposant ; avec de la grâce, un séduisant garçon.

Arrivé ainsi un des derniers dans la salle, Blandy trouva moyen d’aller se placer dans les premiers rangs, sans cependant déranger personne, tant il avait le talent d’arriver ! Il savait d’avance, par les intelligences qu’il avait dans le couvent, quelles seraient, à peu près, les élèves qui remporteraient les prix, et il voulait être bien en vue des parents pour les applaudir.

Tandis que l’adroit docteur prenait ainsi ses positions sur les devants de l’auditoire, ses deux compagnons pénétraient dans le fond de la salle et s’y plaçaient en observation. Le premier, Alphonse Duport, celui-là même qui porte au front la touffe de cheveux signalée par Blandy au respect du portier, est un avocat heureux. Les clients naissent sous ses pas. Il est arrivé, avant trente ans, à l’apogée de son talent, de sa renommée ; et il emploiera le reste de sa vie à décliner lentement. Son embonpoint seul ne se ralentira pas, et l’ombre qu’il projette en marchant ira s’agrandissant chaque jour. Il attribue ce progrès physique au manque d’exercice, à l’assiduité au travail.

Pareil phénomène bien des fois sans doute vous a frappé. Vous avez connu étudiant un garçon maigre, fluet : vous le retrouvez, cinq ou six ans après, gras et luisant ; sa peau menace d’éclater en maints endroits ; bientôt il y faudra faire des reprises. Vous le félicitez ironiquement de sa belle santé et lui en demandez le secret, la précieuse recette. Il se rengorge et vous confesse que c’est uniquement à un verre de bière pris à propos à dîner, entre la poire et le fromage, que cette merveille est due.

L’avocat Duport a pour suivant fidèle, pour admirateur assidu, un jeune orateur aux longs cheveux. Ce garçon voudrait être né sur les marches d’une tribune. Nourri de politique, il a appris à lire dans les journaux. De bonne heure, il épelait les faits divers et le jour où il lut couramment un accident, il se dit à lui-même qu’il ferait un journaliste au besoin. En quittant le collège, il fonda un club pour y faire son premier discours et se mit à écrire dans les feuilles démocratiques des correspondances bien senties sur le progrès. À l’heure qu’il est, il collectionne les portraits des célébrités pour y trouver sa ressemblance ; il vient d’écrire à M. de Bismark : l’autographe qu’il en recevra lui servira de modèle, il se fera une signature d’homme d’état. Il a déjà des armes, nu cachet. Avec tout cela, il n’en est pas moins condamné à garder le nom de son père : Pierre Martel.

La séance s’ouvrit, naturellement, par un morceau de piano à quatre ou huit mains. Vous entendez ce clapotement musical, du large fauteuil où vous vous êtes plongé pour me lire commodément. Agaçant !

Le piano ayant fait silence, on vit s’avancer une des grandes pensionnaires qui se mit soudain à déclamer la Prière d’une Mère. Les paroles étaient françaises, la diction anglaise, les gestes cadencés, l’affectation choquante, les intentions excellentes, et la pensionnaire assez jolie. La salle éclata en applaudissements à la fin. Ils furent vifs surtout aux premiers rangs de l’auditoire, où se trouvaient les parents de l’élève, des mieux posés dans le monde.

Le père de Mademoiselle Caroline Perret est un de nos plus riches négociants. Directeur de banque et marguillier en charge, actionnaire important de la Compagnie du Richelieu et propriétaire du plus beau terrain au cimetière, il exerce une grande influence et jouit d’un crédit illimité. On calcule qu’il laissera £25,000 à chacun de ses enfants. Cette opinion n’était point étrangère, on le devine, à l’enthousiasme que créait la déclamation de Mademoiselle Perret. Elle influait grandement, dans tous les cas, sur l’admiration que manifestait le Dr. Blandy, que le hasard ou une habile prévision avait placé auprès de Madame Perret. Les applaudissements n’étaient pas finis que, penché du côté de l’heureuse mère, il la félicitait avec chaleur sur un succès si beau et si mérité.

— Madame, lui disait-il, il n’y a que vous qui n’applaudissiez pas. Si c’était ma fille, je crois que je n’aurais pas la force de me contenir ; je battrais des mains malgré moi, j’irais l’embrasser de suite, sans m’occuper du public. Quelle voix mélodieuse et quels gestes gracieux ! Elle a un port de reine, et elle déclame à perfection. De figure, permettez-moi de vous le dire sans flatterie, c’est tout votre portrait. Personne ne saurait s’y tromper. On demanderait à l’auditoire : « Quelle est la mère de cette ravissante jeune fille ? » que tout le monde dirait, en vous montrant : « C’est cette belle personne ! »

— Docteur, ne répétez pas tous ces compliments à ma Caroline, vous lui tourneriez la tête. À son âge, je n’y aurais pas tenu. Je le dis souvent à M. Perret : Mon pauvre homme, si l’on m’avait dit lorsque j’avais dix-sept ans : « tu es belle et tu épouseras un prince, » je l’aurais cru et je ne me serais jamais résignée à devenir ta femme.

— Votre fille, comme vous, madame, mériterait un prince, mais il n’y en a pas encore dans notre pays. Ce sera pour une de vos petites-filles. Vous verrez ça peut-être. Il faut du moins, puisqu’elle est venue trop tôt pour être princesse, que mademoiselle Caroline ait un époux digne d’elle, un mari qui sache lui obtenir la position à laquelle elle a droit, qui fasse d’elle la première dame du pays. C’est à vous, madame, à diriger son choix. Votre mari lui donnera la fortune, elle tient de vous l’esprit et la beauté : il faut que votre gendre mette à son service, au vôtre, une ambition sans bornes, une volonté d’arriver à l’épreuve de tous les accidents de la route. Le succès appartient à l’énergie. L’homme qui dit résolument : « Je monterai jusque-là, » est aussi sûr d’y parvenir que s’il touchait déjà au but. J’ajouterai, — et je n’ai besoin pour en juger ainsi que de voir l’impression profonde que mademoiselle Perret a produite sur tout l’auditoire, sur moi, — j’ajouterai, que celui-là seul aimera véritablement votre fille qui, spontanément, lui promettra la plus haute destinée, et que l’on sentira, à son langage, à sa conduite, en état de tenir cet engagement d’honneur.

— Vous me rendez toute fière, cher docteur. Ce que vous dites-là de ma fille est si bien ce que j’avais rêvé pour moi-même. Et cependant j’ai épousé monsieur…

— Pardon, madame, il y a grande différence : vous étiez pauvre et votre fille est riche ; Monsieur Perret vous a choisie, votre fille peut choisir. Vous le voyez, madame, je ne vous flattais pas tout à l’heure comme vous m’en accusiez, puisque je vous tiens maintenant un langage qui blesserait une personne de moins d’esprit que vous. Alors j’ai cru pouvoir me permettre, pour mieux faire comprendre ma pensée sur l’avenir réservé à votre fille, de faire allusion aux circonstances qui seules expliquent l’alliance, si inégale au point de vue du mérite personnel, que vous avez contractée.

