Chroniques (Marcel Proust)/Le salon de la comtesse d’Haussonville

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LE SALON
DE LA COMTESSE D’HAUSSONVILLE

Depuis que, pour les besoins de la cause, un Renan « clérical » (plus ressemblant d’ailleurs que le Renan « anticlérical » du gouvernement) voit peu à peu se dessiner sa physionomie dans la presse d’opposition, les « citations » de Renan sont à l’ordre du jour. La charmante Réponse de la Statue de mon confrère M. Beaunier — morceau qui semble au premier abord de pur savoir, mais où la pensée du compilateur apparent a su, avec une grâce ingénieuse d’Ariane, tendre à travers le labyrinthe de l’œuvre de Renan le fil conducteur et subtil — ce morceau capital a fait école — et pas toujours digne du maître. Jamais on n’avait tant lu (ou tant feuilleté) les Souvenirs d’enfance et de jeunesse, les Drames, les Dialogues philosophiques, les Feuilles détachées. Et puisque c’est une phrase de Renan qui a coutume maintenant de couronner les « Premiers-Paris », on m’excusera de commencer par une phrase de Renan une « mondanité ». Des deux « Premier-Paris politique » et « Mondanité », ce n’est peut-être pas la mondanité que Renan eût trouvée la plus frivole.

« Quand une nation, dit Renan dans son discours de réception à l’Académie, aura produit ce que nous avons fait avec notre frivolité, une noblesse mieux élevée que la nôtre au xvii- siècle et au xviiie siècle, des femmes plus charmantes que celles qui ont souri à notre philosophie… une société plus sympathique et plus spirituelle que celle de nos pères, alors nous serons vaincus. »

Cette idée n’est pas accidentelle chez Renan (d’ailleurs une idée peut-elle l’être jamais ?) Dans le même discours, ailleurs, dans les Drames philosophiques, dans la Réforme intellectuelle et morale où il constate que l’Allemagne aurait fort à faire pour avoir une société comme la société française du xvii- siècle et du xviiie siècle et « des gentilshommes comme ceux de l’ancien régime », on le voit y revenir. Il y reviendra même pour y contredire, ce qui est une de ses manières favorites de reprendre une idée. Or de telles idées nous paraissent un peu singulières. Le charme des manières, la politesse et la grâce, l’esprit même, ont-ils vraiment une valeur absolue valant la peine d’être mise en ligne de compte par le penseur ? On le croit difficilement aujourd’hui. Et de telles idées perdront peu à peu pour les lecteurs de Renan le peu de sens qu’elles peuvent leur offrir encore.

Si cependant quelque jeune lecteur de Renan nous disait : « N’existe-t-il plus de ces êtres chez qui l’hérédité de la noblesse intellectuelle et morale avait fini par modeler le corps et l’avait amené à cette « noblesse physique » dont nous parlent les livres et que ne nous offre pas la vie ? Ne pourrions-nous considérer un instant, fût-ce à titre de « survivants » (on peut être encore jeune, n’avoir pas encore longtemps vécu, et pourtant survivre, et même en toute sa vie n’avoir jamais vécu mais survécu) deux exemplaires de cette civilisation que Renan jugeait assez exquise pour justifier en quelque sorte l’ancien régime et lui faire préférer la France légère à la savante Allemagne ? Ne pourrions-nous pas voir de ces êtres dont la noble stature faisait tout naturellement une noble statue et que la sculpture après leur mort couchait au fond des chapelles, au-dessus de leurs tombeaux ? Naturellement, ajouterait ce lecteur, je voudrais ces deux êtres intelligents et, sinon dirigeant, du moins vivant la vie d’aujourd’hui, mais encore y faisant passer un peu des grâces de la vie d’autrefois. » À ce jeune lecteur, je répondrais : « Faites-vous présenter au comte et à la comtesse d’Haussonville ». Et si je voulais réaliser l’expérience dans les conditions les plus favorables, je tâcherais que la présentation eût lieu dans la demeure saturée du passé dont M. et Mme d’Haussonville ne sont que le prolongement, la fleur et la maturation : à Coppet.

