Chroniques (Marcel Proust)/Vacances de Pâques

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ChroniquesNRF (p. 113-121).

VACANCES DE PÂQUES

Les romanciers sont des sots, qui comptent par jours et par années. Les jours sont peut-être égaux pour une horloge, mais pas pour un homme. Il y a des jours montueux et malaisés qu’on met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond de train, en chantant. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses surtout disposent, comme les voitures automobiles, de « vitesses » différentes.

Puis il y a des jours dépareillés, interpolés, venus d’une autre saison, d’un autre climat. On est à Paris, c’est l’hiver, et pourtant, tandis qu’on dort encore à moitié, on sent que commence un matin printanier et sicilien. Au bruit que fait le premier roulement du tramway, nous entendons qu’il n’est pas morfondu dans la pluie, mais en partance pour l’azur ; mille thèmes populaires finement écrits pour des instruments différents, depuis la corne du raccommodeur de fontaines jusqu’au flageolet du chevrier, orchestrant légèrement l’air matinal, comme une « Ouverture pour un jour de fête ». Et au premier rayon de soleil qui nous touche, comme la statue de Memnon, nous nous mettons à chanter. Il n’y a même pas besoin de ces changements de temps pour amener brusquement dans notre sensibilité, dans notre musicalité intérieure, un changement de ton. Les noms, les noms de pays, les noms de villes, pareils à ces appareils scientifiques qui nous permettent de produire à volonté des phénomènes dont l’apparition dans la nature est rare et irrégulière — nous apportent de la brume, du soleil, des embruns.

Souvent toute une série de jours qui vus du dehors ressemblent aux autres s’en distinguent aussi nettement qu’un motif mélodique d’un tout différent. Raconter les événements, c’est faire connaître l’opéra par le livret seulement ; mais si j’écrivais un roman, je tâcherais de différencier les musiques successives des jours.

Je me souviens que, quand j’étais enfant, mon père décida une année que nous passerions les vacances de Pâques à Florence. C’est une grande chose qu’un nom, bien différente d’un mot. Peu à peu au cours de la vie, les noms se changent en mots : nous découvrons qu’entre une ville qui s’appelle Quimperlé et une ville qui s’appelle Vannes, entre un monsieur qui s’appelle Joinville et un monsieur qui s’appelle Vallombreuse, il n’y a peut-être pas autant de différences qu’entre leurs noms. Mais longtemps d’abord les noms nous induisent en erreur ; les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle, comme celles qu’on suspend aux murs des écoles, pour nous donner l’exemple de ce qu’est un établi, un mouton, un chapeau, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais le nom nous laisse croire que la ville qu’il désigne est une personne, qu’entre elle et toute autre il y a un abîme.

L’image qu’il nous donne d’elle est forcément simplifiée. Un nom n’est pas très vaste ; nous n’y pourrions faire entrer beaucoup d’espace et de durée ; un seul monument, et toujours vu à la même heure ; tout au plus, mon image de Florence était-elle divisée en deux compartiments, comme ces tableaux de Ghirlandajo qui représentent le même personnage à deux moments de l’action ; dans l’un, sous un dais architectural, je regardais à travers un rideau de soleil oblique, progressif et superposé, les peintures de Sainte-Marie-des-Fleurs ; dans l’autre je traversais, pour rentrer déjeuner, le Ponte-Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d’anémones.

Mais surtout cette image que les noms donnent des villes, c’est d’eux-mêmes qu’ils la tirent, de leur propre sonorité éclatante ou sombre ; et ils l’en baignent tout entière ; comme en ces affiches d’une seule couleur, bleues ou rouges, où les barques, l’église, les passants, la route sont également bleues ou rouges, les moindres maisons de Vitré nous semblent noircies par l’ombre de son accent aigu ; toutes celles de Florence me semblaient devoir être parfumées comme des corolles, peut-être à cause de Sainte-Marie-des-Fleurs. Si j’avais été plus attentif à ma propre pensée, je me serais rendu compte que chaque fois que je me disais, « aller à Florence », « être à Florence », ce que je voyais n’était nullement une ville, mais quelque chose d’aussi différent de tout ce que je connaissais que pourrait être, pour une humanité, dont la vie tout entière se serait écoulée dans des fins d’après-midi d’hiver, cette merveille inconnue, un matin de printemps.