— Caroline a le temps de songer à tous ces beaux rêves. Je ne veux pas la marier trop tôt et je désire qu’elle jouisse à loisir de toute sa gloire de jeune fille. Quand elle aura tourné toutes les têtes, nous songerons à lui trouver le mari que nous rêvons tous deux pour elle. Je ne vous en remercie pas moins de l’intérêt que vous lui portez, et alors, croyez-moi, cher docteur, je m’en souviendrai.

Tandis que le Dr. Blandy et Mme Perret se livraient cet épanchement, si désintéressé, d’une part, si filial, de l’autre, la séance marchait son train. On jouait aussi la comédie sur la scène. Une lutte des plus vives s’y était engagée entre les coquillages, représentés par une perle fine, les fleurs, symbolisées par une rose des plus brillantes, et les oiseaux, figurés par un joli petit perroquet des mieux dressés. Les fleurs triomphèrent des coquillages, et furent à leur tour vaincues par les oiseaux.

Il y eut ensuite un chant de circonstance sur les vacances, paroles d’un poète local, musique de Rossini ; puis, quelques autres exercices littéraires : et enfin, la distribution des prix. L’appel des élèves à couronner fut fait par Mademoiselle Perret, d’une voix claire et qui ne devenait sympathique qu’en prononçant son propre nom.

Les deux élèves qui remportèrent le plus de prix furent Mademoiselle Aubé et Mademoiselle Perret. À chaque prix, c’était une ovation, à cette différence près, que lorsque Mademoiselle Perret descendait les degrés de la scène, les applaudissements éclataient aux premiers rangs de l’auditoire, et que, quand venait le tour de Mademoiselle Aubé, les applaudissements partaient du fond de la salle. Le Dr. Blandy était le principal champion de la première ; Duport et Martel les bruyants claqueurs de l’autre. On devine quelle secrète gratitude ressentait Madame Perret en voyant le zèle que déployait son jeune voisin pour la cause de sa fille. Deux ou trois fois, elle lui céda l’honneur de la couronner.

En petit marchand qu’il est, le bonhomme Aubé s’était placé un peu en arrière et il fallait que sa fille fendit la foule pour aller le retrouver. Elle se fendait à lui sans se presser et en laissant au public tout le temps d’admirer sa beauté superbe. Les applaudissements l’accompagnaient sur tout le parcours et ne pressaient que lorsqu’elle avait repris sa place dans la foule des élèves. Aubé en était tout intimidé, et c’est en rougissant qu’il posait d’une main mal assurée les couronnes sur le front de Marguerite. Il l’admirait pourtant de tout son cœur et sa joie était pour le moins aussi grande que celle de Madame Perret.

La séance finie, Blandy prit congé de Madame Perret, qui l’invita à passer la soirée chez elle, où quelques amis devaient se réunir aux heureux parents pour célébrer les succès de Caroline ; et il rejoignit ses deux amis Duport et Martel à la sortie.




II.

AU TERRAPIN.


Les trois amis montèrent en voiture et prirent la route de la ville. Chemin faisant, ils devisèrent de la séance et discutèrent vivement la beauté ou l’élégance des jeunes pensionnaires.

La promenade ayant été un peu longue, Duport déclara qu’il se sentait l’estomac glacé et fit arrêter la voiture devant le restaurant Terrapin. Constatons en passant combien certaines gens prennent vite froid à l’estomac et sont forcés de réchauffer souvent les ressorts de leur appareil digestif pour le tenir en bon ordre.

Le restaurant était rempli de monde. Six heures allaient sonner, et les gens entraient prendre le coup d’appétit.

Le coup d’appétit ! terme élastique qui comprend depuis le petit verre de liqueur que les anciens savouraient jusqu’au grand verre d’eau-de-vie que les familiers des hôtels enveloppent à moitié d’une main discrète, en le vidant.

Trois jeunes gens étaient appuyés sur le comptoir, près de l’entrée, et débattaient les affaires du pays. L’un était rouge, l’autre bleu, le troisième écoutait et, tout en écoutant, buvait double ; il arrosait silencieusement les arguments de ses amis, et lorsqu’on lui demandait son sentiment sur un point vivement contesté, sa voix se perdait au fond de son verre. Les deux adversaires péroraient chacun leur tour ; aussitôt que l’un lâchait la parole, l’autre l’attrapait et il la gardait jusqu’à ce que la soif revînt la lui ôter.

À l’autre bout du comptoir, il y avait un groupe de cinq ou six buveurs. À première vue, ils n’avaient pas l’air d’être là chez eux. On les aurait pris pour de bons bourgeois ; mais peu à peu le ton haussait et les gestes se déréglaient. Tous ils prétendaient savoir dépenser leur argent quand il le fallait. L’occasion ne pouvait être meilleure, puisqu’il s’agissait de fêter un ami de la campagne, retrouvé inopinément au coin d’une rue, quelque temps auparavant, et qui, depuis cette heureuse rencontre, revenait bien souvent en ville revoir les anciens camarades dont il avait été si longtemps séparé.

Aussitôt que quelqu’un faisait mine de donner le signal du départ, un autre se récriait et réclamait l’honneur de faire servir. Les six avaient déjà payé la traite ; il était entendu qu’on s’en irait après cela ; mais sans y prendre garde, on avait recommencé la tournée : impossible de ne la pas finir.

Sur un banc couvert d’un épais tapis, vis-à-vis le comptoir, un homme à figure cramoisie était étendu de tout son long. Son nez marquait l’apoplexie. Chaque jour, il venait là faire sa sieste. Parfois, les habitués ou des jeunes gens désireux de se former sous un maître expérimente, le réveillaient pour trinquer. En un instant, il était sur pied et sa soif était prête.

Duport, Martel et Blandy s’attablèrent dans un coin isolé du restaurant. Duport commanda la consommation : il se fit apporter de l’eau-de-vie ; Martel, qui n’était encore qu’un élève, demanda de la bière ; enfin Blandy, qui ne trinquait que par politesse se contenta d’un verre de sherry.

La conversation retomba sur les héroïnes de la séance à laquelle ils venaient d’assister. Duport et Martel tenaient pour Mademoiselle Aubé, Blandy pour Mademoiselle Perret :

— Mademoiselle Aubé est charmante, je l’admets, dit le docteur ; c’est la beauté en personne et je m’incline devant cette idole de vos cœurs. Je vais plus loin encore ; je ferai comme vous, je l’aimerai et je le lui dirai. Mais après ? Si, par hasard, elle préfère mes hommages aux vôtres et mon art à votre talent, l’épouserai-je ? Pousserai-je la passion jusqu’à l’enlever du second étage — au-dessus du magasin de son père — ou elle demeure, pour l’installer dans une maison à son choix, rue Sherbrooke ou rue St. Denis, et lui donner là le luxe qu’elle rêve, qu’elle exigera, sans s’inquiéter si le nombre de mes patients correspond au chiffre de ses dépenses ? Pousserai-je l’imprévoyance, l’aveuglement, jusqu’à me substituer à son père qu’elle est en train de ruiner, pour qu’elle me ruine à sa place ? Pardon ! mes bons amis, ce n’est point ainsi que j’aime les femmes, et que je comprends le mariage.

