Chroniques (Marcel Proust)/Contre l’obscurité

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ChroniquesNRF (p. 151-158).

CONTRE L’OBSCURITÉ

« Êtes-vous de la jeune école ? » demande à tout étudiant de vingt ans qui fait de la littérature tout monsieur de cinquante qui n’en fait pas. « Moi, j’avoue que je ne comprends pas, il faut être initié… D’ailleurs, il n’y a jamais eu plus de talent ; aujourd’hui presque tout le monde a du talent. »

En essayant de dégager de la littérature contemporaine quelques vérités esthétiques que je suis d’autant plus certain d’apercevoir qu’elle les signale elle-même, en les niant, je vais m’exposer à l’accusation d’avoir voulu jouer avant l’âge le rôle du monsieur de cinquante ans : je ne tiendrai pourtant pas son langage. Je crois en effet que, comme tous les mystères, la Poésie n’a jamais pu être entièrement pénétrée sans initiation et même sans élection. Quant au talent qui n’a jamais été très commun, il semble qu’il y en eut rarement moins qu’aujourd’hui. Certes si le talent consiste dans une certaine rhétorique ambiante qui apprend à faire des « vers libres » comme une autre apprenait à faire des « vers latins », dont les « princesses », les « mélancolies », « accoudées » ou « souriantes », les « béryls » sont à tout le monde, on peut dire qu’aujourd’hui tout le monde a du talent. Mais ce ne sont là que vains coquillages, sonores et vides, morceaux de bois pourris ou ferrailles rouillées que le flux a jetés sur le rivage et que le premier venu peut prendre, s’il lui plaît, tant qu’en s’en retirant la génération ne les a pas emportés. Mais que faire avec du bois pourri, souvent débris d’une belle flotte ancienne — image méconnaissable de Chateaubriand ou d’Hugo…

Mais il est temps d’en venir à l’erreur d’esthétique que j’ai voulu signaler ici et qui me semble dénuer de talent tant de jeunes gens originaux, si le talent est en effet plus que l’originalité du tempérament, je veux dire le pouvoir de réduire un tempérament original aux lois générales de l’art, au génie permanent de la langue. Ce pouvoir fait certainement défaut à beaucoup, mais d’autres, assez doués pour l’acquérir, semblent systématiquement n’y pas prétendre. La double obscurité qui en résulte dans leurs œuvres, obscurité des idées et des images d’une part, obscurité grammaticale de l’autre, est-elle justifiable en littérature ? Je vais essayer de l’examiner ici.

Les jeunes poètes (en vers ou en prose) auraient un argument préliminaire à faire valoir, pour éluder ma question.

« Notre obscurité, pourraient-ils nous dire, est cette même obscurité qu’on reprochait à Hugo, qu’on reprochait à Racine. Dans la langue tout ce qui est nouveau est obscur. Et comment la langue ne serait-elle pas nouvelle, quand la pensée, quand le sentiment ne sont plus les mêmes ? La langue pour rester vivante doit changer avec la pensée, se prêter à ses besoins nouveaux, comme les pattes qui se palment chez les oiseaux qui auront à aller sur l’eau. Grand scandale pour ceux qui n’avaient jamais vu les oiseaux que marcher ou voler ; mais, l’évolution accomplie, on sourit qu’elle ait choqué. Un jour, l’étonnement que nous vous causons étonnera, comme étonnent aujourd’hui les injures dont le classicisme finissant salua les débuts du romantisme. »

Voilà ce que nous diraient les jeunes poètes. Mais les ayant félicités d’abord pour ces paroles ingénieuses, nous leur dirions : Ne voulant pas sans doute faire allusion aux écoles précieuses, vous avez joué sur le mot « obscurité » en faisant remonter si haut la noblesse de la vôtre. Elle est au contraire bien récente dans l’histoire des lettres. C’est autre chose que les premières tragédies de Racine et les premières odes de Victor Hugo. Or le sentiment de la même nécessité, de la même constance des lois de l’univers et de la pensée, qui m’interdit d’imaginer, à la façon des enfants, que le monde va changer au gré de mes désirs, m’empêche de croire que les conditions de l’art, étant subitement modifiées, les chefs-d’œuvre seront maintenant ce qu’ils n’ont jamais été, au cours des siècles : à peu près inintelligibles.