Sans doute, c’est une des tâches du talent de rendre aux sentiments que la littérature entoure d’une pompe conventionnelle leur tour véridique et naturel ; ce n’est pas une des choses que j’admire le moins dans l’Annonce faite à Marie, de Paul Claudel, — n’est-ce pas à ceux qui s’extasient devant la gloire des tympans de savoir goûter la finesse des quatre feuilles — que les bergers, le soir de Noël, ne disent pas : « Noël, voici le Rédempteur » ; mais : « Kiki, il fait froué » ; et Violaine, quand elle a ressuscité l’enfant : « Quoi qui gnia, mon trésor ». Dans l’œuvre admirable du grand poète Francis Jammes, je trouverais bien d’autres exemples de ce genre. Mais inversement l’office de la littérature peut être, dans d’autres cas, de substituer une expression plus exacte aux manifestations trop obscures que nous donnons nous-mêmes de sentiments qui nous possèdent sans que nous voyions clair en eux. La délicieuse attente où j’étais de Florence, je ne l’exprimais qu’en m’interrompant dix fois de faire ma toilette pour sauter à pieds joints et chanter à tue-tête le Père la Victoire ; mais cette attente n’en ressemblait pas moins à celle de certains croyants qui se savent à la veille d’entrer dans le Paradis.

L’hiver semblait recommencer ; mon père disait qu’il ne faisait guère une température propice au départ. C’était le moment où, les autres années, nous arrivions dans une petite ville de la Beauce pour trouver les violettes bleuissantes et les feux rallumés. Mais cette année-là, le désir des vacances à Florence avait effacé le souvenir des vacances près de Chartres. Notre attention est à tous les moments de notre vie beaucoup plus fixée sur ce que nous désirons que sur ce que nous voyons effectivement. Si on analysait les sensations qui assiègent les yeux et l’odorat d’un homme qui, par un jour brûlant de juin, rentre déjeuner chez lui, on y trouverait bien moins la poussière des rues qu’il traverse et les enseignes aveuglantes des boutiques devant lesquelles il passe que les odeurs qu’il va trouver dans un instant, — odeurs du compotier de cerises et d’abricots, du cidre, du fromage de gruyère, — tenues en suspens dans le clair-obscur, onctueux, verni, transparent et frais de la salle à manger, qu’elles strient, qu’elles veinent délicatement comme l’intérieur d’une agate, tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des arcs-en-ciel fragmentaires, ou y piquent çà et là des œillures de paon. De même c’était Florence et les fleurs vendues à foison dans l’ensoleillement du Ponte-Vecchio que je voyais tandis que, par un froid comme il n’en avait pas fait en janvier, je traversais le boulevard des Italiens, où, dans l’air, liquide et glacé comme de l’eau, qui les entourait, les marronniers n’en commençaient pas moins, invités exacts, déjà en tenues, et que le mauvais temps n’a pas découragés, à arrondir et à ciseler, en leurs blocs congelés, l’irrésistible verdure que la puissance abortive du froid contrariait mais ne parvenait pas à réfréner.

Rentré à la maison, je lisais des ouvrages sur Florence qui n’étaient pas à cette époque de MM. Henri Ghéon et Valery Larbaud, la N. R. F. reposant encore pour quelques années dans le Futur. Mais les livres étaient encore moins émouvants pour moi que les guides et les guides que l’indicateur des chemins de fer. Mon trouble, c’était en effet de penser que cette Florence, que je voyais devant moi, proche mais inaccessible, dans mon imagination, je pourrais l’atteindre, par un biais, par un détour, en prenant la « voie de terre ». Je ne pus plus contenir ma joie quand mon père, tout en déplorant le froid, commença à chercher quel serait le meilleur train et quand je compris qu’en pénétrant après le déjeuner dans l’antre fumeux, dans le laboratoire vitré de la gare, en montant dans le wagon magique qui se chargerait d’opérer la transmutation tout autour de nous, nous pourrions nous éveiller le lendemain au pied des collines de Fiesole, dans la cité des lis : « En somme, ajoute mon père, vous pourriez arriver à Florence dès le 29 ou même, le matin de Pâques », faisant ainsi sortir cette Florence non plus seulement de l’Espace abstrait, mais de ce Temps imaginaire où nous situons non pas une seule villégiature, mais d’autres simultanées pour la faire entrer dans une semaine particulière de ma vie (semaine commençant le lundi) où la blanchisseuse devait me rapporter le gilet blanc que j’avais couvert d’encre, semaine vulgaire mais réelle, car elle ne comportait pas de double emploi. Et je sentis que par la plus émouvante des géométries, j’allais avoir à inscrire dans le plan de ma propre vie, les dômes et les tours de la cité des fleurs.