— Mon cher docteur, interrompit Duport, vous raisonnez comme si l’amour était un sentiment dont on peut à volonté diminuer ou augmenter la force, ainsi que vous diminuez ou augmentez la force d’une de vos potions. La puissance que vous a donnée la science de changer en remèdes, en calmants même, les poisons violents, vous aveugle ; l’habitude de guérir les grands maux, vous emporte. Le cœur, quand il est sérieusement atteint, résiste aux meilleurs traitements. Il se guérit tout seul ou il ne se guérit pas. Prenez-en votre parti : il vous ferait appeler que cela ne servirait à rien. Plus on le soigne, plus il est malade. Il y a des gens qui n’aiment que parce qu’ils veulent s’empêcher d’aimer, et il y en a d’autres qui n’aiment pas parce qu’ils veulent aimer. Mademoiselle Aubé a la beauté, le charme, elle me plaît ; c’est en vain que je voudrais aimer Mademoiselle Perret, qui n’est point sans mérite et qui est riche : mon cœur refuse net.

— Quel âge avez-vous, mon excellent Duport ? Quinze ans, l’âge de Roméo, n’est-ce pas ? On peut donc plaider longtemps sans connaître la vie, pas même la vie de ses clients. Voyons, rassemblez vos souvenirs : vous avez été initié au secret de plus d’un ménage ; les maris vous ont confié leur cause, les femmes ont invoqué l’appui de votre éloquence, et comme vous êtes bon enfant, vous avez remis ensemble des gens qui ne demandaient qu’à se prendre aux cheveux, et qui déjà même s’en étaient arraché quelques-uns. Eh bien ! d’où venaient d’ordinaire ces discordes intestines ? Répondez. De ce que le mari n’était, pas assez riche pour subvenir aux goûts de luxe, aux habitudes de dépense de sa femme, n’est-ce pas ?

— Ce sont là des exceptions, docteur, des exceptions qu’en dehors de mon bureau je ne rencontre guère.

— Je le sais, Duport. Pourtant, qui vous a dit que vous ne tomberiez pris dans ces exceptions ? Mais je ne veux rien exagérer pour ne pas affaiblir ma cause. Je vous ai signalé les cas mortels, auxquels tout le monde se croit sûr d’échapper ; j’en arrive maintenant à la série de ces petits désordres intérieurs qui rongent le bonheur et éteignent chaque matin la flamme joyeuse du foyer domestique, au malaise constitutionnel qui bannit la paix du sein de la famille. Avant d’aller plus loin, cette dissection sociale vous plaît-elle et dois-je continuer ?

— Comment donc, dit Duport. Le tribunal veut tout entendre ; c’est notre cause à tous qui se plaide là. Si vous dites la vérité, il nous faut la connaître ; sinon, nous l’apprendrons peut-être à nos dépens.

— J’expose mes illusions à vos coups, dit Martel, et je ne les crains point. Je ne me marierai jamais et ce n’est pour moi qu’affaire de curiosité que de savoir quels maux j’évite, à quels biens je renonce.

— Jeune homme, répondit de docteur, ne dites point cela tout haut : les jeunes filles comploteraient votre perte et l’une d’elles vous ferait mentir. À vingt ans l’on veut se marier tout de suite ou ne se marier jamais. La première fillette venue vous tourne la tête ; vous tombez à ses genoux ; les parents vous relèvent et vous mettent à la porte. Vous lui écrivez de se tenir prête, que dans quelques jours vous irez l’enlever et partirez avec elle pour New-York. Mais la monnaie vous manque pour acheter les billets de passage, et ce détail vulgaire vous ramène à la raison. La meilleure amie de la belle captive ; que vous avez choisie pour confidente, devient premier rôle. Votre passion s’en va et vous commencez à nourrir un autre projet d’enlèvement qui n’aboutira pas, toujours faute de monnaie.

— Le portrait n’est, pas mal destiné, mais ce n’est pas le mien, reprit Martel.

— Le vôtre, attendez, le voici : un garçon, qui, n’a fait qu’une bonne classe, sa rhétorique, sort du collège avec la résolution de prendre le premier train express qui passera à destination de la postérité. Son désir est de devenir un homme célébrer, à la première occasion. Afin de n’être point pris, au dépourvu par la gloire, il se compose une figure historique. Les souverains d’un pays libre, ce sont les orateurs ; il veut être orateur. Il a toujours dans sa poche un discours, ce qui lui permet d’improviser impunément, À tout propos il monte à la tribune ; il fait tourner toutes les réunions auxquelles il assiste, dîner ou fête d’amis, en séance parlementaire. Quant aux femmes, comme en général elles ne lisent pas ses articles et prêtent une oreille distraite à ses harangues, il les tient à l’écart. Un jour cependant, il en rencontre une à qui un peu de littérature recueillie, ça et là dans le Journal pour Tous, permet de l’éblouir. Elle lui insinue qu’il ressemble à Victor Hugo et elle lui prend le cœur dans quelques phrases prétentieuses. Lui qui ne devait jamais se marier, le voici épris ; son éloquence change de thème, il répond maintenant à la santé des dames. Bref, amoureux comme on ne l’est plus de nos jours, de tribun, il se fait chevalier, et épouse, sans un sou vaillant l’héroïne que lui a formée le Journal pour Tous.

— Nous nous éloignons, de la question, dit Duport. L’éloquence française s’abreuve de verres d’eau sucrée ; je propose de vider les nôtres en l’honneur du docteur Blandy avant de le laisser poursuivre

S’échauffant à la discussion, le docteur avait insensiblement élevé la voix de façon à être entendu dans toute la salle, devenue presque déserte. Les trois jeunes gens qui buvaient au comptoir, s’étaient rapprochés, pour écouter, et un peu aussi dans l’espoir que le débat ne se terminerait pas sans un verre de vin.

Ils connaissaient Duport pour s’être grisés quelquefois avec lui. On sait que rien ne lie les gens comme d avoir fait des sottises ensemble.

On commanda un renfort de bouteilles et les verres se remplirent, sauf celui de Blandy, qu’il ne vidait jamais.

