Chroniques (Fabre)/6

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Imprimerie L'Événement (p. 43-51).


LE JOUR DE L’AN.


Québec, 4 janvier 1864.


Une jolie veuve dont le front était couvert d’un nuage de mélancolie sous lequel ses beaux yeux brillaient du plus doux éclat, me disait aux approches du jour de l’an :

— Savez-vous ce qui agace mes pauvres nerfs de ce temps-ci, ce qui me rend maussade pour tout le monde, moi qui ne l’ai jamais été que pour mon mari ? C’est l’approche du jour de l’an. Vous ne sauriez imaginer quelle antipathie je porte à cette réjouissance annuelle, à cette fête banale que le calendrier nous impose, que les hommes subissent pour ne pas déplaire aux femmes et que les femmes tolèrent pour ne pas faire pleurer les enfants. L’obligation de former des vœux de bonheur du bout des lèvres pour tous ceux qui vont venir m’en demander, de voir défiler dans mon salon une procession de gens qui me débiteront, souvent cinq ou six à la fois, les mêmes banalités en secouant sur mes tapis la neige de leurs bottes, m’emplit l’âme des plus noires pensées. Si vous saviez comme vous êtes ridicules et ennuyeux, vous autres hommes…

Je m’inclinai.

— Ce n’est point une personnalité : c’est une observation générale à laquelle vous ne faites point exception, naturellement.

Je m’inclinai de nouveau.

— Je disais donc, lorsque vous m’avez interrompu, que vous ne sauriez imaginer combien vous êtes ennuyeux et ridicules, vous autres hommes, lorsque vous vous livrez à cet exercice, à cette pantomime annuelle qui consiste à traverser une centaine de salons au pas de course, à vous asseoir une minute sur le coin d’une chaise pour répéter les refrains de la journée et à vous enfuir aussitôt qu’une autre bande de visiteurs arrive ! Dans l’intérêt des hommes surtout, on devrait abolir le jour de l’an ; à la rigueur, il n’est supportable que pour les femmes, pour qui tous les prétextes de mettre une jolie robe, sont bons. Nous ne vous recevons pas, croyez-le bien, pour apprendre de vous quel temps il fait cette année et quel temps il faisait l’année dernière ; mais tout simplement pour que vous admiriez l’art de nos toilettes et que vous alliez dire à celles à qui cela peut déplaire, comme elles nous vont bien. Malgré cela, comprenez-vous qu’il y ait un jour de l’année où l’on soit obligé, si jolie et spirituelle que l’on puisse être, de causer de la neige ou du beau temps, avec des gens qu’on ne reverra que pour leur entendre dire la même chose, douze mois après ?

— Mais il me semble, madame, lui ai-je dit, qu’il y a un moyen bien simple et que je n’ai pas la prétention d’inventer, de se soustraire aux ennuis du jour de l’an : c’est de le supprimer pour soi-même, c’est de fermer sa porte aux visiteurs et de se mettre sous clef dans sa chambre avec un roman à lire ou une coiffure nouvelle à essayer.

— Vous déplacez la question, comme disent les journaux.

Sachez qu’une femme ne peut pas faire autrement que les autres femmes, sans se compromettre et s’exposer à ces mille et mille traits de la critique amicale qu’elle redoute d’autant plus qu’elle excelle à les lancer. Le monde féminin est régi par une multitude de lois dont le détail échappe à la grossière perception des hommes et qu’aucune femme n’a le courage de secouer. La police de ce petit monde, gracieux et charmant au dehors, à ce que vous dites, rempli au dedans, à ce que je sais, de petites passions, de malice et d’envie, la police est faite par la critique la plus vigilante et la plus aiguisée. Il faut de l’héroïsme de la part d’une femme pour braver les autres femmes ; quant aux hommes, ce qu’ils disent ne nous importe que lorsque nous les aimons. À coup sûr, je meurs d’envie de ne pas recevoir au jour de l’an, et cependant, je recevrai ; et cela, parce que je n’ai pas de raison à donner à mes bonnes amies pour m’excuser de n’avoir pas reçu leurs maris, qui, accablés de visites à faire et bien pourvus de cartes, seraient cependant enchantés de ma discrétion. Les unes diraient que je n’ai pas reçu parce que j’avais mauvais teint, ajoutant que cela m’arrive plus souvent qu’à mon tour depuis quelque temps ; les autres insinueraient que l’absence d’un valseur quelconque avec lequel j’ai dansé deux ou trois fois sans conviction au dernier bal, m’inspire ce goût soudain pour la solitude…, etc. Il me faut donc bon gré mal gré subir la loi générale ; je m’en console en donnant à ma toilette toute l’attention que je suis censée prêter à la conversation de mes visiteurs, et je me venge de la corvée que m’impose le respect féminin en remportant le prix de beauté.

