Chroniques (Marcel Proust)/Journées de lecture

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ChroniquesNRF (p. 89-97).

JOURNÉES DE LECTURE

Vous avez sans doute lu les Mémoires de la comtesse de Boigne. Il y a « tant de malades », en ce moment, que les livres trouvent des lecteurs, même des lectrices. Sans doute, quand on ne peut sortir et faire des visites, on aimerait mieux en recevoir que de lire. Mais « par ces temps d’épidémies », même les visites que l’on reçoit ne sont pas sans danger. C’est la dame qui de la porte où elle s’arrête un moment — rien qu’un moment, — et où elle encadre sa menace, vous crie : « Vous n’avez pas peur des oreillons et de la scarlatine ? Je vous préviens que ma fille et mes petits-enfants les ont. Puis-je entrer ? » ; et entre sans attendre de réponse.

C’est une autre, moins franche, qui tire sa montre : « Il faut que je rentre vite : mes trois filles ont la rougeole ; je vais de l’une à l’autre ; mon Anglaise est au lit depuis hier avec une forte fièvre, et j’ai bien peur que ce soit mon tour d’être prise, car je me suis sentie mal à l’aise en me levant. Mais j’ai tenu à faire un grand effort pour venir vous voir… » Alors on aime mieux ne pas trop recevoir, et comme on ne peut pas téléphoner toujours, on lit. On ne lit qu’à la dernière extrémité. On téléphone d’abord beaucoup. Et, comme nous sommes des enfants qui jouons avec les forces sacrées sans frissonner devant leur mystère, nous trouvons seulement du téléphone que « c’est commode », ou plutôt, comme nous sommes des enfants gâtés, nous trouvons que « ce n’est pas commode », nous remplissons le Figaro de nos plaintes, ne trouvant pas encore assez rapide en ses changements l’admirable féerie quelques minutes parfois se passent en effet avant qu’apparaisse près de nous, invisible mais présente, l’amie à qui nous avions le désir de parler, et qui, tout en restant à sa table, dans la ville lointaine qu’elle habite, sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n’est pas celui qu’il fait ici, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et qu’elle va nous dire, se trouve tout à coup transportée à cent lieues (elle, et toute l’ambiance où elle reste plongée), contre notre oreille, au moment où notre caprice l’a ordonné. Et nous sommes comme le personnage du conte de fées à qui un magicien, sur le souhait qu’il en exprime, fait apparaître dans une clarté magique sa fiancée, en train de feuilleter un livre, de verser des larmes ou de cueillir des fleurs, tout près de lui, et pourtant à l’endroit où elle se trouve alors, très loin.

Nous n’avons, pour que ce miracle se renouvelle pour nous, qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler — quelquefois un peu longtemps, je le veux bien — les Vierges vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître leur visage et qui sont nos Anges gardiens dans ces ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes, les Toutes-Puissantes par qui les visages des absents surgissent près de nous, sans qu’il nous soit permis de les apercevoir ; nous n’avons qu’à appeler ces Danaïdes de l’Invisible qui sans cesse vident, remplissent, et se transmettent les urnes obscures des sons, les jalouses Furies qui, tandis que nous murmurons une confidence à une amie, nous crient ironiquement : « J’écoute ! » au moment où nous espérions que personne ne nous entendait, les servantes irritées du Mystère, les Divinités implacables, les Demoiselles du téléphone ! Et aussitôt que leur appel a retenti dans la nuit pleine d’apparitions, sur laquelle nos oreilles s’ouvrent seules, un bruit léger — un bruit abstrait, — celui de la distance supprimée, et la voix de notre amie s’adresse à nous.

Si, à ce moment-là, entre par sa fenêtre et vient l’importuner pendant qu’elle nous parle, la chanson d’un passant, la trompe d’un cycliste ou la fanfare lointaine d’un régiment en marche, tout cela retentit aussi distinctement pour nous (comme pour nous montrer que c’est bien elle qui est près de nous, elle, avec tout ce qui l’entoure à ce moment-là, ce qui frappe son oreille et distrait son attention) — détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, mais d’autant plus nécessaires à nous révéler toute l’évidence du miracle, — traits sobres et charmants de couleur locale, descriptifs de la rue et de la route provinciales sur lesquelles donne sa maison, et tels qu’en choisit un poète quand il veut, en faisant vivre un personnage, évoquer autour de lui son milieu.