— Messieurs, dit Duport, comme président de cette paisible réunion, je donne la parole à M. Martel pour une santé. Ce jeune orateur excelle dans le toast ; surtout il est sans rival dans la spécialité des toasts intimes : « À notre ami Poinsot ! l’orgueil du jeune barreau, l’espoir de son intéressante famille ! » « À Monsieur et Madame Robinet, qui nous ont donné cette délicieuse soirée ! »

— Monsieur le Président, dit Martel, je serai bref ; car, je sens à l’agitation du mien, que vos verres s’impatienteraient. Quelques mots suffiront pour vous faire l’éloge de notre cher docteur Blandy. C’est le médecin des dots ; il ne prend sous ses soins que celles qui sont florissantes. Tandis que ses confrères s’épuisent au chevet des malades ; lui, il promène ses prescriptions à la vanille, ses doucereux conseils, de salon en salon. Vous le rencontrez partout où les gens se portent bien, distribuant la santé. Il ordonne aux dames d’aller au bal, sous peine de névralgie perpétuelle. Il offre des bonbons aux jeunes filles en guise de remèdes, et s’il le faut, il prend héroïquement les pilules à leur place. C’est lui qui reconnaît et certifie les inquiétants symptômes qui se révèlent chez les jeunes pensionnaires au couvent, lorsque les parents ont bien envie de les ramener à la maison. S’il faut en juger par le nombre de cas qu’il anticipe, il a le talent de prévenir les maladies. Là où vous voyez une personne bien portante, il flaire une malade et opère une cure merveilleuse. Il recrute principalement sa clientèle parmi les gens riches qui ont des filles à marier. Il cause affaires avec le père, ménage et domestiques avec la femme, toilette et bals avec la fille ; il invite le fils à venir chez lui s’habituer à fumer. Dans le monde cependant, il ne néglige personne ; il fait la cour aux vieilles filles, reconduit les mères de famille à leur voiture, porte la santé du maître de la maison au souper et tient compagnie aux vieilles invitées qu’un fort appétit a retenues à table après les autres dames. C’est ainsi qu’il se forme un renom mondain qui lui permettra de croquer un jour la plus belle dot, sans que personne puisse y trouver à redire. Bref, Messieurs, parti à peu près de rien, sans grands talents, sans figure, il est arrivé, il arrivera. Je ne connais à son habileté qu’un point faible ; c’est qu’il n’en garde pas bien le secret. Séduit par ses propres récits et heureux de s’y retrouver tel qu’il veut être, il raconte aux uns comment il a berné les autres. Cela donne l’éveil et pourrait nuire à sa fortune.

— Bravo ! Martel, s’écrièrent à la fois les jeunes gens, c’est bien tapé.

— Pardon, Messieurs, reprit Martel, je dois reporter vos applaudissements à qui ils reviennent de droit. C’est Blandy qui a parlé de lui-même par ma bouche ; c’est lui qui s’est immolé par mes mains. J’ai emprunté à ses spirituelles confidences les traits les plus frappants du portrait.

— Martel est trop modeste, reprit le docteur, j’ai été sa victime et non son collaborateur. Il y a du vrai cependant dans ce qu’il dit, mais ce n’est pas à moi à le crier sur les toits. Avant tout, je suis sincère envers moi-même, et je ne me cache rien. Défauts et qualités, je sais tout sur mon propre compte, et parfois je cède au plaisir de me raconter aux autres.

— À la question, s’écria Duport en se versant un nouveau verre d’eau-de-vie, ou la fin du débat m’échappera dans les fumées de cette généreuse boisson. Tom, ajouta-t-il en se tournant du côté du garçon de bar, Tom, vous n’avez jamais eu de meilleure eau-de-vie.

— À la question, exclamèrent les jeunes gens.

— Messieurs, dit Blandy, en trempant ses lèvres dans son verre de sherry, je n’ai plus qu’un quart d’heure à vous donner. Il faut que dans une heure je sois, en cravate blanche, chez le digne M. Perret.

Les jeunes gens vidèrent leurs verres d’un : trait et le docteur commença :

— Vous vous marierez tous un jour, mes chers amis ; je le souhaite du moins, car le mariage seul a chance de vous empêcher de venir si souvent au Terrapin. La question est de savoir comment vous vous marierez. Presque toutes les jeunes filles des classes aisées dans notre pays, sont élevées pour épouser dès gens riches. Si vous n’êtes pas rentiers, peut-être vaudrait-il mieux que vous ne vous mariassiez pas. Pour vous distraire de votre intérieur troublé par des exigences excessives, vous n’en viendriez que plus souvent ici et tôt ou tard vous y laisseriez votre vie misérablement. De nos jours, les parents négligent volontiers de donner une dot à leurs enfants ; en revanche, ils consacrent tous les soins à les mettre en état de faire honneur à la fortune de leurs maris. La toilette est un art que l’on ne possède jamais bien si on n’en a pas reçu de bonne heure les premières notions. Les femmes qui s’habillent mal sont celles qui ont eu des mères économes. On entoure donc les jeunes filles de tout ce qui peut leur former le goût : on leur met aux mains les armes élégantes avec lesquelles elles doivent fusiller nos écus. Le moment de les marier arrive, un bon jeune homme se présente. On regarde sa figure, est-il beau ou laid ? On examine son habit, est-il à la dernière mode ? On mesure sa taille, est-ce celle d’un grenadier ? Est-il invité dans la bonne société ? N’a-t-il pas un petit cousin qui est marchand de hardes faites au Marché Bonsecours ? Enfin, quels sont ses revenus ? S’il ne se tire avec honneur de toutes ces questions, il est éconduit. Les gens parfaits sont rares. Après d’infructueuses recherches, il faut bien se résigner à prendre un mari qui est laid, ou qui ne s’habille pas à la mode, ou qui n’est pas dans la société, ou qui a un petit cousin marchand de hardes faites au Marché Bonsecours. S’il n’a point autant d’argent qu’on le voudrait, c’est à lui d’en gagner davantage et non à la femme de se sacrifier. Le train qui porte le jeune couple part à grande vitesse. La lune de miel est charmante : le mari est fort amoureux et la jeune femme a des toilettes ravissantes, un trousseau magnifique. Il admire la beauté de sa femme, et celle-ci s’extasie devant ses robes.

— C’est juste, dit involontairement un buveur qui écoutait par dessus l’épaule d’un des jeunes gens. Blandy se tourna de son côté, et lui dit avec le plus grand sang-froid :

— N’est-ce pas, Monsieur ?

Le buveur rougit et quitta la place.

— Les toilettes passent de mode, continua Blandy, on les envoie au grenier ; les comptes arrivent, et un beau jour le train conjugal déraille sur une note de couturière. Le mari se relève un peu meurtri et moins amoureux ; la femme crie qu’on lui refuse le nécessaire. Pour arranger l’affaire, le mari va commander un bijou, et le train repart, même vitesse. Les comptes se suivent, les accidents se succèdent, les illusions s’en vont et la gêne reste. L’homme qui avait rêvé une femme douce, aimante, désintéressée, se trouve en face d’une créancière impitoyable dont il ne peut satisfaire les exigences. Elle a compté trouver la fortune en l’épousant, et lui l’amour ! Ils ont perdu tous deux la partie ; elle est pauvre, et il n’est point aimé.

— Alors j’ai raison de dire : « À bas le mariage, » exclama Martel.