Mais les jeunes poètes pourraient répondre : « Vous vous étonnez que le maître soit obligé d’expliquer ses idées à ses disciples. Mais n’est-ce pas ce qui est toujours arrivé dans l’histoire de la Philosophie où les Kant, les Spinoza, les Hegel, aussi obscurs qu’ils sont profonds, ne se laissent pas pénétrer sans des difficultés bien grandes. Vous vous serez mépris sur le caractère de nos poèmes : ce ne sont pas des fantaisies, ce sont des systèmes. »

Le romancier bourrant de philosophie un roman qui sera sans prix aux yeux du philosophe aussi bien que du littérateur ne commet pas une erreur plus dangereuse que celle que je viens de prêter aux jeunes poètes et qu’ils ont non seulement mise en pratique, mais érigée en théorie.

Ils oublient, comme ce romancier, que si le littérateur et le poète peuvent aller en effet aussi profond dans la réalité des choses que le métaphysicien même, c’est par un autre chemin, et que l’aide du raisonnement, loin de le fortifier, paralyse l’élan du sentiment qui seul peut les porter au cœur du monde. Ce n’est pas par une méthode philosophique, c’est par une sorte de puissance instinctive que Macbeth est, à sa manière, une philosophie. Le fond d’une telle œuvre, comme le fond même de la vie, dont elle est l’image, même pour l’esprit qui l’éclaircit de plus en plus, reste sans doute obscur.

Mais c’est une obscurité d’un tout autre genre, féconde à approfondir et dont il est méprisable de rendre l’action impossible par l’obscurité de la langue et du style.

Ne s’adressant pas à nos facultés logiques, le poète ne peut bénéficier du droit qu’a tout philosophe profond de paraître d’abord obscur. S’y adresse-t-il au contraire ? Sans arriver à faire de la métaphysique qui veut une langue autrement rigoureuse et définie, il cesse de faire de la poésie.

Puisqu’on nous dit qu’on ne peut séparer la langue de l’idée, nous en profiterons pour faire remarquer ici que si la philosophie où les termes ont une valeur à peu près scientifique doit parler une langue spéciale, la poésie ne le peut pas. Les mots ne sont pas de purs signes pour le poète. Les symbolistes seront sans doute les premiers à nous accorder que ce que chaque mot garde, dans sa figure ou dans son harmonie, du charme de son origine ou de la grandeur de son passé, a sur notre imagination et sur notre sensibilité une puissance d’évocation au moins aussi grande que sa puissance de stricte signification. Ce sont ces affinités anciennes et mystérieuses entre notre langage maternel et notre sensibilité qui, au lieu d’un langage conventionnel comme sont les langues étrangères, en font une sorte de musique latente que le poète peut faire résonner en nous avec une douceur incomparable. Il rajeunit un mot en le prenant dans une vieille acception, il oscille entre deux images disjointes des harmonies oubliées, à tout moment il nous fait respirer avec délices le parfum de la terre natale. Là est pour nous le charme natal du parler de France — ce qui semble signifier aujourd’hui le parler de M. Anatole France, puisqu’il est un des seuls qui veuille ou qui sache s’en servir encore. Le poète renonce à ce pouvoir irrésistible de réveiller tant de Belles au bois dormant en nous, s’il parle une langue que nous ne connaissons pas, où des adjectifs, sinon incompréhensibles, au moins trop récents pour ne pas être muets pour nous, succèdent dans des propositions qui semblent traduites à des adverbes intraduisibles.

À l’aide de vos gloses, j’arriverai peut-être à comprendre votre poème comme un théorème ou comme un rébus. Mais la poésie demande un peu plus de mystère et l’impression poétique, qui est tout instinctive et spontanée, ne sera pas produite.