C’est elle, c’est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin ! Que de fois je n’ai pu l’écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu’il y a de décevant dans l’apparence du rapprochement le plus doux et à quelle distance nous pouvons être des choses aimées au moment où il semble que nous n’aurions qu’à étendre la main pour les retenir. Présence réelle — que cette voix si proche — dans la séparation effective. Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle. Bien souvent, l’écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m’a semblé que cette voix clamait des profondeurs d’où l’on ne remonte pas, et j’ai connu l’anxiété qui m’étreindrait un jour, quand une voix reviendrait ainsi, seule et ne tenant plus à un corps que je ne devrais jamais revoir, murmurer à mon oreille des paroles que j’aurais voulu pouvoir embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière.

Je disais qu’avant de nous décider à lire, nous cherchons à causer encore, à téléphoner, nous demandons numéro sur numéro. Mais parfois les Filles de la Nuit, les Messagères de la Parole, les Déesses sans visage, les capricieuses Gardiennes ne veulent ou ne peuvent nous ouvrir les portes de l’Invisible, le Mystère sollicité reste sourd, le vénérable inventeur de l’imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur, — Gutenberg et Wagram ! — qu’elles invoquent inlassablement, laissent leurs supplications sans réponse ; alors, comme on ne peut pas faire de visites, comme on ne veut pas en recevoir, comme les demoiselles du téléphone ne nous donnent pas la communication, on se résigne à se taire, on lit.

Dans quelques semaines seulement on pourra lire le nouveau volume de vers de Mme de Noailles, Les Éblouissements (je ne sais si ce titre sera maintenu), encore supérieur à ces livres de génie : Le Cœur innombrable et l’Ombre des jours, vraiment égal, il me semble, aux Feuilles d’automne ou aux Fleurs du Mal. En attendant, on pourrait lire cette exquise et pure Margaret Ogilvy de Barrie, traduite à merveille par R. d’Humières et qui n’est que la vie d’une paysanne racontée par un poète, son fils. Mais non ; du moment qu’on s’est résigné à lire, on choisit de préférence des livres comme les Mémoires de Mme de Boigne, des livres qui donnent l’illusion que l’on continue à faire des visites, à faire des visites aux gens à qui on n’avait pas pu en faire parce qu’on n’était pas encore né sous Louis XVI, et qui, du reste, ne vous changeront pas beaucoup de ceux que vous connaissez, parce qu’ils portent presque les mêmes noms qu’eux, leurs descendants et vos amis, lesquels, par une touchante courtoisie envers votre infirme mémoire, ont gardé les mêmes prénoms et s’appellent encore : Odon, Ghislain, Nivelon, Victurnien, Josselin, Léonor, Artus, Tucdual, Adhéaume ou Raynulphes. Beaux noms de baptême d’ailleurs, et dont on aurait tort de sourire ; ils viennent d’un passé si profond, que dans leur éclat insolite ils semblent étinceler mystérieusement comme ces noms de prophètes et de saints qui s’inscrivent en abrégé dans les vitraux de nos cathédrales. Jehan, lui-même, quoique plus ressemblant à un prénom d’aujourd’hui, n’apparaît-il pas inévitablement comme tracé en caractères gothiques sur un livre d’Heures par un pinceau trempé de pourpre, d’outre-mer ou d’azur ? Devant ces noms, le vulgaire redirait peut-être la chanson de Montmartre :

Bragance, on le connaît c’t’oiseau-là ;
Faut-il que son orgueil soye profonde
Pour s’être f…u un nom comme ça !
Peut donc pas s’appeler comme tout le monde !

Mais le poète, s’il est sincère, ne partage pas cette gaieté, et, les yeux fixés sur le passé que ces noms lui découvrent, répondra avec Verlaine :

Je vois, j’entends beaucoup de choses
Dans son nom Carlovingien.

Passé très vaste peut-être. J’aimerais à penser que ces noms qui ne sont venus jusqu’à nous qu’en de si rares exemplaires, grâce à l’attachement aux traditions qu’ont certaines familles, furent autrefois des noms très répandus, — noms de vilains aussi bien que de nobles, — et qu’ainsi, à travers les tableaux naïvement coloriés de lanterne magique que nous présentent ces noms, ce n’est pas seulement le puissant seigneur à la barbe bleue ou sœur Anne en sa tour que nous apercevons, mais aussi le paysan penché sur l’herbe qui verdoie et les hommes d’armes chevauchant sur les routes qui poudroient du xiiie siècle.