— Pas tout-à-fait, reprit Blandy. Le mariage est l’acte le plus sérieux de la vie, et on le fait à la légère. Lorsqu’on a dit : J’aime, on croit avoir tout dit. Mais, malheureux, c’est précisément parce que vous êtes amoureux que vous choisirez mal. Attendez que vous le soyez moins pour voir si, par hasard, vous ne vous trompez pas dans votre choix. Et d’abord, dites-moi quels défauts vous voulez que votre femme apporte dans le ménage ? Vous allez répondre que vous entendez qu’elle n’en apporte aucun, c’est-à-dire toute différente de vous qui en avez votre bonne part. Tous les hommes, même les plus intelligents, rêvent des femmes parfaites. Mais ne savez-vous donc pas qu’il n’y en a point et faut-il l’épreuve du mariage pour vous l’apprendre ? Entre bien des qualités, il vous faut donc choisir celles que vous estimez le plus ; entre bien des défauts, il faut vous résigner à ceux que vous redoutez le moins. Quant à moi, mon choix est fait. Je veux que ma femme soit riche ; peu importe qu’elle ne soit point jolie. Chacun sa passion dominante ; la vôtre est la sentimentalité peut-être, la mienne est l’ambition. Les gens qui font des mariages d’amour ne sont pas meilleurs que ceux qui font des mariages d’intérêt ; chacun cherche le bonheur où il croit le trouver. Si la jeune fille que j’épouserai m’apporte en dot les rentes qu’après vingt ans de travail je n’aurais pas encore, elle me rendra bien autrement heureux que si elle offrait chaque jour à ma vue la plus jolie figure du monde. Sa fortune durera plus longtemps que n’aurait duré sa beauté…

Martel seul écoutait. Les autres se saluaient d’un bout de la table à l’autre, et buvaient des santés particulières en échangeant des signaux de gaîté.

— Vous êtes tous plus ou moins gris, reprit le docteur, dans un quart d’heure, vous serez sous la table. Bonne nuit !




III.

UNE SOIRÉE CHEZ MADAME PERRET.


À huit heures précises, le docteur Blandy faisait son entrée, dans le salon de Mme  Perret. Il avait relevé sa moustache ; pour laisser paraître son plus fin sourire, et il était mis avec tant de soin, qu’au premier abord, on n’aurait pu dire s’il était beau ou laid.

La maîtresse de la maison vint à sa rencontre, et M. Perret, interrompit une dissertation sur la hausse des farines qu’il faisait à son neveu, captif dans un coin de la chambre, pour saluer amicalement de la main le nouveau venu.

Mme  Perret était encore toute rayonnante du triomphe de sa fille. Elle lui avait posé dix fois ses couronnes sur la tête, et elle se promettait très-sincèrement de lire tous ses livres de prix. Il lui semblait qu’ils devaient être beaucoup plus intéressants que les autres ouvrages, et elle n’était pas loin de croire qu’ils contenaient quelque chose de particulier au sujet de sa fille. Comme toutes les personnes qui n’ont reçu qu’une instruction incomplète, elle s’exagérait les bienfaits du savoir et elle s’imaginait que Caroline venait de se couvrir d’une gloire immortelle, qui rejaillissait sur toute sa famille.

M. Perret n’avait guère d’illusions sur les hommes il les jugeait d’après ses livres. Mais il lui en restait à l’égard des femmes. Les prix remportés par son fils au collège l’avaient toujours laissé froid. Il n’y attachait même plus la moindre importance depuis le jour où, ayant commandé à son héritier, encore chargé de lauriers, un calcul un peu raide, il l’avait vu se mettre lentement en besogne, tâtonner, raturer, enfin demander grâce. Les triomphes de sa fille faisaient sur lui une impression bien différente ; il y trouvait un plaisir mêlé d’attendrissement.

Les affaires avant tout pourtant, et le parfait négociant n’avait point assisté aux examens ; de peur de manquer une spéculation arrivée à point. Le récit enthousiaste que Mme. Perret avait brodé en son honneur, lui faisait regretter de n’y avoir pas été, d’autant plus que la spéculation n’avait point abouti comme il l’espérait. On n’avait pas manqué de lui dire que le plus digne appréciateur du talent et des succès de Caroline avait été Blandy.

Le docteur arrivait donc en pays conquis.

— Vous vous êtes fait attendre, lui dit Mme. Perret du ton le plus aimable. Ma fille avait hâte de vous voir pour vous remercier de vos applaudissements. Elles les a distingués au milieu de tous les autres.

— Un médecin se doit à son art, répondit le docteur ; j’ai trouvé chez moi, en rentrant, quelques-uns de mes confrères qui venaient me consulter sur un cas des plus intéressants.

Les confrères qui avaient consulté ; le docteur n’étaient autres que Duport et Martel.

Mademoiselle Perret était en ce moment au piano où elle attristait de fausses notes cet infortuné Carnaval de Venise, qui ne doit plus être gai depuis le temps qu’on le trouble ainsi dans sa joie. Lorsqu’elle vit s’avancer sa mère et le docteur, l’artiste arrêta la fête au moment où elle prenait une tournure alarmante pour les oreilles des auditeurs.

Blandy en avait entendu assez pour être fixé sur le talent musical de la jeune fille dont la dot le séduisait.

— Il faudra que je renonce à avoir un piano dans mon salon, se dit-il à lui-même, ou que je le tienne fermé à clé.

L’esprit est chose rare, et Mademoiselle Perret n’en avait point. Elle causait suffisamment de tout ce qui l’intéressait ; de ses toilettes, des variations de la mode, des cancans sur ses petites amies ; des mariages prochains ou supposés, mais au-delà, elle ne s’aventurait pas. Blandy savait renfermer sa parole dans ce cercle restreint ; et à le voir en faire le tour, sans jamais le franchir, on sentait combien son esprit était discipliné à tout. Après les premiers compliments, il mit la conversation sur le sujet qui avait le plus de chance de plaire à la mère et à la fille.

Mme Perret n’avait pu se dispenser d’inviter Mademoiselle Aubé, compagne de classe et amie de Caroline. Mais cela, lui causait des remords. Qu’allait-on penser dans le monde, lorsqu’on saurait qu’elle avait invité dans son salon aristocratique la fille d’un petit marchand, qui n’était pas dans la société ? Il est vrai que ce monde a bien des raisons de n’être point exclusif, car qui de nous n’a pas parmi ses aïeux un ancêtre quelconque du genre de l’auteur des jours de M. Perret, qui avait été journalier ?

— Vous avez fait un acte de générosité qui tournera la tête de cette petite, dit le docteur. Il aurait mieux valu pour elle la laisser passer la soirée chez son père. Elle ne voudra plus aller que chez les personnes de même position que vous, de peur de déchoir, et du coup vous faites manquer son mariage avec le principal commis du bonhomme Aubé, qui depuis quatre ou cinq ans, la regarde grandir, le cœur rempli d’espérances qui ne se réaliseront pas. Elle se croit maintenant l’égale de mademoiselle Perret et ne voudra pas épouser moins qu’elle.