Enfin j’atteignis le dernier terme de l’allégresse, quand j’entendis mon père me dire : « Il doit encore faire froid le soir au bord de l’Arno, tu feras bien de mettre, à tout hasard, dans la malle, ton pardessus d’hiver et ton gros veston. »

Car je sentis alors seulement que c’était moi-même qui me promènerais la veille de Pâques dans cette ville, où je n’imaginais que des hommes de la Renaissance, qui pénétrerais dans les églises où, quand on voit les fonds de l’Angelico, il semble que le radieux après-midi ait passé le seuil avec vous, et soit venu mettre à l’ombre et au frais son ciel bleu. Alors, ce que j’avais cru jusque-là impossible, je me sentis vraiment pénétrer dans ce nom de Florence ; par une gymnastique suprême et au-dessus de mes forces me dévêtant, comme d’une carapace sans objet, de l’air de ma chambre actuelle qui n’était déjà plus ma chambre, je le remplaçai par des parties égales d’air florentin, de cette atmosphère indicible et particulière comme celle qu’on respire dans les rêves, et que j’avais enfermée dans le nom de Florence ; je sentis s’opérer en moi une miraculeuse désincarnation ; il s’y ajouta ce malaise qu’on éprouve quand on vient de prendre un mal de gorge ; le soir j’étais couché avec la fièvre, le médecin défendit que je fisse ce voyage et mes projets furent réduits à néant.

Pas tout à fait cependant ; car pendant le carême suivant ce fut leur souvenir qui donna leur caractère aux jours que je vécus, qui les harmonisa. Ayant entendu un jour une dame qui disait : « J’ai dû remettre mes fourrures ; ce n’est vraiment pas un temps de saison, on ne se croirait pas si près de Pâques ; on dirait qu’on va rentrer en hiver », ces mots me donnèrent brusquement une sensation de printemps, le motif mélodique reparut, qui avait enchanté l’an passé les mêmes semaines dont celles-ci semblaient une réminiscence ; si je voulais lui trouver un équivalent musical je dirais qu’il avait la délicatesse embaumée, délicieuse et fragile du thème de la convalescence et des roses dans le Fervaal de M. d’Indy. — Les rêves que nous mettons dans les noms restent intacts tant que nous gardons ces noms hermétiquement clos, tant que nous ne voyageons pas ; mais, dès que nous les entr’ouvrons, si peu que ce soit, dès que nous arrivons dans la ville, en eux le premier tramway qui passe se précipite, et son souvenir demeure inséparable à jamais de la façade de Santa Maria Novella.

J’avais eu le soupçon l’an passé que le jour de Pâques n’était pas différent des autres, qu’il ne savait pas qu’on l’appelât Pâques, et dans le vent qui soufflait, j’avais cru reconnaître une douceur que j’avais déjà sentie, la matière immuable, l’humidité familière, l’ignorante fluidité des anciens jours. Mais je ne pouvais empêcher les souvenirs des projets que j’avais faits l’autre année de donner à la semaine de Pâques quelque chose de florentin, à Florence quelque chose de pascal. La semaine de Pâques était encore loin, mais dans la rangée des jours qui s’étendait devant moi les jours saints se détachaient plus clairs, touchés d’un rayon comme certaines maisons d’un village éloigné qu’on aperçoit dans un reflet d’ombre et de lumière ; ils retenaient sur eux tout le soleil. Comme pour la ville bretonne, qui remonte à certaines époques de l’abîme où elle est engloutie, Florence renaissait pour moi. Chacun déplorait le mauvais temps, le froid. Mais moi, dans une langueur de convalescence, le soleil qu’il devait y avoir dans les champs de Fiesole me forçait à cligner des yeux et à sourire. Ce ne furent pas seulement les cloches qui arrivaient d’Italie, l’Italie était venue elle-même. Mes mains fidèles ne manquèrent pas de fleurs pour honorer l’anniversaire du voyage que je n’avais pas fait. Car, depuis que le temps était redevenu froid autour des marronniers et des platanes du boulevard, dans l’air glacial qui les baignait, voici que, comme dans une coupe d’eau pure, s’étaient ouverts les narcisses, les jonquilles, les jacinthes et les anémones du Ponte-Vecchio.

Marcel Proust.
Le Figaro, 25 mars 1913.