Sans doute bien souvent cette impression moyen-âgeuse donnée par leurs noms ne résiste pas à la fréquentation de ceux qui les portent et qui n’en ont ni gardé ni compris la poésie ; mais peut-on raisonnablement demander aux hommes de se montrer dignes de leur nom quand les choses les plus belles ont tant de peine à ne pas être inégales au leur, quand il n’est pas un pays, pas une cité, pas un fleuve dont la vue puisse assouvir le désir de rêve que son nom avait fait naître en nous ? La sagesse serait de remplacer toutes les relations mondaines et beaucoup de voyages par la lecture de l’Almanach de Gotha et de l’Indicateur des chemins de fer…

Les mémoires de la fin du xviiie siècle et du commencement du xixe, comme ceux de la comtesse de Boigne, ont ceci d’émouvant qu’ils donnent à l’époque contemporaine, à nos jours vécus sans beauté, une perspective assez noble et assez mélancolique, en faisant d’eux comme le premier plan de l’Histoire. Ils nous permettent de passer aisément des personnes que nous avons rencontrées dans la vie — ou que nos parents ont connues — aux parents de ces personnes-là, qui eux-mêmes, auteurs ou personnages de ces mémoires, ont pu assister à la Révolution et voir passer Marie-Antoinette. De sorte que les gens que nous avons pu apercevoir ou connaître — les gens que nous avons vus avec les yeux de la chair — sont comme ces personnages en cire et grandeur nature qui, au premier plan des panoramas, foulant aux pieds de l’herbe vraie et levant en l’air une canne achetée chez le marchand, semblent encore appartenir à la foule qui les regarde, et nous conduisent peu à peu à la toile peinte du fond, à qui ils donnent, grâce à des transitions habilement ménagées, l’apparence du relief de la réalité et de la vie. C’est ainsi que cette Mme de Boigne, née d’Osmond, élevée, nous dit-elle, sur les genoux de Louis XVI et de Marie-Antoinette, j’ai vu bien souvent au bal, quand j’étais adolescent, sa nièce, la vieille duchesse de Maillé née d’Osmond, plus qu’octogénaire, mais superbe encore sous ses cheveux gris qui relevés sur le front faisaient penser à la perruque à trois marteaux d’un président à mortier. Et je me souviens que mes parents ont bien souvent dîné avec le neveu de Mme de Boigne, M. d’Osmond, pour qui elle a écrit ces mémoires et dont j’ai trouvé la photographie dans leurs papiers avec beaucoup de lettres qu’il leur avait adressées. De sorte que mes premiers souvenirs de bal tenant d’un fil aux récits un peu plus vagues pour moi, mais encore bien réels, de mes parents, rejoignent par un lien déjà presque immatériel les souvenirs que Mme de Boigne avait gardés et nous conte des premières fêtes auxquelles elle assista : tout cela tissant une trame de frivolités, poétique pourtant, parce qu’elle finit en étoffe de songe, pont léger, jeté du présent jusqu’à un passé déjà lointain et qui unit, pour rendre plus vivante l’histoire, et presque historique la vie, la vie à l’histoire.

Hélas ! me voici arrivé à la troisième colonne de ce journal et je n’ai même pas encore commencé mon article. Il devait s’appeler : « Le Snobisme et la Postérité », je ne vais pas pouvoir lui laisser ce titre, puisque j’ai rempli toute la place qui m’avait été réservée sans vous dire encore un seul mot ni du Snobisme ni de la Postérité, deux personnes que vous pensiez sans doute ne devoir jamais être appelés à rencontrer, pour le plus grand bonheur de la seconde, et au sujet desquelles je comptais vous soumettre quelques réflexions inspirées par la lecture des Mémoires de Mme de Boigne. Ce sera pour la prochaine fois. Et si alors quelqu’un des fantômes qui s’interposent sans cesse entre ma pensée et son objet, comme il arrive dans les rêves, vient encore solliciter mon attention et la détourner de ce que j’ai à vous dire, je l’écarterai comme Ulysse écartait de l’épée les ombres pressées autour de lui pour implorer une forme ou un tombeau.

Aujourd’hui je n’ai pas su résister à l’appel de ces visions que je voyais flotter, à mi-profondeur, dans la transparence de ma pensée. Et j’ai tenté sans succès ce que réussit si souvent le maître verrier quand il transportait et fixait ses songes, à la distance même où ils lui étaient apparus, entre deux eaux troublées de reflets sombres et roses, dans une matière translucide où parfois un rayon changeant, venu du cœur, pouvait leur faire croire qu’ils continuaient à se jouer au sein d’une pensée vivante. Telles les Néréides que le sculpteur antique avait ravies à la mer mais qui pouvaient s’y croire plongées encore, quand elles nageaient entre les vagues de marbre du bas-relief qui la figurait. J’ai eu tort. Je ne recommencerai pas. Je vous parlerai la prochaine fois du snobisme et de la postérité, sans détours. Et si quelque idée de traverse, si quelque indiscrète fantaisie, voulant se mêler de ce qui ne la regarde point, menace encore de nous interrompre, je la supplierai aussitôt de nous laisser tranquilles : « Nous causons, ne nous coupez pas, mademoiselle ! »

Marcel Proust.
Le Figaro, 20 mars 1907.