M. Perret avait terminé sa dissertation sur la hausse des farines et lâché son neveu. Il vint droit à Blandy.

Faut-il vous le présenter ? Vous le connaissez déjà. Monsieur Joseph N. Perret est un homme qui a eu le talent de faire fortune, ainsi qu’il aime à le proclamer en toute occasion au sein de sa famille et dans les réunions publiques, où il prend la parole en s’excusant de n’être point préparé, comme s’il se préparait jamais ! Parti de la petite épicerie qui existait autrefois au coin de la rue Craig et de la rue St. Urbain, il est arrivé avant cinquante ans à une honnête aisance dont ses détracteurs portent le chiffre à cent mille louis. Son père lui avait laissé pour seul héritage une garde-robe complète de redingotes, qui l’ont mal habillé jusqu’à l’époque où Mme. Perret l’a définitivement émancipé du joug paternel.

C’est un excellent homme, fin en affaires, économe de l’argent des autres comme du sien, tenant avant tout à ce qu’on ne le mette pas dedans, ne souscrivant jamais trop, et faisant subir à ceux qui lui arrachent l’aumône un interrogatoire minutieux et sévère sur l’usage auquel ils la destinent. Il sait sur le bout de ses doigts la fortune d’un chacun, et tient en mémoire même des banqueroutes où il ne perd rien. Les gens dont il fait le moins de cas sont ceux qui n’ont pas de propriété. Il leur refuse le droit d’exprimer une opinion sur quoi que ce soit.

— M. X. n’a pas un morceau de terre à se mettre sous les pieds, dit-il.

Le premier conseil qu’il donne aux jeunes gens, c’est d’avoir pignon sur rue.

— Les jeunes gens ! les jeunes gens ! s’écrie-t-il brusquement, se marient aussitôt qu’ils se trouvent à la tête d’un revenu suffisant pour payer une dispense de banc et acheter une chaîne conjugale dont le premier anneau se met au doigt de la femme, tandis que le reste de la chaîne se met au cou du marié. Étonnez vous après cela, ajoute-t-il, qu’il y ait dans le monde tant d’étranglés !

Il avait, naturellement, un penchant particulier pour Blandy, qui lui paraissait un garçon en train d’arriver à la propriété.

Au milieu de toutes ces qualités cependant, s’épanouissait un défaut qui n’était pas sans laisser des inquiétudes au docteur. Perret déclarait à qui voulait l’entendre qu’il ne donnerait point de dot à ses filles, et qu’il obligerait ses garçons à gagner leur vie comme s’il n’avait rien à leur laisser.

Son rêve, c’était de marier Caroline au fils d’un homme plus riche que lui. Mais ce n’était pas chose facile à trouver.

Il changeait chaque année son testament — à mesure que le patrimoine s’arrondissait — pour reculer davantage l’époque où ses enfants jouiraient enfin des écus qu’il avait amassés. Il voulait leur distribuer l’argent, après sa mort, avec autant de parcimonie que durant sa vie. S’il avait pu laisser s’accumuler sa fortune jusqu’à la cinquième ou à la sixième génération, il serait mort heureux et tranquille.

Son raisonnement d’ailleurs, n’était pas sans plausibilité :

— Mes petits enfants, disait-il, élevés par mes enfants dans le luxe, à même les rentes du bonhomme, auront plus besoin de secours que Caroline et Pierre. Il faut que les gens riches d’à présent évitent le sort de l’ancienne noblesse, qui n’a pas su conserver son patrimoine. Je ne veux pas qu’un Perret en soit réduit plus tard à compter sur une place du gouvernement pour vivre.

Tel était le beau-père que se destinait le docteur Blandy.

Le docteur Blandy se trouvait, pour ainsi dire, au sein de sa future famille ; il faisait face à M. Perret, il avait à sa droite Mme. Perret, et à sa gauche Mademoiselle.

— Quel superbe groupe ! se disait à elle-même Mademoiselle Aubé en l’observant de l’autre bout du salon ; il y a là l’intérêt, la sottise, la vanité et la coquetterie. Je serais curieuse d’entendre le dialogue.

Précisément, la conversation roulait sur Mademoiselle Aubé.

— Le docteur était en train de me démontrer que nous avions eu tort d’inviter Mademoiselle Aubé, dit Mme. Perret à son mari.

— J’avais des raisons particulières pour te presser de l’inviter, répondit M. Perret. D’abord, il ne fallait à aucun prix laisser croire à des sentiments de jalousie entre notre fille et cette petite ; puis, j’ai quelques affaires à régler avec M. Aubé, et je ne veux point que l’on pense que mes intérêts de commerce influent sur mes relations sociales. Je fais saisir ce brave homme demain, et dans huit jours il sera en banqueroute.


— Vraiment, dirent d’une seule voix Mme. Perret et sa fille.

— C’est sa troisième banqueroute, continua Perret ; la première fois il a payé 10s. dans le £, la seconde 5s., et cette fois je crois qu’il paiera çà peu près rien. Il est en train de manger le fond du sac ; je l’arrête pour qu’il nous laisse au moins quelque chose. C’est sa fille qui le ruine. Elle lui mange ses profits de l’année pendant les vacances.

— Elle n’a donc pas de cœur, dit Mme. Perret.

— Si je te laissais libre, tu en ferais autant, dit Perret en lui tapant familièrement sur la joue. Crois-tu que cette petite a conscience de ce qu’elle fait ? Elle suit son penchant sans regarder où il mène son père. Elle a envie de tout ce qu’elle voit, et ce dont elle a envie, elle l’achète : ici un chapeau, là une robe. Dans le magasin paternel, elle ne se refuse rien. Chez les autres marchands, il y a du crédit. Qu’est-ce qui coûte cher, dès l’instant que l’on ne débourse pas d’argent ?

— Alors, c’est le père qui est coupable, dit Mme. Perret.

— Crois-tu qu’on lui demande son autorisation pour chaque dépense ? répondit M. Perret. Il apprend les choses quand elles sont faites et collectionne les comptes quand ils sont acquittés. D’ailleurs, c’est un maladroit en affaires. Un homme qui fait deux fois banqueroute et qui ne s’enrichit pas, n’entend rien au commerce. Lorsqu’on paie 7s. 6d. dans le £, les créanciers sont aussi fâchés que quand on paie 2s. 6d. ; il ne faut pas les mettre en colère en pure perte. Moi qui vous parle, j’aiderais Aubé à se relever si la façon dont il fait banqueroute ne m’ôtait toute confiance dans son sens commercial.

— Ce que tu dis, interrompt Mme. Perret, me paraît manquer d’élévation.

— Je parle affaires et voilà tout. Fais-moi le plaisir de remonter à l’origine des fortunes de ceux que tu reçois dans tes salons. Combien n’y en a-t-il pas qui ont puisé leur premier capital dans un fonds de banqueroute ?

Perret menaçait de rentrer dans ses théories favorites, sur les fortunes des autres, quand sa femme qui tenait à laisser sa fille seule avec le docteur, prit un prétexte pour rompre l’entretien et entraîner le bavard vers d’autres auditeurs.

