Chroniques (Marcel Proust)/Une grand’mère

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ChroniquesNRF (p. 71-76).

UNE GRAND’MÈRE

Il y a des personnes qui vivent sans avoir pour ainsi dire de forces, comme il y a des personnes qui chantent sans avoir de voix. Ce sont les plus intéressantes ; elles ont remplacé la matière qui leur manque par l’intelligence et le sentiment. La grand’mère de notre cher collaborateur et ami Robert de Flers, Mme de Rozière, qu’on enterre aujourd’hui au Malzieu, n’était qu’intelligence et que sentiment. Consumée de la perpétuelle inquiétude qu’est un grand amour qui dure toute la vie (son amour pour son petit-fils), comment eût-elle pu être bien portante ! Mais elle avait cette santé particulière des êtres supérieurs qui n’en ont pas et qu’on appelle la vitalité. Si frêle, si légère, elle surnageait toujours aux plus effroyables sautes de la maladie, et au moment où on la croyait terrassée, on l’apercevait, rapide, toujours au sommet et suivant de près la barque qui menait son petit-fils à la célébrité et au bonheur, non pour qu’il en rejaillît rien sur elle, mais pour voir s’il n’y manquerait de rien, s’il n’y aurait pas encore un peu besoin de ses soins de grand’mère, ce qu’au fond elle espérait bien. Il faut que la mort soit vraiment bien forte pour avoir pu les séparer !

Moi qui avais vu ses larmes de grand’mère — ses larmes de petite fille — chaque fois que Robert de Flers faisait seulement un voyage, ce n’était pas sans inquiétudes pour elle que je pensais qu’un jour Robert se marierait. Elle disait souvent qu’elle avait envie de le marier, mais je crois qu’elle le disait surtout pour s’aguerrir. Au fond, elle avait encore plus peur de cette échéance fatale de son mariage qu’elle n’avait redouté son entrée au collège et son départ pour le régiment. Et Dieu sait seul — car on est courageux quand on est tendre — ce qu’elle avait souffert à ces deux moments-là ! Le dirais-je ? Sa tendresse pour son petit-fils ne me semblait pas devoir, quand Robert serait marié, être une source de tristesse que pour elle : je pensais à celle qui deviendrait sa petite-fille… Une tendresse aussi jalouse n’est pas douce toujours à ceux avec qui elle doit partager… La femme qu’épousa Robert de Flers accomplit avec une simplicité divine le miracle de faire de ce mariage si redouté une ère de bonheur sans mélange pour Mme de Rozière, pour elle-même et pour Robert de Flers. Tous trois ne se quittèrent ni ne se querellèrent un seul jour. Mme de Rozière disait bien que par discrétion elle ne continuerait pas à habiter avec eux et irait vivre de son côté, mais je ne crois pas que ni elle, ni Robert, ni personne ait jamais pu sérieusement envisager cela comme possible. Ce n’est que dans un cercueil qu’on a pu l’emmener.

Une autre chose m’avait paru ne pas devoir aller sans des difficultés très grandes, qui, grâce à l’esprit et au cœur délicieux de Gaston de Caillavet, et de sa femme, se passa le plus simplement et le plus heureusement du monde. À partir d’un certain moment, Robert eut un collaborateur. Un collaborateur ! Mais vraiment quel besoin pouvait-il avoir d’un collaborateur, lui son petit-fils, lui qui avait plus de talent à lui seul que tous les écrivains qui avaient jamais paru sur la terre ? Du reste, cela n’avait pas d’importance ; il était bien sûr que dans les œuvres écrites en collaboration, tout ce qui serait bien serait de Robert, et que si, par hasard, quelque chose était moins bien, ce serait de l’autre, de l’audacieux… Eh bien ! rien ne fut « moins bien » et pourtant elle déclara que tout n’était pas de Robert. Je n’irai pas jusqu’à dire que dans les triomphes incessants qui ont marqué cette collaboration, elle estimait que toute la gloire devait revenir à Caillavet, mais il aurait été le premier à ne pas le souffrir. Et dans l’harmonieuse réussite, elle fit la part de dons différents qui savaient admirablement s’unir. C’est qu’elle était avant tout merveilleusement intelligente et que c’est encore ce qui rend le plus juste. C’est même sans doute pour cela que l’intelligence, qui est une si grande source de maux, nous apparaît tout de même comme si bienfaisante et si noble : c’est que nous sentons bien qu’il n’y a qu’elle qui sache honorer et servir la Justice. « Ce sont deux puissants dieux. »