Lancée dans les entraînants sentiers du paradoxe, mon interlocutrice transporta bientôt la conversation dans un ordre de considérations plus générales ; puis, revenant à son point de départ, elle résuma son opinion à peu près comme suit :

— Ce que je condamne surtout dans le jour de l’an et ce qui révolte mes libres penchants et mes instincts d’indépendance, c’est le plaisir à jour fixe, c’est le bonheur à terme. Je veux prendre mon temps pour être heureuse ; je veux choisir mes jours pour être gaie comme je choisis ma société pour causer. Je n’aime pas la joie commandée d’avance ; elle est déjà refroidie quand on la goûte. L’imprévu est la première condition du plaisir. On s’amuse rarement là où l’on croit s’amuser ; on se plaît souvent là où l’on a craint de s’ennuyer. L’homme qu’on aime le mieux est celui qu’on connaît le moins, et il n’y a rien de charmant comme un indifférent un peu spirituel après un tête-à-tête avec l’objet aimé. Prôner d’avance un amusement, c’est imiter les gens qui vous préviennent qu’ils vont vous faire rire ; le rire ne vient pas, le plaisir non plus. Il faudrait arranger les choses de manière à ce qu’on pût s’amuser lorsque cela vous plaît, s’ennuyer lorsque cela ne vous déplaît pas. Mais les hommes, eux, ne savent ni s’amuser ni s’ennuyer. L’ennui, pris sans se presser, sans s’impatienter, à son aise, est pourtant une des plus douces choses de ce monde. L’unique valeur des choses humaines est dans le contraste. Comme un peu d’ennui fait du bien après trop de plaisir ! Comme la conversation monotone et sans surprises d’une personne sensée, repose après l’éblouissement d’une causerie spirituelle et semée d’éclairs ! Si la destinée s’arrangeait de manière à distribuer dans le cours de la vie les ennuis et les émotions, les plaisirs et les épreuves, en un ordre sans cesse varié, ce bas-monde serait vraiment trop agréable à habiter.

Il y avait bien des choses à répondre à cette série de paradoxes ; je plaidai de mon mieux la cause qui m’était confiée ; puis, la conversation prit une autre tournure. Changeant soudainement d’impression avec cette mobilité, cette inconstance qui forme un des charmes les plus vifs de la conversation des femmes, mon interlocutrice passa du paradoxe sceptique au paradoxe sentimental.

— C’est singulier, me dit-elle, mais il y a des jours, et presque toujours les mêmes, où je me rappelle certaines choses avec une lucidité et une vivacité extraordinaires. Moi qui suis éprise de l’inconnu, folle de l’imprévu, j’ai le culte des anniversaires intimes, j’ai dans le cœur de mystérieux autels élevés aux plus douces émotions de ma vie, où sont suspendues des images depuis longtemps effacées de la réalité ; j’y rallume parfois la flamme du passé pour y revoir les sentiments qui l’ont agité. Hélas ! je sais mieux me souvenir que je ne sais rire ; le regret pousse mieux en mon âme que le plaisir : le temps efface ce qui en arrêtait l’essor et empoisonnait mes rapides joies, pour ne laisser subsister que ce qui était vraiment doux et ravissant. En revoyant ce qu’il a aimé dépouillé de toutes les ombres qui lui en cachaient les beautés, mon cœur répand dans des rêves sans fin tout ce qu’il a refusé à la réalité la plus charmante. Inconcevable et douloureuse impuissance que de ne pouvoir aimer sans toutes ses illusions, que de sentir sans cesse son cœur s’éteindre et ne battre longtemps que dans l’isolement du souvenir !