Je ne voudrais pas, par une historiette dont je ne puis d’ailleurs garantir les termes, faire du tort, auprès de ceux de son parti, à l’homme merveilleusement doué pour la pensée, pour l’action et pour la parole qu’est M. Jaurès. Mais en somme qui pourrait s’offusquer de ceci ? Un jour que l’admirable orateur dînait chez une dame dont les collections sont célèbres, et qu’il s’extasiait devant une toile de Watteau : « Mais, dit-elle, Seigneur, si votre règne arrive, tout ceci me sera retiré » (elle entendait le règne communiste). Mais alors, le messie du monde nouveau la rassura par ces paroles divines : « Femme, n’ayez pas souci de cela, car toutes ces choses vous seront laissées en garde, par surcroît ; en vérité, vous les connaissez mieux que nous, vous les aimez davantage, vous en prendrez mieux soin, il est donc bien juste que ce soit vous qui les gardiez. » J’imagine qu’en vertu du même principe, à savoir que les choses doivent aller à qui les aime et les connaît, M. Jaurès, dans une Europe collectiviste laisserait à M. d’Haussonville la « garde » de Coppet pour la raison qu’il l’aime et le connaît mieux que personne. Avant même la mort de Mlle d’Haussonville, qui fit passer Coppet entre ses mains, on peut avancer que Coppet appartenait pour ainsi dire déjà à M. d’Haussonville.

Il « possédait » entièrement le sujet, sinon la terre même. Et son livre, Le Salon de Mme Necker, écrit à cette époque, prouve que Coppet était, dès lors, à lui « par droit de conquête ». Il allait le devenir aussi « par droit de naissance ». Ce n’est pas que l’ouvrage soit le meilleur de ceux qu’a écrits M. d’Haussonville. À cette époque, M. d’Haussonville le père vit encore, et l’auteur du Salon de Mme Necker n’est encore que le « vicomte » d’Haussonville. Son talent n’est en quelque sorte, que « présomptif ». Il lui manque « l’avènement ». Il ne tient pas encore bien en mains les rênes de son style, qui reste flottant et comme lâché çà et là dans la tenue des phrases. On sent un peu de négligence. Plus tard, il arrivera à cette manière pleinement maîtresse, plus resserrée et particulièrement heureuse et qui fait de lui le plus habile, le plus parfait discoureur, le plus piquant historien de l’Académie. Mais, tel qu’il est, le livre est très agréable à lire. On sent que le futur propriétaire de Coppet est déjà « chez lui ». On raconte qu’un des personnages les plus en vue de notre aristocratie faisant visiter un jour son château à un étranger, celui-ci lui dit : « C’est merveilleux, vous avez vraiment d’admirables bibelots. » Et le châtelain, mécontent, de répondre dans son dépit éloquent : « Des bibelots ! des bibelots ! Ce sont des bibelots pour vous ! Pour moi ce sont des affaires de famille. » Ainsi là où l’étranger qui visite Coppet sous la conduite des Cook ne voit qu’un meuble ayant appartenu à Mme de Staël, M. d’Haussonville retrouve le fauteuil de sa grand’mère. Il est exquis d’arriver à Coppet par une journée amortie et dorée d’automne, quand les vignes sont d’or sur le lac encore bleu, dans cette demeure un peu froide du xviiie siècle, tout ensemble historique et vivante, habitée par des descendants qui ont à la fois « du style » et de la vie.

C’est une église qui est déjà un monument historique, mais où la messe se célèbre encore. La chambre de Mme de Staël est occupée par la duchesse de Chartres, celle de Mme Récamier par la comtesse de Béarn, celle de Mme de Luxembourg par Mme de Talleyrand, celle de la duchesse de Broglie par la princesse de Broglie. On cause, on chante, on rit, on fait des parties d’automobile, on soupe, on lit, on fait à sa manière et sans affectation de les imiter, ce que faisaient les gens d’autrefois, on vit. Et dans cette continuation inconsciente de la vie parmi des choses qui ont été faites pour elle, le parfum du passé s’exhale bien plus pénétrant et plus fort, que dans ces « reconstitutions » du « vieux Paris » où dans un décor archaïque on place, costumés, des « personnages de l’époque ». Le passé et le présent se coudoient. Dans la bibliothèque de Mme de Staël, voici les livres préférés de M. d’Haussonville.

En dehors des personnes que nous avons déjà nommées, on voit souvent à Coppet quelques-uns des meilleurs amis de M. et Mme d’Haussonville, leurs enfants le comte et la comtesse Le Marois, la comtesse de Maillé, le comte et la comtesse de Bonneval, leurs beaux-frères et cousins Harcourt, Fitz-James et Broglie. La princesse de Beauvau et la comtesse de Briey y venaient l’autre jour de Lausanne, ainsi que la comtesse de Pourtalès et la comtesse de Talleyrand. De temps en temps, le duc de Chartres y fait des séjours. La princesse de Brancovan, la comtesse Mathieu de Noailles, la princesse de Caraman-Chimay, la princesse de Polignac, y viennent d’Amphion. Mme de Gontaut y vient de Montreux ; la baronne Adolphe de Rothschild de Prégny. On y applaudit quelquefois la comtesse de Guerne, née Ségur. La comtesse Greffulhe s’y arrête en allant à Lucerne.