Je passerai presque sous silence la troisième raison que pourraient alléguer les poètes, je veux dire l’intérêt des idées ou des sensations obscures, plus difficiles à exprimer, mais aussi plus rares, que les sensations claires et plus courantes.

Quoi qu’il en soit de cette théorie, il est trop évident que si les sensations obscures sont plus intéressantes pour le poète, c’est à conditions de les rendre claires. S’il parcourt la nuit, que ce soit comme l’Ange des ténèbres, en y portant la lumière.

Enfin j’arrive à l’argument le plus souvent invoqué par les poètes obscurs en faveur de leur obscurité, à savoir le désir de protéger leurs œuvres contre les atteintes du vulgaire. Ici le vulgaire ne me semble pas être où l’on pense. Celui qui se fait d’un poème une conception assez naïvement matérielle pour croire qu’il peut être atteint autrement que par la pensée et le sentiment (et si le vulgaire pouvait l’atteindre ainsi il ne serait pas le vulgaire), celui-là a de la poésie l’idée enfantine et grossière qu’on peut précisément reprocher au vulgaire. Cette précaution contre les atteintes du vulgaire est donc inutile aux œuvres. Tout regard en arrière vers le vulgaire, que ce soit pour le flatter par une expression facile, que ce soit pour le déconcerter par une expression obscure, ont fait à jamais manquer le but à l’archer divin. Son œuvre gardera impitoyablement la trace de son désir de plaire ou de déplaire à la foule, désirs également médiocres, qui raviront, hélas, des lecteurs de second ordre…

Qu’il me soit permis de dire encore du symbolisme, dont en somme il s’agit surtout ici, qu’en prétendant négliger les « accidents de temps et d’espace » pour ne nous montrer que des vérités éternelles, il méconnaît une autre loi de la vie qui est de réaliser l’universel ou éternel, mais seulement dans des individus. Dans les œuvres comme dans la vie, les hommes pour plus généreux qu’ils soient, doivent être fortement individuels. (Cf. La Guerre et la Paix, Le Moulin sur la Floss) et on peut dire d’eux, comme de chacun de nous, que c’est quand ils sont le plus eux-mêmes qu’ils réalisent le plus largement l’âme universelle.

Les œuvres purement symboliques risquent donc de manquer de vie et par là de profondeur. Si, de plus, au lieu de toucher l’esprit, leurs « princesses » et leurs « chevaliers » proposent un sens imprécis et difficile à sa perspicacité, les poèmes, qui devraient être de vivants symboles, ne sont plus que de froides allégories.

Que les poètes s’inspirent plus de la nature, où, si le fond de tout est un et obscur, la forme de tout est individuelle et claire. Avec le secret de la vie, elle leur apprendra le dédain de l’obscurité. Est-ce que la nature nous cache le soleil, ou les milliers d’étoiles qui brillent sans voiles, éclatantes et indéchiffrables aux yeux de presque tous ? Est-ce que la nature ne nous fait pas toucher, rudement et à nu, la puissance de la mer ou du vent d’ouest ? À chaque homme elle donne d’exprimer clairement pendant son passage sur la terre, les mystères les plus profonds de la vie et de la mort. Sont-ils pour cela pénétrés du vulgaire, malgré le vigoureux et expressif langage des désirs et des muscles, de la souffrance, de la chair pourrissante ou fleurie ? Et, je devrais citer surtout, puisqu’il est la véritable heure d’art de la nature, le clair de lune où pour les seuls initiés, malgré qu’il luise si doucement sur tous, la nature, sans un néologisme depuis tant de siècles fait de la lumière avec de l’obscurité et joue de la flûte avec le silence.

Telles sont les remarques que j’ai cru utile d’exposer, à propos de la poésie et de la prose contemporaines. Leur sévérité pour la jeunesse qu’on voudrait, plus on l’aime, voir mieux faire, les aurait rendues plus seyantes dans la bouche d’un vieillard. Qu’on excuse leur franchise, plus méritoire peut-être dans la bouche d’un jeune homme.

Marcel Proust.
Revue Blanche, 15 juillet 1896.