Me voilà bien loin du jour de l’an 1864, et je crains d’avoir laissé ma chronique s’égarer trop longtemps au-delà des bruits du jour, dans ces subtiles discussions sur les choses du cœur qui durent depuis que le monde a été livré à l’empire de l’amour et à la tyrannie des jolies femmes. J’ignore si en racontant la causerie qui précède j’ai cédé plutôt à l’entraînement du souvenir qu’à l’intérêt bien entendu de mes lecteurs ; mais il me semble que, pour l’instruction du genre humain, il est utile de recueillir toutes les nuances d’opinion de celles à qui nous devons les plus belles leçons et les meilleurs exemples dans les questions délicates et les problèmes difficiles qui touchent aux sentiments.


Le jour de l’an à Québec a ressemblé, cette année, à tous les jours de l’an passés. Le principal sujet de conversation, à part le temps bien entendu qui garde en tout pays, ce jour-là, le rang suprême, a été la disette d’amusements. Les jeunes filles et les jolies veuves s’indignent de cette somnolence de la verve sociale et de ce long silence des pianos discrets ; les mères de famille qui désirent marier leurs filles (et quelles sont les mères qui n’ont point ce légitime désir ?) soupirent et poussent leurs maris à donner l’exemple et à précipiter par une grande soirée la saison en retard ; les pères de famille, en proie à un désespoir contenu, flottent entre le regret de renoncer à se coucher à neuf heures et la nécessité d’obéir à leurs femmes. Ce malaise général va, dit-on, cesser bientôt. Les dames aimables et bienfaisantes qui prennent soin des plaisirs de la société lui préparent de charmantes surprises, et il est probable que la vivacité joyeuse du carnaval effacera le souvenir des langueurs de l’automne.

Après les vœux qui se sont élevés de toutes parts vers les chefs de maison en faveur des soirées, c’est peut-être le pont de glace qui a été l’objet de plus de souhaits et de manifestations d’intérêt. S’il avait pu entendre tout ce qu’on a dit de lui, il mettrait sans doute son amour-propre à ne pas désappointer tant d’espérances ardentes, à ne pas rendre plus inutiles encore tant de paroles inutiles !

Quant au temps, son règne quoiqu’encore florissant et glorieux, achève peut-être. Bien des gens ont essayé de n’en point parler ; quelques-uns ont réussi. Trois ou quatre jeunes gens, entr’autres, avaient formé une ligue contre lui. Ils avaient échangé la promesse solennelle de n’en point souffler mot de toutes les visites, sous peine, pour celui qui violerait la consigne, d’avoir à les recommencer. Les choses allèrent merveilleusement durant presque tout le jour de l’an ; chaque fois que d’autres visiteurs avaient abordé légèrement ou traité à fond la grande question du jour, ils étaient restés muets et distraits ; chaque fois qu’une dame, feignant d’être poussée par une curiosité déjà bien des fois satisfaite pourtant, avait eu recours à cette grande ressource pour suppléer aux lacunes d’une causerie hésitante, ils avaient laissé tomber la question sans y répondre.

Cinq heures allaient sonner ; ils étaient fort satisfaits d’eux-mêmes, lorsque, sur le point de finir la corvée des visites, l’un d’entre eux se trouve face à face avec un de ses amis d’enfance, un de ses compagnons de collège, un ancien camarade de plaisirs, qu’il n’a pas vu depuis dix ans. Avec un élan et une explosion de joie que tous les gens de cœur comprendront, il court à lui, il lui serre les mains et lui lance ce cri de l’âme :

— Comment ! toi ! à Québec faisant des visites… et par cet affreux temps !…

On devine la stupeur de l’infortuné condamné au ridicule de se présenter deux fois dans les mêmes maisons en racontant sa mésaventure. Cette dernière partie du supplice cependant lui a été épargnée. Presque partout on avait si bien, au milieu du tumulte du jour et de la foule des visiteurs, oublié son passage, qu’on le reçut comme si on ne l’avait pas encore vu et en lui servant la même conversation qu’il avait déjà entendue. Dans certaines maisons, on l’a trouvé changé depuis l’année dernière ; une jeune demoiselle lui a dit avec un regard rempli de bonnes intentions :

— Il y a bien longtemps que nous n’avons eu le plaisir de vous voir. Il faut que ce soit le jour de l’an pour que vous veniez nous faire visite.