Elle ne quittait pas plus son lit ou sa chambre que Joubert, que Descartes, que d’autres personnes encore qui croient nécessaires à leur santé de rester beaucoup couchées sans avoir pour cela la délicatesse d’esprit de l’un ni la puissance d’esprit de l’autre. Ce n’est pas pour Mme de Rozière que je dis cela. Chateaubriand disait de Joubert qu’il restait constamment étendu et les yeux fermés, mais que jamais il n’était si agité et ne se fatiguait tant que dans ces moments-là. Pour la même raison Pascal ne put jamais, sur ce point, suivre les conseils que lui prodigua Descartes. Il en est ainsi de beaucoup de malades à qui on recommande le silence, mais — comme la jeunesse au petit-fils de Mme de Sévigné — leur pensée « leur fait du bruit ». Elle se rendait si malade à se soigner qu’elle aurait peut-être mieux fait de prendre tout simplement le parti si compliqué d’être bien portante. Mais cela était au-dessus de ses forces. Dans les dernières années ses yeux ravissants, qu’elle avait couleur de jacinthe, tout en reflétant de plus en plus ce qui se passait en elle, cessèrent de lui montrer ce qui se passait alentour : elle était devenue presque aveugle. Du moins, elle l’assurait. Mais moi je sais bien que si Robert avait seulement un peu mauvaise mine, elle était toujours la première à s’en apercevoir ! Et comme elle n’avait pas besoin de voir au delà de lui, elle était heureuse. Elle n’a jamais rien aimé, pour prendre l’expression de Malebranche, qu’en lui. Il était son dieu.

Elle a toujours été indulgente à ses amis, et sévère aussi, car elle ne les trouvait jamais dignes de lui. À aucun elle ne fut plus indulgente qu’à moi. Elle avait une manière de me dire : « Robert vous aime comme un frère », qui signifiait à la fois : « Vous ne ferez pas mal de chercher à le mériter », et « vous le méritez tout de même un tout petit peu ». Elle poussait l’aveuglement en ce qui me concernait jusqu’à me trouver du talent. Elle se disait sans doute que quelqu’un qui avait tant fréquenté son petit-fils n’avait pas pu ne pas lui en prendre un peu.

Des amitiés aussi parfaites que celle qui unissait Robert de Flers à sa grand’mère ne devraient jamais pouvoir finir. Comment ! deux êtres si entièrement correspondants que rien n’existait dans l’un qui ne trouvât dans l’autre sa raison d’être, son but, sa satisfaction, son explication, son tendre commentaire, deux êtres qui semblaient la traduction l’un de l’autre, bien que chacun d’eux fût un original, ces deux êtres n’auraient fait que se rencontrer un instant, par hasard, dans l’infini des temps, où ils ne seront plus rien l’un à l’autre, rien de plus particulier qu’ils ne sont à des milliards d’autres êtres ? Faut-il vraiment le penser ? Toutes les lettres de ce livre spirituel et passionné qu’était Mme de Rozière sont-elles devenues subitement des caractères qui ne signifient plus rien, qui ne forment plus aucun mot ? Ceux qui comme moi ont pris trop tôt l’habitude d’aimer à lire dans les livres et dans les cœurs ne pourront jamais le croire tout à fait…

Je suis sûr que depuis bien longtemps Robert et elle, sans jamais se le dire, devaient penser au jour où ils se quitteraient. Je suis sûr aussi qu’elle aurait aimé qu’il n’ait pas de chagrin… Ce sera la première satisfaction qu’il lui aura refusée…

J’ai voulu au nom des amis de Robert de Flers, — ses jeunes amis à elle — lui dire ce que je ne puis pas appeler un dernier adieu, car je sens que je lui en dirai bien d’autres, et puis, pour parler exactement, on ne dit jamais vraiment adieu aux êtres qu’on a aimés, parce qu’on ne les quitte jamais tout à fait.

Rien ne dure, pas même la mort ! Mme de Rozière n’est pas encore en terre, et déjà elle recommence à s’adresser assez vivement à moi pour que je ne puisse m’empêcher de parler d’elle. Si on trouve que je l’ai fait par moments avec un sourire, qu’on n’aille pas croire que je n’avais pas pour cela moins envie de pleurer. Personne ne m’aura mieux compris que Robert. Il aurait fait comme moi. Il sait que les êtres qu’on a le plus aimés, on ne pense jamais à eux, au moment où on pleure le plus, sans leur adresser passionnément le plus tendre sourire dont on soit capable. Est-ce pour essayer de les tromper, de les rassurer, de leur dire qu’ils peuvent être tranquilles, que nous aurons du courage, pour leur faire croire que nous ne sommes pas malheureux ? Est-ce, plutôt, que ce sourire-là n’est que la forme même de l’interminable baiser que nous leur donnons dans l’Invisible ?

Marcel Proust.
Le Figaro, 23 juillet 1907.