Mais d’ailleurs il en est du charme de société de M. et de Mme d’Haussonville comme de ces eaux qui sont plus exquises prises à la source même, mais dont on peut très bien faire usage à Paris. Tout le monde y admire la comtesse d’Haussonville, le merveilleux essor d’un port incomparable, que surmonte, que couronne, que « crête » pour ainsi dire, une admirable tête hautaine et douce, aux yeux bruns d’intelligence et de bonté. Chacun admire le salut magnificient dont elle accueille, plein à la fois d’affabilité et de réserve, qui penche en avant tout son corps dans un geste d’amabilité souveraine, et par une gymnastique harmonieuse dont beaucoup sont déçus, le rejette en arrière aussi loin exactement qu’il avait été projeté en avant. Cette manière de « garder les distances » est d’ailleurs exactement la même chez M. d’Haussonville, transposée naturellement dans « l’habitude » (pour prendre le mot dans le sens qu’il avait au xviie siècle hérité du latin) d’un salut d’homme. Comme Mme d’Haussonville, si simple qu’elle soit, a une intimité assez fermée, beaucoup ne connaissent d’elle que cet abord royal et peuvent alors seulement présager l’intelligence et le cœur, qui sont chez elle exquis. M. d’Haussonville est forcément plus répandu. Il est l’ornement de divers salons littéraires où son amabilité, prise au pied de la lettre par des personnes qui lui sont présentées et qui souvent sont peu habituées à interpréter exactement ce que Balzac aurait appelé « le grimoire de la politesse », leur fait croire qu’elles vont entrer en relations suivies avec lui. D’où d’assez comiques déconvenues. On aurait tort d’ailleurs de croire que M. d’Haussonville se laissa jamais dominer par des préjugés de caste. « Je vous dirai qu’au cercle je fais partie d’un petit groupe qui se fiche absolument du mérite personnel », dit un des personnages de ces étonnants travaux d'Hercule de Gaston de Caillavet et de Robert de Flers, où au milieu de la plus délicieuse opérette, il y a de superbes scènes de grande comédie. Ni au cercle ni dans le monde, M. d’Haussonville ne fait partie de ce groupe-là. Le mérite personnel, pour lui c’est justement cela qui compte avant tout. Et dans le salon de la rue Saint-Dominique l’abbesse de Remiremont, dont le portrait est pendu à la muraille, a vu défiler des gens de mérite de tous les genres et de tous les partis, dont beaucoup n’avaient aucun des quartiers qu’il fallait prouver pour être admis dans son aristocratique chapitre. De tous les « conservateurs », M. d’Haussonville est le plus sincèrement, le plus courageusement « libéral ». Je citerai son interview, trop peu remarquée, au moment où il adhéra à la Ligue de la Patrie française, et où il expliquait comment devaient se concilier, selon lui, l’amour de la patrie, et le respect de la justice ; tout dernièrement encore ses lettres sur l’Étape, de Paul Bourget. Personne n’est plus qualifié que lui pour protester contre les persécutions dont sont victimes aujourd’hui les catholiques. Car, avec M. Anatole Leroy-Beaulieu, il n’a pas attendu le déchaînement de l’« anticléricalisme » pour flétrir avec force tous les autres modes de l’esprit sectaire, qui sont tantôt ses corollaires et tantôt ses précurseurs.

Son autorité lui a valu d’être choisi comme le consultant attitré de bien des cas d’incertitude littéraire, des formes de ce mal que Renan appelait : morbus litterarius. Il en est le docteur écouté, sagace, aimable, un peu vétilleux, un peu alarmiste peut-être, à force d’être consciencieux. Ses avis, parfois pessimistes par crainte d’être flatteurs, pourraient avoir le défaut de décourager le génie. Mais c’est une occasion qu’on n’a en somme que très rarement. Et ils lui valent parfois, en revanche, d’avertir et de guider le talent des autres dans les heures où il se délasse d’exercer le sien. Mais à cette magistrature littéraire on aurait aimé lui voir, en d’autres temps, ajouter une magistrature politique. Avec son esprit tolérant et large, son cœur ouvert à la pitié, il eût été le ministre modèle du bon Roi, du prince juste et éclairé.

Horatio.
Le Figaro, 4 janvier 1904.