Enfin, une bonne dame qui lui raconte chaque année, en détail, ses premiers pas dans la vie, en se plaignant que cela la fait vieillir, lui a dit pour flatter sa petite taille, quoiqu’il ait trente ans sonnés :

— Mon Dieu ! il me semble que vous avez encore grandi depuis l’année dernière. Je vous ai vu pourtant bien petit. Quand on pense que j’ai connu votre père à votre âge ! ça me fait vieillir…


Je devrais peut-être parler des toilettes du jour de l’an, discuter, commenter et surtout admirer ces œuvres d’art. Mais c’est là un sujet trop délicat pour que je m’y risque ; j’aurais peur de commettre une de ces fautes de détail, imperceptibles aux yeux peu exercés des hommes, mais irrémédiables aux yeux des femmes, et après lesquelles on est jugé et mal jugé. Les femmes seules sont dignes de juger les femmes ; elles seules savent admirer dans toutes ses nuances une toilette réussie, avec une conviction ardente et un enthousiasme réfléchi ; elles seules surtout savent découvrir dans la toilette qui éblouit nos faibles regards le point faible où doit se poser la critique pour en détruire l’effet. Il y a peu de femmes qui réussissent plus de deux ou trois fois dans la vie à obtenir une toilette inattaquable, réduisant au silence ou contraignant à l’admiration les bonnes amies. La félicité qu’éprouve une jolie femme ce jour-là l’indemnise amplement de la mortification et des ennuis que lui ont causé parfois les toilettes triomphantes de ses rivales. Autant il est maussade d’entendre des jolies femmes causer avec passion des cuisinières qu’elles ont renvoyées, autant il est instructif, intéressant, entraînant, de les entendre disserter sur les mille questions renfermées dans une seule toilette, analyser les chiffons, approfondir l’harmonie des couleurs et l’accord des nuances.


Il me reste un souhait à faire pour terminer ma revue du jour de l’an, et je demande à mes lecteurs de s’unir à moi dans ce souhait :

Souhaitons tous ensemble que la mode qui vient délivre les femmes de ces affreux voiles de laine dont elles s’enveloppent la figure et qui ont le tort de nous empêcher de les regarder sans avoir l’avantage de les empêcher de nous voir.

Souhaitons aussi que cette année commencée un jour maigre s’écoule grassement, et démente par sa bonne conduite les craintes que soulève dans les esprits paisibles le jour redoutable qu’elle a choisi pour faire son entrée en ce monde.

J’ai rencontré hier deux braves gens qui n’étaient point du tout rassurés sur ce point :

« Le jour de l’an un vendredi, disait l’un d’eux en secouant mélancoliquement la tête ; cela ne présage rien de bon. Heureusement au moins que ce n’est pas un 13 !! »


Il vient de mourir à Montréal un brave garçon qui a laissé quelques bons mots pour tout héritage à sa famille. En voici un. Employé à tout faire dans un bureau d’avocats, il écoutait leurs clients, répondait à leurs créanciers, donnait la chasse à leurs débiteurs et assistait pour eux aux funérailles de leurs amis.

Un de ces derniers était en train de faire ses malles pour le convoi qui transporte les voyageurs de ce monde à l’autre. Toujours obligeants, les patrons de ce pauvre X offrirent leurs services pour veiller le malade ; puis, ils se firent remplacer à son chevet par leur infatigable clerc. Celui-ci remplit sa mission en conscience et soigna, avec le dévouement d’un vieil ami, celui dont il faisait si tard la connaissance. Seulement après la troisième veille, exténué de fatigues, et voyant que cela allait recommencer, il alla trouver un de ses patronat lui dit simplement :

« Est-ce que ce pauvre M. Z n’a point d’autre ami que moi ? »