Blandy n’était pas homme à perdre son temps. Il était convaincu de l’importance d’entrer le premier dans la lice qui allait s’ouvrir et où la jeunesse contemporaine se disputerait le cœur de Mlle. Perret. La jeune fille devait être d’ailleurs admirablement disposée à écouter le tendre langage de l’astucieux docteur ; rien ne prédispose à l’indulgence du cœur comme le succès.

En ce moment, Mlle. Perret était presque jolie. Le bruit flatteur des applaudissements avait fait monter à ses joues ce coloris charmant qu’apporte l’émotion. L’amour-propre satisfait donnait à ses yeux un éclat qui leur manquait d’ordinaire.

Ce petit accès de beauté aidant, Blandy devait être à demi sincère dans les aveux qu’il s’apprêtait à faire ; c’est plus qu’il n’avait jamais été, bien certainement.

— Mademoiselle, dit le docteur, je n’ai pu encore trouver l’occasion de vous féliciter sur votre brillant succès. C’est le prélude de bien d’autres, mais je suis heureux d’avoir été témoin du premier. Tous avez été charmante de grâce, de modestie. Vous paraissiez être seule à ignorer que c’était à vous que s’adressaient les applaudissements. J’aimerais à vous entendre déclamer encore une fois cette Prière d’une Mère, que vous avez dite avec une intonation si juste, avec un sentiment si vrai de toutes les nuances de l’affection.

— Vous me flattez, Monsieur, et je ne mérite point les éloges que vous me décernez. Je n’ai fait que répéter ce que l’on m’a enseigné.

— Mais cette toilette ravissante que vous portiez avec tant d’élégance, c’est bien à vous qu’en revient tout l’honneur ! On n’apprend de personne à se mettre ainsi.

— Pour ma toilette, j’avoue que j’en étais plus fière que de mon talent. Ma mère avait passé quinze jours à la composer, à en assortir les nuances délicates ; et j’y rêvais chaque nuit. Si vous saviez quelles inquiétudes cause un ruban dont on n’a pas trouvé la place, quel mal il faut se donner pour régler l’ensemble des effets que l’on veut produire ! Ce n’est pas trop de cinq ou six miroirs et de bien des heures. Votre toilette est prête, vous allez partir, vous êtes déjà sur l’escalier ; soudain un doute vous frappe, un soupçon vous vient, vous courez à la glace ; vous l’avez échappé belle : votre ornement vous tombait sur les oreilles.

Ce n’était pas pour causer toilette que M. et Mme. Perret avaient laissé leur fille en tête-à-tête avec le docteur. Sur un mot, l’entretien changea de route et arriva promptement à destination.

Je ne sais pas si les interminables dialogues des amoureux vous intéressent dans les romans. Moi, je fais mes excuses à l’auteur et je les passe. C’est toujours un peu la même chose. Le jeune homme roucoule, la jeune fille soupire, et le lecteur bâille. Vous avez dû voir des gens s’endormir profondément en lisant un feuilleton. Pour peu que vous soyez auteur, vous vous êtes approché sur le bout du pied avec inquiétude et prudence pour constater si, par hasard, ce n’était pas une de vos œuvres qui produisait ce merveilleux effet. Presque toujours, vous constatez que ce cas de sommeil foudroyant est amené par le récit d’un tête-à-tête amoureux, d’un tendre entretien.

On ne sera donc pas surpris si je ne répète point ici ce que se dirent Blandy et Mademoiselle Perret. Qu’il suffise au lecteur de savoir que le docteur fut ému, éloquent, et que la jeune fille parut aussi touchée de son amour que convaincue de sa sincérité. Il est rare qu’une femme, surtout à cet âge, doute sérieusement des sentiments qu’on lui exprime. Elle trouve si naturel de les inspirer !

Tout en causant avec Mlle. Aubé, Mme. Perret avait suivi du regard, sur la figure de sa fille, les progrès de la déclaration. Comme bien des femmes, elle avait le talent de voir plusieurs choses à la fois. Son regard allait d’une direction à l’autre, et rien ne lui échappait. À mesure qu’avançait l’entretien du docteur et de Mlle. Perret, elle devinait le plaisir qu’y trouvait sa fille, et sentait Mlle. Aubé rougir de dépit à côté d’elle.

Lorsque Blandy eut lâché le grand mot, et que sa compagne parut se recueillir pour y répondre, l’excellente femme jugea que le moment d’intervenir était venu. Abandonnant Mlle. Aubé à ses réflexions, elle s’approcha du jeune couple.

Heureuse de la diversion qui arrêtait sur ses lèvres un acquiescement toujours difficile à exprimer, même lorsque c’est le cœur qui l’inspire, Mlle. Perret s’empressa d’adresser la parole à sa mère du plus loin qu’elle la vit venir, et s’échappa sous prétexte d’aller la remplacer auprès de Mlle. Aubé.

— Vous vous êtes mis de bonne heure à l’œuvre, malgré ma défense, dit Mme. Perret au docteur.

— Vous le savez, Madame, la passion ne raisonne pas. Une fois auprès de Mlle. Perret, je n’ai plus été maître de ma volonté ; l’entretien a pris soudain une tournure que votre fille, je le confesse, ne m’a pas paru blâmer aussi sévèrement que vous.

— Je sais tout, mon cher docteur. Je sais que ma fille vous convient parfaitement et que vous lui convenez de même. Vous avez besoin de sa fortune pour arriver à la position à laquelle vous avez droit, et elle a besoin de vous pour que sa fortune lui obtienne dans le monde le rang qu’elle mérite. Vous vous aimerez juste assez pour être heureux. Allez dire cela à Mlle  Aubé.

Mme  Perret s’en alla trouver son mari.

— Perret, lui dit-elle, que penses-tu du docteur Blandy ?

— Blandy ! il sera riche un jour.

— Tu sais, c’est ton futur gendre. Quelle dot donneras-tu à ta fille ? Cela l’intéresse, ce garçon.

— Je ne lui donnerai que ma bénédiction.

— Tu verras que le docteur ne trouvera pas que c’est assez !




IV.

LE MARIAGE DE BLANDY


Un an s’est écoulé dans l’existence de Blandy depuis le dernier chapitre. L’habile docteur a consacré cette année laborieuse à faire la cour à la famille Perret.

Exact comme le canon de l’île Ste. Hélène, on l’a vu tous les soirs, à huit heures précises, sonner à la porte de la magnifique résidence de l’opulent négociant, au Beaver Hall. Il venait déposer ses hommages aux pieds de Mademoiselle Perret. Souvent l’après-midi, on le rencontrait accompagnant les deux dames dans les magasins ; et lorsqu’on les apercevait quelque part, on pouvait dire, sans risquer de se tromper, qu’il n’était pas loin.

Chaque dimanche après-midi, il faisait à pieds le tour de la montagne avec son futur beau-père, qui avait pris depuis longtemps cette habitude, un peu pour se dégourdir les jambes appesanties par l’assiduité au bureau, un peu pour laisser reposer son équipage.

La fille l’aimait, la mère le consultait, le père l’admirait.

D’accord unanime, le mariage fut fixé au cinq octobre, et l’on s’occupa des préparatifs de la fête. Le programme fut discuté en famille, remanié, corrigé, augmenté.

M. Perret n’était pas modeste. On lui avait dit si souvent, en sollicitant sa souscription, qu’il était la plus forte tête du commerce et un des caissiers de la patrie, qu’aucun doute ne lui restait plus à cet égard. Il désirait que sa fille fut mariée à dix heures du matin, en grande pompe.

Madame Perret voulait inviter au mariage tous les gens haut placés qu’elle ne fréquentait point et avec lesquels elle souhaitait ardemment de se lier.

Quant à la jeune fille, elle s’occupait du choix des garçons et des filles d’honneur. Le nombre avait été fixé à trois, puis à six, enfin à douze couples. Le problème était de mettre ensemble les gens qui se convenaient le mieux, et de dorer la pilule à ceux qui seraient moins bien accouplés que les autres. Toutes les bonnes petites amies de Mademoiselle Perret voulaient avoir un bon parti comme garçon d’honneur, et jeter, pour elles-mêmes, durant le déjeuner de noces, les bases d’un mariage bien assorti. Il y avait un ou deux malheureux avocats sans clients que l’on se passait à la ronde ; personne n’en voulait. Martel avec ses longs cheveux ne prenait pas.

Mademoiselle Perret songeait bien un peu aussi aux cadeaux qu’elle allait avoir. Elle faisait des calculs ingénieux sur le plus ou moins de générosité des gens, sur l’habitude qu’on leur connaissait de donner beaucoup ou peu, de bien choisir l’objet, ou d’y mettre une maladresse qui en détruisait le prix. Elle allait faire visite à ses aînées récemment mariées pour voir ce qu’elles avaient eu et juger de ce qu’elle pouvait espérer.

Une sourde rivalité régnait entre la fiancée de Blandy et les filles d’honneur. Qui d’entre elles aurait la plus brillante toilette, le jour du mariage ? Chacune des filles d’honneur méditait d’éclipser la mariée, et celle-ci ne voulait rien épargner pour remporter la palme. L’important pour cela, c’était de tenir secret jusqu’au grand jour le feu d’artifice principal. Mais il est difficile, même à une femme, de cacher quelque chose à d’autres femmes qui sont décidées à tout savoir. On se disait donc déjà à l’oreille quelle étoffe Mademoiselle Perret avait choisie pour sa robe de noces.

De plus sérieuses pensées remplissaient l’esprit de Blandy. Il songeait au contrat de mariage, il s’inquiétait de la dot. Plusieurs fois, en faisant le tour de la montagne, il avait tenté d’amener M. Perret sur ce terrain ; mais le bonhomme n’avait point paru entendre de cette oreille-là. De guerre lasse, il s’était adressé à Mme. Perret. Elle lui avait donné de vagues espérances, en y ajoutant un étourdissant éloge de l’avenir qui l’attendait comme médecin des bonnes familles et des malades élégants.

Mademoiselle Perret en savait-elle quelque chose ? Il tenta de l’effrayer par une sombre peinture de sa position, par un sermon sur l’économie qui devrait de toute nécessité régner dans le jeune ménage. Elle parut fort rassurée et ne dit mot.

Si M. Perret méditait de déposer un don de £15,000 dans la corbeille de mariage, le secret était bien gardé.

Le jour du contrat de mariage arriva enfin. Les parents des deux côtés, les garçons et les filles d’honneur y avaient été invités et se trouvaient assemblés dans le salon de M. Perret.

La physionomie de la réunion était curieuse à observer. Une seule pensée agitait tous les esprits, une question muette se posait sur toutes les lèvres : quel dot M. Perret allait-il donner à sa fille ?

De temps à autre, on chuchotait, on discutait dans les coins du salon. Les parents du marié ne voulaient pas accepter moins de £15, 000 ; les parents de la jeune fille déclaraient que ce serait bien assez de £5, 000.

Mme. Perret ne faisait qu’un rond, disant un mot aimable à celui-ci, tapant sur la joue à celle-là, offrant un verre de vin à un troisième. Elle n’avait jamais tant parlé.

Quant à M. Perret, il rayonnait. De temps à autre, il se frottait les mains avec une indicible expression de satisfaction et de félicité. Évidemment, il était au comble de ses joies ; ce mariage faisait déborder son cœur paternel.

Maître de lui-même, le Dr. Blandy ne laissait rien voir sur sa souriante figure du trouble profond, de la cruelle anxiété qui tourmentait son esprit. Il avait l’air d’un amoureux en passe d’arriver au bonheur.

Le notaire parut.

Les invités prirent place autour de la chambre, et le silence se fit. Qui aurait regardé Blandy avec attention en ce moment, l’aurait vu pâlir légèrement ; il se remit promptement.

La solennelle lecture commença. Ce fut un coup de théâtre.

M. Perret accordait au Dr. Blandy la main de sa fille, et bornait là sa paternelle munificence.

Tous les regards se fixèrent sur Blandy qui sourit agréablement à la joie méchante des uns, à la sympathie des autres. Il se pencha à l’oreille de sa fiancée et lui dit un mot l’amour.

Le contrat signé, des groupes se formèrent. Mme. Perret vint trouver le docteur.

— Vous serez riche un jour, lui dit-elle.

— Peut-être, répondit le docteur.

— Mon mari tient avant tout à ce qu’on dise qu’il ne donne rien à ses filles.

Survint M. Perret :

— Eh bien ! mon gendre, s’écria-t-il, je viens de vous réhabiliter. On disait que vous épousiez ma fille pour sa fortune : on ne le dira plus.

— Certes, dit Blandy en s’inclinant, je n’avais pas songé à cette ruse de guerre ; mais ma gratitude pour avoir tardé un instant, n’en sera que plus vive. Vous êtes un beau-père modèle ; vous sacrifiez votre renom de libéralité pour sauver la réputation de votre gendre. Ma femme et moi, nous ne l’oublierons jamais.

En quittant Blandy, M. Perret alla prendre par le bras un de ses vieux amis et l’entraîna vers le buffet. Il remplit deux verres de vin jusqu’au bord et en offrit un à son compagnon :

— À la santé des vieux, mon bonhomme, dit-il. Qu’est-ce que tu penses de moi ? Suis-je digne de ton amitié ? Enfin m’escompterais-tu un billet de vingt-cinq mille piastres, si je te le présentais sur l’heure ?

— Comment donc ! Tu viens de montrer aux jeunes gens ce que nous sommes. S’ils croient nos écus fondus exprès pour eux, ils se trompent. Qu’ils deviennent riches, et l’on verra ensuite ce que l’on peut faire pour eux !

— Tu m’imiteras ?

— Peux-tu en douter !

— Alors un autre verre de vin, buvons : « À nos gendres ! »

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Ici finit le roman du docteur Blandy. S’il ne vous a pas ennuyé, ami lecteur, je vous raconterai un de ces jours que la politique fera relâche, l’histoire de Duport et de Mademoiselle Aubé, que nous avons laissés en route.